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Lors d’une conférence organisée par l’Université Harvard en 2006, le secrétaire général de l’Association des Nations du Sud-Est asiatique (anase), M. Ong Keng Yong, comparait l’association régionale au personnage fictif de Frodon, protagoniste du Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien. Tout comme les elfes, magiciens et hommes qui s’en remettent temporairement à de chétifs hobbits pour assurer leur destin collectif, les puissances régionales semblent suivre pour l’instant la direction donnée par l’anase, dont les États membres peu puissants au niveau international détiennent un rôle clé au sein des initiatives régionales[1].

Définie de manière à inclure l’Asie du Sud-Est et l’Asie du Nord-Est, l’Asie de l’Est présente donc des problèmes inédits pour ceux qui s’intéressent à la question du régionalisme. En effet, la grande majorité des projets de coopération régionale à travers le globe sont menés par des puissances régionales. En Europe occidentale, la Communauté économique européenne (cee) et l’Union européenne sont des projets d’intégration régionale qui ont été promus par l’Allemagne et la France. En Amérique du Nord, les États-Unis d’Amérique, puissance régionale incontestée, ont mis de l’avant l’Accord de libre-échange nord-américain (alena). En Amérique latine, les deux puissances économiques, l’Argentine et le Brésil, ont initié mercosur. Or, les puissances régionales de l’Asie de l’Est, soit le Japon et la République populaire de Chine (rpc), ne semblent pas à l’heure actuelle mener le projet de coopération régionale. Aucun des membres de l’anase, soit le Brunei, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, le Myanmar, les Philippines, Singapour, la Thaïlande ou le Vietnam, ne peut être considéré comme une grande puissance militaire ou économique. Néanmoins, l’anase maintient son rôle cardinal dans toutes les initiatives cherchant à approfondir, modifier, intensifier ou diversifier le cadre de la coopération régionale en Asie de l’Est.

L’anase maintient ce rôle capital de trois façons spécifiques. Premièrement, elle a mis de l’avant bon nombre d’initiatives régionales, créant ainsi plusieurs autres institutions régionales clés. Elle a par exemple créé le Forum régional de l’anase (fra) en 1994. Le fra est un forum multilatéral traitant des questions de sécurité régionale et rassemblant tous les États membres de l’anase ainsi que les grandes puissances régionales. De plus, depuis 1996, l’anase travaille à préparer la délégation asiatique pour les réunions Asie/Europe (asem), cultivant ainsi la convergence asiatique face à la contrepartie européenne, et se donnant du même coup un ancrage au sein des discussions informelles entre États d’Asie de l’Est. La contribution institutionnelle la plus significative de l’anase au projet de coopération régionale en Asie de l’Est reste toutefois la création de l’anase plus trois (apt). Cette jeune organisation, qui possède déjà plusieurs caractéristiques d’une organisation clé en Asie de l’Est, inclut les 10 pays membres de l’anase ainsi que les trois pays industrialisés de l’Asie du Nord-Est, soit le Japon, la rpc et la Corée du Sud. Lancée lors du sommet de Kuala Lumpur en 1997, l’apt a comme objectif d’assurer la coopération régionale dans les domaines économique, sécuritaire et culturel ainsi qu’en matière de développement. De plus, mentionnons que l’anase a signé un accord de libre-échange avec la rpc, un partenariat économique détaillé avec le Japon et une déclaration commune de coopération économique avec l’Inde. En ce sens, l’association se maintient au centre des préoccupations de la région entière tout en demeurant, de manière institutionnelle, en amont des initiatives politiques et des développements économiques.

Deuxièmement, le rôle de l’anase est décisif dans l’élaboration des priorités régionales. Notons par exemple que les rencontres annuelles de la fra et de l’apt se déroulent dans l’un ou l’autre des pays membres de l’anase, ce qui leur permet d’influencer l’ordre du jour de manière significative. Après consultation des autres membres de l’anase, l’hôte prescrit et proscrit à la fois les enjeux et les sujets à aborder lors des rencontres officielles, il participe activement à l’élaboration du communiqué final et contribue à l’appréciation des accomplissements et de la direction commune choisie. Dès lors, l’influence des États membres de l’anase sur l’élaboration des priorités et de la direction d’ensemble de ces institutions régionales est considérable.

Troisièmement, l’anase a développé un cadre normatif guidant la conduite des relations interétatiques dans la région. Les principales caractéristiques de ce code de conduite se retrouvent dans le traité d’Amitié et de coopération (tac) signé lors du premier sommet de l’anase à Bali en 1976, lequel est fondé sur les principes de règlement pacifique des différends et la non-intervention dans les affaires domestiques des autres États membres. Les principes du tac ont encadré le développement de la manière anase (asean way), une façon distincte de faire les choses caractérisée par une organisation minimale ainsi que des relations informelles et inclusives fondées sur le consensus[2]. Or, la manière anase est graduellement devenue capitale dans la conduite des relations interétatiques en Asie de l’Est, ses principes ayant été adoptés de facto par les États qui cherchent à approfondir leurs relations avec les États membres de l’anase. La Corée du Sud, l’Inde, le Japon et la rpc les ont formellement adoptés en 2003, tandis que l’Australie et la Nouvelle-Zélande les ont approuvés en 2005.

Notons néanmoins que notre intérêt pour le rôle de l’anase en Asie de l’Est ne contredit d’aucune manière l’importance et l’indépendance des intérêts des deux puissances régionales que sont le Japon et la rpc, chacune d’elle initiant des projets d’envergure régionale correspondant à leurs propres intérêts. D’une part, le Japon est à l’origine de plusieurs projets en matière financière, par exemple l’Initiative de Chiang Mai qui encadre un ensemble d’échanges bilatéraux de devises visant à protéger la région d’attaques monétaires étrangères. D’autre part, la rpc a initié l’élaboration d’accords bilatéraux de libre-échange avec différents pays de la région. L’accord de libre-échange entre la rpc et l’anase fut le premier partenariat de ce genre, entraînant la signature d’ententes similaires entre l’anase et le Japon ainsi qu’entre l’anase et l’Inde. En ce sens, le Japon et la rpc jouent tous les deux un rôle significatif dans le développement de la coopération régionale et économique en Asie de l’Est. Il semble de surcroît que leurs projets d’envergure régionale demeurent pour l’instant compatibles avec la direction donnée par l’anase.

