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Jane M.O. Sharp était chercheure au sipri (Stockholm International Peace Research Institute) entre 1987 et 1991, en charge des questions de désarmement conventionnel et, à ce titre, l’un des témoins privilégiés du passage des négociations mbfr (Mutual Balance Forces Reduction) à celles qui aboutirent au traité sur les Forces armées en Europe, plus connu sous l’acronyme fce, pour traité sur les Forces conventionnelles en Europe. Le livre de Sharp met fin à une curiosité. Bien qu’étant souvent vanté comme étant « la pierre angulaire de la sécurité européenne », le traité fce, paradoxalement, n’a jamais stimulé d’effervescence intellectuelle notable. Excepté l’ouvrage, un peu ancien, de Richard Falkenrath (Shaping Europe’s Military Order. The Origins and Consequences of the cfe Treaty, Cambridge, mit Press, csia, 1995) aucune autre étude n’a jamais étudié de façon aussi exhaustive la question du traité fce.

La première partie, Background to the Formal cfe Negociation replace, dans le contexte de la guerre froide, les motivations de l’otan et du pacte de Varsovie dans leur diplomatie du désarmement conventionnel. Au moment où la stratégie de la riposte graduée était adoptée, le recours en premier aux armes nucléaires était jugé nécessaire pour garantir la sécurité des alliés occidentaux, face à l’imposant appareil militaire du pacte de Varsovie, et il ne pouvait être question de se priver de cet atout avant que le déséquilibre des forces classiques soit corrigé, d’où l’intérêt porté, à l’ouest, aux négociations sur le désarmement conventionnel entre les deux alliances. L’auteur souligne, toutefois, que si les négociations mbfr amorcées en 1968 furent laborieuses, c’est parce que les deux parties poursuivaient des objectifs diamétralement opposés : alors que l’otan estimait que le rapport des forces était favorable au camp socialiste et exigeait donc des réductions asymétriques, le pacte de Varsovie, à l’inverse, considérait que les deux plateaux de la balance militaire s’équilibraient et qu’il fallait donc procéder à des réductions proportionnelles. Les pourparlers furent, par la suite, facilités par la politique ambitieuse en matière de maîtrise des armements et de désarmement de l’urss, menée sous l’impulsion de Michaël Gorbatchev. Dans la deuxième partie, Negociating the Treaty and Assessing its Impact, Jane M.O. Sharp montre que dans la vingtaine de mois qui sépara le début des négociations (mars 1989) à la conclusion du traité (novembre 1990), les négociateurs parvinrent à plusieurs compromis, notamment sur la zone d’application et surtout sur la nature et le format des armes concernées. Il fut finalement convenu que tous les équipements limités par le traité (elt) qui s’avèreraient en excédent devaient être détruits, déclassés ou transformés pour passer dans des catégories de matériels non soumis à limitation. Ces règles furent complétées par des mesures d’accompagnement, notamment des échanges d’informations et des mesures de vérification. Chaque État-partie était tenu de participer à des échanges réguliers et détaillés de données sur ses elt et de réduire ses matériels en excédent par rapport aux plafonds fixés. Le système de vérification était très intrusif dans la mesure où tous les États devaient autoriser des inspections de délégations de l’autre groupe d’États. La zone d’application du traité fut divisée en sous-zones. Afin de minimiser la concentration des armes conventionnelles dans ces zones, des plafonds furent fixés pour la quantité d’armements conventionnels pouvant être détenus par les deux groupes d’États, dans l’une quelconque des sous-zones. Il existait quatre zones, incluant grosso modo autant de pays appartenant au groupe Est qu’au groupe Ouest. Les zones étaient emboîtées de façon à ce qu’il y ait une symétrie des forces, de part et d’autre de la limite séparant les États du groupe Est et du groupe Ouest. Or, c’est justement le problème de la répartition des elt entre l’Est et l’Ouest qui allait surgir avec la réunification allemande et la dissolution du pacte de Varsovie suivie de celle de l’urss. Ainsi, dans la troisième partie, Ratification Problems, l’auteur détaille tous les problèmes politico-juridiques survenus à un moment où l’une des deux parties essentielles au traité, en l’occurrence le pacte de Varsovie, disparaissait, et où d’autre part Moscou essayait de contourner certaines obligations du traité devant être appliquées avant sa ratification. Dans la quatrième partie, Implementation, c’est le différend le plus saillant entre la Russie et l’otan qui est décrit, celui de la question des flancs. Bien que non-inscrite en tant que telle dans le traité, l’expression zone des flancs fut utilisée dès le début pour qualifier la cinquième zone issue de l’article v dont les dispositions fixaient des sous-plafonds d’elt terrestres en unités d’active, principalement dans le Caucase. Or, les Russes cherchèrent à suspendre ces limites quantitatives car Moscou voyait désormais dans le Caucase une région instable, belliqueuse et surtout dangereuse pour ses frontières méridionales. D’ailleurs, lors de leurs interventions en Tchétchénie, les Russes allaient faire fi des dispositions de l’article v qui limitaient leurs possibilités de déploiement de forces militaires. Enfin, dans la cinquième partie, The Need for Treaty Revisions, l’auteur analyse le processus d’adaptation du traité à partir de l’accord des flancs jusqu’au traité fce adapté, signé en novembre 1999 à Istanbul. Chacun des pays, avec ce nouveau traité, se voit affecter un plafond national qui limite le nombre d’équipements que l’État peut détenir dans la zone d’application et un plafond territorial qui limite, quant à lui, le nombre d’équipements terrestres que l’on peut déployer sur le territoire de l’État, quelle que soit leur origine. L’application de ce nouveau traité fce (dont la différence fondamentale avec l’ancien est son absence de référence à l’un quelconque des blocs) est pour l’instant dépendante du respect par les Russes de la règle des flancs, issue de l’ancien traité. Jane M.O. Sharp rappelle ainsi que cette condition est donc préalable à toute ratification, par les Occidentaux, du traité adapté.

