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À la lecture du titre de ce volume, on peut se demander si pareil ouvrage présente un intérêt pour quelqu’un de non militaire. Les travaux qui sont rassemblés dans ce volume sont ceux du personnel et des étudiants du nouveau Collège des Forces armées canadiennes, fondé à Toronto en 2002. Leur but commun est, d’une part, de contribuer à l’éducation professionnelle des membres des forces armées du Canada, ainsi qu’à celle d’autres militaires de carrière ; et d’autre part, de stimuler l’intérêt des milieux universitaires. Comme toujours, bien que cette étude ait été préparée pour le Département de la défense nationale, les perspectives exprimées par les auteurs n’appartiennent qu’à eux. Ce volume se donnait comme double objectif d’intéresser les militaires canadiens et ceux qui travaillent avec eux, militaires ou pas, canadiens ou pas. Pour ce qui est du second, rien n’est moins sûr.

Deux parties composent le recueil d’essais. La première vise à fournir au lecteur le contexte nécessaire pour comprendre comment l’art opérationnel canadien s’est transformé depuis ses racines européennes et américaines, et pourquoi il a évolué de la sorte. Ce contexte est également essentiel à la compréhension des concepts et à l’analyse de la mutation des Forces armées canadiennes. La première étude de cette première partie survole, dans une perspective canadienne, l’évolution de l’art opérationnel. Dans un deuxième temps, Howard Coombs analyse l’évolution de la pensée opérationnelle au Canada. En troisième lieu, Gordon Peskett présente un nouveau modèle graphique des niveaux de guerre, modèle qui recouvre le spectre complet des opérations militaires possibles au 21e siècle. Une étude de Daniel Gosselin sur le contexte nécessaire à la compréhension de l’art opérationnel au Canada clôture la première moitié du volume. Il y décrit tensions et conflits entre, d’une part, les différents concepts d’unification possible, et, d’autre part, les éléments qui en forment les distinctions évidentes et ce, au cours des cinquante dernières années.

La seconde partie du volume met en relief divers concepts de l’art opérationnel. Ces concepts peuvent parfois entrer en conflit, même s’ils sont tous développés par des officiers de l’état-major canadien. Ils sont ici présentés dans le but de stimuler les discussions qui entourent les caractéristiques canadiennes des fonctions militaires, la Canadian way of war. Ces caractéristiques sont d’intérêt croissant pour deux raisons : d’une part les changements importants tant en politique étrangère qu’en matière de défense nationale ces dernières années, et d’autre part la transformation des Forces armées canadiennes.

La seconde moitié du volume est beaucoup plus théorique. On y présente ici un nombre important de concepts liés à une interprétation spécifiquement canadienne de l’art opérationnel, et ce dans plusieurs buts : pour les partager avec un auditoire élargi ; pour donner au lecteur un aperçu de l’évolution intellectuelle de l’art opérationnel dans les Forces armées canadiennes ; et pour souligner les différends entre les auteurs actuels et leurs prédécesseurs au Collège. Les auteurs sont tous des officiers de l’état-major canadien qui possèdent une expérience élargie du commandement, et les essais sont le fruit de leur séjour au Collège des forces armées.

Le premier essai, par John Dewar, cherche à montrer que, dès les débuts du Collège, on était déjà conscient de certains problèmes de conceptualisation de l’art opérationnel au Canada. Plusieurs idées de Dewar sont encore pertinentes à la transformation des Forces armées canadiennes. La seconde étude, dont l’auteur est Gerald Pratt, illustre à quel point il est difficile d’adopter une doctrine opérationnelle conjointe lorsque les prémisses opérationnelles de plusieurs éléments (aviation, marine, armée) sont différentes. Christopher Kilford, l’auteur suivant, propose une solution à ce problème : il suggère de mettre l’accent sur la création des conditions qui permettent aux forces militaires de préparer des campagnes qui atteignent les meilleurs objectifs possibles, tant au plan militaire que civil. Selon Jonathan Vance, l’auteur du quatrième essai, l’art opérationnel canadien est un art de contribution plutôt que d’action entièrement autonome. Les forces armées doivent se doter d’une base doctrinale solide à propos des tactiques à objectifs stratégiques. James Simms propose au chapitre suivant un modèle fonctionnel de l’art opérationnel, qu’il illustre avec une analyse de la participation canadienne dans une opération de maintien de la paix de l’Organisation des Nations Unies en Afrique ; son modèle présente à l’utilisateur l’avantage de la souplesse opérationnelle dans ses réactions. Le sixième essai, par Craig King, examine l’opération récente en Bosnie-Herzégovine. Il en conclut que les Forces armées canadiennes devront étudier le concept avec soin pour s’assurer de sa juste application en doctrine canadienne. Enfin, Pierre Lessard examine un nouveau modèle de campagne de l’après 11 septembre.

Pour les Forces armées canadiennes du 21e siècle, ce ne sont pas seulement le matériel et l’équipement qui sont périmés, ce sont aussi la doctrine et l’art opérationnel qui sont obsolètes. L’habitude d’emprunter les grandes idées doctrinales aux Américains et à d’autres nations est en partie responsable de cette situation, bien qu’elle ait contribué à une plus grande interopérabilité. Ce choix n’est pas toujours efficace, puisque la culture militaire canadienne est fondée sur une expérience historique unique et sur l’emploi spécifique fait par le gouvernement canadien de son appareil militaire. Tous les arguments sont donc favorables à un art opérationnel à spécificité canadienne. Bien qu’elle puisse encore se fonder sur la doctrine militaire américaine afin d’assurer l’interopérabilité, la doctrine canadienne doit être assez souple pour être employée par les forces armées dans tous types de mission.

Le présent volume commence à pallier les lacunes évidentes dans l’art opérationnel au Canada, un sujet qui est encore loin d’être épuisé et qui continue d’être dominé par les écrits étrangers. Il s’inscrit dans une volonté de renouvellement des Forces armées canadiennes, mais cherche aussi à promouvoir une discussion animée sur l’allure que prendrait un art aux caractéristiques spécifiquement canadiennes. Mais pour le milieu universitaire, et ce malgré le décès de nombreux soldats ces derniers mois, cela paraît ambitieux, sinon peu probable. Ici, tous les auteurs sauf un sont des militaires de carrière. Ce sont plutôt à leurs collègues que ce volume est destiné.