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Tu regere imperio populos, Romane, memento,

Haec tibi erunt artes pacique imponere morem,

Parcere subjectis et debellare superbos.

Virgile[1]

Lorsqu’il s’agit de discourir sur Machiavel (1469-1527) à partir d’une perspective philosophique qui s’applique aux relations internationales, ce n’est plus seulement à l’expérience du diplomate florentin qu’il faut faire référence, ni à la seule Renaissance italienne comme contexte d’énonciation et de formation d’une façon singulière d’entretenir des rapports propres aux nations européennes. Ce à quoi il convient de faire référence et, plus largement, de faire signe concerne le caractère commun – au sens d’ordinaire et d’universel – de sa pensée du pouvoir, précisément de l’intuition politique fondamentale qu’elle porte, de ce qu’elle signifie dans l’intelligence des arts de gouverner les nations, de ce qu’elle produit comme effet dans les relations qu’entretiennent celles-ci, et enfin de la façon dont les événements peuvent en rendre compte par-delà la compartimentation des savoirs et de l’histoire.

Une telle énonciation, pour ambitieuse qu’elle puisse paraître, reste philosophiquement modeste. En effet, suivre le dévoilement d’une intuition et scruter la façon dont l’actualité en rend compte procède d’une approche qui contraint la conceptualité à considérer rigoureusement le poids de la factualité au risque de l’émasculer. Une philosophie politique qui s’en émancipe est difficile à articuler sur un terrain aussi dynamique et fluide que celui des relations internationales. Walzer, à la suite de Habermas, a raison de souligner la nécessité de plus en plus impérieuse de formuler la critique philosophique du politique à l’aide des instruments de l’histoire et de la sociologie[2]. Appliquer une telle approche à Machiavel va presque de soi puisque sa pensée mobilise celle-ci et celle-là dans son analyse des rapports de pouvoir au sein de la cité ou dans les rapports de celle-ci avec les autres[3].

La difficulté vient presqu’aussi naturellement lorsqu’il s’agit de relier Machiavel à la question de l’empire, précisément à la compréhension de celui-ci comme acteur par excellence de la mise en ordre du monde, comme figure démiurgique nécessaire à l’anarchie internationale. Cette difficulté se radicalise lorsqu’il s’agit de la relier à l’intelligence politique des néoconservateurs de la troisième génération, ceux qui ont pour l’essentiel mis en forme la nouvelle réalité impériale des États-Unis d’Amérique et justifié l’opportunité de sa manifestation au monde après le 11 septembre 2001[4]. Aussi convient-il de mettre rapidement en perspective la structure de cette difficulté avant de tenter de la désarticuler non pas en subvertissant ses propres contours mais plutôt en adoptant une double démarche, la seconde étant complètement reliée à la première. Il s’agira, dans la première démarche, de fixer la stricte compréhension de l’intelligence machiavélienne qui gouverne la conduite impériale de l’action internationale, de rendre précisément compte de la façon dont la pensée, serrant de près le texte, esquisse ce qui fait sa nature propre, sa mécanique, ses stratégies et fins. Dans la seconde démarche, il s’agira de rapporter la façon dont les derniers néoconservateurs, dans leurs pratiques et surtout dans leur vision du monde, entrent en relation avec ce qui précède et notamment permettent de penser sa philosophie du pouvoir à l’échelle du monde une décennie après la guerre froide.

I – Legs critiques

Il est vrai que, avant toute chose, le rapport de Machiavel à l’Empire et aux néoconservateurs procède effectivement d’un triple désaccord plus ou moins établi qui est de nature à alimenter le débat philosophique et plus généralement théorique sur les relations internationales contemporaines comme une véritable instance de signification de la pensée machiavélienne, plutôt qu’un désaccord conjoncturel.

Le premier désaccord concerne le doute jeté sur l’idée selon laquelle Machiavel est un théoricien de l’empire. La raison tient au fait qu’il n’y aurait, semble-t-il, pas de travail d’envergure reçu comme tel sur la question dans sa pensée comme dans l’essentiel des importants commentaires qui lui sont consacrés. C’est à peine si quelques commentaires tentent de rappeler son admiration pour les institutions de l’empire romain. D’ailleurs ce qui y retient l’attention concerne moins l’empire en tant que tel que la force de ses institutions (pour autant qu’elles soient républicaines), que le caractère résolu de ses soldats ou la vertu civique de ses sujets, et que la distinction de sa noblesse et surtout la magnificence de ses princes. Cette idée est tellement bien reçue qu’elle pourrait par exemple permettre de justifier un fait apparemment anecdotique. En effet, lorsqu’un machiavélien comme Thierry Ménissier est appelé à traiter de l’Empire dans la Renaissance italienne, en écho au débat sur l’hypothèse d’un empire américain, il se détourne de Machiavel et va plutôt explorer, non sans intérêt d’ailleurs, la pensée d’un autre florentin qui l’a précédé dans la politique et dans la diplomatie : Dante[5].

