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En l’absence d’un accord multilatéral ou régional sur les règles en matière d’investissement, les investissements directs dans les Amériques sont effectués dans le cadre du patchwork multidimensionnel des accords existants, qui comprend aussi bien les règlements nationaux en matière d’investissement des pays concernés, que les traités d’investissements bilatéraux, les accords de libre-échange, les règlements d’investissement à l’intérieur d’accords commerciaux préférentiels sous-régionaux comme l’aléna, le mercosur ou le Pacte andin, ou encore les instruments multilatéraux comme les accords du gatt-omc. Bien qu’il existe une littérature abondante sur le régionalisme et les arrangements commerciaux dans les sous-régions comme l’aléna et le mercosur, l’investissement a pour sa part fait l’objet de relativement peu d’attention. Cette littérature bourgeonnante sur les accords d’investissement se partage entre trois grandes catégories : une approche en économie politique qui se concentre sur la compréhension des acteurs et intérêts qui se cachent derrière les négociations des règles d’investissement[1] ; une approche économétrique qui cherche à mesurer l’effet des accords d’investissements sur les flux d’investissements étrangers directs[2] ; et une perspective juridique qui explore les impacts de clauses légales particulières (se référer à la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement ou cnuced). La question des accords d’investissement à l’intérieur de la plus large problématique de la gouvernance globale n’a pour sa part bénéficié que de peu de considération – quelle sorte d’ordre ou de structure d’autorité peut bien réellement représenter l’ensemble des accords d’investissement ? Cela constitue-t-il un régime ? Comment interagit-il avec d’autres régimes (par exemple commerciaux) ? Où se situe-t-il entre pouvoir et bénéfices ?

Le but de cet article est d’explorer les impacts sur la gouvernance et les développements futurs de ce réseau inconsistant d’accords d’investissement à niveaux multiples qui se superposent et se recoupent les uns avec les autres. Il étudie de façon plus spécifique le concept de « régime superposé » (intersecting regimes) et son applicabilité au cas de règlements internationaux en matière d’investissement sur le continent américain[3]. Il présente comme argument que les règles en matière d’investissement peuvent être catégorisées comme une sorte de régime superposé proche de ce que Kal Raustiala et David G. Victor appellent le « complexe de régimes » (regime complex). Les caractéristiques clés de ce régime sont : 1) son caractère incomplet, son développement se faisant par le biais d’accords bilatéraux eux-mêmes non coordonnés plutôt que par un accord multilatéral unique ; 2) son manque de cohérence, puisqu’il est pris entre les deux projets distincts que représentent les traités bilatéraux ; 3) ses conséquences imprévues sur la gouvernance à cause des interactions entres les diverses composantes du régime ; et 4) la domination progressive d’un projet moins libéral par un projet plus libéral représenté par des États plus puissants. Dans cette mesure, le régime d’investissement est explicitement inachevé, il met en oeuvre des principes, des normes et des règles contradictoires qui ne bénéficient pas d’un consensus international, mais il représente malgré tout un cadre légal qui constitue une forme de gouvernance par lui-même. Dans un système international de plus en plus caractérisé à la fois par la densité des enjeux et par la question de la légalisation, de tels régimes pourraient bien s’avérer être un phénomène largement répandu et par-là même être fondamentaux afin de mieux comprendre la gouvernance globale et ses luttes politiques souterraines.

I – Régimes superposés et gouvernance globale

C’est la densité des institutions et des accords internationaux, qui avec la légalisation des relations internationales a produit une superposition continuelle, inattendue et nébuleuse de règlements appartenant à des régimes ou catégories d’enjeux différents[4]. Ainsi que David W. Leebron l’écrit : « nous habitons un monde de multilatéralisme multiple – de nombreux régimes multilatéraux avec des mandats qui parfois se superposent, et effectivement parfois entrent en conflit[5] ». Dans cette optique, l’étude des régimes superposés s’intéresse aux impacts de ce multilatéralisme multiple sur les relations internationales[6]. On peut également la voir comme une réponse dans le cadre de la théorie des régimes à la problématique centrale soulevée dans la littérature sur la gouvernance globale, c’est-à-dire celle de la fragmentation et de la recomposition de l’autorité dans l’économie politique globale.

On a surtout étudié les régimes superposés en les catégorisant ou en établissant la carte de leurs effets et des types de liens qu’ils établissent. Oran Young (1996) a développé une taxinomie de quatre sortes de liens institutionnels : embedded (enchâssés) ; nested (imbriqués) ; clustered (regroupés) ; et overlapping (qui se chevauchent, se recoupent). Les trois premières catégories sont le produit d’un plan institutionnel délibéré dans lequel les institutions sont classées de manière hiérarchique ou ont des rôles délibérément reliés mais circonscrits. Les institutions embedded (enchâssées) sont celles qui sont incorporées dans des arrangements institutionnels plus larges qui les englobent ; les institutions nested (imbriquées) sont celles qui concentrent des régimes plus larges sur des enjeux particuliers ; et les régimes clustered (regroupés) sont la conséquence délibérée de négociations et de compromis sur des enjeux ou problèmes qui peuvent surgir pendant la construction d’un régime[7].

La quatrième catégorie d’institutions, dites overlapping (qui se chevauchent), est le résultat de connections pour la plupart accidentelles entre des institutions sans lien de hiérarchie, qui occasionnent des conséquences imprévues. Young montre que la superposition de régime se produit lorsque les régimes sont construits sans référence aucune à l’autre, mais ont néanmoins un impact l’un sur l’autre[8]. C’est cette catégorie qui a attiré l’attention d’autres analystes qui cherchaient à comprendre les effets externes de la légalisation et de la densité des enjeux soulevés dans la gouvernance globale. Raustiala et Victor identifient un phénomène qu’ils appellent un « complexe de régimes » (regime complex), qui se situe entre les institutions appelées « regroupées » et « qui se chevauchent » par Young[9]. Ils examinent un seul sujet, à savoir celui des ressources génétiques des plantes, qui est régi par plusieurs accords légaux et institutions internationales en position non hiérarchique superposant partiellement, et qui appartiennent à des catégories d’enjeux différentes. Dans une approche similaire, Kirsten Rosendal s’intéresse aux définitions contradictoires des droits de propriété intellectuelle dans la Convention sur la biodiversité de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle (adpic) de l’omc, également en ce qui concerne l’impact des définitions sur les ressources génétiques des plantes[10]. Dans ce cas, la superposition, ou le débordement, du commerce sur l’environnement a généré une littérature florissante[11].

Cette littérature sur les régimes superposés démontre de façon convaincante que la superposition est un phénomène largement répandu dans les relations internationales. Raustiala et Victor émettent quatre hypothèses à propos des caractéristiques et du développement de « complexes de régimes » qui, ayant également été identifiés lors d’autres études, semblent être applicables aux régimes superposés en général[12].

  • Les régimes contemporains sont construits à partir de cadres légaux existants et souvent incomplets, ce qui s’avère une preuve de path dependency (dépendance au chemin) par rapport à ces institutions ;

  • Le grand nombre d’institutions internationales existantes permet aux acteurs de magasiner les forums pour pouvoir dénicher la meilleure voie institutionnelle qui fasse avancer leur régime, ce qui résulte en une évolution parallèle de règlements portant sur la même catégorie d’enjeux dans des forums différents ;

  • C’est lorsque les régimes se croisent que les contradictions légales apparaissent. C’est la superposition dans les programmes entre des normes et règles et règlements divergents sur des aspects secondaires du régime qui génère le plus de problèmes ;

  • Les contradictions sont résolues d’une manière bottom-up (ascendante) par des mises en vigueur et renégociations successives portant sur les points de jonction des régimes.

Le régime d’investissement étranger sur le continent américain possède plusieurs des principaux attributs identifiés ci-dessus, y compris une profusion d’accords superposés et non hiérarchiques dans la même catégorie d’enjeux, accords différents où les pays peuvent être plusieurs fois membres[13]. Dans cette mesure, il constitue une étude de cas intéressante et potentiellement révélatrice pour la littérature sur les régimes superposés et ses capacités explicatives. Cet article est construit autour de l’examen de la robustesse explicative des hypothèses avancées par Raustiala et Victor à propos du complexe de régimes. Le but de cet article, qui suit la méthodologie de Raustiala et Victor, n’est pas de tester ces hypothèses avec une rigueur scientifique exemplaire. Il s’agit plutôt d’apporter une contribution au développement de cette approche de la gouvernance globale en étudiant les hypothèses sur les régimes superposés et en les appliquant à une étude de cas sur une catégorie d’enjeux qui n’a pas encore été prise en compte par la littérature sur les régimes.

