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Jean-Jacques Langendorf a un profil atypique. Écrivain, essayiste, historien, féru de stratégie, et en même temps un peu pamphlétaire, on le connaît pour avoir été l’un des censeurs les plus virulents des conclusions de la Commission Bergier (Commission d’experts chargée d’examiner sous l’angle historique et juridique l’étendue et le sort des biens placés en Suisse avant, pendant et immédiatement après la Seconde Guerre mondiale). On aurait pu donc craindre qu’il endosse le rôle de zélateur des vertus de la neutralité et que son ouvrage ait une coloration excessivement polémiste. Force est de reconnaître, néanmoins, que l’auteur a su éviter cet écueil et que l’ouvrage, bien que partisan, met à la disposition du lecteur une riche analyse qui permet de comprendre comment et pourquoi la neutralité est née et a perduré. Il en ressort que, loin d’être un concept figé, la neutralité a beaucoup évolué dans le temps et qu’elle a été adaptée à la position géographique des pays qui l’ont adoptée.

Dans la première partie, De l’origine à l’affirmation, l’auteur revient sur les étapes successives de l’évolution du concept de neutralité, concept aussi ancien que la souveraineté étatique. D’origine essentiellement coutumière, la neutralité, peu à peu codifiée, verra ses contours diplomatiques et juridiques lentement prendre forme à partir du xviie siècle, pour s’affirmer au gré des aléas des guerres. L’essor de la neutralité s’explique, selon lui, par l’existence d’un système international qui repose sur la recherche de l’équilibre entre les puissances dont l’intérêt est de voir à ce que les États qui présentent un avantage stratégique restent neutres. Il explique ainsi avec précision les fondements juridiques et politiques d’un statut qui a surtout été choisi par les petits pays, faute d’une option stratégique alternative face aux puissances européennes en perpétuel conflit et qui, en même temps, a souvent été stigmatisé par les mêmes belligérants, accusant les neutres de ne pas soutenir leur cause juste. La deuxième partie, Dans la tourmente, est surtout consacrée aux différentes neutralités face aux affres de la Première Guerre mondiale : alors que certaines ont réussi (les neutralités scandinaves, suisse et néerlandaise), et que d’autres ont été bafouées (les neutralités belge et dans une certaine mesure luxembourgeoise), une dernière catégorie d’États a vu le rejet unilatéral de sa neutralité alors que rien ne l’y obligeait : les États-Unis. Dans la troisième partie, Remise en question, enfin, Langendorf retrace les avatars de la neutralité depuis la fin de la Première Guerre mondiale. L’auteur rappelle très bien que sa légitimité va momentanément disparaître avec l’instauration de la sécurité collective, dans le cadre de la Société des Nations, pour finalement revenir avec force à l’orée de la guerre. Durant la Seconde Guerre mondiale, à l’exception notable de la Suède et de la Suisse, et dans une certaine mesure l’Espagne, tous les pays neutres européens verront leur statut pleinement bafoué. Même ces quelques pays qui ont pu échapper aux hostilités ont dû faire des concessions si importantes à leur statut que la question de leur crédibilité fut largement entamée. De toute façon, comme le note pertinemment l’auteur, les « guerres totales » qu’ont été la Première et la Deuxième Guerres mondiales ayant profondément changé la nature de la guerre, celle de la neutralité ne pouvait aussi que changer. Depuis 1945, la neutralité continue son évolution à un point tel que du fait de son érosion l’onu n’y verra aucune incompatibilité avec le principe de la sécurité collective.

On regrettera que l’auteur n’ait parlé que trop sommairement de la période de la guerre froide car c’est bien depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, à un moment où la guerre commence à perdre de sa légalité, qu’une neutralité à la carte s’est substituée à la neutralité classique. Les pays neutres qui se définissent juridiquement et politiquement en tant que tels vont donc pratiquer davantage une neutralité active (un neutralisme) plutôt qu’une neutralité classique. Il est bien dommage, par ailleurs, que la profonde érudition de l’auteur sur l’histoire de la neutralité cache mal la part du lion qu’il accorde à son pays natal – la Suisse – aux dépends d’autres pays qui sont soit trop sommairement analysés (comme par exemple la Finlande) soit tout simplement ignorés (comme par exemple l’Irlande). Un dernier écueil auquel l’auteur s’est heurté est celui de la confusion entre neutralité et neutralisation. Il est vrai que le réflexe de mettre sur un même plan les deux notions est une maladresse récurrente dans nombre d’études consacrées à cette thématique. Or, si la neutralité est un statut politico-juridique conféré à un État en vue de prévenir son implication dans des hostilités et ce, en sa qualité de personne morale, la neutralisation est pour sa part un statut conféré à une seule partie d’un territoire d’un État et qui doit faire l’objet d’une reconnaissance dès le temps de paix, et ce afin de jouir d’une objectivité (comme c’est le cas pour l’archipel norvégien de Spitzberg).

L’ouvrage de Langendorf, néanmoins, reste remarquable sur plusieurs points. Déjà, par sa rigueur et son approche éclectiquement transdisciplinaire (stratégie, science politique, droit, économie et même géographie), l’ouvrage réussit à être exhaustif. Par ailleurs, sur le plan de la forme, la trentaine d’encadrés qui émaillent l’ouvrage (anecdotes, différentes définitions de la neutralité données par des jurisconsultes ou encore points de vue donnés sur la neutralité par des auteurs aussi divers que Chateaubriand ou Carl Schmitt), illustrent habilement les thèses de l’auteur et permettent, en même temps, une lecture fluide et agréable. Enfin, le thème de la neutralité, surtout dans sa profondeur historique, reste étonnement absent de la littérature francophone et n’a que très rarement fait l’objet d’une grande effervescence intellectuelle.

L’époque contemporaine a vu s’amorcer un débat sur l’utilité de la neutralité considérée par beaucoup comme un reliquat anachronique du droit des gens. L’auteur conclut cependant qu’il serait dangereux que l’hypothèque sur la neutralité soit d’ores et déjà levée, du moins tant que des États voudront continuer à se soustraire à des conflits qui ne les concernent pas.