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Dans Paix et guerre entre les nations, Raymond Aron a dès les principes de son étude déterminé les concepts clefs de sa réflexion à partir d’idéaux-types développés auparavant par un jeune auteur grec du nom de Panayis Papaligouras[1]. En effet, ce dernier a soutenu, en 1941, une thèse de doctorat intitulée Théorie de la société internationale[2], dans laquelle il définit, à partir de la théorie du formalisme, les concepts d’homogénéité et d’hétérogénéité. L’utilisation de ces deux concepts est soumise à une démarche théorique précise qui détermine leur contenu, c’est-à-dire le sens qu’ils possèdent. Comme le souligne Charles Zorgbibe, « Panayis Papaligouras a approfondi les concepts de système homogène et hétérogène : le critère homo-hétérogénéité domine, autant que celui de bipolarité-multipolarité, toute classification des systèmes internationaux[3] ».

Ces deux notions furent fondamentales dans la réflexion de Raymond Aron et lui permirent de qualifier la nature et la structure des systèmes internationaux :

J’appelle systèmes homogènes ceux dans lesquels les États appartiennent au même type, obéissent à la même conception de la politique. J’appelle hétérogènes, au contraire, les systèmes dans lesquels les États sont organisés selon des principes autres et se réclament de valeurs contradictoires[4].

Ces deux idéaux-types sont à l’origine de la réflexion engagée par Raymond Aron pour qualifier les deux types de relations internationales qu’il envisage par la suite dans son oeuvre. Au niveau de leur structure, il se penche sur la question de l’équilibre de rapport de force entre acteurs, afin de développer des modèles de systèmes.

La démarche de Panayis Papaligouras est quant à elle principalement fondée sur une interprétation philosophique du concept de société internationale, qui se révèle au travers de l’étude des processus de socialisation. La socialité y est abordée par le prisme de la théorie du formalisme social. Il cherche ainsi à vérifier philosophiquement une certaine conception de la société internationale[5].

La thèse de Panayis Papaligouras constitue une tentative novatrice qui cherche à produire une théorie philosophique des relations spécifiquement internationales. Tout l’intérêt de son étude réside en une reconstruction des différentes attitudes que possèdent les États et des rapports qu’ils entretiennent, à partir de la théorie du formalisme social. Celle-ci est considérée comme l’instrument méthodologique et épistémologique qui vise à satisfaire à cette ambition. La démarche employée par Panayis Papaligouras dans l’élaboration de cette théorie est ainsi d’origine fondamentalement philosophique. Elle s’inspire de la critique transcendantale kantienne[6].

Panayis Papaligouras est peu connu des milieux universitaires malgré une thèse de doctorat saluée par les félicitations de son jury composé de William Rappard, Paul Mantoux, Jean Piaget, Jacob Burckhardt, Maurice Bourquin et Hans Kelsen, qui fut par ailleurs le rapporteur de cette soutenance.

La nouveauté introduite par la théorie du formalisme lui permit de définir les contenus des concepts d’homogénéité et d’hétérogénéité. Pourtant, les travaux de ce jeune auteur grec demeurèrent méconnus durant une longue période. La faible répercussion de cette tentative théorique et de cette pensée novatrice peut s’expliquer principalement par deux facteurs interdépendants. D’une part le contexte historique, puisque Panayis Papaligouras a soutenu sa thèse de doctorat durant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi, d’autre part, par la carrière entreprise par ce jeune auteur au sortir du conflit, qui ne fut nullement académique[7].

En effet, Panayis Papaligouras participa à la Seconde Guerre mondiale en tant qu’officier de réserve au Moyen-Orient. Il fut envoyé en 1944 en Grèce comme chargé de mission secrète. Il fut secrétaire général du Gouvernement en exil à Londres et sous-secrétaire d’État au ministère de l’Approvisionnement à la libération. Après la guerre il a été élu dix fois député du département d’Argolide-Corinthie et plus tard de Corinthie, en 1946 avec le parti Enotiko Komma, en 1951 et 1952 avec le parti Ellinikos Synagermos et en 1956 avec le parti ere (Union radicale nationale). Il a été réélu en 1958 avec le parti Laïko Komma, en 1961, 1963, 1964 avec le parti ere, et en 1974 et 1977 avec le parti Neo Dimokratia.

Son nom fut principalement connu en Grèce, et dans le reste de l’Europe, pour les postes qu’il occupa dans les différents gouvernements qui se succédèrent et pour les responsabilités politiques qui lui incombèrent. À ce titre, il fut notamment, au cours de sa carrière, sous-secrétaire d’État au ministère du Commerce (1952-1953), ministre du Commerce (1953-1954), ministre de la Coordination (1954-1955), ministre du Commerce et de l’Industrie (1956-1958), ministre de la Coordination (1961-1963), ministre de la Défense (3-21 avril 1967), administrateur de la Banque de Grèce (1974), ministre de la Coordination et de la Planification (1974-1977), ministre de l’Extérieur (1977-1978). Son nom est étroitement lié à la relance économique de la Grèce d’après-guerre, période durant laquelle il a été le principal ministre de l’économie sous les gouvernements de Constantin Caramanlis (grands travaux d’infrastructure, mise en place du réseau électrique, investissements dans l’industrie, adhésion de la Grèce à la cee).

Ce personnage atypique, salué par Hans Kelsen comme étant un esprit particulièrement brillant, lègue une réflexion efficace et profonde, qui reste consignée dans sa thèse de doctorat. Ce travail restera cependant incomplet puisqu’il ne pourra malheureusement pas développer, comme il l’aurait souhaité, les deux volumes qui découlaient nécessairement de son étude sur les « formes de la société internationale » dans laquelle il présente sa démarche méthodologique. Il s’agit dans cette étude d’une présentation statistico-idéale, caractéristique des relations internationales, qui devait être, dans un second volume, suivie par une représentation dynamico-historique, complétée dans un troisième volume par une étude des institutions de la société internationale et en particulier par une analyse de la guerre et de la paix. L’ensemble de ces trois volumes devait constituer une théorie complète de la société des États.