Or il n’est pas tout à fait certain que la pensée machiavélienne soit dépourvue d’analyses fécondes sur l’idée d’empire. Il n’est même pas certain que le propos machiavélien puisse se comprendre à l’échelle des relations internationales, à l’échelle du monde comme terrain politique par excellence, indépendamment de sa réflexion sur la constitution du pouvoir impérial. Pour en témoigner, il y a un long et intéressant moment, parmi de nombreux autres, du livre second des Discours qui permet de situer d’emblée l’horizon d’une telle élaboration, celle qui, on le verra par la suite, va déterminer l’ensemble de sa conception de la politique impériale. En faisant une bonne économie du propos de l’auteur, voici ce qu’il convient de retenir :

D’après ce que nous connaissons des anciens empires, on les a tous vus déchoir les uns après les autres à mesure que s’altéraient leurs moeurs. Mais le monde était toujours le même. Il ne différait qu’en ceci : à savoir que la virtù qui avait commencé à fleurir en Assyrie émigra ensuite en Médie, et de là en Perse puis s’en vint loger en Italie, dans Rome ; et si nul empire n’a succédé à celui de Rome pour conserver la somme de tant de biens, du moins l’a-t-on vue se partager entre celles des nations qui vivaient selon la bonne virtù. Tel fut l’empire des Francs, celui des Turcs, celui du Soudan d’Égypte, aujourd’hui les peuples d’Allemagne ; et avant eux, ces fameux Arabes qui firent de si grandes choses, et conquirent le monde entier après avoir détruit l’Empire romain en Orient. Les peuples de ces différents pays, qui ont remplacé les Romains après les avoir détruits, ont possédé ou possèdent encore les qualités que l’on regrette et qu’on peut louer de juste louange[6].

Pour Machiavel la question de l’empire n’est pas seulement allusive ni même simplement illustrative. Elle travaille son intelligence du pouvoir dans le monde. De cette préoccupation émerge effectivement une sorte de hiérarchie des formes impériales au sommet de laquelle trône Rome. En effet, l’Empire est romain. C’est le dernier et le seul qui ait été capable de « conserver la somme de tant de biens ». Ce n’est pas un hasard s’il a réussi à accueillir et à conserver la forme sublime de la virtù. Son existence, sa manifestation et son écriture, toutes majuscules, ne se conçoivent qu’en terme unique, exclusif, y compris quand une moitié de sa puissance est arrachée par d’autres. La vraie interrogation porte pour ainsi dire non plus sur le fait de reconnaître ou de minimiser la présence du phénomène impérial dans la pensée de Machiavel. Il s’agit simplement d’indiquer quelles en sont les formes privilégiées, en quoi consistent leurs modalités de constitution et surtout quelles sont les techniques de gouvernement qu’elles mobilisent pour en faire une idée politique internationale valable en soi.

Le deuxième désaccord repose sur l’idée encore plus radicale que Machiavel ne saurait être considéré comme l’auteur d’une véritable pensée sur les relations internationales. Lorsqu’il en est question – c’est très souvent le cas – c’est simplement pour signaler qu’il est une des deux sources de la philosophie politique moderne avec Hobbes qui a inspiré l’école réaliste des théories des relations internationales, qu’il s’agit même de la source la moins importante des deux, qu’il n’est pas toujours facile de la suivre du fait de son défaut de systématicité, de ses propres ambiguïtés dans la séparation entre les sphères interne et extérieure du politique, et surtout du fait qu’elle traîne, tout au long de la modernité, une réputation « diabolique » que chacun, théoricien et surtout praticien, préfère tenir à distance.

Dans les rares occasions où cet obstacle épistémologique et praxéologique est franchi, la portée théorétique en est aussitôt limitée, comme le souligne de façon un peu hâtivement sentencieuse ce propos : « la réflexion menée par Machiavel relève plus de l’analyse en politique étrangère que des relations internationales stricto sensu[7] ». Les évocations ne vont généralement pas plus loin et demeurent pour l’essentiel sommaires, fragmentaires sinon franchement rudimentaires, y compris dans plusieurs manuels de synthèse intéressants[8].

Pourtant, l’idée d’un entendement cohérent de la pensée machiavélienne comme cadre d’analyse et surtout de fabrication de la politique internationale fait sens au point de prétendre au statut philosophique. Elle repose, pour l’essentiel, sur une anthropologie politique et une polémologie qui, mises en dialogue, témoignent d’une conception précise de ce qui fait le monde chez Machiavel, de la façon dont les princes occupent l’espace de ce monde, érigent, étendent ou réduisent les frontières de leurs États. La pensée de Machiavel apparaît de ce point de vue comme une véritable fabrique de l’ordre politique du monde[9]. Cette idée repose aussi spécifiquement sur l’éclairage que Machiavel apporte à propos de la compréhension des grilles de lecture décisives de la politique internationale telles que la notion d’ennemi[10], la stratégie et la tactique en guerre ou dans les négociations[11], la figure du prince[12], le statut de fonctionnaire ou celui de conseiller diplomatique[13], l’intervention protéiforme de la ruse[14], le problème de la loyauté[15], etc. La conduite impériale de la politique internationale semble bien travaillée, de façon souterraine, par la mobilité de ces grilles de lecture. Ce sont ces dernières qui portent pour ainsi dire la pertinence de la référence à la figure impériale romaine, celle qui va fixer, au début du xxie siècle, le génie international des néoconservateurs.

Rapportant ces deux premiers désaccords, le troisième désaccord consiste à récuser l’idée, a priori anachronique, d’une quelconque relation entre Machiavel et les néoconservateurs, en particulier dans leur façon d’articuler la stratégie internationale américaine après le 11 septembre et plus généralement après la guerre froide. On préfère, plus souvent à tort qu’à raison, relier quelques-uns à un « maître » plus proche, Leo Strauss. Et quand cette concession est faite, on a tôt fait d’ajouter qu’il faudrait les considérer comme des straussiens inconséquents puisqu’ils n’assument pas complètement la pensée politique du « maître[16] ». Paul Wolfowitz rappelle à ce propos le caractère ridicule d’une telle filiation, en usant d’une cinglante ironie qu’il entretient depuis son séjour à l’Université de Chicago où il a fait la connaissance de ce « maître à penser » qu’on lui prête : « J’ai suivi deux cours formidables de Leo Strauss quand je préparais ma licence. L’un, sur L’esprit des lois de Montesquieu, m’a aidé à mieux comprendre notre Constitution. L’autre portait sur les Dialogues de Platon. L’idée que cela ait quelque chose à voir avec la politique étrangère est tout simplement risible[17] ». De façon plus rigoureuse, Daniel Tanguay examine ces rapports à partir non plus de l’influence de la pensée de Strauss mais plutôt à partir du contexte de sa réception : « la pensée de Strauss, souligne-t-il, fut en partie déformée par la politisation excessive dont elle a été l’objet dans le contexte particulier de sa réception aux États-Unis[18] ».