Le régime d’investissement étranger présente des caractéristiques qui le différencie des régimes superposés ou « complexe de régimes » décrits ci-dessus. En particulier, le pouvoir politique d’États plus puissants semble mener la danse entre les composantes contradictoires du régime en faveur du régime le plus libéral[14]. Bien que Raustiala et Victor ne rejettent pas complètement cette question du pouvoir, ainsi que l’illustre leur discussion sur le magasinage de forum, leur affirmation que les incohérences du régime sont résolues aux points de jointure d’une manière bottom-up apparaît naïve, ou constructiviste en comparaison. Elle donne en effet peu d’indications quant à savoir pourquoi les règles d’un régime vont supplanter celles d’un autre – ou même s’il se cache un but ou un dessein hégémonique derrière certaines sortes de superpositions de régimes. En fait, Raustiala et Victor vont même jusqu’à suggérer qu’une évolution de régime du type « dépendance au chemin » brouille les pistes des liens entre pouvoir et influence plus que ne le prévoirait la théorie des régimes[15]. Dans cette mesure, la littérature sur les régimes superposés va dans le sens de ce que James Rosenau et d’autres disent lorsqu’ils affirment que la complexité de la gouvernance globale contemporaine se traduit par une plus grande indépendance des organisations internationales vis-à-vis de la politique du pouvoir.

Par contre, la politique du pouvoir est clairement présente à la fois dans l’évolution du régime d’investissement et dans la gestion et les conséquences de sa superposition. Premièrement, à l’instar d’un complexe de régimes, le régime d’investissement met en évidence combien les accords d’investissement sont incomplets et se recoupent, du fait qu’il se développe par le biais d’accords bilatéraux non coordonnés plutôt que d’un seul accord multilatéral. Deuxièmement, on constate que deux projets politiques distincts et en partie incompatibles sont avancés à travers les traités bilatéraux, l’un étant largement conforme aux objectifs des États-Unis, et l’autre correspondant aux intérêts d’Amérique latine. En troisième lieu, le régime provoque des effets inattendus sur la gouvernance, du fait des interactions entres les éléments incohérents entre les deux régimes. Et en dernier lieu, le projet moins libéral (d’Amérique latine) apparaît comme progressivement dominé par les projets plus libéraux embrassés par les États plus forts.

II – Le régime d’investissement hémisphérique émergent sur le continent américain

On utilise communément le terme d’« accords internationaux sur l’investissement » (aii) pour se référer à un trousse d’instruments d’investissement divers dont font partie : les traités d’investissement bilatéraux (tib) ; les chapitres sur l’investissement des accords d’échanges commerciaux bilatéraux et sous-régionaux et des marchés communs ; et les accords négociés multilatéralement. Les accords internationaux sur l’investissement sont des traités conclus entre des pays, et qui régissent les relations entres les États et les compagnies étrangères basées dans les pays signataires. Ils font état des obligations des pays hôtes envers les investisseurs étrangers en ce qui concerne la définition, l’admission, l’établissement, l’opération et le retrait des compagnies étrangères, et spécifient également le mécanisme de règlement des différends, dans le cas où les droits légalement reconnus de ces compagnies seraient violés par les États. Dans de rares cas, les accords peuvent aussi spécifier les obligations de bonne gestion corporative et de bon comportement pour l’investisseur étranger.

Globalement, près de 2 500 traités d’investissement bilatéraux auront été signés à la fin de 2005[16]. Il existe déjà, juste dans les Amériques, un système multiniveaux de gouvernance régionale de l’investissement étranger direct qui inclut les dispositions relatives à l’investissement d’une grande variété d’accords d’investissement internationaux. Font partie de ces aii : l’Accord de libre-échange nord-américain (aléna) ; le G-3 qui comprend à l’origine la Colombie, le Mexique et le Vénézuéla ; le mercosur (Marché commun du Sud, les Protocoles de Colonia et de Buenos Aires, en attente de mise en vigueur) ; la Communauté andéenne (ou Décision 291) ; le Marché commun des Caraïbes (caricom ou Protocole 2) ; un certain nombre d’accords de libre-échange comme ceux États-Unis/Chili ou États-Unis/Amérique centrale et République dominicaine (cafta-dr) ; et un tissu de quelque 370 traités d’investissement bilatéraux. Les membres régionaux de l’omc sont aussi soumis à l’Accord sur les mesures concernant les investissements et liées au commerce (l’Accord sur les mic, ou trim en anglais), à l’Accord général sur le commerce des services (agcs, ou gats), à l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle (adpic, ou trips), et à l’Accord de l’omc sur les subventions et les mesures compensatoires (asmc, ou ascm en anglais[17]).

On s’accorde en général sur le fait que les buts principaux de ces accords sont de procurer une stabilité et une sécurité aux investisseurs étrangers en limitant l’étendue d’éventuelles interventions gouvernementales légitimes dans leurs affaires et en leur garantissant une compensation dans le cas où les gouvernements ne respecteraient pas ces normes[18]. Les gouvernements des pays en voie de développement peuvent aussi les présenter comme des indices de leurs efforts pour attirer le capital étranger – puisqu’ils donnent à la fois le signal d’une libéralisation des règles d’investissement et offrent l’accès à l’arbitrage international comme preuve de leur engagement[19]. Ainsi que Salacuse et Sullivan l’expriment : « un tib entre un pays développé et un pays en voie de développement est fondé sur un grand pari : une promesse de protection du capital en retour de la perspective de plus de capital dans l’avenir[20] ». Cependant, la preuve qui étaye l’affirmation qu’un traité d’investissement bilatéral stimule les flux d’investissement direct à l’étranger vers le partenaire qui importe ce capital reste mitigée. La plupart des études ont mis en évidence qu’un tib a soit un effet faible, soit pas d’effet du tout sur l’influx d’investissement direct[21].

Bien que la signature de traités d’investissement bilatéraux et d’accords internationaux sur l’investissement n’ait pas un impact clair sur l’influx d’investissement direct à l’étranger des pays en voie de développement, de tels accords sont néanmoins sujets à grande controverse du fait de leurs conséquences potentielles et réelles sur la gouvernance interne des pays. D’un côté, le recours au règlement international des différends commerciaux (par arbitrage privé) pour les investisseurs étrangers peut, dans les faits, remplacer et donc fragiliser la qualité des recours légaux ainsi que la bonne marche de la loi dans le pays d’accueil[22]. Pis encore, ainsi que le débat autour de l’échec de l’Accord multilatéral sur l’investissement (ami) l’a mis en lumière, des accords internationaux sur l’investissement peuvent mener à la controverse à cause de leurs impacts sur l’autonomie de la politique gouvernementale, en particulier en ce qui a trait à la crainte qu’elles finissent par constituer une charte de droits corporatifs qui handicape les gouvernements dans leur effort d’assurer la protection des programmes sociaux et de l’environnement. Ce débat est particulièrement évident dans le cadre du clivage nord-sud quant au niveau approprié de protection des investissements étrangers dans les pays en voie de développement et aux conséquences des aii sur la politique de développement des États concernés. Ce patchwork multiniveaux constitue bien un régime superposé, puisque chaque accord implique des membres différents et des obligations différentes. Les impacts de ce régime sont difficiles à cerner en raison du grand nombre de traités impliqués.

A — Libéralisation de la concurrence ou concurrence de la légalisation ?

Les premiers règlements sur l’investissement international ont émergé dans le contexte d’accords d’échanges sous-régionaux à un moment où les inquiétudes quant au contrôle et à la réglementation des investisseurs directs déjà présents prenaient le pas sur la nécessité de les attirer. L’instance la plus remarquée était le code d’investissement restrictif du Pacte andin qui allait vers une nationalisation progressive des investissements étrangers (Décision 24). Dans le cadre plus large de la continuité et du développement des accords de commerce sous-régionaux ou de marchés communs, les règles d’investissement au début des années 1990 ont fait preuve d’une rupture qualitative avec les précédentes. Des codes restrictifs, y compris ceux que l’on peut trouver dans le Pacte andin, ont été remplacés par des clauses, comme celle de la Décision 291, qui avaient pour intention de stimuler les investissements directs à l’étranger à l’intérieur du pays concerné plutôt que de les réguler.