Le formalisme, dans le premier volet de son étude, est considéré comme créateur d’ordre, comme le moyen par lequel le passage de l’état de nature à l’état social peut se réaliser. La critique de socialité engagée par Panayis Papaligouras pourrait se définir comme une table rase des connaissances sociologiques existantes afin de permettre au théoricien, à partir de la théorie du formalisme, de recréer transcendentalement ce qu’est la socialité pour l’être social qui agit. À partir de ses constats, Panayis Papaligouras développe une approche similaire pour ce qui est de la socialité des États. La théorie du formalisme permet-elle alors d’appréhender, à partir de l’état de nature caractéristique des relations interétatiques, les relations sociales spécifiquement internationales et de conférer ainsi leur pertinence aux concepts d’homogénéité et d’hétérogénéité ?

Pour répondre à cette problématique il convient avant toute chose de présenter, certes de manière assez brève, la théorie du formalisme employée par Panayis Papaligouras qui aboutit à la définition du concept de « société internationale », puis de préciser, au travers des concepts d’homogénéité et d’hétérogénéité, les différentes interprétations de l’état de nature que sous-tend sa pensée. Cette présentation sera par là même l’occasion de rendre compte de l’actualité de l’oeuvre de Panayis Papaligouras par rapport à la discipline.

I – La théorie du formalisme social et les sociétés internationales

La théorie du formalisme social développée par Panayis Papaligouras confère aux concepts d’homogénéité et d’hétérogénéité leur sens et leur contenu. Son principal postulat ne s’attache pas directement à l’état de nature, mais aux formes. Celles-ci sont considérées comme « l’expression d’un ordre[8] ». Le formalisme social, même s’il n’englobe pas toute la réalité sociale, constitue la condition sine qua non de son existence. Il autorise la socialité et il en est l’élément stable. C’est le formalisme qui permet à l’homme de sortir de l’état de nature.

Le formalisme est l’élément stable de la société. Sans lui la « guerre éternelle » régnerait entre les hommes comme elle règne entre les forces de la nature. Sans lui la société elle-même deviendrait de la nature. Le dynamisme de la société, ce qu’en allemand on pourrait appeler sa « Geschichtlichkeit », se produit en quelque sorte malgré le formalisme, en remportant sur lui une victoire ; et pourtant seul le formalisme donne au dynamisme son sens social. L’histoire est une synthèse de dynamisme et de formalisme. L’homme social dont les mobiles se trouvent souvent en dehors de la société ne peut agir socialement qu’en combinant les impulsions extra-sociales de sa volonté individuelle avec le formalisme social. Pour agir socialement il faut « reconnaître » une réalité sociale, un ordre objectif, ne fut-ce que pour le renverser, ce qui toujours veut dire le remplacer par un autre. Agir socialement signifie soit créer des formes sociales, soit se soumettre à celles qui existent. Dans aucun des deux cas on n’échappe à l’emprise du formalisme[9].

Cette conception de l’état de nature présentée par Panayis Papaligouras prend naissance, comme chez Thomas Hobbes et John Locke, dans une théorie de la connaissance. Ce n’est pas la sensation qui est considérée ici comme principe de la connaissance mais le formalisme.

En effet, Panayis Papaligouras emprunte à la pensée kantienne les postulats nécessaires pour développer sa réflexion. La critique transcendantale est la méthode qui permet de recréer de l’intérieur les conditions de la socialité, c’est-à-dire les relations spécifiquement sociales qui constituent la société[10]. C’est précisément en s’appuyant sur la critique transcendantale d’Emmanuel Kant et sur la reconstruction rationalisante de Max Weber que Panayis Papaligouras se pose la question critique d’une condition transcendantale de l’existence de la société en général : comment la société est-elle possible ?

Les conditions transcendantales de l’existence sociale qu’il réunit pour répondre à cette interrogation, qui pose les bases théoriques de son étude, sont pour lui l’espace social, le temps social, la raison sociale qui se rapporte au savoir social, et le formalisme social. La somme de ces conditions constitue la société. Les relations sont dites sociales quand les conditions de possibilité de l’existence spécifiquement sociale sont remplies.

A — L’État comme forme

L’État, comme toute organisation politique, constitue une forme parce qu’il est l’expression d’un ordre. Il constitue un espace social, qui se rapporte à un temps social, qui possède une raison sociale et un formalisme qui lui est propre. L’État non seulement impose un ordre de contrainte, par la force physique, mais il repose aussi sur une forme beaucoup plus abstraite, le mythe. C’est le mythe social de cette force qui lui confère sa réalité sociale.

Un État n’est pas seulement le fait de la force organisée, mais encore le mythe social de cette force, un mythe qui justement transforme la force brute, naturelle, biologique, en une force sociale. Toute l’existence de la société dépend de la réalité de son mythe. La société est inexistante du point de vue d’une science positive, c’est-à-dire d’une science analysant son objet à l’infini. En ce sens la sociologie est la science du mythe de la société, et elle ne peut devenir une véritable science que si elle se rend compte du caractère mythique de son objet […] La forme pure de l’État s’impose non grâce à des sanctions, mais grâce au respect dû à un ordre parce qu’il est un ordre, parce qu’il sauve de l’anarchie, parce qu’il possède l’évidence spécifique de toute forme sociale[11].

Les formes sont donc essentielles pour maintenir la stabilité de la société. L’État en est une expression parmi d’autres. Sans les formes l’anarchie régnerait. Ainsi, malgré leur relativité les formes sont indispensables. Les philosophes de l’Antiquité grecque savaient que le formalisme est essentiel à l’ordre. Il permet de limiter les passions des hommes en les obligeant à la reconnaissance de principes qui autorisent certains rapports sociaux.

Le mythe de l’État, comme forme, est nécessaire et possède une réelle efficacité tant que les êtres sociaux lui confèrent une reconnaissance et une adhésion, c’est-à-dire reconnaissent, et adhèrent à, cette forme spécifique.

Le passage de l’état de nature à l’état social se réalise donc par la reconnaissance et l’adhésion à certaines formes spécifiquement sociales qui permettent de déterminer les conditions de possibilité de la socialité. Une fois ces conditions remplies les relations qu’entretiennent les êtres sociaux deviennent de fait spécifiquement sociales. C’est à partir de ces considérations sur les conditions de la socialité que Panayis Papaligouras développe sa conception des sociétés internationales.

