Corps de l’article

Peu d’ouvrages, en anglais et a fortiori en français, se penchent sur la question de la gestion des fleuves internationaux en Asie. On peut certes penser à des études régionales, comme Conflictand Cooperation on South Asia’s International Rivers. A Legal Perspective (Law, Justice, and Development), de M.A. Salman et Kishor Uprety, Banque mondiale, Washington, dc, 2005 ; à L’aménagement du Mékong de Luc Lacroze, L’Harmattan, Paris/Montréal, 1998 ou The Mekong. Environment and Development de Hiroshi Hori, United Nations University Press, Tokyo, 2000 ; à Politics of Himalayan River Waters de B.C. Upreti, Nirala Publications, New Delhi, 1993 ; à des études fondées sur l’analyse d’un concept comme la gestion intégrée, comme Integrated Water Resources Management in South and South-East Asia, d’Asit K. Biswas, Olli Varis et Cecilia Tortajada (dir.), Oxford University Press, 2005 ; ou à des études plus spécifiquement axées sur les fleuves, comme Asian International Waters, from Ganges-Brahmaputra to Mekong, Bombay/Delhi, Oxford University Press, 1996, ouvrage qui présente le défaut, comme le souligne avec raison Mme Richard, de se contenter de juxtaposer des monographies de bassins versants asiatiques sans rechercher la moindre conclusion. L’ouvrage de Vanessa Richard présente, à ce titre, l’importante qualité de se donner comme objectif de mener une étude globale de la coopération sur les fleuves internationaux asiatiques, et non de se contenter de décliner des études de cas, sans effort de synthèse et de lien entre chapitres, ce dont se contentent parfois trop d’ouvrages de spécialistes connus dans le domaine… Saluons donc ici cet effort méthodologique et cette entreprise de recherche.

À travers l’examen de l’histoire des institutions de gestion de quatre fleuves internationaux, Gange (et de fréquentes mentions du cas de l’Indus) en Asie du Sud ; Mékong en Asie du Sud-Est ; Syr et Amou Daria en Asie centrale, l’auteure cherche à souligner les facteurs favorables et les freins qui subsistent à l’établissement d’une gestion conjointe, dans le contexte de phénomènes plus transversaux : décolonisation, essor du développement durable, effondrement du bloc de l’Est, mondialisation, concept de bonne gouvernance, privatisation croissante… De la mise en perspective des choix effectués dans différents bassins – au-delà des circonstances et caractéristiques propres à chacun d’eux – l’auteure s’efforce de tirer des leçons plus générales sur la construction, le fonctionnement et les limites des régimes juridiques de coopération mis en place, en termes de promotion d’une gestion concertée et durable. Au croisement du droit international de l’environnement et du droit du développement économique, la mise en perspective permet également de dessiner les contours du rôle que peut et doit jouer le droit dans la mise en place d’une gestion intégrée des ressources en eau partagées.

Le plan de l’ouvrage reflète cet effort de synthèse : la première partie, « De la coexistence à la coopération en matière de gestion des ressources en eau partagées », retrace l’histoire de la mise en place des divers régimes juridiques exposés. La seconde partie aborde « les instruments juridiques et mécanismes institutionnels, traductions de nouvelles dynamiques de coopération », avec la mise en place de mécanisme de gestion concertée, mais aussi les obstacles qui demeurent à l’intégration réelle et à la mise en oeuvre d’une réelle gestion concertée ; tandis que la troisième partie, se plaçant dans une perspective plus vaste, s’interroge sur le rôle des « outils financiers et commerciaux [comme] moteurs potentiels de promotion d’une gestion durable en Asie ».

Le principal écueil de cet ouvrage réside dans son caractère résolument juridique ; non pas que le droit ne soit pas en mesure de produire un discours pertinent pour le sujet abordé, et Vanessa Richard se pose d’entrée de jeu dans le domaine de la recherche juridique; mais ce seul domaine d’étude ne peut fournir qu’un éclairage partiel, tant il est vrai que les questions d’hydrologie politique appellent une approche multidisciplinaire, mariant géographie, sciences politiques, économie, droit, sociologie, histoire… De fait, l’ouvrage se cantonne parfois longuement dans des considérations purement formelles de droit, en particulier dans l’examen des difficultés de la mise en oeuvre des mécanismes de coopération de gestion, alors que les facteurs géopolitiques, économiques, historiques qui pourraient aussi contribuer à expliquer les réticences des États et les difficultés à développer la confiance nécessaire, pour être évoqués, ne le sont que très superficiellement.

Inversement, l’auteure consacre de longues pages à exposer les mutations du cadre politique mondial afin de justifier l’impact sur le concept de coopération internationale ; le projet est louable, mais la réalisation ne suit pas, car le discours se perd dans de longues considérations dont on perd de vue l’utilité… Il aurait sans doute été plus pertinent et percutant de souligner d’emblée l’émergence d’un nouveau concept, quitte ensuite à effectuer un bref retour contextuel pour expliquer les conditions de son émergence. De même, la question de la tarification, abordée curieusement pour la seule Asie centrale, semble-t-il parce que la littérature recensée par l’auteure sur le sujet ne concernait que cette région, semble abordée sans justification pratique sur le terrain : pourquoi la tarification serait-elle plus efficace, plus nécessaire qu’en Inde ou au Pakistan ? Comment techniquement la mettre en oeuvre ? Quelles auraient pu être les alternatives à cette solution non institutionnelle, comme la réforme des systèmes d’irrigation, dont l’auteure ne souffle mot ?

Même le discours sur les accords de coopération semble parfois un peu lacunaire. L’auteure a manifestement conduit une bonne recherche documentaire sur les analyses produites au sujet des accords et des institutions mises en oeuvre : le passage sur l’analyse des faiblesses des accords sectoriels est à ce titre fort intéressant. Mais Mme Richard n’explique pas l’absence étonnante du Turkménistan, ni les tensions politiques engendrées en 2001 par le bras de fer autour de la gestion du barrage de Toktogul et des lâchers d’eau intempestifs du Kirghizstan qui ont détruit les canaux d’irrigation ouzbeks, ni les projets unilatéraux du Kazakhstan de restaurer la seule Petite mer d’Aral. Les dimensions socio-économiques, avec le poids des lobbies agricoles, les structures des systèmes d’irrigation, et politiques, en particulier les objectifs de chaque État et les réticences à collaborer, pour des raisons diverses, sont minimisées dans l’analyse des facteurs de blocage de la coopération, même si l’auteure souligne à raison que « les pierres d’achoppement principales restent […] le manque de volonté politique des États des cours d’eau et la priorité donnée aux considérations économiques immédiates ». Certes, nous l’avons dit, Mme Richard se place dans le champ du droit, mais l’analyse se présente comme capable d’épuiser le sujet, or il n’en est rien.

Sur la forme, on pourra regretter la pauvreté graphique des cartes, souvent de simples reproductions de figures en anglais dans des ouvrages consultés, trop fréquemment peu lisibles, sans échelle, et dont l’utilité dans le cadre de l’analyse présentée est parfois même contestable. On relève aussi que l’auteure n’a pas pris la peine de convertir les grandeurs du système impérial en système métrique, parlant de pieds cubes…

Ces commentaires formulés, il n’en reste pas moins que cet ouvrage constitue une réflexion intéressante, transversale – il est important de le souligner – sur les facteurs juridiques qui ont pu favoriser, mais aussi limiter la coopération sur la gestion des cours d’eau internationaux en Asie, à travers l’étude de trois cas particuliers mais fondamentaux. Un ouvrage à consulter donc, malgré ses défauts.