Et pourtant, malgré ces prises de distance, aussi bien celle qui est affichée par Wolfowitz que celle qui est analysée par Tanguay, les néoconservateurs semblent bien avoir partie liée avec cet éminent interprète de la pensée machiavélienne en Amérique[19]. Et au-delà, la vision qu’ils développent renvoie à une conception de la politique en soi et du monde en général dont l’émergence n’est certainement pas seulement liée à la contingence du terme de la guerre froide et à l’accélération ponctuelle du fait des attentats du 11 septembre. Il s’agit d’une mobilisation souterraine de l’intelligence machiavélienne dans les relations internationales contemporaines qui n’est ni assumée ni référencée mais est pour ainsi dire délibérément dissimulée ou opère à un niveau subliminal.

Ce comportement n’a d’ailleurs rien de particulier dans les relations internationales puisque Machiavel y a toujours été l’objet, faut-il le rappeler, d’une marginalisation et d’un reniement avérés. Alors que les pratiques diplomatiques et internationales lui font intimement signe, les références à Machiavel sont tenues à l’écart des grands textes fondateurs des relations internationales, y compris et surtout au sein de la tradition réaliste. Il y a au moins deux raisons à cela : la première tient à la mauvaise réputation dont jouit l’auteur par rapport à l’éthique du vivre ensemble que chérit, ou fait semblant de chérir, le concert des nations depuis les Traités de Westphalie. La seconde, un peu plus analytique, témoigne de l’idée souvent avancée d’un défaut de systématicité propre à la pensée machiavélienne au-delà de la cité, contrairement à Hobbes ou dans les deux autres traditions, d’après la tripartition toujours pertinente de Martin Wight, à Kant ou à Locke[20]. Cette critique est tout aussi valable à propos de la politique au niveau interne. Il est établi que Machiavel n’a pas de théorie complète du fonctionnement du pouvoir, ni de système politique charpenté et articulé de ses fondements à ses fins ultimes. Cependant, cette insuffisance théorétique n’a pas pour autant empêché l’immense et interminable foisonnement des études sur le fonctionnement interne du pouvoir d’État chez Machiavel. Pourquoi n’en serait-il pas de même à propos de sa politique internationale ? L’argument semble donc pour ainsi dire spécieux et ne saurait, à ce titre, justifier l’économie d’une réponse conséquente à cette question.

II – Génie international de l’empire

L’idée impériale est présente dans la pensée de Machiavel sous au moins trois formes spécifiques qui, bien que dynamiques, inscrites dans un processus d’exercice du pouvoir peuvent être rapidement esquissées en réduisant chacune à sa pure expression technique, c’est-à-dire compte non tenu des spéculations qui les relient très fortement, par exemple aux figures conceptuelles de la république et de la religion, en les séparant précisément du registre théologico-politique[21].

La première concerne naturellement la référence à Rome, cette entité impériale qui a su, par la force de ses institutions et par la discorde nourrissant les tensions entre les citoyens, créer une unité politique à même de s’étendre pour se protéger soi-même, dominer les autres et rayonner dans le monde. Machiavel considère comme capital le fait que l’expansion de Rome ainsi que sa capacité à acquérir et à soumettre d’autres nations ait été intimement tributaire de la solidité de sa constitution intrinsèque. Il utilise à ce propos une éclairante métaphore qu’il importe de restituer, sans avoir besoin de la commenter, dans son intégralité :

Toutes nos actions imitant la nature, il n’est possible ni naturel qu’un tronc faible supporte une grosse branche. Aussi une petite république ne peut occuper des villes et des royaumes plus forts et plus gros qu’elle. Si toutefois elle les occupe, il lui arrive comme à l’arbre qui a une branche plus grosse que son pied : le portant difficilement, il est abattu au moindre coup de vent. C’est ce qui arriva à Sparte. Ayant occupé toutes les cités grecques, dès que Thèbes se révolta, toutes les autres cités firent de même, et le tronc demeura seul, privé de ses branches. Ceci n’arriva pas à Rome, qui avait un pied si gros qu’elle pouvait aisément porter n’importe quelle branche. Cette manière de procéder […] procura donc à Rome sa grandeur et sa puissance[22].

La deuxième forme transcende la seule référence à l’entité impériale. Par-delà l’institution de la domination d’une nation comme Rome sur d’autres dans un espace limité ayant la prétention de continuer son expansion jusqu’à coïncider avec toute l’étendue du monde, l’idée se rapporte plutôt à la raison qui rend nécessaire la conduite impériale de la politique internationale chez Machiavel. Elle se fonde sur ce qui fait le monde, son désordre essentiel. L’urgence et la nécessité de circonvenir celui-ci priment. C’est d’abord par les armes et, seulement par la suite, avec des lois issues de l’avantage que donnent les armes, qu’il devient possible d’y parvenir, de contrôler cet ordre acquis, de surveiller les agissements des différents acteurs, de réguler les flux qui y ont cours, de tirer le meilleur parti de cette relative stabilité, de travailler à la perpétuer en ayant à l’esprit qu’à la moindre faille ou au prochain hasard, cet ordre des choses peut être subverti, renversé au profit d’autres. Telle est la réalité du monde machiavélien. Elle est strictement politique. Elle réside effectivement dans ce perpétuel conflit des ambitions de domination, dans cet affrontement des volontés de puissance qui confèrent seules la capacité d’ordonner le monde. Il n’y a, de ce point de vue, que la forme impériale pour pouvoir la subsumer. Dans l’esprit de Machiavel, cette capacité ne se partage guère. Elle relève de la compétence exclusive de celui qui a les moyens, la volonté et la vertu pour s’en rendre maître. Mais elle n’a de véritable sens que mise sous cette tension qui procède des ambitions concurrentes, qui anime chaque volonté de puissance face aux autres. Elle n’a pas à se concevoir dans la durée comme une recherche de l’équilibre entre ces volontés de puissance. Elle se doit de la transcender afin de radicaliser l’expression de sa volonté ultime, d’aiguiser dans le même temps l’appétit des autres. Sa fragilité est pour ainsi dire sa raison d’être.