B — Les sociétés internationales

La distinction entre ordre interne et ordre externe est fondamentale. L’ordre interne est garanti par l’État, « communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la notion de territoire étant une de ses caractéristiques –, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime » selon l’expression consacrée par Max Weber[12].

Ce monopole permet à l’État de garantir la sécurité des individus qui ont remis une part de leur liberté en faveur d’une entité supérieure. Le Pacte social signé entre les hommes afin de mettre fin à l’état de nature a permis la naissance de l’État, entendu comme le dépositaire exclusif du droit de recours à la force, c’est-à-dire du pouvoir international. En revanche, l’ordre international n’est quant à lui garanti par aucun pacte social. Il règnerait donc au niveau des rapports internationaux un désordre, une anarchie internationale qu’aucun ordre ne peut définitivement assurer.

En tant que société politique, la société internationale est composée de liens politiques, de relations de contraintes, qui sont déterminées par la force. Celle-ci est diffusée au sein des rapports entre les différents détenteurs du monopole de la violence physique légitime.

Une société internationale se définit comme l’ensemble des rapports ou relations sociales possibles entre les différents êtres sociaux – notamment les États – qui la composent, ainsi que comme l’ensemble des attitudes sociales possibles et aussi comme l’ensemble des formes sociales qui rendent possibles la socialité.

Il existe au niveau du système international des sociétés internationales distinctes. La somme de ces sociétés internationales, prises séparément, ne constitue pas la société internationale. Le concept de « société internationale » est un nom collectif qui désigne un ensemble de rapports sociaux semblables.

Lorsque l’on parle de l’État en tant que société, en tant que type de relations sociales, on entend toujours que l’existence d’un autre État est possible. Lorsque l’on parle de la nation, de la famille, en tant que « communautés », on sous-entend évidemment que d’autres familles, d’autres nations sont possibles. Lorsque l’on parle de société internationale, on commet d’habitude l’erreur de la concevoir comme nécessairement unique. Cela est évidemment faux. Pendant une grande partie de l’Antiquité et pendant tout le Moyen-Âge, il y avait des sphères de culture indépendantes les unes des autres. Dans chacune d’entre elles, des rapports internationaux, une société internationale, se construisaient[13].

Les sociétés internationales s’organisent donc en fonction de ces intérêts qui produisent une opposition entre les forces, dans le cas d’intérêts divergents, ou alors en fonction d’intérêts communs qui favorisent la réalisation d’alliances entre ces mêmes forces. Dans un cas la divergence d’intérêt constitue une tendance centrifuge évidente, dans le second la convergence d’intérêts génère une tendance centripète favorisant la coopération entre les êtres sociaux[14].

La société internationale peut être envisagée sociologiquement « comme l’ensemble des formes réalisant, organisant le pouvoir international, soit comme l’ensemble des relations internationales (qui sont aussi, comme les relations intra-étatiques, des liens de force, des liens de contrainte, des liens politiques[15]) ».

Le pouvoir international est donc réparti entre les différents êtres sociaux qui participent tous, à des degrés différents, aux relations internationales. Chaque être social détient une capacité, condition nécessaire de sa socialité, à prendre une ou plusieurs attitudes sociales en fonction des formes sociales dont il se revendique et surtout en fonction du contexte dans lequel il se trouve. L’État en tant qu’acteur majeur des rapports internationaux est capable de prendre plusieurs attitudes sociales.

Ainsi, son degré d’activité au niveau international est plus important que tout autre être social. De plus, étant sujet du droit international il a aussi la capacité d’imposer un ordre juridique, par la contrainte, à tout autre être social participant à une société internationale[16].

La société internationale est une société politique. Les différents rapports entre les êtres qui y participent sont déterminés par la force. Les formes de la société internationale n’établissent pas ispo facto un ordre juridique, mais seulement un ordre de contrainte au sens large de ce mot, c’est-à-dire un ordre qui partage, qui émiette la force entre plusieurs êtres sociaux. Ce partage résulte automatiquement du fait qu’il y a plusieurs êtres ayant de la force matérielle, et aucun qui en ait assez pour pouvoir annuler celle des autres. L’État est une société politique qui partage le pouvoir d’une manière beaucoup plus inégale. C’est pourquoi l’État est un ordre juridique, un ordre de contrainte au sens strict, un ordre garanti par des sanctions systématiquement organisées[17].

En définitive, sont membres d’une société internationale tous les êtres sociaux capables d’avoir une attitude sociale et répondant aux exigences des conditions transcendantales de la socialité. Cette même attitude sociale découle nécessairement de formes sociales internationalement valables et reconnues, c’est-à-dire reconnues dans le type particulier de rapports sociaux que sont les relations internationales. Les formes sociales permettent donc les relations internationales et obligent systématiquement les États à avoir une attitude vis-à-vis des autres formes que les leurs[18].

Les formes permettent ainsi la répartition du pouvoir et la garantie de ce même pouvoir au niveau international. Les formes sociales constituent donc les garanties de l’organisation du pouvoir international. L’efficacité que possède le droit est aussi condition du pouvoir, en ce sens que, le droit, fondé sur des formes politiques comme ensemble de normes garantissant un ordre, est inefficace au niveau international[19].

Au niveau d’un État le droit garantit, selon un ensemble de formes sociales, le pouvoir. Cela est possible car l’État est un ordre juridique, c’est-à-dire un ordre de contrainte au sens strict. L’ordre interne à l’État est subordonné à l’application de sanctions, par la force, car le pouvoir est réparti de manière inégale au sein de la structure étatique. Au niveau international, la société est un ordre de contrainte au sens large, le pouvoir est réparti, par les formes de la société internationale, entre les différents êtres sociaux en présence.

Les formes juridiques, au moins certaines, tendent ainsi à assurer provisoirement la conservation d’un ordre spécifique. Elles permettent aussi la réalisation de la socialité. L’état de nature est ainsi l’état où se créent des formes spécifiques qui permettent à la socialité de se réaliser ne serait-ce que provisoirement.

