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Au commencement, tout le monde était comme une Amérique […].

John Locke[1]

Aux origines de la discipline de l’économie politique internationale (epi par la suite) se trouve un ensemble de questions qui ont toutes pour racine la volonté de comprendre, à travers une approche pluridisciplinaire, la direction que prend la mondialisation contemporaine de l’économie. Que ce soit dans la version étroite, qui considère l’epi comme « l’étude de l’interaction réciproque et dynamique dans les relations internationales entre la poursuite de la richesse et la recherche de la puissance[2] », ou dans la version large, qui voit dans l’epi l’ensemble des « arrangements sociaux, politiques et économiques relatifs aux systèmes globaux de production, d’échange et de distribution, ainsi que le mélange de valeurs qu’ils incarnent[3] », toutes les approches mettent en avant le rôle du politique dans la structuration et la direction de l’économie mondiale[4].

En particulier, cette discipline[5] située à la frontière de la science politique et de la science économique a eu pour principal objet, depuis ses débuts dans les années soixante-dix, la question de l’émergence et de la stabilité d’un ordre économique international dont le principal acteur serait l’État et le principal bénéficiaire les États-Unis.

L’un des moyens de mobiliser l’économique et le politique afin de comprendre le rôle exercé par les États-Unis dans le monde est l’utilisation du concept d’hégémonie. L’idée de base est que la probabilité d’émergence d’un ordre économique international ouvert augmente avec la concentration du pouvoir. C’est un concept à la fois important par lui-même, dans la mesure où beaucoup d’auteurs l’ont appliqué à l’étude du système international, et où beaucoup d’autres l’ont critiqué, mais aussi parce qu’il est le centre analytique vers lequel convergent ou divergent les différents développements théoriques[6].

Néanmoins, avec le retour, au tournant du millénaire, à une diplomatie américaine très clairement unilatérale, nombreux ont été les analystes à ressusciter la thématique de l’empire américain[7]. Pour ces auteurs, la parenthèse hégémonique des États-Unis semble s’être refermée à la suite des attentats du 11 septembre 2001, et plus encore de l’invasion en Afghanistan et en Irak, traduisant soit un basculement impérial de l’ordre mondial, soit un déclin inexorable des États-Unis[8].

Plusieurs travaux publiés par la suite rendent compte du caractère pour le moins utile de ce concept dans la compréhension du monde globalisé, à rebours de cette tendance générale à la négation du concept d’hégémonie au sujet de la relation entre les États-Unis et le reste du monde. En particulier, les trois ouvrages qui font l’objet de cette étude bibliographique tentent de remettre au goût du jour ce concept, mais à travers une grille d’analyse renouvelée. La question que l’on peut se poser est alors de savoir si ces ouvrages proposent réellement une nouvelle façon d’envisager l’hégémonie américaine.

Il semblerait en effet que chaque auteur, à sa manière, mette l’emphase sur un facteur souvent négligé dans les analyses traditionnelles : les pratiques des acteurs. À travers trois prismes différents, à savoir pour Agnew celui de l’organisation spatiale du pouvoir dans la globalisation, pour Sinclair celui de l’emprise d’autorités épistémiques américaines de la finance, et pour Seabrooke celui du processus de légitimation interne des politiques économiques, l’hégémonie américaine se révèle être beaucoup plus profonde qu’on pourrait le croire, en mettant en jeu le comportement au jour le jour des acteurs économiques et politiques, mais toujours aussi fragile.

I – La globalisation comme produit de l’hégémonie de la société de marchés américaine

Si la relation entre les États-Unis et le reste du monde a été à maintes reprises analysée tantôt par la notion d’empire, tantôt par celle d’hégémonie, l’originalité de John Agnew dans Hegemony. The New Shape of Global Power est de questionner ces deux notions pour rompre avec la première et renouveler en profondeur la seconde. Agnew considère en effet que cette relation se décrit et se comprend beaucoup plus aisément par la notion d’hégémonie que par celle d’empire, tout en reconsidérant les caractéristiques, les fondements et les mécanismes de l’hégémonie américaine au xxe siècle. Son argument principal, dans une perspective réunissant tout à la fois économie politique internationale, sociologie des marchés et géographie du pouvoir, est de considérer que l’hégémonie américaine s’exerce sur le monde d’abord et avant tout par l’intermédiaire d’un ordre social qui trouve ses racines dans l’histoire séculaire des États-Unis : la société de marchés. Dans cette veine, il considère le mouvement contemporain de globalisation comme une projection des pratiques et des valeurs historiquement américaines de la société de marchés au-delà des États-Unis, notamment celle du consumérisme. Cela ne l’empêche pourtant pas de souligner, en fin d’ouvrage, l’extrême fragilité contemporaine de l’ordre hégémonique américain, qui explique selon lui la nouvelle attitude unilatérale des États-Unis à la suite des évènements de septembre 2001, et plus encore, de l’invasion en Irak et en Afghanistan.