Il y a enfin et surtout, comme troisième forme, l’expression la plus éloquente du gouvernement impérial, celle des rapports entre les nations. Elle est de type colonial. Il n’est pas courant d’en parler, pourtant Machiavel développe une intelligence coloniale qui permet de cerner une technologie politique spécifique, celle qui repose sur la mécanique propre au pouvoir de l’empire lorsqu’il s’agit d’opérer : acquérir des possessions, soumettre les sujets qui y vivent, se rendre maître de leur propriété et travailler à perpétuer ces différents ordres de pouvoir. L’art de coloniser participe ainsi, et très intimement, de la mise en acte du pouvoir impérial comme ouvrage politique parfaitement articulé. Le secrétaire florentin retient trois modalités de cette articulation dans le chapitre v du Prince qu’il convient de remettre en perspective pour en prendre une juste mesure :

« La première, n’en laisser que des ruines[23] » selon les propres mots de l’auteur. Dès lors qu’un territoire, une province ou un pays est conquis, il convient d’anéantir toutes les structures physiques et symboliques qui gouvernaient leurs conduites quotidiennes. Il est question ici de faire disparaître tous les biens et toutes les personnes dont l’existence rappellerait l’ordre ancien, celui-là même dont le souvenir est de nature à concurrencer, donc à affaiblir l’autorité en cours d’institution et, qui par le fait même, constitue un obstacle pour la mise en place de l’ordre nouveau. Machiavel préconise ainsi le commencement radical comme condition de mise en forme de l’ordre politique en colonie. Cette radicalité du commencement politique repose essentiellement sur une sorte de représentation matérielle des éléments constitutifs du pouvoir en colonie. Elle pousse à penser que sitôt que la matière politique originaire est supprimée, il devient plus aisé de restaurer un ordre nouveau plus viable. Cette condition remplie, la nouvelle colonie devient alors plus facile à gouverner, c’est-à-dire qu’il devient beaucoup moins difficile de la sécuriser et d’exploiter ses ressources. Dans une telle perspective, les sujets de la colonie peuvent être soit déportés, soit éliminés physiquement, soit alors dépouillés de leurs droits de citoyens, autrement dit totalement soumis, ce qui revient, en termes politiques rigoureux, au même état que les deux premiers.

Dans le même ordre d’idées, les constructions matérielles de la cité, les dispositifs juridiques ainsi que l’ensemble des valeurs et symboles de l’ordre ancien doivent être systématiquement supprimés au profit de la nouveauté politique, ce que Machiavel appelle lui-même les ordini nuovi. Cette première modalité est l’expression d’une démarche radicale qui se met en branle dès lors que les solutions intermédiaires comme celle de ne rien détruire ou celle de faire le tri lors de la destruction ne sont plus opératoires. Elle combine deux visions réduites du nihilisme et du matérialisme politique qui pourraient s’avérer problématiques sur le terrain de la délibération éthique et de l’interprétation herméneutique mais qui semblent parfaitement et même facilement opératoires sur le plan de la technique politique pure.

La deuxième modalité, « aller y habiter en personne[24] », s’adresse au prince ou au gouvernement républicain qui vient de conquérir un nouvel État. Il s’agit d’investir l’espace du pouvoir conquis pour asseoir son autorité et réussir ainsi l’opération de sécurisation et d’exploitation propre à l’entreprise coloniale. Cet investissement de l’espace colonial reste réel, physique et prolonge l’idée que le pouvoir est une matière, un bien patrimonial au même titre que dans la première modalité. Sans partager la réduction nihiliste de celle-ci, il s’agit de maintenir plutôt que de détruire les personnes et les biens de la colonie. Cet effort comporte, à ce titre, un double intérêt dans l’exécution de l’art de gouverner propre à l’empire colonial.

Une première expression de cet intérêt repose sur l’avantage que constitue le fait pour la nouvelle autorité de vivre au milieu de sa conquête. Cette présence immédiate et permanente permet au prince conquérant d’être en mesure d’identifier au plus vite et au mieux les problèmes qui pourraient empêcher la bonne conduite du vivre ensemble en colonie afin de les résoudre de la façon la plus adéquate et la plus sûre qui soit. L’immédiateté du pouvoir, l’omniprésence de la figure princière et la prompte efficacité de ses actes émergent ainsi comme des conditions de réussite de cette opération propre à la politique coloniale.

Une seconde expression de cet intérêt prolonge le premier en ce sens qu’il s’agit de considérer que le contrôle des ressources et la surveillance des biens de la colonie ne peuvent être effectifs qu’à partir du moment où l’expression de l’intérêt qui précède est garantie, autrement dit dès lors que la présence permanente du nouveau maître est devenue effective dans la totalité des possessions coloniales de l’empire.

Toutefois, dans les deux cas, il y a un risque politique réel. Cette présence immédiate du souverain conquérant et son contrôle direct des ressources coloniales a pour corollaire une sorte de délaissement du pouvoir central en métropole. Une telle situation même provisoire comporte d’innombrables dangers dans la représentation machiavélienne du rapport au pouvoir : convoitises, conspirations et intrigues initiées par les « grands », expansion possible des « tumultes » et éventuels révoltes du « peuple », maîtrise non assurée des « humeurs », etc.