Les formes en elles-mêmes n’appartiennent pas à la sphère spécifiquement internationale ou nationale. Certaines valent autant en ce qui concerne l’ordre étatique, que l’ordre international[20]. Les formes sociales sont des idéaux types, des constructions intellectuelles qui regroupent différents types de relations sociales selon des combinaisons possibles. Il ne peut être question d’un ordre irréductible, nécessaire et déterminé[21]. En effet, il est nécessaire de prendre en compte la réalité en tant que telle. Cette dernière ne se plie pas systématiquement aux constructions intellectuelles auxquelles la théorie tente de la soumettre.

La réalité, sociale, se fondant sur des formes, le formalisme comme condition de la socialité ne peut être ramené, réduit, à un ordre international ou national. Le formalisme lui-même suppose déjà une approche théorique. Certaines formes sont considérées comme quasi « naturelles », instinctives (par exemple le fait de sortir d’une pièce par la porte répond à une forme sociale définie qui s’impose de manière mécanique, inconsciente). Ce qui semble le mieux correspondre à la réalité c’est la relation, le rapport social.

L’approche philosophique et sociologique développée par Panayis Papaligouras s’ancre dans une ontologie qui permet de recréer transcendentalement ce qui semble être l’élément nécessaire des conditions de la socialité – l’attitude d’un être social. Il serait donc beaucoup plus exact de dire, non pas qu’il existe des sociétés, mais des attitudes sociales qui permettent la société ou les sociétés spécifiquement internationales. Ainsi, même au travers des rapports sociaux, ce sont les attitudes que prennent les différents êtres sociaux dont il s’agit. Ce qui existe alors réellement ce sont ces attitudes qui possèdent des traits communs, des dénominateurs communs[22].

II – Homogénéité et hétérogénéité des sociétés internationales

Il apparaît que la société internationale, en tant que fait, c’est-à-dire comme ensemble de relations sociales et comme forme organisant le pouvoir international, limite la politique extérieure de chaque État. En effet, il est impossible d’agir internationalement si l’on ne reconnaît pas une certaine réalité : le monde extérieur social et les formes qui prévalent au niveau international.

Les formes de la société internationale valent dans un domaine beaucoup plus vaste que la majorité des autres formes. L’ordre international est beaucoup moins stable que l’ordre interne, les prévisions y sont plus difficiles, parce qu’un grand nombre de facteurs y déterminent les moindres changements. C’est pourquoi des forces plus ou moins anonymes : l’opinion publique, la morale positive, la peur de l’anarchie – qui est aussi une force – etc., y jouent un rôle important malgré l’apparence […][23].

Le risque d’anarchie est plus important au niveau international et les formes internationalement valables tendent à réduire le désordre, à limiter l’état de nature entre les membres de la même société internationale. Les formes issues de la morale positive, du droit international, de la crainte de l’anarchie constituent à la fois les bases d’une rencontre, d’une relation sociale, même minimale, ou bien les éléments conservateurs de l’ordre international[24].

A — Anarchie internationale et état de nature

En érigeant l’anarchie en forme sociale, valable internationalement, on présuppose d’emblée que le système international est plongé dans un état de nature.

La philosophie, si elle permet l’élaboration de principes théoriques, constitue aussi, et principalement, un outil empirique qui rend possible la lecture de la réalité. C’est du moins de ce point de vue que l’apport de celle-ci peut constituer un intérêt fondamental pour appréhender les relations internationales[25]. Ainsi, plutôt que de choisir entre deux postulats méthodologiques ou deux conceptions de l’état de nature, n’est-il pas plus constructif pour le théoricien d’utiliser deux, voire plusieurs conceptions pour donner une appréciation de ce qu’est la réalité internationale ?

Si pour Panayis Papaligouras le système international est toujours hétérogène, et à divers degrés, lâche, mixte ou ferme, les sociétés internationales qui le composent, quant à elles, peuvent être soit hétérogènes, soit homogènes. Il n’en demeure pas moins, cependant, qu’en tant que construction de l’esprit, les concepts d’homogénéité et d’hétérogénéité doivent toujours être envisagés comme des concepts relatifs, c’est-à-dire que certaines sociétés internationales historiques sont relativement plus homogènes que d’autres, alors qu’inversement, certaines sociétés internationales historiques sont relativement plus hétérogènes que d’autres.

Ainsi, il serait bien plus productif pour le théoricien des relations internationales de s’intéresser au construit social pour déterminer quelles sphères de la structure internationale obéissent à quels états de nature. Il convient donc de distinguer et de définir plusieurs états de nature qui obéissent chacun à différentes logiques et permettent le déploiement de formalismes particuliers.

Panayis Papaligouras ne s’attache pas directement à définir un type d’anarchie en particulier. Les conceptions de l’état de nature auxquelles il se réfère, implicitement, restituent deux types principaux de rapports sociaux qui autorisent certaines attitudes. C’est à partir de cette typologie de la nature des relations sociales spécifiquement internationales et de la reconstruction des idéaux-types d’attitudes sociales que possèdent les États qu’il définit les concepts d’homogénéité et d’hétérogénéité.

En définitive, Panayis Papaligouras insiste de manière évidente sur la perception que les États ont de l’anarchie naturelle du système international. Cependant cette anarchie est toujours, plus ou moins, soumise à un formalisme qui oblige les États à certaines attitudes spécifiques. Même dans les sociétés internationales, c’est-à-dire dans des ordres plus restreints, les plus lâches, les plus anarchiques, les rapports internationaux obéissent à un certain formalisme sans quoi ces relations ne pourraient être considérées comme sociales. En d’autres termes, il existe toujours un minimum de formalisme.

Finalement, on pourrait en déduire que dès l’instant où il existe un quelconque rapport entre deux individus, même à l’état de nature, des formes spécifiques, sociales ou extrasociales sont invoquées, tant et si bien qu’au niveau international dès que deux ou plusieurs États développent une relation, même conflictuelle, ils doivent nécessairement se référer à des formes spécifiquement internationales. La nature des formes reconnues et invoquées pour réaliser ces relations permet de définir l’homogénéité ou l’hétérogénéité des sociétés qu’ils engendrent et les degrés que revêtent celles-ci.