Afin de mieux saisir la signification des développements institutionnels et normatifs de l’anase sur la scène régionale, notamment pour la conduite des relations interétatiques régionales par les puissances régionales, on peut se demander pourquoi les États membres de l’anase sentent la nécessité de se maintenir au centre des initiatives de coopération régionale en Asie de l’Est. À l’aide d’une perspective institutionnaliste fondée sur une ontologie constructiviste, nous soutiendrons que les États membres de l’anase associent étroitement leur succès économique à la promotion des normes et pratiques communes que représente l’anase, notamment par crainte de subordination politique et économique envers les puissances régionales[3]. Autrement dit, les nombreuses activités institutionnelles de l’anase en Asie de l’Est se fondent principalement sur une volonté d’indépendance politique et économique des États membres et plus particulièrement sur la crainte d’être dominés sur la scène régionale par le Japon et la rpc. Après avoir exploré les principales théories de coopération régionale déduites du modèle européen, nous présenterons donc un cadre conceptuel combinant l’approche institutionnaliste avec une perspective constructiviste afin de minimiser les présuppositions théoriques étrangères à la situation régionale de l’Asie de l’Est. L’approche privilégiée offre une malléabilité théorique permettant de présenter l’anase comme une structure normative dont les actions traduisent les perceptions des coalitions politiques à la tête des États membres. Les actions de l’anase traduisent également l’évolution de ces perceptions, notamment quant à la définition des intérêts des États membres et à la nécessité perçue de demeurer au coeur des initiatives de coopération régionale en Asie de l’Est.

I – Les théories de coopération et d’intégration régionale

Les approches théoriques inspirées de l’expérience européenne présentent des limites significatives lorsqu’on tente de les appliquer au projet de coopération régionale d’Asie de l’Est. Ces limites sont importantes, d’une part, au sein des approches plus traditionnelles d’intégration régionale telles que le supranationalisme, incluant le fédéralisme et le néofonctionnalisme, et l’approche intergouvernementale[4], mais aussi d’autre part, dans des approches contemporaines qui tentent d’être plus inclusives, comme les multiples niveaux de gouvernance et le nouveau régionalisme[5]. Parmi les approches inspirées par l’expérience européenne, l’institutionnalisme fondé sur une ontologie constructiviste apparaît la meilleure pour comprendre le rôle de l’anase en Asie de l’Est. Bien qu’à contre-courant de plusieurs études réfutant l’applicabilité d’une approche théorique fondée sur l’expérience européenne à l’Asie de l’Est, l’approche privilégiée offre une flexibilité théorique et une grande capacité d’adaptation[6]. Ainsi, elle permet le développement de problématiques de recherche directement liées aux réalités sociales caractéristiques de la région étudiée, en ne transférant que minimalement les préconceptions spécifiques au cas européen[7]. Dans le cas de l’anase, cette approche permet donc de poser une question de recherche fondée sur l’expérience et la perception propres aux États membres de l’anase quant au rôle de l’association dans la région.

A — Les principales approches théoriques

Les théories de coopération régionale plus traditionnelles sont d’une utilité faible dans le cas de l’Asie de l’Est, car elles sont conceptuellement beaucoup trop près des spécificités européennes. Par exemple, les supranationalismes fédéraliste et néofonctionnaliste apportent un angle théorique présupposant un degré élevé d’intégration politique et économique. Ainsi, ils s’appliquent difficilement au cas de l’Asie de l’Est qui ne se dirige d’aucune manière vers ce type de projet cohésif d’intégration. En effet, l’approche fédéraliste n’apporte pas de contribution significative aux analyses du régionalisme en Asie de l’Est, car elle se concentre sur le partage des pouvoirs entre un organe central et des unités constituantes au sein d’un cadre constitutionnel formel. Le projet de coopération régionale en Asie de l’Est ne possède aucune constitution fédérale et aucune institution fédérale centrale, au même titre que la Cour européenne de justice ou la Commission européenne. Il est plutôt caractérisé par une méfiance à l’égard du modèle européen d’intégration régionale et une volonté des États membres de décentraliser le travail administratif de l’anase au sein de leurs ministères, minimisant ainsi le rôle et les responsabilités du secrétariat à Jakarta.

D’autre part, l’approche néofonctionnaliste examine de quelle manière les effets d’entraînement d’une forme spécifique de coopération contribuent à l’édification de mesures de coopération régionale. Dans cette optique, la coopération régionale se développe en vertu d’une réaction en chaîne, provenant des interactions politiques routinières, quotidiennes et généralement techniques qui débordent dans d’autres domaines d’activité. Dans le cas de l’Union européenne, cette réaction en chaîne s’observe par exemple dans la socialisation des hauts fonctionnaires et le nombre élevé d’interactions interministérielles routinières. Or, la volonté de coopération économique en Asie de l’Est ne semble pas entraîner une coopération régionale dans d’autres domaines d’activité. Notons néanmoins que l’Initiative de Chiang Mai peut être considérée comme une source d’effets d’entraînement. Cet accord de principe met en place un réseau d’échanges bilatéraux de devises en cas d’attaque monétaire étrangère. À travers ce réseau, les membres de l’anase ont accès à deux trillions de dollars américains, entreposés dans les réserves des banques centrales de la région. L’efficacité d’un tel réseau nécessite un système de surveillance financière plus rigoureux et plus formel, à travers lequel un certain effet d’entraînement doit nécessairement prendre forme. Dès lors, l’approche néofonctionnaliste peut permettre d’appréhender certains développements régionaux futurs en Asie de l’Est, notamment en termes monétaire et financier, tout en demeurant toutefois d’une utilité limitée, car elle ne peut expliquer le rôle central de l’anase sans la présence d’effets d’entraînement plus significatifs et plus nombreux.