En définitive, si l’ouvrage de Sharp éclaire utilement sur le rôle du désarmement conventionnel dans la sécurité européenne, on regrettera, néanmoins, que l’auteur n’ait pas répondu plus clairement à la question sous-jacente à son ouvrage : pourquoi la Russie n’a-t-elle pas quitté le traité fce ? Après tout, conçu à une époque charnière, le traité fce avait vocation à s’appliquer à un moment où le pacte de Varsovie et l’urss existaient encore. Il répondait aux intérêts de deux Alliances ennemies. Néanmoins, les bouleversements géopolitiques issus de l’effondrement du bloc de l’Est, puis de l’implosion de l’Union soviétique, ne pouvaient être sans conséquences sur l’application du traité. En fait, celle-ci se heurta à deux difficultés majeures, soulevées par la Russie : d’une part, la question de la règle des flancs et, d’autre part, une connexion plus générale portant sur l’équilibre du traité, lié à la perspective de l’intégration des anciens pays satellites dans l’otan. Ces difficultés s’inscrivaient dans les deux problématiques les plus importantes aux yeux de la Russie : sa politique de sécurité dans le Caucase et la question de l’élargissement de l’Alliance atlantique. Or, en dépit d’un discours régulièrement très acerbe contre le traité fce, Moscou n’a jamais amorcé un quelconque retrait, les Russes estimant probablement qu’il était davantage dans leur intérêt de conserver un levier sur l’otan qui ne cesse de s’élargir.

Six ans après sa conclusion, l’entrée en vigueur du traité adapté est toujours à la merci des engagements russes de retenue dans le Caucase, notamment du retrait de ses elt de Moldavie et de Géorgie. Bien qu’elle estime que les chances que la Russie les respecte sont infimes, Jane M.O. Sharp conclut sur un ton résolument optimiste en soulignant, avec raison, les vertus indirectes du traité fce, la première d’entre elles étant son rôle de mesure de confiance entre la Russie et l’Alliance atlantique.