A — Une critique originale des approches conventionnelles

Le premier temps de Hegemony est consacré à l’évaluation critique des conceptions traditionnelles d’empire, d’hégémonie et de pouvoir dans les relations internationales, resituant chaque concept dans l’histoire des relations entre les États-Unis et le reste du monde. Selon Agnew, analyser le rôle des États-Unis dans le monde en termes d’empire suppose que le pouvoir de ceux-ci repose principalement sur une forme aboutie et rationnelle à la fois de contrôle territorial, de centralisation des décisions et de coercition. Plus encore, cela suppose un processus d’unification du monde sous l’égide d’une seule et même règle, ce qui est peu compatible avec la trajectoire observée au xxe siècle mais aussi avec l’histoire des États-Unis. Agnew montre au contraire que toute la politique étrangère de ce pays, au moins depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale[9], a été fondée sur les principes de bon gouvernement, de communauté internationale et de consensus global, peu compatibles avec la notion d’empire américain, notamment en partie du fait de l’existence d’un ennemi puissant, l’Union soviétique, et donc de la nécessité de recruter des alliés fidèles en Europe et plus généralement dans le monde. Agnew insiste en particulier sur les difficultés qu’ont connues les États-Unis lors du choix de leur modèle de politique étrangère avant la Seconde Guerre mondiale, oscillant périodiquement entre la « république » et l’« empire », et souligne que cette contradiction a précisément été levée par la mise en place de l’ordre hégémonique d’après guerre, permettant une expansion mondiale non territorialisée, fondée sur la capacité de ralliement et la transformation des règles d’interaction spatiale entre les nations.

Cette réfutation de la notion d’empire pour caractériser les relations entre les États-Unis et le reste du monde se fait toutefois par l’entremise d’une vision partiellement renouvelée de l’hégémonie. Pour Agnew, il faut sortir des visions conventionnelles de l’hégémonie, « simple domination » équivalente à la notion d’empire pour les uns ou « identité de l’État dominant » pour les autres[10]. Dans une définition proche de la notion de pouvoir structurel de Susan Strange[11], il définit l’hégémonie : c’est la capacité de « ralliement des autres dans l’exercice de votre pouvoir, en convainquant, cajolant, et contraignant ceux-ci afin qu’ils veuillent ce que vous voulez[12] ». Plus encore, si l’hégémonie n’est jamais complète et toujours contestée, elle lie néanmoins « peuples, objets, et institutions autour de normes et de standards culturels qui émanent du temps et de l’espace des centres de pouvoir (ayant une localisation spécifique) [et] occupés par des acteurs disposant de l’autorité[13] ». Il ne peut donc y avoir une succession d’hégémonies identiques reposant sur l’exercice d’un pouvoir purement relationnel, et plus encore, l’hégémonie américaine s’exerce selon une forme de pouvoir dont la spatialité est historiquement contingente.

C’est sur ce dernier point que les critiques de Agnew sont les plus novatrices. L’auteur souligne en effet que, selon sa taxonomie, les approches stato-centrées ou classo-centrées négligent la prise en compte de la spatialité du pouvoir et insistent beaucoup trop sur sa dimension intemporelle et productiviste dans les relations internationales contemporaines. En particulier, Agnew considère que chaque hégémonie implique ipso facto un changement dans la spatialité du pouvoir, c’est-à-dire dans les conditions politiques, économiques et technologiques de l’organisation territoriale du pouvoir et dans leurs interprétations culturelles associées. Se basant sur les travaux de géographes[14], il distingue quatre types idéaux de géographies du pouvoir, du plus simple au plus complexe : l’ensemble de mondes, le champ de forces, les réseaux hiérarchisés et la société mondiale[15]. Il reproche aux conceptions traditionnelles de l’hégémonie américaine de privilégier la configuration en termes de champs de forces, que l’on retrouve de manière prépondérante dans la construction de l’État-nation moderne. Ce « piège territorial » empêche alors les analyses de sortir d’une vision unitaire du pouvoir, qu’il soit relationnel ou structurel, en supposant que l’unité territoriale du pouvoir demeure de manière immuable l’État-nation moderne. Selon Agnew, une telle conception tend à négliger l’histoire des États-Unis, et notamment la logique d’expansion du marché domestique durant le xixe siècle, et limite également la compréhension des liens entre les États-Unis et le reste du monde après la Seconde Guerre mondiale.