L’approche intergouvernementale constitue la seconde approche traditionnelle du régionalisme inspirée de l’expérience européenne. Provenant des théories plus conventionnelles en relations internationales, cette approche porte une attention particulière aux relations interétatiques dans la tenue et la consolidation d’un projet de coopération régionale. Elle examine par exemple de quelle manière les divers États délèguent, temporairement ou non, certains pouvoirs à une instance régionale. Or, face au rôle de l’anase en Asie de l’Est, cette approche présente des lacunes considérables, car elle présuppose que les États les plus puissants sur la scène régionale exercent le plus d’influence sur la formation des compromis régionaux et des positions communes[8]. En effet, les États membres de cette association ne possèdent pas de pouvoir au sens traditionnel des théories réalistes, ni ne détiennent les ressources matérielles nécessaires pour forcer d’autres États à agir selon leur volonté.

Néanmoins, quelques approches théoriques contemporaines ont été développées à partir de l’expérience européenne en réponse aux limites de ces approches plus traditionnelles. Bien qu’elle demeure circonscrite au cas européen, l’élaboration des multiples niveaux de gouvernance porte son attention sur l’ensemble des processus et niveaux décisionnels nécessaires au fonctionnement des projets de coopération régionale[9]. Les processus et niveaux décisionnels en Asie de l’Est sont incomparables avec ceux de l’Union européenne, mais l’approche des multiples niveaux de gouvernance reste utile dans l’optique où elle n’exclut pas de manière systématique la participation d’agences non gouvernementales et autres acteurs non étatiques dans le développement d’un cadre de coopération régionale.

Le rôle des acteurs non étatiques est également examiné par les chercheurs de l’Institut mondial pour la recherche sur l’économie du développement associés au projet de régionalisme (unu/wider) ainsi que par ceux intéressés par les questions de coopération régionale extra-européenne. Adeptes du nouveau régionalisme, ces chercheurs mettent l’accent sur la nature multidimensionnelle des processus de coopération régionale[10]. Le nouveau régionalisme s’intéresse aux dimensions politique, économique, sécuritaire, culturelle et sociale des interactions régionales observées. Il examine toutes les interactions d’acteurs participant à des mouvements transfrontaliers et contribuant à la promotion à la fois d’une conscience régionale et de liens en faveur de la coopération régionale. Le nouveau régionalisme s’est développé d’après des études de cas spécifiques à l’Amérique latine et à l’Afrique, et il présuppose donc des États institutionnellement plus faibles, ce qui donne automatiquement aux acteurs non étatiques un rôle de premier plan au sein dudit projet régional. Or, la guerre froide a contribué au développement d’appareils étatiques institutionnellement forts en Asie de l’Est, en raison de préoccupations sécuritaires importantes. Cette configuration historique a influencé la conduite des initiatives régionales, demeurant principalement aux mains des États, et au sein desquelles les acteurs non étatiques n’offrent pas, jusqu’à présent, une contribution significative et indépendante[11].

B — Une perspective institutionnaliste et constructiviste : structures intersubjectives et institutions sociales

Bien que certaines composantes des approches néofonctionnalistes et du nouveau régionalisme s’appliquent au projet de coopération régionale en Asie de l’Est, plusieurs caractéristiques uniques au développement de cette région limitent l’application d’hypothèses développées à même les autres contextes régionaux[12]. Nous proposons donc l’utilisation d’une approche institutionnaliste fondée sur une ontologie constructiviste. Une telle approche offre la flexibilité théorique nécessaire pour adapter le cadre conceptuel aux caractéristiques contextuelles observées, sans nécessairement tomber dans une analyse trop spécifique et non généralisable[13]. Elle permet en effet de porter une attention particulière à l’aspect matériel du pouvoir dans les contextes européen et nord-américain, et d’abandonner une telle présomption une fois appliquée à l’Asie de l’Est. En invitant à mettre l’accent sur les phénomènes, caractéristiques et processus déjà en place, notamment en examinant le rôle de l’anase, cette approche théorique propose un dialogue étroit entre la situation empirique et l’élaboration du cadre théorique. Elle devient un outil heuristique qui requiert le développement d’une problématique de recherche examinant la signification même de l’anase pour les acteurs de ladite région, notamment pour ses États membres[14].

Une perspective institutionnaliste fondée sur une ontologie constructiviste possède deux composantes essentielles. Tout d’abord, elle prête une attention particulière aux structures idéelles influençant la formation des intérêts et de l’identité des agents, définis principalement comme États. Les intérêts et l’identité des États ne sont pas déterminés a priori, ils sont plutôt le résultat des interactions interétatiques et des significations intersubjectives qui s’y créent[15]. Il se peut qu’une structure intersubjective se fonde sur une compréhension plus rationaliste des interactions interétatiques, comme dans le cas des analyses fondées sur l’expérience européenne[16], mais la nature et le fonctionnement de ces structures idéelles diffèrent généralement selon les contextes. Dans le cas de l’anase, la structure idéelle en place est notamment caractérisée par un sentiment d’attachement irrationnel de ses membres, résultant d’une réaction collective issue du passé colonial de la région. Au-delà du biais rationaliste effectif lors d’un examen du cas européen, l’anase représente une structure intersubjective spécifique et unique qui influence grandement la conduite de ses États membres en contribuant à l’élaboration de leurs perceptions de ce qui est le plus profitable, désirable et possible, donnant ainsi sens à leurs actions[17]. Le fonctionnement de l’anase en tant que structure intersubjective s’observe plus particulièrement dans la promotion d’un code de conduite à l’échelle régionale, d’une coordination des politiques économiques nationales et d’une institutionnalisation de pratiques et valeurs spécifiques[18].