La vague de traités d’investissement bilatéraux qui a balayé la région à la fin des années 80 et 90 a été d’une grande importance pour le développement du régime d’investissement direct à l’étranger existant. Le premier à avoir été signé dans l’hémisphère ouest a été l’accord Panama/États-Unis en 1982. Depuis ce premier traité d’investissement bilatéral, l’évolution des accords américains a fait montre d’une continuité claire. Six éléments-clés sont généralement présents dans les accords internationaux sur l’investissement : la portée et le champ d’application, qui définissent quels investisseurs et investissements sont couverts par le traité, et qui spécifient l’entrée en vigueur ainsi que la durée de l’accord ; l’admission et l’établissement des investissements, qui définit jusqu’à quel point les notions de norme de « traitement national » et de « nation la plus favorisée » s’appliquent à l’investissement étranger ; le traitement établit la norme que doit atteindre la politique étatique vis-à-vis de l’investissement étranger ; le transfert fixe les règles de rapatriement des prêts, profits, intérêts, capital et de l’accès au change ; l’expropriation spécifie les conditions dans lesquelles l’expropriation est permise et des compensations peuvent être versées à l’investisseur ; et le règlement des différends précise les procédures par lesquelles les différends sont résolus et quelles sont les parties autorisées à soulever les questions en vue d’un règlement juridique[23].

Modèle de traité d’investissement à dépendance au chemin

Les traités américains ont mis la barre très haute quant au niveau de libéralisation de ces conditions, et ont clairement évolué vers un texte de plus en plus standardisé et légalisé – montrant la dépendance au chemin soulignée par Raustiala et Victor. Par exemple, des variations significatives dans le langage utilisé à propos de dispositions-clés peuvent être trouvées dans les accords les plus anciens (Panama 1982, Haïti 1983 et Grenade 1986). Ceci a évolué vers une norme libérale élevée dans toutes les clauses citées ci-dessus, et que l’on peut voir dans le modèle américain de tib de 1994, dans lequel l’élément le plus notable est le mécanisme de règlement des différends basé sur l’aléna qui autorise les compagnies à poursuivre les gouvernements dans le cas où ils n’ont pas satisfait les normes de l’accord. La pratique la plus récente quant à la révision des traités, qui date de l’accord de libre-échange Chili/États-Unis de 2003 (et qui s’est répétée dans le traité d’investissement bilatéral États-Unis/Uruguay de 2004), a consisté à réduire marginalement la protection de l’investisseur et à donner une plus grande garantie aux États de pouvoir légiférer dans l’intérêt public.

D’une manière générale, il y a une grande convergence et une apparence de dépendance au chemin dans les dispositions des aii dans les Amériques (voir Maryse Robert à ce sujet). La plupart des pays d’Amérique latine ont suivi le format général des accords américains dans les accords signés avec les partenaires continentaux et extra-continentaux. Parmi les dispositions substantives, par exemple, un large consensus international a émergé autour des aspects-clés de la définition de l’investissement, de la durée des accords, des normes de traitement et de sécurité des investissements, des restrictions sur les transferts, des exigences d’expropriation et des normes de compensation. Dans ces catégories on trouve, bien sûr, des variations dans les dispositions, que l’on peut voir comme se situant dans un continuum entre garantir un espace considérable aux politiques gouvernementales et maximiser la protection des investisseurs. La tendance, en général, a été d’aller vers une plus grande sécurité des investisseurs. Comme il sera discuté ci-dessous, cette similitude de base ne devrait pas occulter plusieurs points majeurs de divergence, en particulier dans les dispositions liées au maintien de la flexibilité en matière de politique gouvernementale dans les pays en voie de développement.

Donc, au moment de la négociation de l’aléna (1993), il semblait possible que l’accord – et par conséquent les dispositions relatives à l’investissement – puissent être étendus au reste du continent. La rigidité et l’impossibilité d’amender l’aléna, qui a été longuement commentée, seraient due en partie à cette attente que l’accord soit éventuellement supplanté par un accord similaire à l’échelle continentale (hémisphérique) ou multilatérale[24]. Lorsque le président Clinton a lancé la Zone de libre-échange des Amériques (zléa) à Miami en 1994, pierre angulaire du déroulement du Sommet des Amériques, on s’attendait à un texte continental qui vienne harmoniser le cadre existant, et qui montre une forte dépendance au chemin par rapport au modèle de l’aléna.

Cependant, dans les négociations sur la Zone de libre-échange des Amériques on a pu voir le reflet de l’échec des pourparlers de l’omc à Cancun en septembre 2003. Lors de la rencontre ministérielle de novembre 2003 à Miami, « un article mis en circulation par le Brésil et ses partenaires du mercosur… avant les rencontres de Miami a signalé sa mauvaise volonté à aller au-delà de ces disciplines d’investissement substantives » contenues dans les accords sur les mic et sur le commerce des services (agcs), tout autant que son rejet du mécanisme de règlement des différends entre investisseur et État enchâssé dans l’aléna[25]. La réunion s’est conclue avec l’accord entre les principaux joueurs d’abandonner un accord ambitieux connu sous le terme de single undertaking (engagement unique). Les pays continueraient plutôt de négocier un accord minimum multilatéral, pendant que les groupes de pays plus petits et aux opinions similaires pourraient négocier entre eux des accords plurilatéraux avec des dispositions à la portée bien plus large. Ce changement dans le fond de l’accord sur la zléa a effectivement éliminé la possibilité que des dispositions en matière d’investissement comme celles que l’on peut trouver dans l’aléna soient en fin de compte inclues dans ce qui a été appelé l’accord « ftaa-lite » (« zléa à la carte ») après Miami.

L’échec final de ce projet a montré d’une part que les divergences sur les politiques d’investissement étaient trop importantes pour qu’un pont puisse être jeté, et d’autre part qu’une évolution de type dépendance au chemin des régimes d’investissement avait des limites incontournables. En dépit de similarités significatives dans les textes, des différences importantes, voire irréconciliables, restaient dans nombre de dispositions clés entre ce qui, à la fin des années 1990, apparaissait alors comme deux modèles : un modèle américain, et un modèle inter-Amérique latine d’accord sur l’investissement.

Projets de légalisation concurrents

Cet échec à négocier une Zone de libre-échange des Amériques qui ait des allures de version sud de l’aléna, a vu le magasinage de forums et le développement parallèle de projets de légalisation distincts se développer de manière croissante. L’impasse dans les négociations depuis les rencontres de Cancun et de Miami en 2003 a résulté en un changement majeur, dans la stratégie américaine globalement, et aussi dans les Amériques. Les États-Unis, confrontés avec la probabilité que n’importe quel accord multilatéral de l’omc ou de la zléa sur l’investissement soit plus faible que les règlements existants qu’ils promouvaient internationalement à l’aide de leurs programmes en matière de tib et d’accords de libre-échange, ont préféré chercher à obtenir des disciplines d’investissement à un niveau bilatéral par le biais d’une stratégie globale nommée competitive liberalization (« concurrence à la libéralisation[26] »). La stratégie entendait augmenter la pression sur les pays qui résistaient à l’approche américaine sur le commerce et l’investissement en signant des traités bilatéraux avec les pays voisins. Cette approche augmentait le risque pour les pays en voie de développement comme le Brésil, qui a refusé de négocier avec les États-Unis au niveau multilatéral ou régional, puisque c’étaient eux, et non leurs concurrents, qui se retrouveraient marginalisés par rapport aux marchés américains.

Depuis que la « concurrence à la libéralisation » a été adoptée, les États-Unis, en Amérique du sud, ont conclu des accords de libre-échange avec des dispositions en matière d’investissement dans les règles de l’art avec le Chili (2003), le Costa Rica, la République dominicaine, le Salvador, le Honduras, le Guatemala et le Nicaragua (2005), la Colombie et le Pérou (2006) ; ils ont des négociations d’accords de libre-échange en cours avec le Panama ; et ont percé le coeur du mercosur en concluant un traité d’investissement bilatéral avec l’Uruguay (2004). De cette façon, les États-Unis mettent de l’avant leur propre modèle de gouvernance internationale de l’investissement, que l’ancien représentant américain au commerce extérieur (ustr) Robert Zoellick a déjà décrit comme atteignant « le plus haut standard – étendant effectivement l’Accord de libre-échange nord-américain » jusqu’aux frontières du mercosur[27]. Stephenson et Hufbauer ont affirmé que « les annonces bilatérales (sur de nouvelles négociations) devraient être considérées comme une conséquence aussi importante de Miami que le changement de vision de la zléa l’est lui-même… Les États-Unis ont effectivement « capturé » tous les pays de l’Amérique latine, sauf ceux membres du mercosur et le Venezuela[28] ».

