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Cet ouvrage collectif offre des éclairages précieux pour comprendre les débats en cours qui semblent annoncer un tournant majeur de l’économie du développement. Parmi les changements de paradigmes que cette discipline a connus depuis son apparition dans les années 1950, celui des années 1980 est caractérisé par l’abandon du rôle central de l’État au profit des forces du marché, issu de ce qu’on appelle le consensus de Washington, qui réunit le Fonds monétaire international (fmi), la Banque mondiale et le Trésor américain. En même temps, sur le plan théorique, la démarche pluridisciplinaire de la vieille économie du développement cédait la place à la méthode d’optimisation du courant néoclassique. Ce tournant, qualifié par certains de contre-révolution, a fait l’objet de plusieurs ouvrages, parmi lesquels figurent Les pionniers du développement, (Gerald M. Meier et Dudley Seers (dir.), Économica, Paris, 1988), avec l’appui de la Banque mondiale ainsi que celui d’Albert O. Hirschman, l’un des pères fondateurs de la discipline, qui expliquait les raisons de la « grandeur et décadence de l’économie du développement » (A.O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1984). Toutefois, les certitudes du consensus de Washington ont été ébranlées à partir des années 1990 sous les coups des crises récurrentes observées dans différents pays en développement qui suivaient pourtant les orientations suggérées par le fmi et la Banque mondiale. Les critiques les plus virulentes sont venues de l’intérieur de ces institutions, en la personne de Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, après sa démission de son poste d’économiste en chef et de vice-président de la Banque mondiale (voir par exemple, La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002).

Cette remise en cause du consensus de Washington conduit à se demander si l’économie du développement issue du tournant du début des années 1980 serait reléguée au rang d’ancienne et si nous ne serions pas en train d’assister à l’émergence d’une nouvelle économie du développement. Dans ce cas-là, s’agirait-il d’un retour de la vieille économie du développement ? À ces interrogations, les contributions qui figurent dans cet ouvrage collectif fournissent des réponses nuancées. Tout en prenant acte de l’émergence d’une nouvelle économie du développement, elles portent un regard critique sur celle-ci. Les analyses permettent de situer le lecteur par rapport aux gestations en cours, en indiquant les lignes de rupture et de continuité de cette nouvelle économie du développement non seulement par rapport à l’ancienne qui a inspiré le consensus de Washington, mais aussi par rapport à la vieille économie du développement. Aussi, s’il est possible de parler d’un modèle post consensus de Washington, cela n’implique pas pour autant la réhabilitation de la vieille économie du développement.

Les quatorze contributions de l’ouvrage peuvent être classées en deux catégories. Tout d’abord, celles qui abordent les lignes de continuité et de rupture de la nouvelle économie du développement par rapport à l’ancienne et à la vieille dans une perspective globale, comme The New Development Economics (chap. 1), From Washington Consensus to Post-Washington Consensus. Illusions of Development (chap. 2), New Growth Theory. More Problem than Solution (chap. 4), The Developmental State and the Political Economy of Development (chap. 6) et Pioneers of Economic History (chap. 14). Ensuite, toujours dans le cadre d’une vision critique de la nouvelle économie du développement, le lecteur découvre les contributions dans des domaines plus spécifiques, comme l’ouverture commerciale (chap. 3), le système financier (chap. 5), la technologie (chap. 7), les privatisations (chap. 8), le capital humain (chap. 9), le capital social (chap. 10), la corruption (chap. 11), l’agriculture (chap. 12) et la géographie (chap. 13).

Les contributions, qui s’inscrivent dans le cadre d’une perspective globale, soulignent tout d’abord l’appropriation du langage et des idées de la vieille économie du développement par la nouvelle. Mais cette appropriation se limite à une rhétorique dans la mesure où les arguments des structuralistes et des radicaux sont interprétés au sein d’un raisonnement microéconomique néoclassique dans la lignée du courant dominant. Les imperfections du marché sont analysées dans une perspective néoclassique, alors que les théoriciens de la vieille école n’hésitaient pas à recourir à une approche pluridisciplinaire. Par exemple, Joseph Stiglitz, critique le plus en vue du Consensus de Washington, semble revendiquer une compatibilité totale entre l’approche néoclassique fondée sur l’individualisme méthodologique et le courant structuraliste de la vieille économie du développement qui raisonne dans une perspective holiste. Finalement, si la nouvelle économie du développement se rapproche de la vieille par le biais de l’argument des imperfections du marché, elle ne la réhabilite pas pour autant, car elle présente à bien des égards des continuités avec l’ancienne, notamment sur le plan méthodologique. La nouvelle économie du développement maintient un raisonnement en termes d’optimisation, en faisant abstraction des contextes sociaux et historiques ; ce qui non seulement limite la portée des idées émises par les approches structuralistes et la contribution des autres sciences sociales, mais encore réduit le champ des critiques qui peuvent être formulées à l’égard de la Banque mondiale et du fmi dans le cadre des imperfections du marché.

Selon les auteurs, cette appropriation des idées de la vieille école offre finalement aux institutions du consensus de Washington l’occasion d’adopter le langage Stiglitz et d’étendre leurs analyses dans les domaines hors-marché pour travailler sur les thèmes comme la bonne gouvernance, le capital social etc., mais toujours dans la lignée néoclassique et pour aboutir de surcroît à des conclusions en conformité avec les orientations idéologiques du consensus de Washington. Dans la plupart des études, la démarche consiste à intégrer dans une partie introductive les dimensions sociales et historiques des phénomènes. Mais les conclusions sont tirées à partir d’un travail économétrique effectué suivant des hypothèses néoclassiques souvent simplistes et discutables. Par exemple la libéralisation du commerce extérieur est présentée comme un facteur réduisant la pauvreté, ignorant par-là la complexité des interactions entre les deux variables (chap. 3) ; de même que la pauvreté est étudiée par le fmi dans le cadre d’une hypothèse de plein emploi (chap. 5). On retrouve les mêmes méthodes à propos des interventions publiques et des privatisations (chap. 6 et 7). D’une manière générale, les démarches adoptées par les économistes de ces institutions tentent d’établir, selon la vieille école de la politique économique de J. Tinbergen, un lien entre les instruments X et les objectifs Y à atteindre. À titre d’illustration, l’un des auteurs cite une étude de la Banque mondiale qui intègre le capital social dans l’analyse et qui finit par recommander de mener de bonnes politiques macroéconomiques, d’engager des réformes structurelles et de modifier le système d’incitation des individus, dans la lutte contre la propagation du virus du sida ! La complexité de l’épidémie et la diversité des options dans le choix des mesures à prendre sont réduites à une régression qui fait que la solution suggérée par le consensus de Washington devient alors le traitement approprié.

Le lecteur trouvera dans cet ouvrage de précieux éléments pour comprendre la portée des ruptures opérées lors des dernières années, notamment de la part d’auteurs critiques du consensus de Washington comme Stiglitz, et pour les relativiser par rapport aux méthodes des pères fondateurs de l’économie du développement. La richesse et la complexité des analyses qui y sont présentées ne les empêchent cependant pas de s’adresser à un public relativement large, allant des chercheurs aux étudiants en fin d’études intéressés par le sujet du consensus de Washington.