En second lieu, une perspective institutionnaliste de dimension constructiviste présente une ontologie relationnelle dans laquelle les institutions sociales[19] possèdent une fonction de médiation entre les agents et les structures en place. Définie de manière à inclure les régimes internationaux, les principes constitutifs de l’environnement interétatique et les institutions plus formelles, l’institution est une construction sociale qui résulte de la somme des interactions entre les agents et les conditions structurantes de l’environnement international. Cette ontologie relationnelle permet de mieux saisir, par le biais des institutions sociales, de quelle manière les actions stratégiques des États transforment les structures en place à même l’environnement international et comment les structures créées modifient et influencent les perceptions, préférences et intérêts des États. En effet, les institutions sociales procurent aux États tout autant une capacité à transformer qualitativement l’environnement international que des paramètres d’action quelque peu structurants. Depuis sa création, l’anase offre à ses États membres une plate-forme pour s’adapter collectivement à la conjoncture internationale et pour effectuer des changements qualitatifs de l’environnement international. La mise en place de plusieurs ententes politiques et économiques qui transforment la conduite normative et institutionnelle des relations interétatiques régionales et internationales ne montre pas seulement la capacité de l’anase à transformer qualitativement l’environnement international, elle édifie également des paramètres d’action structurant les perceptions, préférences et intérêts des États membres[20].

Dès lors, une perspective institutionnaliste fondée sur une ontologie constructiviste tente d’appréhender le rôle de l’anase en Asie de l’Est en fonction de son rôle de médiation en tant que structure intersubjective et institution sociale. La problématique de recherche préconisée se rapporte donc aux perceptions des États membres de l’anase quant aux possibilités et nécessités d’action de l’association, ce qui permet d’évacuer en grande majorité les présomptions associées à d’autres études de cas. Pour ce faire, nous nous intéressons plus particulièrement aux normes collectivement choisies par les États lors de la création de l’anase et à la transformation des intérêts communs. Ainsi, un examen des activités les plus récentes de l’anase permettra de mieux saisir les motivations des États membres, notamment à travers leur réaction à une conjoncture et à des événements internationaux précis[21].

II – Le rôle cardinal de l’anase

Depuis sa création en 1967 jusqu’aux premiers sommets des chefs d’État en 1976, l’anase est apparue comme une institution relativement efficace, encadrant notamment plusieurs rencontres diplomatiques et cycles de négociation. Notons par exemple son rôle en matière de résolution des conflits régionaux. À la suite de l’invasion du Cambodge par le Vietnam en décembre 1978, l’anase joua un rôle clé dans la formation d’une coalition pour un gouvernement démocratique cambodgien[22]. Elle a aussi servi de centre de gravité dans l’élaboration de positions régionales communes avant la tenue de forums internationaux tels l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, et lors de la préparation de négociations commerciales avec le Japon et l’Australie. D’où vient cette volonté de se positionner au centre des initiatives régionales en Asie de l’Est ? La structure normative que représente l’anase est ancrée à même une configuration historique où l’indépendance politique et économique des États membres est primordiale. Graduellement, les perceptions nationales des États membres, notamment des coalitions politiques en place, ont permis d’associer leur succès économique au maintien du rôle central de l’anase dans la région. Ce rôle s’exprime à travers la création d’institutions propageant les normes et pratiques collectives de l’anase, notamment par crainte des États membres d’être subordonnés politiquement et économiquement aux puissances régionales.

A — Les sources du code de conduite de l’anase

Les normes établies par l’anase ne font pas que réglementer les relations interétatiques, elles reproduisent de manière plus substantielle une vision particulière relative aux droits et responsabilités des États sur la scène internationale qui valorise l’indépendance politique et économique[23]. Plus particulièrement, les normes de l’anase constituent une adaptation au contexte de l’Asie de l’Est des principes énoncés lors de la Conférence de Bandung en 1955 où étaient réunis 29 chefs d’État des pays d’Afrique et d’Asie et qui amorça la consolidation du mouvement des pays non-alignés. À l’instar des cinq principes de coexistence pacifique signés en 1954 par le premier ministre indien Jawaharlal Nehru et le premier ministre chinois Chou En-lai, le mouvement des pays non-alignés met de l’avant une vision particulière de la gestion des relations internationales, en privilégiant notamment des éléments spécifiques de la Charte des Nations Unies négligés dans le contexte de la guerre froide. Ces principes furent réitérés à même le communiqué final de la conférence de Bandung, qui insistait sur le principe de non-intervention dans les affaires domestiques des autres États ainsi que sur le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de tous les pays, en plus de proclamer l’égalité raciale et nationale, le droit inconditionnel à une stratégie de défense collective nonobstant les intérêts des grandes puissances, et l’importance des ententes de coopération fondées sur des intérêts mutuels. Tout en reproduisant ces principes, l’anase adopte la forme des délibérations de la conférence de Bandung, où étaient évités les enjeux contentieux, où étaient encouragées les discussions informelles et inclusives et où était privilégiée[24] l’élaboration de compromis et de consensus.

Notons que l’approche développée lors de la conférence de Bandung et que les normes promues par l’anase n’ont pas été instituées dans un vacuum politique et social. Deux séries d’expériences communes expliquent l’émergence de ces positions. Tout d’abord, la grande majorité des chefs qui se sont rencontrés à Bandung proviennent d’États ayant subi une forme quelconque de colonisation. La colonisation est un processus historique partagé par les États ayant subi l’imposition de valeurs étrangères – largement occidentales – sur leur mode de vie indigène et sur la conduite des relations internationales. Dès lors, cette expérience commune des pays victimes de colonisation fertilise le développement d’une position collective s’opposant aux intérêts des puissances occidentales ainsi qu’une conduite des relations internationales centrée sur leurs propres préoccupations. Par ailleurs, plusieurs des chefs politiques réunis à Bandung partageaient une aversion pour les pressions internationales issues du contexte de la guerre froide. Bandung allait ainsi catalyser le ressentiment de plusieurs États qui se percevaient comme de simples pions dans le jeu des superpuissances. Exprimant une volonté de se libérer de cette emprise, cette conférence offrait une vision alternative des relations internationales fondée sur les intérêts et valeurs des États du tiers-monde, notamment sur leur développement économique[25].