Ce modèle américain de libre-échanges et de règlements en matière d’investissement n’a pas tant pour but d’accéder aux marchés ou au commerce que de promouvoir un programme qui va au delà de celui de l’omc (agenda omc-plus) qui restaient bloqués au niveau multilatéral[29]. Ainsi, les États-Unis peuvent mieux utiliser leur pouvoir structurel supérieur dans les arrangements bilatéraux plutôt que multilatéraux, où ils font face à une opposition puissante de la part de joueurs principaux comme l’Union européenne et le G-20, tout en étant aussi désavantagés par les procédures de prise de décision de l’omc (consensus sous la menace d’un éventuel vote majoritaire)[30]. La stratégie de projet de légalisation de la concurrence poursuivie par l’administration de George W. Bush est fondamentalement un projet de légalisation, qui cherche à construire un corps de lois en matière de traités internationaux qui corresponde aux intérêts de la politique américaine, et à obtenir un soutien au niveau multilatéral de l’omc parmi les gouvernements signataires. Une campagne bilatérale similaire au début des années 1990 avait déjà permis d’obtenir du soutien en faveur de l’adoption d’une première génération d’accords sur l’investissement (l’Accord sur les mic et l’adpic) à la fin du cycle d’Uruguay[31].

Cependant, dans la régulation de l’investissement étranger direct il y a aussi des alternatives, ou projets concurrents de légalisation. Des projets sous-régionaux comme le mercosur et le Pacte andin ont été interprétés comme des sources alternatives de « gouvernance » à l’approche poussée par les États-Unis[32]. Cependant, les différences entre ces approches en termes de principes, normes et règles substantifs, qui représentent un défi plus fondamental pour le régime d’investissement continental émergent promu par les États-Unis, ont été sous-évaluées par la plupart des analystes.

En fait, le projet concurrent de légalisation, qui apparaît dans les traités d’investissement bilatéraux et les accords de libre-échange signés entres les pays en voie de développement, diffère sur des points importants par rapport aux traités américains, mais est tout aussi valable et tout autant constitutif d’une loi internationale[33]. Il ne devrait pas être vu comme un projet de légalisation délibérément anti-hégémonique, bien que, depuis les années 1960, plusieurs pays en voie de développement se sont déclarés en faveur de la réforme des principes et pratiques du système de commerce international afin qu’ils reflètent mieux leurs intérêts et besoins. Les pays développés ont largement échoué à intégrer des principes comme celui des dispositions relatives au traitement spécial et différencié (tsd) dans le régime du commerce international, et le débat à propos de ce qui reste à uniformiser est toujours en cours. Ces différences dans les principes se retrouvent dans certains des règlements qui régissent l’investissement étranger direct dans des projets d’intégration sous-régionaux tant dans celui de la Communauté andéenne, que dans des accords d’investissement et de commerce bilatéraux signés entre pays d’Amérique latine avec une fréquence accrue depuis le milieu des années 1990.

Par exemple, le rôle de premier plan joué par le Brésil dans le G-20 à Cancun se double d’une relation de plus en plus institutionnalisée avec d’autres puissances émergentes comme l’Inde, qui a pour objectif d’augmenter son influence et de promouvoir des principes différents de ceux qui sont inscrits dans le système de l’économie libérale[34]. Pour ce qui est de la question de l’investissement, le Brésil est seulement l’un d’une poignée de pays sur le continent à avoir une position de type défensif en ce qui a trait aux tentatives américaines d’étendre le modèle de dispositions relatives à l’investissement de l’aléna à l’ensemble de l’espace hémisphérique[35]. Le Brésil, ainsi que le Paraguay et huit petits pays de l’aire caribéenne, n’ont pas signé d’accord du style de l’aléna avec aucun autre pays[36]. En fait, le petit nombre de traités d’investissement bilatéraux déjà signés par le Brésil reste non ratifié, et a peu de chances de l’être dans le futur. Cela donne au Brésil une marge de manoeuvre remarquable pour négocier des investissements, mais fait également surgir la question de la perte de cette souveraineté dans tout accord ultérieur.

Dans le cadre des négociations à la fois de la zléa et de l’omc, le Brésil a cherché à équilibrer la libéralisation du commerce et de l’investissement avec le maintien de son autonomie en matière de politiques de développement. Antonio Rubens Barbosa, ancien ambassadeur du Brésil aux États-Unis, a affirmé :

le Brésil a clairement intérêt à empêcher des dispositions d’ampleur hémisphérique sur des sujets tels que l’investissement, la propriété intellectuelle, les marchés publics et les services de venir couper dans son aptitude à formuler et mettre en oeuvre des politiques publiques qui sont de son intérêt national[37].

À la différence des États-Unis, qui peuvent continuer à consolider leur position de leader dans la sphère de la production intellectuelle, technologique et industrielle par le biais des lois du marché libre, le Brésil, depuis les années 1960, a plutôt utilisé l’État pour gagner sa compétitivité internationale dans des industries à haut niveau d’expertise telles que l’aérospatiale. La nécessité pour le Brésil de s’occuper de ses problèmes sociaux poignants implique que ses politiques publiques aient un plus large spectre qu’aux États-Unis. De plus, le Brésil ne voit pas tellement de raisons de réduire son autonomie en matière de politiques gouvernementales alors que les aii n’ont montré aucun effet sur l’augmentation des flux d’investissement vers le Brésil, qui est déjà l’un des principaux récipiendaires de ces influx.

Le Brésil et ses alliés ont dominé dans la rencontre ministérielle de Miami en 2003 qui a résulté en les propositions de « zléa à la carte » à deux voies[38]. Cette scission a été renforcée au niveau continental lorsque, au quatrième Sommet des Amériques de novembre 2005, le Brésil a été à la tête d’une coalition avec le Venezuela et ses partenaires du mercosur pour s’opposer à la réouverture des négociations de la zléa, à l’encontre des 29 autres pays qui avaient accepté dans ses grandes lignes un accord de libre-échange à l’américaine incluant des dispositions strictes en matière d’investissement. Cependant, dans le contexte de la stratégie de libéralisation de la concurrence poussée par l’Administration Bush, « les conséquences (des rencontres) de Miami pourraient s’avérer une victoire à la Pyrrhus pour le Brésil, puisqu’elles pourraient résulter en la consolidation de l’influence économique et politique des États-Unis sur l’hémisphère occidental que le Brésil tente de contrer depuis longtemps[39] ».

B — Contradictions légales ou incompatibilités normatives fondamentales

Les projets concurrents de légalisation décrits ci-dessus impliquent de graves divergences à la fois dans les normes et les règlements concernant des aspects-clés du régime. Ces normes divergent principalement sur la question de la relation entre État et société – particulièrement quant à jusqu’où un État peut se permettre de réglementer ou d’interférer de manière légitime avec le capital privé (essentiellement d’origine étrangère). Ceci constitue, dans les faits, une division récurrente dans le régime de commerce mondial entre les principes fondamentaux établis au cours des négociations du gatt, soit la non-discrimination (dispositions relatives à la nation la plus favorisée et règle du traitement national) ainsi que la réciprocité, et le défi des pays en voie de développement représentés par le Groupe des 77. Le G-77, formé au milieu des années 1960, mettait de l’avant des principes alternatifs comme celui inscrit dans les dispositions relatives au traitement spécial et différencié (tsd) et leur légalisation dans des instances concurrentes telles que la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (cnuced)[40].

Le gatt a bien permis des exceptions à la règle de la nation la plus favorisée (npf). De telles exceptions incluaient l’article xiv pour les pays qui concluaient des accords de libre-échange, l’article xviii autorisant des quotas d’importation de sorte à protéger le travail des enfants et à gérer des problèmes de balance des paiements, et la 4e partie, qui résulte de la pression des pays en voie de développement et établit que la réciprocité ne devait pas toujours être exigée de ces derniers[41]. Cependant, la plupart des déviations des principes fondamentaux du gatt ont été plutôt symboliques et restreints par des limitations ou des termes les spécifiant comme des déviations temporaires. Le traitement préférentiel pour les pays en voie de développement sous l’égide du Système général des préférences (General System of Preferences, 1968) contenait une « clause conditionnelle de renonciation renouvelable de dix ans de la clause npf », tandis que la « clause d’habilitation » de la ronde de négociations de Tokyo (Tokyo Round) sur le même sujet était elle-même limitée par une « clause de gradation[42] ».

Dans la période postérieure à la ronde de l’Uruguay, la cnuced est devenue une instance plus complémentaire que concurrente, chargée d’aider les pays en voie de développement à négocier et s’adapter au système de commerce multilatéral. Néanmoins, dans le cadre de l’agenda du Programme de Doha pour le développement, elle a continué à avancer des propositions qui cherchaient à inclure des principes et règles reflétant les préoccupations de ses membres en voie de développement, et qui entraient en conflit avec l’application universelle de la non-discrimination et de la réciprocité[43].