B — La spécificité de l’hégémonie américaine

Le second temps de l’analyse est en toute logique consacré à la démonstration et à l’explication des spécificités de l’hégémonie américaine. L’exercice du pouvoir américain depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale a en effet consisté à rallier d’autres sociétés et, par là-même d’autres États, non seulement au modèle culturel de la société de marchés américaine, mais aussi à ses pratiques et plus encore à ses valeurs. L’auteur appuie son propos en soulignant plusieurs caractéristiques de cette hégémonie.

Premièrement, elle se caractérise par la diffusion dans le monde, après la Seconde Guerre mondiale, de l’ordre social de la société de marchés. Selon lui, cette diffusion s’explique principalement par la capacité des États-Unis à « démocratiser le désir », à faire des relations marchandes la forme privilégiée d’accès aux ressources pour les individus, au détriment de la réciprocité familiale et de la redistribution étatique, pour utiliser le langage de Polanyi. Cet ordre social est fondé sur les idées et les pratiques du consumérisme de masse, de la marchandisation du monde, et sur le développement d’un discours de la liberté et de l’égalité des opportunités individuelles. Agnew insiste tout particulièrement sur la diffusion au-delà des frontières américaines du consensus social portant sur l’évidence et les bienfaits des décisions politiques pro-marché, ainsi que sur la transformation de la conception de la vie idéale, fondée sur un désir d’appartenance des individus à la classe moyenne consumériste. Ainsi, le rôle des institutions américaines a été de définir ce qu’était la bonne société, alors que dans le même temps cette bonne société était de plus en plus consumériste. La société de marchés est donc bien plus qu’un moyen, elle est aussi l’expression d’une spécificité culturelle du capitalisme américain, où la production de masse a été créée pour la consommation de masse.

Deuxièmement, cette projection de la société de marchés américaine a profondément transformé la géographie du pouvoir dans le monde. D’une configuration en champ de forces, la géographie du pouvoir mondial s’est peu à peu, sous l’impulsion de l’hégémonie américaine, transformée en une configuration en réseaux hiérarchisés, et complexifie de plus en plus la société mondiale. La forme que prend la globalisation économique ne peut alors s’expliquer que par cette nouvelle géographie du pouvoir, qui tend à redéfinir profondément les anciennes dichotomies héritées du monde moderne et qui sont à la base de la souveraineté étatique (économique/politique ; public/privé ; interne/externe). La globalisation est ainsi bien plus que l’expression d’une diffusion du modèle constitutionnel américain[16], mais « le produit de la projection géographique de la société de marchés américaine alliée aux avancées techniques dans les communications et les transports[17] ». La distorsion des liens entre souveraineté et territorialité, permise par l’importance majeure acquise par les réseaux économiques, commerciaux et financiers globaux[18], est ainsi l’expression même de l’hégémonie américaine, et non un signe de son déclin, comme le laisseraient penser les conceptions encore trop fortement ancrées sur l’unité territoriale du pouvoir.

Troisièmement, si l’hégémonie américaine a produit la globalisation économique, et si cette dernière a profondément modifié la géographie du pouvoir mondial, leurs racines sont bien plus à chercher dans l’histoire des États-Unis que dans une modification des doctrines économiques à partir des années soixante-dix. En particulier, Agnew note que la société américaine est particulièrement bien adaptée à cette nouvelle organisation réticulaire du pouvoir. Par exemple, l’État a traditionnellement été très sensible à la promotion des forces du marché, excepté durant la période du New Deal, considérée comme une parenthèse historique. Plus profondément encore, d’une part, les individus aux États-Unis sont habitués à avoir des liens faibles[19] au sein de leurs réseaux sociaux, du fait de leur passé migratoire mais aussi du fait de leur grande mobilité géographique ; et d’autre part, la conception qu’ils se font de la frontière a toujours été ouverte.