B — Homogénéité et hétérogénéité des sociétés internationales : les deux conceptions de l’état de nature, lockienne et hobbesienne

Le concept de société internationale concerne essentiellement un certain type de rapports qui implique plusieurs États. Au sein de ce type de société internationale, chaque État décide de l’instance qui sera, en ce qui le concerne, la dernière à décider de son attitude dans ses rapports avec d’autres êtres sociaux, car chaque État possède à ce titre la possibilité de modifier son droit, interne ou externe, et de le rendre compatible avec ses intérêts[26].

Les idéaux types de sociétés internationales, homogène et hétérogène, doivent donc nécessairement être étudiés du point de vue sociologique, à partir d’une sociologie particulière formelle et existentielle parce qu’elle concerne avant tout les conditions de l’existence de ces ordres spécifiques, les formes sociales.

Ces idéaux types ne peuvent être appréhendés par le droit car le point de vue juridique limiterait beaucoup trop les sphères auxquelles se rattachent les différentes sociétés internationales[27]. L’ordre d’une société internationale ne peut être garanti par le droit que dans une certaine mesure. Par contre, il existe toujours, dans toutes les sociétés internationales, des formes morales qui autorisent un certain ordre d’exister. Le droit, comme la diplomatie ou la guerre, obéit à des formes qui autorisent certains types de relations sociales. Elles s’inscrivent dans la logique traditionnelle de la socialité.

Les sociétés internationales hétérogènes sont fondées sur des formes antagonistes qui ne permettent pas aux êtres sociaux de réaliser des accords qui s’inscrivent dans la durée. Ces formes opposées, qui génèrent de l’hétérogénéité dans les rapports internationaux entre êtres sociaux étatiques, sont pourtant obligées, nécessairement, de coexister dans l’espace international.

Cet état de nature – car chaque être social, ou État, est continuellement confronté à un autre être social – ne peut tout de même pas revêtir l’aspect d’une guerre continuelle et perpétuelle entre les différents êtres sociaux qui coexistent dans un espace donné ou selon des rapports déterminés. Cette situation est impossible car il serait alors question d’une anarchie totale. Cette anarchie marquerait l’échec de l’État à protéger et à permettre le déploiement des prérogatives individuelles, la quête de la paix et de la sécurité de ceux qui ont abandonné leur souveraineté et leur liberté au service de l’État pour qu’il puisse leur garantir une certaine stabilité propice au développement de leurs intérêts personnels. Cet état d’anarchie générale n’est pas une réalité au niveau international[28].

L’état de nature, au niveau international, correspond plus à une concurrence entre les êtres sociaux qui possèdent la capacité de déployer du pouvoir international. La recherche de pouvoir, pour satisfaire en partie au rôle qui incombe traditionnellement à l’État, c’est-à-dire préserver la sécurité et la paix des citoyens, est donc une réalité politique pour les États qui, dans cette concurrence, sont continuellement en quête de la maximisation de leur pouvoir. Le pouvoir international favorise ainsi le développement de leur pouvoir à l’intérieur de leurs frontières.

Cependant, cette recherche du pouvoir ne peut se faire au mépris de certaines obligations, morales, politiques, idéologiques, religieuses ou juridiques. Ces différentes attitudes sont permises par différentes formes que les êtres sociaux reconnaissent et acceptent, ou bien reconnaissent mais n’acceptent pas. En ce sens, les sociétés hétérogènes sont proches de l’état de nature si l’on veut bien admettre qu’il existe toujours un minimum de formalisme sur lequel se fonde cet état présocial.

L’état de nature décrit par Thomas Hobbes dans le Léviathan présente un minimum de formalisme. Les hommes ont conscience que leur survie dépend de leur sécurité. La préservation de soi ne peut être que le fruit d’une union des individus, qui sacrifient leur liberté au profit du Léviathan. Il existe donc, même dans l’État fictif pensé par Thomas Hobbes, un minimum de formalisme qui permet l’érection de l’État comme garant de la sécurité des individus.

Cette forme principale, originelle, est la conservation de soi. Au niveau international, dans les sociétés hétérogènes il existe donc un minimum de formalisme qui garantit aux êtres sociaux un minimum de sécurité, même si celle-ci n’est que relative. L’état permanent de guerre de tous contre tous n’est pas imaginable car il signifierait la fin de l’État. C’est précisément en cela que la politique étrangère des États repose toujours sur une justification des actions engagées par des formes sociales reconnues et acceptées, au moins pour l’opinion publique de l’État concerné. Par conséquent, même si une société internationale est hétérogène, car elle réunit un ensemble d’oppositions entre différentes formes, elle ne peut être fondée que sur un minimum de formalisme. Ce postulat ne contredit en rien le fait que la finalité recherchée dans tout type de société hétérogène demeure la suppression pure et simple de l’adversaire.

Cependant, cette suppression ne peut être réalisée que selon certaines modalités. Comme elle n’est presque jamais immédiatement possible, il en découle une succession de crises, de guerres et de trêves qui permettent aux êtres sociaux de respirer, de se préparer et surtout de développer progressivement certains raisonnements politiques. En revanche, dans une société internationale homogène les États partagent des formes communes qui favorisent leur reconnaissance totale, pour se garantir mutuellement et ainsi protéger leurs coopérations. Panayis Papaligouras fournit deux métaphores particulièrement explicites qui illustrent ce que sont les sociétés internationales hétérogènes et homogènes. Chacune d’elle renvoie, en définitive, à une conception différente de l’état de nature, base de l’élaboration de son hypothèse théorique.

Selon la première, l’hétérogénéité ressemble à une partie d’échecs, la reconnaissance de l’adversaire ne s’effectue qu’en vue de sa destruction, la suppression de l’un des deux rois est la finalité voulue. L’ensemble des coups calculés, offensifs et défensifs, ne tend qu’à cette ultime fin, la suppression pure et simple de l’adversaire.