En ce qui a trait aux investissements, la cnuced soutient que les accords internationaux sur l’investissement devraient être cohérents avec le besoin des pays en voie de développement de maintenir « un certain espace politique afin de promouvoir leur développement » en dépit d’un plus grand consensus à la fois quant au besoin d’investissements directs et d’un rôle moins dirigiste de l’État[44]. Ainsi qu’il a été observé dans nombre de règlements des différends entre investisseurs et État dans le cadre d’iia, en particulier sous le chapitre 11 de l’aléna, ce problème demeure d’actualité. Ces jugements ont été interprétés comme restreignant la faculté d’un État de réglementer pour défendre l’intérêt public – en particulier pour ce qui est de la réglementation en matière d’environnement qui peut affecter les profits des investisseurs étrangers. En réaction à cela, la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement a présenté comme argument que les accords internationaux sur l’investissement devraient plutôt intégrer l’idéal d’une « flexibilité qui laisse place au développement », cherchant ainsi à équilibrer la protection de l’investisseur avec l’autonomie des politiques gouvernementales[45]. Les éléments qui confèrent cette flexibilité sont les dispositions qui permettent le traitement spécial et différencié pour les pays en voie de développement et qui présument d’une portée interventionniste réduite de l’État. Ce débat implicite sur les normes se révèle dans les projets concurrents de légalisation décrits dans la section précédente, qui pourraient, au moins sur le continent américain, se caractériser en gros par un projet américain et un projet inter-Amérique latine.

Les règlements contradictoires dans le régime d’investissement émergent

Les différences entre les principes concernant la relation entre État et capital privé se retrouvent dans plusieurs des dispositions figurant dans les traités d’investissement bilatéraux, les accords de libre-échange et autres accords d’investissement internationaux qui composent le régime d’investissement à l’étranger en émergence. Il y a dans l’ensemble une grande convergence dans les dispositions des accords internationaux sur l’investissement. Cependant, dans le cas de dispositions qui ont un impact plus substantiel sur la flexibilité des politiques des pays en voie de développement, on observe plus de divergence. Celle-ci se retrouve principalement dans les sections sur l’établissement et l’admission, les prescriptions de résultats, et dans une moindre mesure la portée et le champ d’application des accords d’investissement internationaux.

Les éléments des traités d’investissement internationaux qui ont le plus d’impact sur les éléments substantifs d’un accord international sur l’investissement et par conséquent sur la flexibilité de sa politique sont l’étendue d’application du traité d’une part, et les clauses d’admission et d’établissement des investisseurs, d’autre part. Chacun de ces éléments pourrait limiter ce qui est considéré comme un investissement ou un investisseur protégé et circonscrire l’applicabilité des dispositions concernant le traitement national ou la nation la plus favorisée – en d’autres termes, ils pourraient effectivement limiter à la fois les secteurs importants et la période de temps pendant laquelle l’accord d’investissement doit être appliqué. Dans cette mesure, ils pourraient bien constituer ce qui est connu sous le terme de limitations rationae materiae, ou limitations à la substance des dispositions du traité, ce que la cnuced considère comme un élément clé, et indice potentiel de traitement différentiel et spécial, qui peut affecter la flexibilité en matière de politique gouvernementale[46]. De telles limitations sont typiquement fondées sur des exceptions aux clauses de traitement national ou de la nation la plus favorisée, soit générales, soit liées à un sujet ou encore spécifiques à un pays, mais peuvent aussi dériver de la capacité de sélectionner lesquelles des dispositions doivent être considérées comme ayant un caractère contraignant, que ce soient les protocoles, les clauses de réserve, les sauvegardes, les dérogations ou les clauses conditionnelles de renonciation[47].

La disposition sur la portée et le champ d’application définit quels investisseurs et quels investissements seront protégés sous l’égide de l’accord d’investissement, à partir de quel moment et pour combien de temps. La plupart des traités d’investissement bilatéraux restent en vigueur pour une période de dix ans et plus, et couvrent rétroactivement les investissements qui sont entrés dans le pays d’accueil avant l’accord, en plus de tout nouvel investissement pour une période de temps spécifiée, que le tib soit annulé ou pas. De la même façon, dans la plupart des aii modernes, il est reconnu que sont protégés l’investissement étranger direct, placements de portefeuille comme les actions d’investissement comme les actions dans les compagnies, de même que plusieurs sortes d’investissements intangibles comme la propriété intellectuelle et la bonne volonté. Cependant, dans la liste des investissements protégés spécifiés dans ces clauses, il y a des variations. Par exemple, bien que les États-Unis et les pays d’Amérique latine garantissent une protection de la propriété intellectuelle, les accords américains récents la définissent parfois de façon plus extensive afin de la faire correspondre à l’agenda de leur propre programme, qui va au-delà de celui de l’omc, y compris en ce qui concerne les variétés de plantes dans la liste des droits protégés. Les traités intra-Amérique latine limitent généralement la liste aux procédés industriels, à la technologie, aux brevets et aux marques.

L’admission et l’établissement sont aussi des caractéristiques substantives clés qui affectent la flexibilité, et qui sont fondées sur l’engagement des signataires à garantir le traitement national (règle du tn, c’est-à-dire un traitement pas moins favorable que celui garanti aux compagnies du pays d’accueil), et la clause de la nation la plus favorisée (npf, traitement pas moins favorable que le meilleur qui ait été garanti à un pays tiers) aux investisseurs étrangers lors de la phase de pré- et/ou de post-établissement. Il y a une grande variation dans la garantie des clauses tn ou npf, selon si elles sont garanties dans la phase de pré- ou de post-établissement. Le traitement national pour les modalités d’engagement avant établissement crée un « droit d’établissement » pour les investisseurs étrangers, nonobstant la liste habituelle des secteurs exclus (comme les services de santé et les télécommunications) et les exigences réglementaires spécifiques comme les permis ou cartes de compétences locaux (droit, médecine, comptabilité) qui peuvent constituer d’autres formes de discrimination réelle contre les investisseurs étrangers. Ainsi, limiter le traitement national aux modalités de post-établissement aussi bien que restreindre son applicabilité sectorielle (avec des listes d’exceptions générales ou spécifiques selon l’objet) constituent une façon pour les pays de conserver plus de liberté en filtrant l’investissement étranger en fonction de son caractère approprié et de ses bénéfices pour le développement, et d’imposer des prescriptions de résultats avant même d’autoriser l’entrée des investissements ou des investisseurs[48]. Ainsi, le niveau auquel le traitement national est limité va permettre d’augmenter la flexibilité des politiques du gouvernement d’accueil pour tous les éléments substantifs d’un accord international sur l’investissement.

D’une manière générale, les tib américains exigent à la fois les clauses de la nation la plus favorisée et du traitement national pour le pré- et le post-établissement – et ce, afin d’empêcher les signataires de filtrer l’investissement étranger avant même son entrée, ou d’exiger certaines concessions de la part de la compagnie, qui constituent des conditions d’entrée. Nonobstant, les tib américains contiennent une longue liste d’exceptions générales aux normes de la nation la plus favorisée et du traitement national. Au contraire, les signataires des pays en voie de développement demandent le plus souvent un moindre nombre d’exceptions à ces normes en dépit du fait que la plus grande majorité de l’influx d’investissement vient des États-Unis. En fait, les exceptions identifiées par le pays importateur de capital sont souvent de nature non stratégique, reflètent des exigences constitutionnelles antiques (comme par exemple l’interdiction pour l’investisseur de se rendre propriétaire de terrains à un certain nombre de kilomètres de la frontière), ou encore exemptent des petits commerces ou des activités traditionnelles comme la pêche de subsistance. Lorsque les pays d’Amérique latine signent des accords d’investissement bilatéraux entre eux, la norme du traitement national est rarement garantie dans la phase de pré-établissement, sauvegardant ainsi la capacité de l’État interventionniste de réguler l’investissement direct avec moins de restrictions.