« La troisième, les laisser vivre sous leurs lois[25] » est probablement la modalité la plus élaborée de toutes. Elle fait reposer l’autorité coloniale non plus sur une éradication complète de l’ordre ancien, non plus sur une occupation physique et, accessoirement, symbolique du territoire colonisé, mais sur une subtile conservation de l’ordre ancien et une invisible mise en place de l’autorité nouvelle. Il s’agit de respecter le dispositif juridique et tous les symboles et valeurs qui vont avec, et auxquels les sujets soumis sont accoutumés. Il s’agit de laisser en l’état les éléments organiques du pouvoir ancien, d’adopter les techniques de gouvernement déjà existantes. Il s’agit aussi et surtout d’épouser l’ethos du vivre ensemble qui va avec car il permet de fixer de façon immatérielle et durable l’autorité du nouveau prince sur les sujets soumis. Maintenir l’intégralité de ces constituants du politique ne signifie en aucune façon abdiquer face à l’ordre ancien. Dans l’esprit de Machiavel, il s’agit, faut-il le rappeler, d’une simple ruse pour conserver les avantages de l’ordre ancien et éviter les inconvénients de l’ordre nouveau. Dans le texte, l’auteur propose une énonciation qui lie cette ruse à deux éléments qui révèlent son caractère colonial radical. Il y a d’abord l’idée que, en « tirant un tribut[26] » des États conquis, l’intelligence du rapport à la propriété est à l’oeuvre. L’exploitation des ressources de la colonie alimente l’opération d’expansion et contribue, à ce titre, au rayonnement de la puissance impériale. Ensuite, il y a surtout le fait qu’en « créant en leur sein un état de quelques-uns, qui puisse te conserver son amitié[27] », le maître de la colonie se dote d’un moyen efficace pour assurer la sécurité interne de sa possession. La création artificielle des unités politiques à l’intérieur de la colonie ou alentour ainsi que l’élévation de quelques sujets au rang de princes émergent de ce point de vue comme les conditions nécessaires pour s’assurer des fidélités multiples et des loyautés parallèles pouvant faire face aux incessantes menaces intérieures et extérieures.

Il y a cependant une réserve que Machiavel émet quant à la faisabilité de cette dernière modalité. Celle-ci semble effectivement opérer avec plus d’efficacité dans le cadre d’une république que dans celui d’une principauté, cette dernière paraissant beaucoup plus féconde au moment de l’articulation des deux premières formes. L’argument de l’auteur est d’ailleurs énoncé de façon succincte mais convaincante. « Une cité habituée à vivre libre, souligne-t-il, se tient plus facilement par l’entremise de ses citoyens que de toute autre façon[28] ». Accorder à une colonie de laisser intactes ses lois et affecter l’exercice de l’autorité aux autochtones semblent émerger aux yeux de Machiavel comme les deux moyens souples mais efficaces d’assurer la sécurité et d’exploiter la propriété de la nouvelle conquête. La mise en place de l’autorité coloniale passe par une allocation du pouvoir à quelques citoyens choisis dont le nouveau prince est assuré de la loyauté et surtout qui n’ont d’autre choix que de consolider la parcelle de pouvoir qui leur est concédée et de satisfaire l’appétit de celui qui les a fait « princes » chez eux.

Ce mode de constitution coloniale de la politique impériale travaille ainsi ces trois modalités dans la mesure où il faut les appréhender non seulement en termes séparés mais aussi dans leur enchevêtrement. En effet, chaque modalité opère de façon autonome tout en entretenant des relations fécondes avec l’une ou l’autre dans un même espace, dans une circonstance précise et avec une égale détermination. Ce qui compte ici, c’est que la démarche de chaque modalité, dès lors qu’elle est engagée, doit être conduite en termes rigoureux. L’institution du gouvernement en colonie comme le gouvernement impérial en soi ne se conçoit et n’opère qu’en termes radicaux. En déclinant ces modalités de la sorte, il s’agit pour Machiavel d’explorer les quelques voies possibles et efficaces qui se rapportent effectivement à la façon de faire pour réussir une constitution politique d’ordre impérial. Ainsi, raser toute la cité et la reconstruire par la suite conformément aux « nouveaux ordres », ou bien ne rien détruire mais administrer directement ou indirectement la cité colonisée, ou enfin déléguer l’autorité aux citoyens de la colonie et conserver leurs codes juridiques et normatifs tout en percevant d’eux un tribut, participent d’un même souci : trouver la meilleure voie pour maintenir dans une longue durée la domination de l’empire sur les nations soumises.

À partir de cette articulation des modalités de constitution de l’acte colonial au sein de l’empire, il devient possible de se représenter la conduite machiavélienne de la politique à l’échelle des nations comme un processus tenu par les rapports de pouvoir, les logiques d’accumulation et la grammaire des intérêts qui sont propres à la nature de l’empire chez Machiavel. Son caractère dynamique, multiple et variable est fonction des conditions de solidité ou d’affaiblissement des régimes d’en face, ceux qui sont soumis ou à soumettre, desquels il faut absolument obtenir obéissance et allégeance, et qui contribuent par le fait même à l’enrichissement de l’empire. Il est aussi et surtout fonction des contextes et de l’intelligence des princes qui sont à la tête de chacune des opérations. La façon de constituer et de conduire le gouvernement impérial en colonie sera de ce point de vue nécessairement conditionnée par la réussite de la mise en acte de ses opérations politiques stricto sensu ainsi que du comportement propres aux régimes alentour auxquels il aura à faire.