Dans cette optique, le code de conduite mis de l’avant par l’anase est une adaptation plus spécifique des principes du mouvement des pays non-alignés, car il se fonde sur des intérêts et une tradition propres aux pays d’Asie du Sud-Est. En réaction à l’approche occidentale des relations internationales, ce code de conduite constitue une alternative articulée autour de trois piliers principaux[26]. Dans un premier temps, le code de conduite de l’anase s’inspire largement du traité d’Amitié et de coopération (tac), signé lors du premier sommet de l’anase à Bali en 1976. Le tac énonce les principes de base régissant les relations et comportements interétatiques des signataires, c’est-à-dire le respect de la souveraineté étatique, l’intégrité territoriale et l’identité nationale des signataires ainsi que l’autonomie politique des États et le règlement pacifique des différends[27]. En pratique, le tac est l’illustration de la manière anase. Il s’agit d’un code informel favorisant dans la conduite des relations interétatiques la discrétion et le pragmatisme, l’utilisation d’opportunités inattendues et de rencontres informelles pour approfondir le cadre de coopération en place, ainsi que le recours au consensus et à un style de négociation évitant la confrontation[28]. En deuxième lieu, ce code de conduite se fonde sur la Zone de paix, liberté et neutralité (zopfan) qui fut l’objet d’une déclaration de la Malaisie lors de la Conférence de Kuala Lumpur en 1971 et qui exprime la volonté des États membres d’obtenir des grandes puissances de la guerre froide une reconnaissance de leur neutralité dans le conflit. Troisièmement, le code de conduite de l’anase repose sur la notion de résilience régionale, telle qu’énoncée par le gouvernement d’Indonésie lors de la Déclaration de Kuala Lumpur en 1977. La résilience régionale exprime la volonté explicite de l’anase de régler les problèmes régionaux indépendamment de toute pression, aide ou intervention extérieures.

Dès lors, les expériences communes des États membres de l’anase sur la scène internationale, que ce soit en termes de colonisation ou de priorité, ont entraîné l’élaboration d’une vision collective et distincte quant à la conduite des relations internationales. Cette vision commune diffère de celle des pays occidentaux à plusieurs niveaux et notamment en ce qui a trait à certaines notions fondamentales dans l’environnement international. Sans nul doute, les membres de l’anase reconnaissent l’importance du rôle joué par les grandes puissances dans la région, mais ils ont tout de même développé leurs propres mécanismes pour influencer la conduite des États, sans toutefois posséder les capacités matérielles normalement nécessaires pour supporter leurs intérêts[29]. En créant de nouvelles normes compatibles avec leurs intérêts, les États plus faibles créent par exemple des institutions sociales qui se distinguent du statu quo des États plus puissants[30]. Les États membres de l’anase utilisent les formes de pouvoir énoncées par Berenice Carroll à leur avantage. Que ce soit par leur pouvoir de normalisation, d’intégration ou de socialisation, ils peuvent stratégiquement mettre à profit leur position précaire sur la scène internationale afin de se maintenir au centre du projet de coopération régionale en Asie de l’Est[31].

B — Les perceptions des coalitions politiques nationales

Pendant les vingt-cinq premières années d’existence de l’anase, la volonté des élites politiques des États membres s’est largement limitée à une coordination régionale dans les domaines sécuritaire et politique montrant peu d’intérêt pour le domaine de la coopération économique. Par contre, la fin de la guerre froide et les nouveaux défis posés par la mondialisation et par l’ouverture des marchés de la rpc ont contribué à un changement de vision de ces élites. L’importance de la dimension économique de l’anase s’est particulièrement accrue depuis la crise financière asiatique de 1997 et 1998, ce qui s’est traduit en une série d’ententes commerciales avec le Japon, la rpc et l’Inde. Il apparaît que l’intérêt des États membres envers la coopération économique provient de compromis nationaux incorporant les exigences néolibérales aux priorités de l’État développemental, compromis qui contribuent aux liens étroits qui se tissent entre la perception du succès économique national et le rôle central de l’anase au sein du projet de coopération régionale d’Asie de l’Est.

La volonté des États membres de l’anase de coopérer économiquement est le résultat d’une série de compromis développés aux niveaux national et régional. Le premier compromis renvoie à une tension entre deux types de coalition coexistant au sein de la grande majorité des États d’Asie du Sud-Est, qui sont en compétition pour le contrôle de la direction des politiques économiques, y compris la politique économique étrangère[32]. La coalition de l’État développemental émerge dans le contexte de la guerre froide et privilégie des interventions étatiques axées sur la stratégie de substitution des importations afin de protéger les secteurs industriels clés et de donner un avantage comparable aux secteurs manufacturiers d’exportation. Cette coalition repose sur une continuité institutionnelle qui permet aux acteurs tels que les bureaucrates, politiciens et gens d’affaires de bénéficier de la protection tarifaire en matière de substitution des importations ainsi que de subventions à l’exportation. Maintenue en place en raison de la légitimité que lui confèrent ses succès et performances économiques, notamment à l’égard de la stabilité et du niveau élevé de prospérité qui en découlent, elle jouit également d’un soutien populaire important au niveau national[33].

