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Hans Christoph von Sponeck a été, entre novembre 1998 et mars 2000, le coordonnateur humanitaire de l’opération Pétrole contre nourriture, mise en place de fin 1996 par l’onu afin de subvenir, d’une manière initialement conçue comme temporaire, aux besoins humanitaires de la population irakienne sous embargo. Comme son prédécesseur, l’Irlandais Denis Halliday, l’Allemand H.C. von Sponeck a démissionné de son poste après plus de trente ans au service des Nations Unies. Il a expliqué son geste en exprimant sa vive préoccupation « over the continuation of a sanction regime in Iraq despite overwhelming evidence that the fabric of the Iraqi society is swiftly eroding and an international awareness that the approach chosen so clearly punishes the wrong party ».

Son livre est dédié à la jeunesse d’Irak, à qui il souhaite un avenir meilleur. S’il ne changera pas le cours des choses passées et à venir en Irak, c’est un ouvrage courageux et engagé qui a l’ambition de décrypter et de dénoncer l’autre forme de guerre qu’a représenté le régime de sanctions économiques imposées à l’Irak dans les années 1990 à la suite de la guerre du Golfe de 1991.

L’ouvrage de H.C. von Sponeck est le témoignage personnel d’un homme qui a fait l’expérience pratique du régime de sanctions et de l’Irak à la fin des années 1990. C’est un récit agréable à lire, riche en anecdotes et en réflexions personnelles, et qui s’efforce de retracer avec précision le temps que l’auteur a passé en Irak et les détails de son activité. Mais cet ouvrage est en même temps bien autre chose que de simples mémoires puisqu’il intègre une analyse précise et rigoureuse du traitement international de l’Irak par le biais des organes onusiens au cours des années 1990, avec un accent particulier sur le programme Pétrole contre nourriture.

Le chapitre 1, consacré à ce programme, est le coeur de l’analyse de von Sponeck. Il s’agit du chapitre le plus long et le plus détaillé du livre, représentant presque la moitié de l’ouvrage. On trouve dans ce chapitre la part de l’analyse la plus originale et la moins traitée ailleurs, et pour laquelle l’auteur dispose à la fois des meilleures compétences et des informations les plus riches et les plus précises. Données chiffrées et tableaux à l’appui, von Sponeck passe en revue les différents domaines dans lesquels le programme onusien devait intervenir (nourriture, santé, agriculture, éducation etc.), évalue besoins initiaux et impact du programme. L’essence de son argumentation est que le programme humanitaire n’a jamais été d’une envergure suffisante pour enrayer véritablement la désagrégation progressive de l’économie et de la société irakiennes.

Dans les chapitres suivants, nettement plus courts et moins détaillés, l’auteur traite d’aspects complémentaires du traitement international de l’Irak durant les treize années de sanctions. Dans le chapitre 2, il est question de la Commission de compensation des Nations Unies, organe subsidiaire du Conseil de sécurité chargé d’administrer les demandes de réparations adressées à l’Irak pour des dommages résultant de l’occupation du Koweït et de la guerre du Golfe de 1991. L’auteur s’interroge notamment sur les modalités de fonctionnement de la Commission, et sur l’impossibilité pour l’Irak d’y être représenté ; il questionne la base juridique d’un mécanisme de compensation draconien totalement inédit en droit international, ainsi que la pertinence de son maintien dans un contexte de sanctions économiques globales. Dans le chapitre 3 est abordée la question des zones d’exclusion aériennes et des bombardements américano-britanniques réguliers de l’Irak, y compris lors de l’opération Desert Fox de décembre 1998. Quant au chapitre 4, il traite de la difficile cohabitation entre l’unochi (l’organe onusien chargé du programme humanitaire dont von Sponeck est le responsable en Irak) et l’unscom, l’organe onusien chargé du désarmement de ce pays de 1991 à 1999. Si ces trois chapitres sont moins détaillés que le premier, et bien qu’ils concernent des sujets qui ont été beaucoup abordés par ailleurs, leur traitement par H.C. von Sponeck n’en présente pas moins un intérêt particulier. L’auteur cherche en effet à mettre le doigt sur les dysfonctionnements, aux niveaux onusien et international, qui ont mené à la catastrophe de l’acharnement sur l’Irak. Dans son analyse, le privilège de l’auteur est de savoir très concrètement de quoi il parle, d’avoir vu de ses yeux la situation – un fait rare parmi les nombreux intervenants –, d’avoir fait l’expérience directe des frappes militaires (qu’il avait d’ailleurs pris l’initiative de répertorier de manière indépendante, avec les cas de victimes civiles, lors de sa période à Bagdad), autant que des blocages onusiens et des pressions politiques. Son atout est certainement aussi d’être un homme indépendant.

Ayant beaucoup critiqué la contribution de l’onu à la destruction de l’Irak et de sa population, l’auteur consacre un chapitre à la contribution du gouvernement irakien aux souffrances de son peuple. Le chapitre 5 aborde la question de la nature du régime irakien, du fonctionnement de la dictature, des violations des droits de la personne… Sans être à proprement parler un expert de l’Irak, l’auteur s’efforce de rendre compte, sur la base de son expérience personnelle à Bagdad, ailleurs et de ses nombreux contacts ainsi que de rapports et de lectures, de toute la complexité de la réalité irakienne du temps de Saddam Hussein et en général. On trouve là encore le souci d’établir un bilan impartial, dans lequel aucune responsabilité ne soit oubliée et qui reflète la double peine des Irakiens, victimes à la fois d’un régime dictatorial intransigeant et d’une Organisation des Nations Unies défaillante et timorée.

Dans un sixième et dernier chapitre intitulé The un Sanctions Structure. Confrontation, Fragmentation, Conclusions, von Sponeck fait le bilan de l’action de l’onu dans sa gestion des sanctions économiques et militaires contre l’Irak. Il y déplore le manque de supervision et de contrôle par le Conseil de sécurité des conséquences concrètes de ses décisions et de la situation humanitaire en Irak, ainsi que l’absence d’une approche intégrant tous les acteurs chargés d’appliquer la politique du Conseil. Il y déplore plus encore l’absence de réaction du Conseil en dépit de sa connaissance précise de la situation en Irak. Pour lui, « the profound seriousness of the Iraqi tragedy is that it was not accidental nor the result of ignorance ». Bien que se soit formée avec le temps une conscience aiguë du caractère destructeur du maintien du régime de sanctions, cette prise de conscience ne s’est à aucun moment traduite en un engagement politique déterminé à modifier radicalement la situation en Irak. Ce faisant, le Conseil de sécurité de l’onu a failli à son devoir de gardien des programmes qu’il avait lui-même initiés, de même qu’il a failli à son obligation de rester dans le cadre du droit international. Pour von Sponeck, l’« autre type de guerre » menée par le biais de l’onu à l’encontre de l’Irak est le résultat d’un régime de sanction et d’un programme humanitaire conduits sans vision ni courage. Pour qu’une telle tragédie ne se reproduise, l’auteur préconise d’analyser en profondeur le cas des sanctions irakiennes, analyse à laquelle il contribue d’ailleurs de manière significative par son ouvrage. Cependant, au delà du besoin de connaissances supplémentaires, l’auteur plaide pour un renforcement du caractère international et de l’indépendance de l’onu, et, en son sein, du Conseil de sécurité et du Secrétariat.