En revanche, la seconde, celle de l’homogénéité, s’apparente plus à une course de chevaux. La concurrence existe entre les adversaires mais la finalité n’est nullement la suppression du cheval de l’autre. La concurrence impose ainsi de dépasser le concurrent pour lui ravir la première place. Étant donné que la reconnaissance mutuelle est totale, le vainqueur est ainsi reconnu comme le plus fort. Cela n’empêche en rien les autres concurrents de tenter, à leur tour, de lui ravir cette première place. La société internationale homogène est par conséquent fondée sur un système de pari. Celui d’une compétition entre adversaires reconnaissant les mêmes règles du jeu, où il est toujours possible de remettre en question le statut de l’hégémon. Cela n’enlève en rien non plus la possibilité de faire la guerre entre homogènes puisque la guerre, le conflit de manière générale, est une relation sociale productive, puisqu’elle permet de transformer l’ordre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle entre homogènes la guerre est le plus souvent, mais pas toujours, limitée.

Si les États membres de la même société internationale homogène veulent transformer l’ordre, ils doivent nécessairement le faire en tenant compte des formes admises et reconnues par tous les autres membres. D’ailleurs, leur objectif n’est jamais de renverser définitivement l’ordre, de rompre avec le formalisme, sans quoi la société internationale deviendrait hétérogène. Au contraire, entre hétérogènes, la guerre est le plus souvent illimitée. Si un État veut modifier l’ordre, il le fait systématiquement au détriment des formes provisoires parce que son objectif est la suppression de l’adversaire.

En définitive, les homogènes ont généralement plus à gagner en respectant le formalisme plutôt qu’en le refusant parce qu’ils possèdent une plus grande lisibilité des attitudes de leurs concurrents et parce que les formes autorisent, le cas échéant, le développement de coopérations, notamment contre les hétérogènes ou les rebelles qui tentent de rompre avec l’ordre en place.

En effet, même si les États homogènes sont en concurrence au sein de la même société internationale, le formalisme favorise la création d’alliances, soit en groupes égaux, soit en groupes inégaux. La création de ces alliances s’effectue en fonction de la répartition du pouvoir au sein de la société internationale. On soulignera que les coopérations entre les membres sont accentuées lorsque se dessine une menace extérieure ou intérieure parce que les forces centripètes que constituent les formes conservatrices s’exercent directement en réaction aux pressions centrifuges initiées par des formes révolutionnaires.

Ainsi, principalement, les États homogènes s’allient entre eux contre les rebelles, c’est-à-dire contre les violateurs de l’ordre, un ou des États homogènes qui de l’intérieur tentent de renverser l’ordre, et contre les hétérogènes qui menacent de l’extérieur l’homogénéité de leur société internationale. La guerre entre homogènes est souvent limitée parce que les homogènes s’allient en vue de conserver l’ordre. Elle dégénère si l’ordre doit fondamentalement être renversé, c’est-à-dire si le formalisme plus majoritairement reconnu l’emporte[29]. C’est pourquoi la division en groupes inégaux est une garantie de stabilité si les États homogènes en faveur de la conservation sont plus nombreux que ceux en faveur de la rupture.

En revanche, lorsque la division des forces sociales s’effectue en deux groupes égaux, le risque de transformation de l’ordre homogène en ordre hétérogène est patent. La société internationale se rompt et son ordre est réformé[30].

La théorie de l’équilibre des forces sociales, qui n’est qu’une pure construction de l’esprit, renvoie ainsi à trois types de rapports qui correspondent à trois types de degrés d’équilibre. Ces derniers n’existent que l’un par rapport à l’autre tant et si bien que le troisième degré d’équilibre, strict, se fonde sur les deux premiers principes, égalitaire et numérique, et le second, égalitaire, se fonde sur le premier, numérique.

Les formes conservatrices permettent ainsi de déterminer les conditions de possibilité de ces ordres mais aussi de définir une typologie des différentes sociétés internationales possibles. Au niveau des sociétés internationales hétérogènes, la reconnaissance provisoire comporte une entente provisoire entre hétérogènes sur trois points principaux, l’acceptation du statu quo territorial, l’acceptation provisoire d’un langage international et de la règle pacta sunt servanda. Ces trois éléments constituent les concessions mutuelles fondées sur la réciprocité.

Cependant, afin d’établir une typologie des différentes sociétés internationales hétérogènes, il est aussi nécessaire de prendre en considération les formes directement liées au régime politique intérieur, à sa légitimité et sa stabilité. Les formes liées à la légitimité sont consécutives à un système moral donné, la stabilité renvoie à un ordre juridique efficace dont les normes principales sont garanties dans la durée par une volonté constante et perpétuelle, à un système moral qui réglemente, à l’intérieur de l’État, tant la vie privée que la vie publique, et à la garantie d’indépendance et sa reconnaissance, même provisoire, au sein de la société internationale.

C’est à partir de ces constatations qu’une typologie des différentes sociétés internationales hétérogènes est possible. Cette typologie concerne donc les sociétés internationales réunissant des États hétérogènes instables, les sociétés internationales hétérogènes lâches, les sociétés réunissant des États hétérogènes stables et instables, les sociétés internationales hétérogènes mixtes et les sociétés réunissant des États stables uniquement, les sociétés internationales hétérogènes fermes.

Les sociétés internationales homogènes, quant à elles, ne sont possibles que si elles réunissent des États stables, possédant un régime semblable et partageant une morale commune, qui leur permet, notamment, de s’identifier par rapport à un principe de légitimité identique. Les sociétés internationales homogènes sont des sociétés réunissant des États qui partagent une morale publique et privée identique.

Il convient là aussi de relativiser la conception que l’on peut avoir de l’homogénéité en proposant une typologie qui traduit la progression d’un ordre homogène relatif vers une homogénéité plus stricte, vers sa réalisation la plus aboutie. Les sociétés internationales homogènes peuvent être considérées selon trois niveaux de réalisation. Les sociétés d’États stables qui réalisent leur homogénéité à partir d’objectifs sécuritaires, partagent une idéologie identique dont découle leur système moral. L’homogénéité, de même que la stabilité, n’est souvent que relative. Les sociétés d’États qui réalisent une homogénéité mercantile, c’est-à-dire qui développent des relations à partir d’enjeux économiques, partagent pour leur part des intérêts communs et leur système moral est souvent adapté à ces visées économiques, permettant une relative pacification des relations entre les membres. Quant aux sociétés d’États stables qui réalisent une homogénéité traditionnelle ou historique, qui s’inscrit dans la durée, elles ont bien souvent en commun des intérêts économiques et des objectifs sécuritaires, mais le système moral auquel elles se référent est profondément ancré historiquement et traditionnellement. Ce degré constitue le plus haut degré d’aboutissement d’un ordre homogène[31].