La seconde coalition est formée de réformateurs libéraux. Elle se consolide durant les années 1980 en raison des pressions internationales en faveur de la libéralisation économique. Cette coalition privilégie une organisation des relations économiques et de politiques économiques embrassant les objectifs de bon fonctionnement des marchés, de dérégulation et de privatisation. Principalement composée de technocrates éduqués dans les pays occidentaux souvent placés à la tête d’agences gouvernementales en charge de la planification économique, ou employés par des firmes multinationales occidentales cherchant à assurer leur accès aux marchés asiatiques, cette coalition n’encourage pas la formation d’appareils étatiques institutionnellement forts, mais privilégie plutôt la libre circulation des capitaux et des flux commerciaux.

Or, la crise financière asiatique a forcé ces deux coalitions à travailler ensemble et à développer des compromis permettant aux pays d’Asie du Sud-Est de mieux gérer les forces économiques mondiales. Etel Solinger nomme cette convergence la « coalition hybride d’intérêts politiques[34] ». Cette hybridité représente une forme progressive de nationalisme économique en Asie du Sud-Est qui permet d’allier les exigences libérales de la mondialisation économique avec les particularités régionales et les besoins développementaux en fonction de compromis fondés sur la volonté commune des deux coalitions d’améliorer la situation de leur pays. De ce nationalisme économique résulte un ensemble éclectique de politiques économiques et de réformes adaptées au contexte spécifique de l’Asie du Sud-Est[35].

En conséquence de la crise financière asiatique, de telles coalitions hybrides dans la plupart des États d’Asie du Sud-Est existent, ce qui permet une convergence des normes et politiques économiques au sein de l’anase. Pour leur part, les réformateurs libéraux y trouvent la volonté de libéraliser les économies de la région afin de profiter d’avantages économiques tels que les investissements directs étrangers. Quant aux adeptes de l’État développemental, ils peuvent y maintenir une surveillance étatique rigoureuse sur le processus de libéralisation économique. Dans le contexte interne de l’anase, les membres des deux coalitions d’intérêts politiques reconnaissent donc l’importance de collaborer afin d’optimiser les avantages reliés à la mondialisation économique ; et dans son contexte élargi, par exemple dans le cadre de l’apt, ils y trouvent une manière d’influencer la conduite des discussions sur la coopération régionale en Asie de l’Est[36].

Cette convergence de compromis nationaux a permis la formation de trois normes d’économie politique que l’anase met de l’avant dans le développement de liens économiques en Asie de l’Est. Premièrement, le rôle constant d’un gouvernement fort, caractéristique de l’État développemental et préoccupation de toute économie émergente, demeure crucial et central à toute forme de coopération régionale. Deuxièmement, l’héritage en matière de développement se retrouve également dans la promotion de relations symbiotiques entre les gouvernements et les entreprises à même le cadre de coopération élaboré par l’anase. Enfin, la libéralisation économique est devenue une priorité de l’anase afin, par exemple, d’encourager un nombre croissant d’investissements directs étrangers. Bien que plusieurs désaccords existent quant aux mesures spécifiques à mettre de l’avant, ces similarités régionales permettent de reconnaître la nécessité de coopérer au niveau régional.

De telles normes d’économie politique furent plus particulièrement développées à travers la diplomatie informelle. En tant que site d’interactions privilégiées pour les membres des coalitions politiques nationales, la diplomatie informelle leur permet d’influencer le processus décisionnel de l’anase et de mieux définir les préférences et intérêts collectifs. Réunissant les bureaucrates déjà impliqués dans les processus de l’apt et de l’asem, elle s’avère très utile aux processus plus formels en procurant des forums de discussion pour l’échange d’idées et de recommandations relatives aux préoccupations régionales[37]. La diplomatie informelle sert ainsi d’étape cruciale dans la formation de la structure intersubjective dans laquelle s’inscrivent les initiatives régionales. À titre d’exemple, mentionnons le rôle des Instituts d’études stratégiques et internationales de l’anase (iesi-anase), une organisation ombrelle régionale non gouvernementale créée en 1988 et regroupant actuellement neuf instituts de recherche. Par la tenue annuelle de la table ronde de l’Asie-Pacifique, l’iesi-anase permet des échanges régionaux et informels d’experts et stimule le réseautage et la participation réellement multilatérale dans l’élaboration des priorités régionales. Par exemple, les représentants des coalitions nationales ont recommandé, via l’iesi-anase, la création du fra et de l’accord de libre-échange de l’anase ainsi que le renforcement des principes du tac afin d’assurer la stabilité régionale. Ces recommandations incluent l’élaboration d’initiatives économiques et politiques contribuant à créer les conditions régionales les plus propices à la coopération économique et à l’investissement étranger[38].

En ce sens, ces recommandations présentent un volet politique important qui cherche à maintenir la stabilité de l’environnement régional. L’iesi-anase plus a particulièrement facilité les initiatives visant à fournir une plus grande légitimité et un meilleur encadrement politique au processus de régionalisation, notamment avec la formation du Conseil pour la coopération sécuritaire de l’Asie-Pacifique (ccsap) qui sert de support à la tenue des rencontres du fra. Créé en 1991, le ccsap représente plus de 20 États, y compris des délégations européenne et américaine ainsi que des représentants d’organes onusiens. Son objectif principal est la recommandation de diverses mesures politiques donnant plus confiance en le processus régional, notamment en ce qui a trait à des enjeux comme la coopération maritime et le crime transnational[39]. De surcroît, l’iesi-anase a recommandé en 1995 le développement d’un forum régional permettant aux organisations de la société civile de participer au projet de coopération régionale. Cette recommandation est devenue réalité avec la tenue en 2000 de la première Assemblée populaire de l’anase (apa) qui réunissait 300 représentants d’organisations de la société civile afin qu’ils contribuent à l’élaboration des priorités du quatrième sommet de l’anase[40]. En ce sens, les recommandations de l’iesi-anase sont représentatives de la réflexion des coalitions politiques nationales quant à l’opérationnalisation de cette convergence de compromis entre priorités néolibérales et développementales, y compris les mesures économiques progressives encadrées et soutenues par des processus de légitimation et d’action éminemment politiques.