On observe plus de variations dans les dispositions concernant les mesures opérationnelles du pays d’accueil (prescriptions de résultats). En particulier, certains traités d’investissement bilatéraux, y compris la plupart des tib canadiens et américains, interdisent de manière explicite l’utilisation des prescriptions de résultats comme condition préalable à l’entrée d’un investissement. D’autres accords peuvent exiger des restrictions sur le recours à ces prescriptions de résultats, ou carrément les omettre (permettant par là leur utilisation à l’intérieur des limites des obligations spécifiées dans l’Accord sur les mic de l’omc) – ce qui est typique dans la plupart des tib conclus entre les pays d’Amérique latine[49]. D’autres variations dans les accords d’investissement permettent l’utilisation de plusieurs ou de toutes les prescriptions de résultats si elles sont accompagnées d’une subvention. Les prescriptions de résultats ont toujours été un outil important et caractéristique des économies en développement, en particulier en Asie de l’Est et en Amérique latine. Les prescriptions de résultats cachent ainsi d’importants outils pour les politiques industrielles : joint-ventures, normes en matière d’équité et de travail, exigences à l’exportation, de transfert technologique, ainsi qu’en matière de recherche et développement ; et présentent un grand pouvoir régulatoire[50]. Par conséquent, diminuer ces prescriptions de résultats constitue à la fois une restriction de la flexibilité en matière de développement et un déni de l’importance du traitement spécial et différencié.

Parmi les autres dispositions substantives il y a la définition de l’expropriation. Cette question varie d’une interprétation de l’expropriation directe stricte à des formes plus indirectes, souvent illustrées dans la clause des « mesures équivalent à l’expropriation », et dans le pire des cas comprennent des « confiscations réglementaires » dans lesquelles on comprend qu’un large spectre de règlements étatiques sont susceptibles d’avoir un impact sur la profitabilité d’une entreprise. Ce problème a été la cause d’une controverse considérable quant aux conséquences du chapitre 11 de l’aléna. Le modèle américain actuel de règlement des différends entre États, institutionnalisé dans l’accord de libre-échange États-Unis/Chili (2003), représente un recul par rapport au modèle de l’aléna du fait des limites imposées par le Congrès américain par le biais du Bipartisan Trade Promotion Authority Act (tpa) de 2002. Dans cette mesure, plutôt que de représenter les purs intérêts du capitalisme américain, les restrictions imposées par le tpa de 2002 réduisent une partie de la protection dont jouissaient les compagnies américaines dans les accords précédents, pour améliorer le droit de regard du gouvernement[51]. Cependant, il est bien clair que les accords conclus sur le nouveau modèle ont bien pour objet d’ancrer les normes internationales à l’américaine concernant le règlement des droits de propriété intellectuelle, la protection de l’investissement étranger, et la possibilité de recourir au règlement des différends entre investisseur et État ; et il est vrai également que le droit de regard du gouvernement a été mis de l’avant dans les accords d’investissement américains récents, par rapport à ceux conclus entre 1994 et 2002.

L’utilisation des dispositions de règlement des différends de l’aléna (chap. 11) par les entreprises qui cherchent à contester les règlements des gouvernements concernant la santé, la sécurité et l’environnement parce qu’ils constituent des traitements « injustes » ou des formes d’expropriation, a généré l’inquiétude que le processus de réglementation dans les trois pays de l’aléna puisse se refroidir (regulatory chill)[52]. En réaction à cela, le Congrès a donné pour mandat que les nouveaux accords garantissent que les investisseurs étrangers ne bénéficient pas de plus de droits que les investisseurs nationaux ; qu’ils améliorent la transparence et le droit de regard du gouvernement dans les procédures d’arbitrage ; qu’ils éliminent les plaintes inutiles des investisseurs ; qu’ils aillent dans le sens d’un organe d’appel de règlement des différends sur l’investissement ; et qu’ils incluent des accords annexes sur l’environnement et le travail[53]. En termes plus pratiques, cela signifie limiter le spectre de certaines dispositions du chapitre 11 utilisées par les investisseurs plaignants pour contester les règlements gouvernementaux[54]. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est la possibilité pour les États signataires de dicter des interprétations du traité qui deviennent contraignantes pour les tribunaux d’arbitrage des tribunaux, ainsi que la possibilité pour les autorités domestiques de réglementation de décider si les mesures financières ou de taxation constituent une forme d’expropriation ou non[55].

Il n’y a pas de doute que ces changements ont été premièrement motivés par les inquiétudes des Américains de voir leur politique de réglementation éventuellement mise en difficulté par les investisseurs étrangers. Il est cependant important de ne pas sous-estimer à quel point l’institutionnalisation de l’autonomie politique américaine a également donné un plus grand espace politique pour les économies en développement, en particulier par réciprocité plutôt qu’à cause d’exceptions spéciales ou marginales aux principes du gatt. Les accords intra-Amérique latine comprennent de façon habituelle des mécanismes de règlement des différends entre État et investisseur, mais souvent avec un langage plus flou, ou des mécanismes qui limitent leur application.

Par conséquent, les différences clés dans les aii signés entre partenaires d’Amérique latine et ceux qui incluent les États-Unis sont que les premiers n’étendent pas le traitement national à la phase de pré-investissement ; et que les prescriptions de résultats ne sont pas interdites de manière explicite[56]. Combinées l’une avec l’autre, ces deux différences permettent aux pays à la fois de faire le tri dans les investissements et de formuler des demandes posant la performance comme condition d’entrée des ces investissements. Ceci est en fait le point fondamental qui permet aux pays d’essayer de canaliser le secteur privé vers les objectifs de développement national. Dans cette mesure, ces dispositions représentent une divergence normative fondamentale en ce qui concerne les relations entre État et société entre l’Amérique latine et les éu.

C — Les points de jonction : superposition et conséquences imprévues

Le problème, vu sur le plan de la gouvernance, est que la plupart des pays ont conclu des accords avec des dispositions différentes et potentiellement contradictoires d’après les deux modèles exposés ci-dessus. Le régime d’investissement étranger hémisphérique en émergence (et par extension le régime d’investissement global) est donc caractérisé par des règlements incohérents et qui se superposent. Quelles implications cela peut-il avoir pour la gouvernance globale des investissements directs à l’étranger ? Comment ces incohérences sont-elles résolues?

Le règlement des différends entre État et investisseur

De la même manière que les cours constitutionnelles d’appel dans les systèmes politiques domestiques harmonisent les incohérences dans la législation domestique, la plupart des accords internationaux sur l’investissement incluent des clauses de règlement des différends entre État et investisseurs qui permettent à ces derniers de recourir à l’arbitrage international contraignant dans le cas où le pays d’accueil renâclerait à respecter les engagements inscrits dans les accords. Raustiala et Victor se réfèrent sans aucun doute à cette sorte de processus lorsqu’ils parlent de négociation concernant les points de jonction entre régimes superposés. Malheureusement, cette analogie avec ce processus domestique ne tient pas dans le cas de l’investissement direct à l’étranger.

Les clauses de règlement des différends qui incluent l’arbitrage entre État et investisseur permettent en théorie à ce dernier de choisir parmi un grand nombre d’options. En fonction du texte de l’accord, les investisseurs peuvent choisir parmi plusieurs des options suivantes : le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (cirdi) de la Banque mondiale ; le mécanisme complémentaire de conciliation, d’arbitrage et d’établissement des faits du cirdi (pour les États ne faisant pas partie de la convention cirdi) ; l’arbitrage ad hoc sous la tutelle des règles d’arbitrage de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (cnudci) ; ou d’autres formes d’arbitrage ad hoc sur lesquelles les parties se sont mises d’accord (par le biais de la Chambre internationale de commerce, de la Chambre de commerce de Stockholm). Le cirdi, la seule option institutionnalisée qui se démarque, est devenue l’institution d’arbitrage la plus prégnante[57]. Tous les règlements, cependant, en particulier ceux de la cnudci, de la Chambre internationale de commerce et de la Chambre de commerce de Stockholm, n’exigent pas que l’on rapporte publiquement les cas, ce qui fait que le nombre total de cas, de parties, et les jugements prononcés restent inconnus[58]. Ainsi que l’écrit Luke Eric Peterson : « l’énorme majorité des procédures légales elles-mêmes sont résolues derrière des portes closes[59] ».