Ces trois modalités d’acquisition de la colonie dévoilent pour une bonne part la technologie machiavélienne du gouvernement impérial. Les artifices, élémentaires, qui les traversent comme des traits structurants sont toujours les mêmes : neutraliser les princes locaux jusqu’à l’extinction complète de leurs lignées, maintenir les privilèges des « grands », éviter de mécontenter la multitude, s’approprier la richesse commune et la redistribuer de façon calculée, surtout garantir la protection à tous particulièrement contre l’appétit des nations voisines plus puissantes ou traditionnellement hostiles.

Le principal enseignement qui peut être tiré de cette référence à l’expérience internationale du gouvernement impérial instruit sur le processus de constitution de l’autorité entre les nations. Il renseigne d’abord sur le fait que la conduite impériale de la politique internationale nécessite une surveillance étroite du voisinage des colonies et exige d’y intervenir le cas échéant pour maintenir sa puissance. Ensuite, conséquence inattendue de ce qui précède, si la nouvelle puissance impériale veille par nécessité à ce que des voisins plus puissants ne parviennent jamais à soumettre d’autres voisins plus faibles, il est possible que ceux-ci en viennent eux-mêmes à solliciter d’être, à leur tour, mis sous la protection de l’empire et même à en faire partie. En d’autres termes, le fait de protéger les voisins de ses colonies est de nature à entraîner l’expansion de l’empire dans tout le voisinage voire au-delà jusqu’à l’infini, et ceci, souligne Machiavel, « sans effort ni dépense ». Cette conséquence rejoint le principe qui est au fondement de tout empire, celui de ne reconnaître aucune limite si ce n’est celle du monde[29].

III – Miroirs néoconservateurs

Dès lors que les termes mobilisés par les néoconservateurs pour que fasse sens la stratégie américaine consécutive au 11 septembre 2001, et plus généralement après la guerre froide, sont dépouillés de leur halo doctrinal et de leurs effets psychologisants, il devient intéressant de les réfléchir sur la vision machiavélienne de la conduite impériale de la politique internationale, et de tenter de mettre en perspective le devenir d’un commerce qui pourrait se révéler fructueux entre les usages contemporains de la pensée machiavélienne et les pratiques et discours propres à l’intelligence politique des néoconservateurs[30]. Deux dimensions permettent d’en rendre brièvement compte. La première rassemble les éléments disparates d’une phénoménologie sociale qui témoigne de ce rapport. La seconde, plus topique, tente de relier quelques fragments herméneutiques pour donner un sens au commerce qui en est issu. Il s’agit, dans les deux cas, d’une forme d’expression de la constellation des réceptions et usages de la pensée machiavélienne du monde telle que notre époque la met en scène. Elle fait de l’exigence de « penser l’événement » plus une nécessité discursive qu’une simple déclinaison de l’actualité[31].

Il y a, au moins, trois séries de marqueurs sociaux, dispersés et d’inégale importance, qu’il suffira de signaler pour pointer la réalité des liens entre Machiavel et les néoconservateurs, particulièrement ceux de la troisième génération qui sont concernés par le discours et les actes reliés au 11 septembre et au rôle des États-Unis au terme de l’affrontement bipolaire.

La première série se rapporte à la socialisation d’un impensé qui accompagne la réception des discours néoconservateurs. Elle s’assimile à l’impensé tout aussi tenace qui accompagne la réception de la pensée de Machiavel dès la première publication du Prince en 1513 à Florence et qui perdure jusqu’aujourd’hui. Il s’agit de l’idée, sinistre, à laquelle renvoie l’adjectif « machiavélique » ainsi que de son inséparable substantif « machiavélisme ». En effet, le discours néoconservateur sur l’opportunité et la constitution nécessaire de l’empire américain pour mettre le monde en ordre, surveiller l’ordre ainsi acquis et punir ceux qui veulent le subvertir a souvent pris des formes concrètes dans les faits, qui ont suscité un vif émoi et surtout une immense désapprobation au sein de la communauté internationale. Une littérature s’est constituée au sein de la société internationale pour réfléchir le caractère irréductible de son « machiavélisme » intrinsèque, qualifier ses actes de « machiavéliques » et dénoncer le calcul froid, le cynisme exalté et le mensonge public érigé en rhétorique rédemptrice. Au coeur de la critique de cette expression du machiavélisme propre à l’Empire américain, il est précisément reproché aux néoconservateurs de faire un usage abusif de la menace de la « peur[32] », d’instrumentaliser la terreur en faisant du « terrorisme » le spectre du monde postbipolaire[33] et enfin d’agiter comme un chiffon rouge la perspective du « chaos » qui lui serait consécutif[34].

La deuxième série concerne les fréquentations intellectuelles qui ont constitué la matrice formatrice de cette catégorie d’acteurs socio-politiques qu’on appelle « néoconservateurs ». La plupart d’entre eux, particulièrement ceux de la troisième vague dont il est question ici, entretiennent des liens ou ont contracté une dette intellectuelle auprès des meilleurs interprètes de la pensée machiavélienne en Amérique. Il s’agit d’abord, et pourrait-on dire naturellement, de Leo Strauss, « le maître » qui a déjà été mentionné[35]. Il s’agit ensuite de ses deux élèves parmi les plus éminents, Harvey Mansfield[36] et Allan Bloom[37]. Comme il l’a lui-même déjà mentionné, Paul Wolfowitz a suivi quelques enseignements de Strauss. Mais il a surtout été formé à l’intelligence du politique par Bloom, en compagnie d’autres camarades dont certains sont devenus eux aussi célèbres : John Podhoretz, fils de Norman Podhoretz, Francis Fukuyama qui s’est montré moins belliqueux que ses camarades au moment de la seconde campagne irakienne, le sénateur Alan Keyes, l’africain américain du groupe, etc. Mansfield a formé de son côté d’autres grandes figures dont la plus connue est incontestablement William Kristol, fils de Irving et Béa Kristol, qui dirige The Weekly Standard, la revue porte-étendard des idées néoconservatrices.

