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Le système juridique international contemporain a pour mission première de maintenir la paix et la sécurité internationales. Le territoire étatique et les frontières internationales, au coeur même de ce système international centré sur l’État, posent cependant l’un des plus grands défis à la mission stabilisatrice du droit international. C’est que les différends territoriaux et les querelles frontalières ont souvent été par le passé, et sont encore aujourd’hui, source de tensions et même de conflits. Ainsi, toute étude, comme l’ouvrage de Georges Labrecque, qui tente de mieux comprendre les mécanismes et ainsi de promouvoir le règlement pacifique des différends territoriaux, contribue à la réalisation de cet objectif de paix et de stabilité.

Avocat au Barreau du Québec et titulaire d’un doctorat de géographie de l’Université Laval, Georges Labrecque enseigne le droit international public et la géographie politique au Collège militaire royal du Canada. Auteur de plusieurs articles publiés au Canada et en Europe sur la délimitation frontalière, il a également publié chez L’Harmattan, en 2004, la deuxième édition de son ouvrage Les frontières maritimes internationales. Étude géopolitique et juridique du tracé des frontières maritimes, par le biais de l’analyse des litiges réglés, l’ouvrage répertorie, décrit, compare et classifie chacune des frontières maritimes internationales délimitées. Cet essai de classification, en raison de son exhaustivité et de sa rigueur, est devenu un outil de référence indispensable pour quiconque s’intéresse au droit de la mer.

Le récent ouvrage du professeur Labrecque, Les différends territoriaux en Afrique, présente les mêmes qualités. L’ouvrage n’est pas simplement une analyse approfondie de jurisprudences africaines en matière territoriale ; il s’agit d’une étude des multiples règles, principes et facteurs juridiques qui influencent la détermination et la délimitation des frontières étatiques.

Cet ouvrage n’est pas le premier à se pencher sur la question des frontières africaines, de leur tracé, des différends qui ont pu en résulter, des modes de gestion de ces conflits. Mentionnons ainsi le classique Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique (Michel Foucher), ouvrage incontournable sur la genèse des frontières du monde, avec une partie substantielle sur l’Afrique ; Des frontières en Afrique du xiie au xxe siècle (Christophe Wondji) ; Frontières plurielles, frontières conflictuelles en Afrique subsaharienne (Colette Dubois, Marc Michel et Pierre Soumille) ; Le Cameroun et ses frontières, une dynamique géopolitique (André-Hubert Onana Mfege). Si l’on relève aussi de très nombreux articles sur cette thématique des différends territoriaux et frontaliers en Afrique, l’ouvrage de M. Labrecque constitue cependant une contribution intéressante car peu d’ouvrages se penchent spécifiquement sur la question du règlement des conflits territoriaux sur ce continent, dans une perspective comparée qui plus est.

L’objectif de l’ouvrage est double : vérifier si, et dans quelle mesure, les affaires africaines ont contribué à enrichir le droit international, notamment en matière d’acquisition du territoire, d’autodétermination et de délimitation ; ensuite, examiner si le règlement juridictionnel des différends s’est avéré un mode efficace de règlement des différends territoriaux dans le contexte africain. Le choix de l’Afrique comme région d’étude est amplement justifié puisqu’il s’agit du continent où l’on observe le plus grand nombre de conflits strictement frontaliers réglés par la voie judiciaire ou arbitrale.

Pour atteindre ce double objectif, Labrecque procède à une étude jurisprudentielle minutieuse de treize décisions qui s’échelonnent de 1950 jusqu’au récent arrêt de la Cour internationale de Justice en 2002 dans l’affaire Cameroun c. Nigeria. L’ouvrage ne se borne pas simplement à examiner les différends portant sur des conflits territoriaux terrestres, mais inclut aussi des affaires concernant l’occupation d’un territoire par une puissance étrangère de même que des conflits territoriaux maritimes. De plus, l’analyse des décisions est complétée et enrichie par une évaluation du contexte géopolitique et des considérations d’ordre culturel, économique, politique, idéologique et stratégique propres à chaque affaire.