Bien qu’il existe en apparence un processus consensuel quant à l’interprétation des points de jonction dans les accords internationaux sur l’investissement, en pratique il ne semble pas mener à une plus grande cohérence entre les éléments contradictoires du régime. Ainsi qu’il a été vu plus haut, les jugements sont souvent tenus secrets. Ceux qui sont rendus publics n’ont pas force de loi, et (bien que souvent cités) n’ont pas de caractère contraignant pour les tribunaux subséquents. Différents tribunaux d’arbitrage sont connus pour avoir rendu des jugements contradictoires sur des cas où les faits étaient semblables. De surcroît, une plainte résultant d’une seule violation des droits d’un investisseur peut être réglée simultanément dans plusieurs cadres d’arbitrage et aboutir à des jugements différents. Deux tribunaux différents sur la même question de révocation d’une licence de média par la République tchèque ont émis deux décisions différentes, l’une d’elle accordant même 355 millions de dollars en dommages et intérêts (R. Lauder vs République tchèque, 2001[60]). Dans un exemple plus récent, l’Argentine a dû faire face à des jugements contradictoires de la part de deux tribunaux à propos de cas similaires résultant d’une même série de faits – soit la dévaluation du pays et la crise économique de 2002. Dans le cas LG&E vs Argentine (2006), le tribunal a accepté l’argument argentin selon lequel la dévaluation avait créé un « état d’urgence » pendant 17 mois durant lesquels le gouvernement ne pouvait pas être tenu responsable d’avoir rompu les obligations contractées sous l’égide du tib États-Unis/Argentine. Cela venait en contradiction avec un règlement précédent, celui du cas cmsvs Argentine (2005), qui a rejeté l’argument d’« état d’urgence[61] ».

En plus du problème des jugements contradictoires ou incohérents, il y a la question de savoir si les tribunaux d’arbitrage sont allés dans le sens d’interprétations de la portée et du contenu des traités plus larges et plus libérales que ne l’entendaient à l’origine des gouvernements signataires. Bien que plusieurs aient montré du doigt les règlements des tribunaux sur les différends entre État et investisseur de l’aléna comme étant « conservateurs » en ce qui concerne leur interprétation des « confiscations réglementaires » et du « standard minimum de traitement », d’autres ont noté que l’arbitrage par le cirdi faisait montre d’interprétations larges et libérales de manière récurrente.

Par exemple, un élément clé des traités d’investissement est la clause dite « parapluie », qui statue que les gouvernements doivent respecter les engagements contractuels pris avec les investisseurs étrangers. Certains tribunaux ont adopté une approche expansive de ce problème, indiquant ainsi que la rupture d’un contrat peut être considérée de la même manière que le non-respect des obligations d’un traité, et donc être soumise à l’arbitrage international contraignant. Ainsi, dans le cas cmsvs Argentine cité ci-dessus, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements a déclaré sa compétence quant à l’examen des plaintes déposées par un actionnaire minoritaire du fait d’un changement de taxation malgré les termes du contrat qui stipulaient que les différends doivent être résolus par la Cour fédérale argentine[62]. Pourtant, des jugements subséquents sous l’égide de cette clause parapluie, comme par exemple les cas El Paso vs Argentine (2006) et Pan American-bpvs Argentine (2006) ont rejeté ce même argument que les différends au sujet des contrats constituent des atteintes à la loi internationale[63].

La question de savoir si les gouvernements fournissent un traitement juste et équitable aux investisseurs étrangers est devenue l’une des plus importantes cause des arbitrages entre État et investisseurs. On le répète, il y a des variations significatives sur la manière dont sont interprétées ces dispositions. Le chapitre 11 de l’aléna invoqué dans les cas S.D. Myers vs. Canada a adopté une interprétation restrictive qui dit qu’il n’y a rupture que dans le cas d’un traitement extrêmement injuste et arbitraire, alors que d’autres tribunaux accordaient des interprétations similaires de « négligence des obligations malintentionnée, d’extrême insuffisance d’action bien en deçà des standards internationaux[64] ». Pourtant, dans un autre cas de l’aléna, le cas Tecmed vs Mexique, le plafond a été rabaissé, et le standard étendu afin d’inclure la non-réponse aux attentes légitimes des investisseurs, le manque de transparence ou l’attitude ambiguë des gouvernements[65]. Cette dernière interprétation, plus libérale, semble avoir prévalu dans les règlements d’arbitrage plus récents[66].

Les accords internationaux sur l’investissement protègent également les investisseurs de « l’expropriation indirecte », qui fait allusion à l’application de règlements qui n’ont pas forcément pour objectif avoué d’exproprier l’investissement, mais pourraient bien priver l’investisseur de son investissement. Des controverses sont nées autour de règlements sur l’expropriation indirecte du fait que l’on craignait que de telles clauses puissent être utilisées pour mettre à mal les objectifs légitimes de politiques publiques, avec des conséquences regrettables pour les investisseurs étrangers, en particulier dans les domaines de la réglementation sur la santé et l’environnement. Bien que les tribunaux divergent sur la question de savoir à partir de quel point un règlement constitue un cas d’expropriation indirecte, il y a tendance à considérer que les conséquences d’une mesure sur un investisseur sont plus importantes que les objectifs des politiques publiques des gouvernements[67].

L’Institut international du développement durable (iisd) a également critiqué l’utilisation des avocats comme des juges dans les tribunaux d’arbitrage international, en avançant l’argument que cela mène à une situation de conflit d’intérêts dans laquelle les juges ont intérêt à accroître la juridiction du tribunal pour le bénéfice des cas futurs. Et cependant, d’un autre côté, l’arbitrage international a prouvé qu’il était plus conservateur que ce que l’on pensait. Les compensations financières accordées aux compagnies ont été plus basses que les réclamations initiales, et ce de manière significative, tandis que les tribunaux imposent de plus en plus le paiement tout ou partie des coûts d’arbitrage aux compagnies qui ont perdu leur procès[68].

Est-ce que la liste de ces accords incohérents s’allonge et ces accords se libéralisent-ils de manière constante ? Jusqu’à présent, la preuve est mitigée, et les indications initiales que les règlements d’arbitrage semblaient impliquer une extension massive des droits des investisseurs auraient plutôt laissé la place à une approche plus équilibrée. Mais cela est plus un indicateur d’incohérence qu’une tendance claire : comme il y a plus de jugements des tribunaux, il y a aussi plus de variation à l’intérieur de ces jugements. Ce qui est plus important sans doute, c’est que le fait qu’il n’y ait pas de cour d’appel implique que les jugements larges et libéraux ne sont pas contestés (bien que ce qui a été accordé puisse aussi être annulé selon les règlements du cirdi), et qu’ils continuent quand même à servir de référence pour les jugements futurs. Par exemple, un jugement récent sur la crise argentine, dans le cas Enron vs Argentine (2007), a pris comme référence l’approche plus large du règlement cms (voir ci-dessus) plutôt que l’interprétation plus restrictive du cas LG&E vs Argentine (2006), sans pour autant donner des raisons pour ce choix[69].

La clause de la nation la plus favorisée, cause de cohérences inattendues

On peut trouver dans les divers accords internationaux sur l’investissement signés par un même pays des clauses différentes qui reflètent des principes fondamentalement différents, ou qui incluent différents types d’exceptions spécifiques à un pays ou à un sujet. Bien que la norme soit que de telles exceptions soient standardisées pays par pays, elles peuvent varier d’un accord à l’autre du fait de la relativité du pouvoir de négociation du partenaire (dans le cas des pays en développement) ou des changements dans les priorités gouvernementales.

Bien que compliqué, ce n’est pas particulièrement problématique tant que le pays d’accueil des investissements peut identifier l’origine de l’investisseur et les engagements particuliers qu’il a pris vis-à-vis de son pays d’origine[70]. Par contre, des décisions d’arbitrage récents entre investisseur et État montrent que les investisseurs chercheraient à utiliser la clause de la nation la plus favorisée (npf), qui garantit à l’investisseur un traitement qui ne soit pas moins favorable que celui reçu dans les pays d’accueil par les investisseurs de n’importe quel pays tiers. Dans d’autres termes, la clause npf pourrait être utilisée pour introduire des dispositions les plus favorables provenant d’un accord d’investissement international signé avec un autre pays quel qu’il soit.

Ceci ouvre la voie à des interactions inattendues, ou à ce qu’on appelle des clause-jumping (sauts de clause) entre accords (partant de l’idée des sauts de gènes dans les plantes génétiquement modifiées). Le saut de clause a de grandes conséquences, allant de l’élargissement éventuel du type d’activités devant être protégées par le traité à la protection à laquelle l’investisseur a droit dans le cadre d’un règlement de différends contraignant. Dans le cas de l’arbitrage Maffezini vs Espagne (2000), un ressortissant d’Argentine avançait l’argument que l’accord d’investissement entre l’Argentine et l’Espagne permettait l’application de dispositions de règlement des différends plus favorables, sur le modèle de celles du tib entre l’Espagne et le Chili[71]. La décision dite Maffezini a été reprise par deux autres tribunaux, dans les cas Suez vs Argentine (2006) et National Grid plcvs Argentine (2006), qui ont ainsi autorisé l’inclusion de dispositions plus favorables provenant d’autres traités[72].