La troisième série concerne un marqueur proprement politique de cette phénoménologie sociale. Il s’agit de la position des néoconservateurs au sein des administrations exécutives. Le fait que les néoconservateurs aient choisi de s’inscrire dans l’intimité des sphères de la décision politique pour pouvoir mettre en exécution leurs idées et influencer de façon immédiate et concrète les décisions gouvernementales rappelle la détermination et la passion avec lesquelles Machiavel s’est employé, en son temps, à se mettre au service des gouvernements de Florence, qu’ils aient été républicains ou monarchiques. En particulier, leur positionnement dans les organes de la politique étrangère, de la défense et dans le cabinet de l’exécutif au sein de l’administration de Georges W. Bush s’est opéré de façon stratégique et leur a accordé un avantage dont une bonne mesure a pu être prise à l’occasion des débats qui ont précédé les guerres américaines en Afghanistan et surtout en Irak[38]. Il suffit à ce titre de suivre les parcours et surtout d’analyser l’importance des responsabilités exercées par Paul Wolfowitz, Richard Perle, Lewis Libby, John Bolton, Elliott Abrams, Alan Keyes ainsi que leurs alliés Dick Cheney, Donald Rumsfeld et également leurs nombreux affidés au sein de cette administration[39]. Même lorsqu’ils sont en dehors des sphères du pouvoir, l’importance de leurs idées et opinions reste telle qu’il est difficile de décider voire de gouverner sans en tenir compte. La proximité de leurs discours avec les décisions et applications politiques est, à plusieurs égards, assimilable à l’expérience que Machiavel a vécue lorsqu’il fut écarté des affaires au moment du retour des Médicis au pouvoir à Florence. La composition même du Prince, rédigé à cette période de la vie oisive du Secrétaire florentin, en est le témoignage le plus éloquent[40].

Il n’est peut-être pas abusif de penser que l’ensemble de ces éléments phénoménologiques ainsi indiqués, réunis au même moment de la sorte, travaille d’une certaine façon à l’émergence de quelque chose qui va au-delà des faits liés à la biographie de Machiavel et à la sociabilité néoconservatrice. En réalité, c’est au niveau des idées, du sens de la discursivité qui en est issu, que le rapport des néoconservateurs à la pensée de Machiavel se distingue comme une perspective théorique pouvant alimenter la réflexion sur les relations internationales.

Cette dimension est construite autour des bribes de sens qui requièrent une analyse herméneutique pour le moins fragmentaire. Comme prémisses, il faut avant tout relever cette considération, au-delà du symbole, selon laquelle Machiavel partage avec les néoconservateurs cette conviction que l’initiative et même, d’une certaine manière, la conduite de la guerre relèvent avant tout d’une bonne intelligence politique, celle qui se prononce sur les capacités de soi avec lucidité, sur la force et la faiblesse des autres avec objectivité et sur la réalité du monde avec détermination et courage. Il revient au prince, rappelle Machiavel, d’être le chef de l’armée. Il s’agit d’une règle d’or, simple, radicale, énoncée à plusieurs reprises dans le Prince, dans les Discours et dans L’art de la guerre[41]. Le prince ne qui fait pas du métier des armes sa principale occupation est voué à la perdition. Dès lors qu’il veut se rendre maître de son empire, garant logique de l’ordre dans le monde, l’initiative et surtout la conduite de la guerre s’imposent au sommet de la hiérarchie de ses priorités. C’est précisément ce que traduit le souci qui anime la contribution de William Kristol et Lawrence F. Kaplan lorsqu’ils se sont prononcés, avec l’exaltation et le tranchant dont ils sont devenus coutumiers, au sujet de l’urgence d’une campagne militaire en Irak consécutive au 11 septembre. Le mot d’ordre était sans ambiguïté : notre route commence à Bagdad[42].

Il en est de même de l’essentiel des contributions élaborées dans les think thanks néoconservateurs notamment le Project for a New American Century, le Brooking Institutions et l’American Enterprise Institute. Il n’est pas inutile à ce titre de rappeler que, les think thank au même titre que les Orti Oricellari, ces jardins qui abritèrent les dialogues ayant donné naissance à L’art de la guerre de Machiavel, constituent d’intéressantes occasions de brainstorming au cours desquelles la connaissance du phénomène de la guerre procède d’une discussion intellectuelle, d’une dialectique propre à l’intelligence qui s’applique au politique comme art de faire la guerre, qui se rapporte à la guerre comme prolongement de l’art de gouverner. Ce rapprochement, plus que symbolique, est thématique. Il concerne notamment les idées qui ont déterminé les néoconservateurs à se prononcer ouvertement au sujet de la sécurité nationale américaine, de la nécessité de faire la guerre aux talibans en Afghanistan, de l’opportunité d’attaquer le régime de Saddam Hussein en Irak et des suites à donner face à l’Iran, à la Syrie et à la Corée du Nord.

Ces idées sont le produit de cercles d’intellectuels n’ayant pour la plupart aucune véritable expérience du métier des armes. Mais est-il vraiment nécessaire d’être un militaire expérimenté pour être un excellent stratège ? Le cas personnel de Machiavel témoigne du contraire. En marge de l’écriture de L’art de la guerre, il faut aussi se rappeler que c’est à Machiavel en personne que fut confiée l’organisation de la milice de Florence dans le but d’échapper aux servitudes du recours aux mercenaires. L’implication des néoconservateurs dans la stratégie militaire américaine est du même ordre. La politique se révèle comme le principal vecteur de la stratégie militaire. Pour les critiques qui arguent que c’est précisément à cause de cette ignorance du métier des armes que la deuxième campagne irakienne est en train de s’enliser, il y a une réponse claire : cet enlisement n’a strictement rien à voir avec la dimension purement stratégique de cette campagne mais tient plutôt de ce qui vient par la suite et qui est de l’ordre de la politique ordinaire, celle qui s’occupe de l’administration et de la police, précisément dans ce que ces deux dernières ont comme mission commune : le maintien de l’ordre[43].