C — L’anase et la direction institutionnelle en Asie de l’Est

L’anase constitue une structure normative qui, à l’instar des perceptions de ses États membres, propose et initie des projets fondés sur des pratiques collectives reconnues comme la manière anase. L’anase a ainsi développé une crédibilité institutionnelle qui, conjuguée avec une conjoncture économique favorable depuis sa création, a participé à lui conférer un rôle central en Asie de l’Est. Or, le positionnement stratégique de l’anase ne montre pas seulement l’expansion des pratiques chères aux États membres, il s’effectue généralement en réponse à des événements internationaux précis. Il apparaît que cette activité, principalement institutionnelle, de la part de l’anase traduit une crainte de ses États membres d’être subordonnés politiquement et économiquement aux puissances régionales.

La création de l’anase s’est produite à un moment spécifique et unique dans le développement de la région de l’Asie de l’Est et l’association a profité d’une conjoncture économique favorable pour renforcer stratégiquement sa position dans cette région. En effet, l’anase fut créée lors d’une période de forte croissance économique régionale, soutenue par un nombre important d’investissements américains. Ancrée dans le contexte de la guerre froide, l’anase se consolida rapidement en raison de son rôle diplomatique dans la réduction des tensions conflictuelles présentes dans les années 1960 et 1970 en Asie de l’Est[41]. Vers la fin des années 1980, lors de la création du Forum de coopération économique pour l’Asie-Pacifique (ceap), l’anase profitait d’une seconde période de forte croissance économique qui ne s’expliquait plus seulement par les investissements américains, mais aussi par l’afflux d’investissements directs étrangers en provenance du Japon, de Taïwan, de Hong Kong et de la Corée du Sud. Notons plus particulièrement que lors de la formation de la ceap, plusieurs demandes et préoccupations des États membres de l’anase ont été incorporées à la constitution de la nouvelle organisation créée lors de la rencontre interministérielle de Canberra (Australie) en 1989 et où étaient représentées les économies les plus puissantes de la région Asie-Pacifique, dont l’Australie, le Canada, les États-Unis, le Japon et la Nouvelle-Zélande. Avec l’arrivée de la ceap, plusieurs États membres de l’anase ont exprimé la crainte que la ceap ne devienne plus importante qu’elle. À l’époque, les membres de la ceap non associés à l’anase ne voulaient pas s’aliéner les gouvernements membres d’une anase empreinte d’un dynamisme économique à la fois considérable et indépendant des investissements américains. Ils acceptèrent donc qu’un État membre de l’anase soit l’hôte, tous les deux ans, des rencontres de la ceap. Étant donné que l’ordre du jour de ces réunions est largement déterminé par l’hôte, les membres de l’anase y ont gagné la capacité d’influencer directement la direction et les priorités de la ceap en fonction de leurs propres intérêts.

La crédibilité institutionnelle et normative de l’anase lui permet de bénéficier d’un rôle régional reconnu, ce qui nécessite des repositionnements stratégiques constants et une capacité d’adaptation institutionnelle. À titre d’exemple, il convient de considérer la réponse de l’anase à l’intérêt qu’exprimait l’Union européenne de formaliser ses relations avec les États membres de l’association et qui s’est matérialisé par la création des réunions Asie/Europe (asem) en 1995. Pour les États membres de l’Union européenne qui cherchaient le développement de liens économiques dans la région d’Asie de l’Est, il apparaît plus logique de traiter avec l’anase qu’avec un forum comme la ceap, car le succès de celle-ci dépend généralement de l’anase. De son côté, l’anase a fait preuve de repositionnement stratégique en invitant le Japon, la rpc ainsi que la Corée du Sud aux forums de l’asem à partir de 1996. Bien que l’élaboration d’une position asiatique commune sur divers enjeux a été la ligne officielle justifiant cette invitation, elle peut néanmoins se comprendre comme une action stratégique de la part de l’anase qui, en incorporant les intérêts et la position des grandes puissances régionales, évite d’être exclue d’éventuelles relations directes entre l’Union européenne et ces grandes puissances.

En ce sens, le positionnement stratégique et les développements institutionnels de l’anase correspondent plus spécifiquement à une réponse de ses États membres à des événements internationaux précis tout en traduisant la crainte d’une certaine subordination politique et économique. La création du sommet informel des chefs de l’anase plus trois (apt), formalisé depuis le sommet de Kuala Lumpur en 1997, permet par exemple à l’anase de maintenir un rôle institutionnel central dans la région tout en s’ouvrant aux intérêts des puissances régionales et en conservant le contrôle institutionnel du processus politique. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la formation de l’apt en tant que cadre de coopération régionale concorde avec la crise financière asiatique qui secoua la région en 1997 et 1998. Le mauvais diagnostic effectué alors par le Fonds monétaire international (fmi) et les États-Unis ainsi que l’imposition de mesures correctives inadéquates, en Thaïlande et en Indonésie par exemple, provoquèrent un fort ressentiment chez les chefs politiques et économiques de la région envers les interventions étrangères, ressentiment qui fut amplifié par la désapprobation par le gouvernement américain de la création d’un fonds monétaire proprement asiatique. Cela entraîna l’exclusion des puissances occidentales de la région Asie-Pacifique du processus de l’apt[42]. Cela montre aussi à quel point l’apt se veut une tentative régionale de développer des solutions adaptées aux vulnérabilités communes des États d’Asie de l’Est, loin des normes des puissances occidentales[43]. Elle met entre autres en lumière la prise de conscience par les chefs politiques et économiques de la région que le succès économique de l’Asie du Nord-Est et celui de l’Asie du Sud-Est sont intrinsèquement liés[44]. Sous l’égide de l’anase, l’apt ne représente donc pas simplement, ni une réponse à la crise financière asiatique, ni l’application des normes de cette association à la grandeur de l’Asie de l’Est, elle reflète de surcroît sa capacité institutionnelle à inclure et à exclure certains acteurs qui peuvent contribuer à sa subordination politique.