D’une manière similaire, la limite à laquelle le traitement national est circonscrit (que ce soit pour le pré- ou le post-établissement ou les exceptions) constitue une limitation majeure de l’impact du traité lui-même. Si les dispositions de la clause npf dans un traité permettent en quelque sorte d’importer des dispositions plus généreuses (pour l’investisseur) de traités avec des pays tiers, en particulier en ce qui concerne la portée et le champ d’application et les limites au traitement national, cela peut changer radicalement l’atteinte qu’un gouvernement était prêt à accepter sur sa souveraineté ou son pouvoir de réglementation[73]. L’inclusion d’autres dispositions substantives comme les restrictions sur les transferts de fonds (quand un traité n’autorise pas les restrictions temporaires lors de crises de la balance des paiements), les clauses qui limitent ou interdisent l’utilisation des prescriptions de résultats ou limitent la garantie d’assistance technique, les définitions plus larges d’expropriation (qui permettent aux investisseurs de porter plainte contre un État du fait des actions prises en faveur de l’environnement ou de la politique sociale), les options de règlement des différends qui sont plus favorables à l’investisseur (l’exemption des recours légaux domestiques), ou qui réduisent la transparence des processus d’arbitrage, constitueraient des superpositions inattendues avec des conséquences à grande portée.

On doit cependant se souvenir que l’éventualité des sauts de clause dépend des limitations imposées à la clause npf et des mots dans lesquels elle a été rédigée. Jusqu’à présent, les décisions des tribunaux ne sont pas suffisamment nombreux pour que l’on puisse confirmer si le saut de clause pose un problème vraiment significatif pour la cohérence et la prédictibilité des régimes d’investissement, et si dans cette mesure le risque de saut de clause peut avoir été exagéré. Dans les faits, des décisions récentes sur la transférabilité de clauses substantives se sont montrés quelque peu contradictoires. Dans l’ensemble, la cnuced avance que les jugements d’arbitrage cherchent à limiter l’inclusion de droits qui iraient au-delà de la négociation originelle entre les deux gouvernements qui sont parties prenantes du tib. Cela n’a pas empêché que le tribunal du cirdi permette dans le cas mtd Equity Bhd vs Chili (2004) l’inclusion d’obligations faisant partie d’accords avec des pays tiers en améliorant le traitement juste et équitable envers l’investisseur[74].

La cohérence interne d’un accord international sur l’investissement se montre fondamentale dans l’impact qu’elle a sur l’autonomie politique : « En fin de compte, la portée et le champ d’application de l’accord sont établis par l’interaction entre toutes ses dispositions ». Par conséquent l’équilibre particulier entres les définitions de l’investissement, de l’investisseur, du pays et des exceptions au traitement national et à la clause de la nation la plus favorisée, ainsi qu’entre les dispositions substantives de l’accord, reflètent la tentative de garder de la flexibilité afin de pouvoir atteindre des objectifs de politiques publiques spécifiques[75]. Dans cette mesure, les intentions premières des négociateurs, telles qu’exprimées dans une interprétation générale du document, peuvent être corrompues par la superposition institutionnelle encouragée par la clause npf.

Points de jonction, couches superposées et exemptions

Selon les hypothèses de Raustiala et Victor, les incohérences légales entre les différents accords qui constituent le régime d’investissement devraient être résolues en travaillant les points de jonction au cours de négociations successives. Dans les accords sur l’investissement cependant, ce n’est pas le cas. Certains accords sont remplacés par des versions négociées plus récemment, qui cherchent explicitement à harmoniser les pratiques qui figurent dans de vieux accords avec les nouvelles (us-Panama 1982, amendé en 2000). Mais lorsqu’il y a incompatibilité, à la fois dans le fond et la forme, par exemple entre le style précis, légal et légalisant, de l’aléna et le style politisé et non contraignant du mercosur, il est improbable que les divergences puissent être éliminées[76]. En fait, ce que l’on voit dans l’investissement est une superposition d’accords où les couches les plus libérales (qui représentent les intérêts des pays les plus puissants) semblent dominer progressivement les autres.

Les décisions des tribunaux au sujet des différends relatifs aux investissements qui semblent entraver de manière excessive l’autonomie politique des pays en voie de développement promettent un retour d’ascenseur. Ainsi qu’on l’a vu ci-dessus, les États-Unis, le Canada et le Mexique, comme le reflète le modèle de tib américain de 2004, ont déjà commencé à encadrer les traités d’investissement de telle sorte qu’ils préservent le droit de regard sur des interprétations de l’accord dans les tribunaux de règlement des différends, et qu’ils limitent les clauses-clés comme celle du traitement juste et équitable et de l’expropriation, afin de garder aux États une plus grande flexibilité en matière de politiques publiques. Néanmoins, il y a de fortes chances pour que la réaction dans le monde des pays en voie de développement soit plus forte, venant souligner le fossé en matière de normes entre divers accords. L’Argentine, en prise avec quarante-deux cas, qui pour la plupart résultent de la crise économique qu’elle a connue en 2001-2002, « étudie la possibilité de retourner à une juridiction par les cours nationales[77] ».

D’autres pays d’Amérique latine, la Bolivie, l’Équateur et le Venezuela pour ne citer qu’eux, qui suivent les mouvements récents qui consistent à nationaliser ou à modifier les taxes sur les industries d’extraction, ont indiqué leur intention de se distancer du modèle américain de protection de l’investissement. La Bolivie a envoyé une lettre d’intention à la Banque mondiale le 1er mai 2007 signalant son retrait du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements[78]. Le rejet de la juridiction d’arbitrage international peut aussi se faire par des interprétations juridiques des constitutions nationales, qui, pour la plupart en Amérique latine, incluent les clauses dites Calvo confirmant la primauté des cours nationales[79]. Des décisions prises sous l’égide des règlements de l’undci (règles d’arbitrage de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international) sont susceptibles d’êtres révisées par les cours domestiques, pour cause, entre autres, d’« incohérence avec les politiques publiques », bien que la preuve soit loin d’être établie à l’examen des décisions prises par le cirdi[80].

L’intersection, bien loin d’être éliminée en travaillant les points où se superposent les accords, rend les impacts sur le régime d’investissement en émergence encore plus difficiles à déterminer. Les gouvernements peuvent découvrir que les obligations qu’ils pensaient avoir négociées avec un partenaire ne s’appliquent plus du fait d’un saut de clause à partir d’autres accords, ou de règlement des différends incohérents et très larges. Effectivement, il est clair que la cohérence entre les accords existants n’est plus le but à atteindre. Le projet de légalisation que cherche à promouvoir l’Administration Bush consiste explicitement à créer un point de référence dans le droit international qui serve de plancher pour les négociations futures sur des questions sensibles comme celles de l’investissement. De plus, en dépit de tentatives de restreindre les tribunaux de règlement des différends, la multiplicité des règlements contradictoires ouvre la voie à la création de points de référence qui permettent aux tribunaux ultérieurs de justifier des interprétations libérales du contenu des traités. Bien qu’on ne puisse pas dire de façon définitive qu’il y a une tendance claire à la libéralisation dans tous les domaines, on parle de manière répétée de jugements généreux en faveur d’une norme de traitement juste et équitable, de la clause parapluie, et d’introduction de dispositions en provenance d’autres traités par le biais de la clause npf. Les acteurs cherchent à poser les couches successives dans les accords internationaux sur l’investissement et c’est la couche la plus libérale du régime d’investissement, celle associée avec le projet de légalisation des États-Unis, qui semble prévaloir.

Conclusion

Cet article a fait l’examen des zones problématiques dans l’investissement direct à l’étranger à partir du point de vue théorique présenté par la littérature sur les régimes et s’est fondé sur l’argument que la meilleure façon de les qualifier, suivant la terminologie de Raustiala et Victor, est de parler de régimes de type overlapping (superposés). Il confirme l’utilité de l’approche par régime superposé en l’appliquant à un nouvel enjeu. Il est clair que l’investissement est un cas où les règlements normatifs et programmatiques incohérents se superposent et où les impacts sur le régime sont difficiles à évaluer. Cependant, cet article montre aussi les limites de l’approche dite de complexe de régimes, en soulignant l’importance des influences politiques dans la superposition que présentent les régimes. Il met en évidence que des régimes à moitié construits comme ceux sur l’investissement sont constamment vulnérables vis-à-vis du pouvoir et que le pouvoir s’exerce par le biais de la légalisation. Les incohérences légales ne sont pas résolues aux points de jonction par des négociations qui cherchent à résoudre le problème. Au contraire, les couches successives d’accords vont dans le sens d’une libéralisation progressive du régime en faveur des interprétations les plus libérales.

[Traduit de l’anglais]