Les formes directement liées à la guerre, c’est-à-dire la manière de faire la guerre, est directement influencée par ces constatations.

La société internationale hétérogène mène à des guerres d’un caractère spécial. Sans vouloir encore expliquer cette proposition, nous pouvons facilement la vérifier d’une manière inductive. Les guerres médiques, les guerres d’Alexandre, la conquête de la Gaule et du Danube, la première Croisade, les guerres de la Révolution, et même la guerre de 1914-1918 diffèrent essentiellement des guerres entre Grecs du ve ou entre chrétiens du xviiie siècle. Il ne s’agit pas seulement d’une action spécialement violente, mais en outre d’un mode diamétralement différent de guerroyer[32].

Les formes de justice, telles que la souveraineté, l’autarcie, l’égalité des États, possèdent un caractère social particulièrement important. Elles constituent les garanties de la conservation de l’ordre international hétérogène. Elles tendent systématiquement à éviter la formation progressive d’un ordre plus strict, homogène, de même qu’inversement elles évitent que l’hétérogénéité ne se développe en deçà d’un seuil critique. Elles servent donc contre les tendances centripètes et contre les pressions centrifuges, parce qu’elles instaurent une certaine procédure qui régit directement les relations entre États hétérogènes.

Même si le caractère provisoire demeure essentiel il est nécessaire de tenir compte des formes conservatrices de l’ordre hétérogène qui constituent, in fine, les conditions transcendantales de l’hétérogénéité. Les ordres homogènes ont ceci de différent qu’ils sont définis dans la durée. Les États stables sont ordonnés et poursuivent en règle générale le même but. Leur dynamique à assurer le maintien de l’homogénéité permet ainsi une certaine prévisibilité de leurs actions qui limite considérablement leurs attitudes possibles dans un espace social défini, soit la société internationale à laquelle ils appartiennent.

Les États dans des sociétés homogènes se reconnaissent légitimes en fonction du même système moral, des mêmes normes, ce qui n’est pas le cas dans les sociétés hétérogènes. La légitimité d’un État ne se fonde pas d’elle-même, c’est-à-dire que le droit ne peut se justifier par lui-même, il dépend nécessairement d’un système moral qui est considéré comme valable parce qu’il prend en compte des formes qui sont reconnues et acceptées comme telles. C’est la morale positive, celle qui est acceptée, qui fonde la légitimité[33].

Dans le cadre d’une société internationale homogène la légitimité est alors la reconnaissance, en fonction d’un certain système moral, de la stabilité d’un État et de l’exercice de son pouvoir. En revanche, au niveau des hétérogènes, puisque pour qu’il y ait socialité, la loi du formalisme oblige à la reconnaissance d’un minimum de formes sociales, les États stables ou instables sont obligés de se reconnaître une certaine légitimité qui diffère de la légitimité des homogènes. Chez les hétérogènes, il ne peut y avoir de référence à un système moral commun. Par conséquent, les États ont recours à la reconnaissance provisoire d’une entente, immédiate, momentanée et particulièrement simple ou primitive pour que la socialité puisse se produire. La légitimité est bien plus aboutie et compliquée dans l’accord que contractent les homogènes. Ce n’est que dans ces sphères délimitées, homogènes, qu’il existe une moralité internationale, c’est-à-dire des formes morales communes à plusieurs membres qui partagent les mêmes objectifs, les mêmes buts.

Dans un ordre homogène, la transmission et la préservation de l’homogénéité est principalement garantie par une élite qui assure la continuité des formes morales, qui agit de manière à ce que l’ordre soit conservé contre les rebelles ou les révolutionnaires, contre les hétérogènes. Les deux principales formes justificatrices invoquées par les homogènes pour faire la guerre concernent plus particulièrement la lutte contre les ennemis intérieurs, les rebelles ou les révolutionnaires, et les formes qu’ils véhiculent et qui initient des tendances centrifuges, mais aussi contre les ennemis extérieurs, les hétérogènes et leurs formalismes, qui constituent une menace constante pour l’ordre homogène.

L’État en tant que principal instrument de conservation de l’ordre, et en tant que forme, doit donc participer, dans une société internationale homogène, aux alliances contractées contre les rebelles et contre les hétérogènes, à la conservation des formes propres au régime interne, qui imposent certaines règles, certaines contraintes, ainsi qu’à la mise en place de formes assurant un équilibre international, c’est-à-dire une politique étrangère qui s’attache au respect des règles du jeu, telles que la limitation de l’usage de la force ou la non immixtion dans les affaires intérieures et l’indépendance des États. Cette dernière obligation que possèdent les États homogènes élève finalement au rang d’art la politique étrangère, puisque seules les affaires politiques comptent, au détriment des affaires privées : seule la raison d’État est utilisée et les passions sont reléguées au second plan.

La sortie de l’état de nature, au niveau des relations internationales, s’effectue de la même manière que dans l’état fictif des philosophes par un consensus, c’est-à-dire par des formes qui imposent un minimum d’ordre aux hommes. Si les États parviennent à entretenir des relations spécifiquement sociales, c’est parce qu’ils acceptent toujours, même provisoirement, certaines formes qui constituent une base commune de dialogue et par là même la création d’un ordre.

La règle Pacta sunt servanda appartient, dans le champ international, à ce socle commun[34]. Elle garantit aux États, même les plus hétérogènes, la possibilité de conclure des accords et de les faire respecter. Elle autorise, par là même, à poser les bases d’une coopération possible et favorise ainsi le développement d’une certaine homogénéité entre des États pourtant hétérogènes. Elle permet, enfin, à l’état de nature de ne pas être une guerre continuelle de chacun contre chacun en instituant des trêves, des ruptures, où chaque État se prépare, s’observe, met en place des stratégies en vue d’assurer sa sécurité ou bien d’attaquer l’adversaire. La règle Pacta sunt servanda permet donc le choix, le compromis qui oblige chaque être social à une attitude. En ce sens elle constitue une condition de possibilité de la socialité internationale.