La crainte de la subordination des États membres de l’anase n’est pas seulement politique. Elle présente aussi une dimension économique considérable qui motive plusieurs initiatives et projets de consolidation financière et commerciale. Dans la déclaration de son neuvième sommet en 2003 et avec la signature de l’accord Bali Concorde II, l’anase s’engage à créer la Communauté de l’anase d’ici 2020. La Communauté de l’anase repose sur trois projets de coopération régionale distincts, dont le volet économique se veut le pendant de l’émergence des marchés de la rpc et de l’Inde. Répondant à l’une des préoccupations actuelles les plus importantes, la formation de la Communauté économique de l’anase vise à offrir un site d’investissement pour les firmes multinationales qui cherchent à diversifier leurs activités en Asie de l’Est. Elle se veut une entente fonctionnelle réglant des problèmes pratiques spécifiques en établissant un mécanisme de règlement des différends commerciaux plus efficace, en harmonisant des tarifs et en assurant un mouvement plus libre des capitaux et de la main-d’oeuvre qualifiée[45]. Le second pilier de la Communauté de l’anase concerne la sécurité et a pour objectif d’assurer la paix et la stabilité régionales par l’élaboration de diverses mesures novatrices dont certaines pour contrer le terrorisme, le trafic transnational de stupéfiants et le trafic humain. Le troisième pilier, soit la Communauté socioculturelle de l’anase, préconise notamment des programmes d’amélioration technologique et éducationnelle et aborde des problèmes régionaux précis en matière de santé publique, de dégradation environnementale et de croissance démographique[46].

Cette volonté de créer une Communauté de l’anase constitue une action stratégique de la part des États membres qui cherchent notamment à consolider leurs ententes intrarégionales avant la renégociation des accords de libre-échange bilatéraux avec la Corée du Sud, l’Inde, le Japon et la rpc. La Communauté économique de l’anase constitue plus particulièrement un mécanisme crucial pour le maintien du rôle cardinal de l’association dans la formation d’un éventuel accord de libre-échange englobant toute l’Asie de l’Est et le lancement de toute initiative économique régionale plus importante[47]. Tel que suggéré formellement par le Groupe de vision de l’Asie de l’Est en 1997 à l’apt, il faut souligner la volonté dans les dernières années de consolider une Communauté d’Asie de l’Est qui, quoique reconnaissant le rôle central de l’anase dans la région, catalyse la crainte des États membres de l’anase d’une éventuelle subordination politique et économique, notamment en raison de l’intérêt tout particulier que le Japon exprime pour le projet[48]. L’anase cherche donc à consolider les liens intrarégionaux et à faciliter le développement de sa Communauté économique avant l’édification de la Communauté d’Asie de l’Est. C’est pourquoi l’anase évalue actuellement la possibilité de créer une charte qui lui servirait de constitution et lui procurerait les mécanismes légaux et formels afin de gérer les problèmes transnationaux tout en lui permettant de s’imposer comme acteur régional majeur dans des délais plus rapides. Cette charte, envisagée officiellement depuis le onzième sommet de l’anase en décembre 2005, pourrait pallier les lacunes de la manière anase en définissant plus clairement les objectifs communs de la coopération économique régionale[49].

Conclusion

Malgré leur manque de ressources matérielles, les États membres de l’anase se maintiennent au coeur des initiatives de coopération régionale en Asie de l’Est sur la base, notamment, de l’association étroite qui s’est développée au sein des coalitions politiques des États membres entre l’objectif du succès économique national et la nécessité de participer aux initiatives régionales. Par le biais d’une perspective institutionnaliste fondée sur une ontologie constructiviste, il nous apparaît que l’anase constitue une structure intersubjective qui influence la conduite de ses États membres tout en contribuant à identifier leurs préférences et intérêts. L’anase est une structure normative provenant d’une configuration historique spécifique fondée sur les principes d’indépendance politique et économique. Elle a évolué à travers les perceptions des coalitions politiques de ses États membres qui ont associé ces principes d’indépendance à leur succès économique national et qui les ont mis en oeuvre en mettant en place leurs propres normes et pratiques institutionnelles à l’échelle régionale. Ainsi, ces normes sont disséminées lors de la tenue de rencontres régionales informelles et de forums plus formels qui regroupent des États de la région entière, tels que l’apt et la ceap, où les intérêts de l’anase demeurent un élément clé. Bien que, pour l’instant, les puissances régionales ont un intérêt significatif à maintenir des relations harmonieuses avec les États membres de l’anase, il n’en reste pas moins que les orientations de l’anase laissent transparaître une crainte envers les actions posées par les grandes puissances régionales. Ainsi, l’anase cherche à travers ses activités et initiatives à inclure les préoccupations de ces grandes puissances, ce qui peut permettre une modification normative des intérêts de celles-ci ou du moins de leur manière d’agir sur la scène régionale. C’est dans cette optique que l’analogie du secrétaire général de l’anase qui comparait le rôle de cette association à Frodon du Seigneur des anneaux, incite à élargir notre conception du pouvoir pour prendre en compte la manière avec laquelle le régionalisme en Asie de l’Est évolue. En effet, l’anase a maintes fois démontré qu’elle possède un rôle clé dans ce projet régional et que, malgré son manque de pouvoir traditionnel, elle utilise les dimensions institutionnelle et normative de ce régionalisme pour demeurer au centre de ses développements. Tout comme Frodon, l’anase reste profondément marquée par une crainte d’être dominée par les plus forts, ce qui, au lieu d’entraîner une paralysie d’action, canalise la capacité d’innovation stratégique d’États traditionnellement plus faibles.