L’auteur, bien que principalement intéressé par le mode juridictionnel de règlement des différends, présente et analyse également les nombreux autres moyens consacrés par le droit international, tels que la négociation, l’enquête, la médiation, la conciliation et l’arbitrage. Il met en lumière non seulement la capacité mais aussi l’à-propos de l’action concertée entre ces divers mécanismes dans la recherche de solutions aux litiges.

L’auteur identifie et discute aussi des grands concepts et règles de droit international qui ont influencé et qui influencent toujours la détermination des frontières en Afrique. Des concepts clés comme ceux d’occupation effective, de zone d’influence, de protectorat, de mandat, de tutelle, de cession, d’intégrité territoriale, de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, d’uti possidetis, sont intégrés dans l’analyse.

Labrecque se propose donc d’aborder de façon globale la question du règlement des différends territoriaux en Afrique, selon une approche juridique. L’ouvrage présente ainsi un intérêt certain pour le juriste, mais aussi pour le géographe, l’historien, le politicologue et l’économiste.

L’ouvrage est divisé en quatre parties, ce qui permet à l’auteur de retenir deux critères importants : le domaine et la chronologie. Dans la première partie, l’auteur examine des affaires qui concernent non pas des questions de frontières mais bien l’occupation d’un territoire par une puissance étrangère (l’Afrique du Sud en Namibie, le Royaume-Uni au Cameroun Septentrional et le Maroc au Sahara occidental). La deuxième partie est consacrée aux décisions concernant la délimitation maritime rendues par la cij ou un tribunal d’arbitrage (la frontière Libye/Tunisie, la frontière Libye/Malte, la frontière Guinée/Guinée-Bissau, la frontière Guinée-Bissau/Sénégal et la frontière Érythrée/Yémen). L’auteur choisit de traiter de ce type de délimitation avant la délimitation terrestre afin de privilégier l’approche chronologique.

La troisième partie de l’ouvrage regroupe les affaires de délimitation exclusivement terrestre (la frontière Burkina Faso/Mali, la frontière Libye/Tchad, la frontière Botswana/Namibie et la frontière Érythrée/Éthiopie). La quatrième et dernière partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse de la délimitation Cameroun/Nigeria. Parmi les raisons qui expliquent qu’un chapitre entier lui soit réservé, l’auteur cite le fait qu’elle soit « non seulement la plus récente de toutes les affaires de délimitation décidées en Afrique, mais aussi la plus complexe dans la mesure où l’arrêt procède à une division à la fois lacustre, terrestre et maritime ». De plus, la cij y aborde des questions fondamentales de droit international, notamment la question de savoir si l’État a une responsabilité envers sa population.

En conclusion générale, l’auteur analyse brièvement, à la lumière des autres décisions rendues dans les affaires africaines, deux autres cas dans lesquels une décision n’était pas encore rendue au début de juillet 2005 : l’affaire Bénin/Niger et l’affaire Gabon/Guinée Équatoriale. L’ouvrage est illustré par de rares cartes, une chronologie des principaux événements qui ont marqué le continent africain et une bibliographie détaillée.

On peut regretter quelques aspects de cet ouvrage, notamment la pauvreté en cartes, aspect d’autant plus regrettable qu’il s’agit de différends territoriaux et frontaliers et que l’auteur est lui-même géographe. On regrette aussi la faiblesse de la dimension politique dans les analyses ; certes, tel n’était pas l’objectif de l’auteur, mais trop se limiter aux seuls aspects juridiques tend à alimenter l’idée que le droit international et son application dans les règlements judiciaires sont autonomes face aux rapports de force politiques, une illusion dénoncée depuis longtemps déjà tant par les juristes eux-mêmes que par les géographes et les politologues. D’un point de vue formel, la succession d’études de cas, sans conclusion intermédiaire, peut sembler un peu aride avant que n’arrive la conclusion qui permettra la synthèse de ce tour d’horizon non exhaustif mais représentatif de plusieurs aspects majeurs des litiges territoriaux africains.

Cependant, on ne peut douter du sérieux de la démarche de l’auteur, de sa rigueur d’analyse et de sa compétence. L’ouvrage, de ce fait, constitue un apport important comme référence sur ce thème. Rapporter l’opinion de juges africains, amenés parfois à statuer sur des litiges portant sur des frontières héritées, tracées par les Occidentaux selon des logiques souvent extérieures à la région, présente un réel intérêt.