Ce formalisme minimum permet ainsi, dans le cadre des sociétés internationales hétérogènes, la mise en place d’une procédure qui rompt avec la guerre continuelle et qui privilégie une succession de guerres et de trêves. Ces dernières constituent ainsi les périodes durant lesquelles chacun des États élabore des stratégies afin de contraindre l’adversaire.

La reconnaissance d’un principe commun de légitimité permet de quitter l’état de nature hobbesien, l’anarchie des souverainetés, où l’existence des hommes mais aussi des États est continuellement menacée.

Un État est légitime, si étant stable lui-même, il vit au milieu d’une société d’États également stables, ayant un régime et une morale identiques. Il va de soi qu’un État stable en lui-même, et qui est en même temps le seul porteur d’une tradition morale, est légitime du point de vue de cette tradition[35].

La conception hobbesienne de l’état de nature renvoie à l’hétérogénéité car « [l]e but de la société internationale hétérogène est la guerre[36] ». La seconde, celle relative à l’homogénéité, quant à elle, se rapporte à la conception lockienne de l’état de nature car la finalité, « le but de la société internationale homogène [est] la cohabitation pacifique selon les principes moraux communément reconnus[37] ».

Il convient cependant de souligner le fait que les différentes interprétations possibles de l’état de nature demeurent des postulats théoriques à partir desquels des hypothèses intellectuelles peuvent être élaborées.

Il va de soi que ni le but de la société internationale hétérogène, ni celui de la société homogène ne sont continuellement poursuivis et entièrement réalisés. Si les États hétérogènes ne peuvent aboutir à une guerre « totale », la paix provisoire, les trêves qu’ils sont obligés de s’accorder leur donnent souvent le goût de la paix, l’illusion d’un avenir calme, et suffisent pour les détourner momentanément de leurs buts belliqueux. Si les États homogènes et leurs classes dirigeantes reconnaissent comme leur principal devoir la sauvegarde de l’ordre moral, du régime et des prérogatives aristocratiques, les différends secondaires qui les séparent prennent quelquefois une importance plus grande que l’idéal de la communauté qui les unit. Il n’existe pas en fait de société internationale purement homogène ou purement hétérogène. La réalité est toujours plus complexe que les schémas servant à l’expliquer[38].

Les conceptions de l’état de nature à partir desquelles Panayis Papaligouras a développé ses idéaux-types d’homogénéité et d’hétérogénéité sont toujours d’actualité, notamment du fait des défis imposés par la mondialisation et de l’émergence de nouveaux acteurs transfrontaliers qui renforcent, dans une certaine mesure, les liens entre les États. C’est cette volonté de persévérer dans leur être qui impose le développement de coopérations nouvelles en vue d’assurer leur conservation et leur sécurité.

La méthode développée par Panayis Papaligouras, la loi du formalisme qui intervient pour rendre compte de la nature des relations sociales spécifiquement internationales, s’intéresse directement aux questions relatives au système moral, aux codes culturels, au rôle des élites, à la tradition, à l’histoire.

L’étude des formes de la société internationale transcende la réalité sociale car le sociologue n’a pas de prise pour expliquer ces faits. La perspective philosophique permet d’aborder ces faits, de les recréer transcendentalement pour déterminer ce qu’ils signifient pour l’être qui les conçoit. Cette entreprise philosophique dépasse même son propre objet puisqu’elle s’inscrit dans la dialectique de l’histoire. Cette dialectique est celle des formes historiques, ou si l’on préfère, celle des sociétés internationales historiques.

L’ensemble de l’oeuvre de Panayis Papaligouras est incompréhensible en dehors de cadres méthodologiques qui déterminent comme système transcendantal la dialectique des formes. L’approche philosophique est ainsi complémentaire de la sociologie existentielle qui autorise la reconnaissance des formes sociales puisqu’elle tend à intégrer ces mêmes formes dans un système transcendantal, une philosophie de l’histoire qui dépasse de loin son objet. Cela ne signifie en rien que l’objectif posé par la mise en oeuvre d’un tel système est la prédiction. Cela suppose uniquement la définition de cadres spécifiques au déploiement de l’histoire, en d’autres termes des conditions transcendantales qui permettent à l’histoire de se développer, rendant possible la dynamique de l’histoire.

En ce sens, la théorie du formalisme apparaît plus comme une pré-théorie scientifique qui emprunte à la philosophie, à la sociologie et à l’histoire ses matériaux. Elle fixe ainsi les bases, le cadre, les conditions transcendantales qui autoriseraient la production d’une théorie des Relations internationales[39].

À ce titre, enfin, la philosophie dans la pensée des relations internationales, comme l’illustre la démarche de Panayis Papaligouras, constitue un formidable outil méthodologique : elle est non seulement un point de repère pour le théoricien, mais encore porteuse de perspectives. Plus que jamais la philosophie semble nécessaire pour donner forme au flot chaotique de l’actualité, car son but essentiel est de donner du sens. Sans aucun doute la question du sens trouve-t-elle sa source dans la question originelle de la nature humaine qui a tant inspiré les philosophes.

La pensée de Panayis Papaligouras, imprégnée par les philosophies grecs de l’Antiquité, par la naissance de l’esprit objectif et par la révolution kantienne qui autorise la critique des fondements même de la connaissance, renvoie à cette préoccupation essentielle du sens qui est un éternel recommencement, une dynamique sans fin de l’histoire à laquelle toute entreprise théorique doit nécessairement répondre. Aussi la philosophie permet-elle le déploiement de cette dialectique. Une table rase, qui de l’état de nature éclaire la naissance de l’état social, de la société et la dynamique des formes qui s’y rapportent.

« Au commencement je me suis posé la question critique – au sens kantien – des conditions de la sociologie, des limites et du sens de la socialité[40] ».