En fait, le véritable fondement philosophique que les néoconservateurs partagent avec Machiavel, et d’une certaine manière tiendraient de lui à travers leurs rapports avec ses interprètes américains ainsi que leurs propres fréquentations, pas toujours avouées, des textes et surtout des idées de Machiavel repose sur leur représentation commune de ce qu’est le monde : un environnement par essence anarchique, hostile en soi, par définition précaire, où chaque nation est un loup pour les autres, où il n’est d’autre façon de se prémunir qu’en accumulant la force nécessaire, qu’en se constituant comme une entité qui suscite respect, prudence voire crainte. Travailler à ordonner ce monde ne peut à ce titre que relever d’un calcul simple : la perpétuation du désordre nuit à la stabilité et à l’agrandissement de ceux qui arrivent à s’ordonner, de celui qui en est le garant et en même temps le principal rentier. Il convient donc d’éliminer les sources de perturbation et zones de turbulences, autrement dit d’ordonner le monde pour être soi-même en sécurité, de s’étendre pour maintenir durablement cette sécurité, de protéger ses alliés, vassaux et colonies et de jouir de la prospérité qui est inhérente à cette expansion.

Dans une telle opération, seule une nation aussi puissante et rigoureusement ordonnée que le fut l’Empire romain dans l’antiquité peut y arriver, et pour ce faire, elle ne peut et ne doit compter que sur soi. L’essentiel n’est donc plus seulement dans cette constitution de soi comme Empire mais aussi et surtout dans la façon dont les rapports avec les autres nations sont imprégnés de cette idée. Ce que celle-ci produit comme effet de longue durée peut être de nature à faire l’économie d’innombrables guerres futures. Avec la logique machiavélienne, les néoconservateurs semblent avoir compris que la prise du pouvoir impérial dans la conduite des relations internationales apparaît, plus qu’une nécessité, comme une opportunité. Ne pas le faire alors qu’on en a la possibilité correspond à une sorte de faute que Machiavel avait déjà stigmatisée au sujet du comportement du prince qui a les moyens de prendre le pouvoir dans une cité mal gouvernée ou d’assujettir des provinces hostiles, et qui renonce à le faire pour des raisons liées au droit, à la morale ou à la religion.

De la même manière, on retrouve dans le discours néoconservateur quelques autres tropismes machiavéliens qui nourrissent l’urgence de cet investissement politique du monde : d’abord, un rapport ambigu avec l’éthique, à la fois instrumental et manichéen[44] ; ensuite, une certaine propension à dissimuler le conflit social ou militaire derrière la rhétorique bienveillante et à faire de la violence une poésie[45] ; enfin, une tendance au renouvellement répétitif de l’ancien pour produire des ordres nouveaux, autrement dit à faire du culte de la renaissance un mode de vie intellectuel et politique[46].

La référence machiavélienne faite à la conduite impériale dans le monde renseigne enfin sur l’étonnante domesticité avec laquelle sont conduites les opérations internationales dans l’esprit néoconservateur. Ce qui compte précisément dans ce cas ne réside nullement dans l’aménagement des démarcations entre intérieur et extérieur propres aux relations internationales mais plutôt dans la façon dont chaque unité politique se comporte à l’égard de celui qui a institué et contrôle l’ordre du monde. C’est en partie ce qui explique cette singulière détermination des néoconservateurs à rechercher non pas les équilibres presque canoniques chez les réalistes traditionnels dans les rapports entre États mais plutôt le caractère propre de chaque nation, la nature de chaque régime, son aptitude à la vertu, cette virtù machiavélienne, qui distingue les meilleurs des autres qui les rapproche presque nécessairement de la référence impériale. Comme le souligne Gary Schmitt, directeur du Project for a New American Century : « Les affaires internationales ne doivent pas relever de lois physiques régissant l’équilibre des pouvoirs, la stabilité. Ce qui compte, c’est le caractère des États eux-mêmes, leur régime ». Et au-delà des régimes, c’est le caractère des princes eux-mêmes qui fait souvent la différence. Il n’est pas étonnant d’observer à ce propos qu’aux yeux des néoconservateurs, Winston Churchill, personnage typiquement machiavélien[47], est retenu comme la figure contemporaine qui a le mieux incarné la virtù au détriment de Kissinger et de Nixon par exemple[48].

Le rassemblement de ces bribes d’énonciation de ce qui fait le sens dans la relation entre Machiavel et les néoconservateurs pose de toute évidence d’innombrables problèmes à la réflexion générale sur les relations internationales qu’il faudrait examiner en profondeur. L’ambition de la présente étude se bornait à pointer quelques-unes de ses articulations parmi les plus décisives. Elle a aussi et surtout contribué à identifier un problème théorique autrement plus important : si Machiavel est souvent représenté comme une source d’inspiration pour les réalistes traditionnels ou nouveaux, comment continuer à le considérer comme tel aux côtés des néoconservateurs alors que ceux-ci et ceux-là s’opposent sur le fond quant aux raisons liées à l’opportunité, à l’initiative et à la conduite politique de la guerre, comme ce fut le cas à propos de l’Irak, et qu’ils se séparent de façon plus radicale sur la perception des solutions à apporter au désordre essentiel du monde ? Identifier les lignes de fraction entre (néo)réalistes et néoconservateurs dans la matrice machiavélienne des relations internationales constitue un stimulant défi qu’il serait intéressant de relever à partir d’une perspective analytique propre à la discursivité philosophique contemporaine.