Toutefois, spécificité ne signifie en rien supériorité du modèle américain de la société de marchés. Au contraire, Agnew considère que la quatrième caractéristique de l’hégémonie américaine est sa grande fragilité contemporaine. La globalisation apporte en effet avec elle son lot de difficultés, notamment une forte concentration géographique du pouvoir au sein des grandes villes et une grande augmentation des inégalités entre les nations et à l’intérieur des nations. L’organisation réticulaire de la globalisation a ainsi de forts effets punitifs pour tous ceux qui ne sont pas connectés au réseau, y compris aux États-Unis. Elle tend de surcroît à faire des États-Unis le « consommateur en dernier ressort », ce qui est contradictoire avec la fragilisation des classes moyennes consuméristes dont les revenus tendent à diminuer. Dans le même temps, la diffusion de la société de marchés dans le monde tend à rendre moins centrale la position des États-Unis dans l’ordre hégémonique, de sorte que Agnew pose en fin d’ouvrage la question de l’existence d’une hégémonie sans hégémon, c’est-à-dire sans centre. Enfin et surtout, cette fragilité ne peut être compensée par l’unilatéralisme de l’État et sa tentation impérialiste, précisément à cause de la transformation de la géographie du pouvoir, qui fait des réseaux les leviers de pouvoir les plus efficaces[20].

C’est précisément sur ce point qu’Agnew et Sinclair se retrouvent. Le premier souligne en effet que les États-Unis ne sont pas une victime uniforme de la globalisation, et que celle-ci a surtout bénéficié au secteur financier dans les années quatre-vingt-dix, alors que le second analyse en profondeur le pouvoir que les agences de notation financière américaines ont acquis à la fin du xxe siècle, et fait de son caractère réticulaire un élément important de leur emprise sur les acteurs économiques.

II – L’emprise globale des autorités épistémiques américaines de la finance

Ainsi, l’originalité de l’hégémonie américaine contemporaine réside dans le fait qu’elle s’appuie aussi sur la projection d’autorités privées d’origine américaine et qui ont une influence croissante sur le comportement des acteurs économiques et politiques de par le monde. C’est dans ce sillon que Timothy Sinclair explore le rôle des agences de notation financière américaines dans The New Masters of Capital. American Bond Rating Agencies and the Politics of Creditworthiness. L’auteur y démontre que ces agences de notation, principalement Moody’s et Standard & Poor’s, ont acquis une influence telle dans le monde qu’elles changent les pratiques des agents dont le financement dépend de leur jugement. Plus particulièrement, ces agences véhiculent des normes et des pratiques économiques profondément ancrées dans le cadre conceptuel du capitalisme américain et notamment de l’action économique profitable. Faisant des emprunts aussi bien aux analyses rationalistes que constructivistes de la finance internationale[21], Sinclair montre comment les agences de notation, en tant qu’acteurs sociaux enchâssés dans les relations de marché[22], sont en mesure de fournir une nouvelle source du jugement aux autres membres des marchés financiers, et in fine, d’orienter leurs actions économiques. L’intérêt d’un tel ouvrage réside cependant d’une part dans la démonstration du rôle décisif joué par le gouvernement américain dans la création du métier de ces agences, et d’autre part dans leur progressive projection internationale.

A — Un rôle décisif dans la structure financière

Les agences de notation financière ont une activité commerciale[23] fondée sur la recherche d’information financière concernant les émetteurs d’obligations à long ou à court terme (leurs clients) et sur l’établissement d’une note permettant aux investisseurs (les créanciers de leurs clients) d’orienter leurs achats. Leurs notations concernent à la fois les entreprises émettrices d’obligations, et les autres émetteurs, comme les États ou les entités publiques sub-étatiques. Ces agences fondent leur jugement sur la « capacité à rembourser » de l’entité émettrice, qui s’appuie sur la croyance en la probabilité de remboursement, et la foi en la volonté de remboursement. Cette capacité à rembourser est évaluée à partir d’un processus se voulant le plus rigoureux et rationnel possible, mêlant des entrevues avec les dirigeants de l’entité et l’évaluation des « fondamentaux » de cette dernière. Ne cherchant ni à fournir des recommandations pour les acteurs des marchés, ni à influencer leur perception du risque, elles visent uniquement, selon leurs dires, à « former une part de l’information que les investisseurs utilisent pour prendre leurs décisions[24] ».

La note, périodiquement réévaluée, prend une forme particulièrement intéressante[25]. Que ce soit pour l’une ou l’autre des agences de notation en cause, elle donne deux informations simultanées. La première est comparative, et permet à l’investisseur d’évaluer la solvabilité de l’entité émettrice par rapport aux autres obligations disponibles sur le marché. La seconde est historique, et permet de rendre compte de l’évolution de cette solvabilité dans le temps. Sinclair attache beaucoup d’importance à cette dimension de la notation, en insistant sur l’effet disciplinant du changement de note pour les entités émettrices d’obligations, notamment quand elles anticipent ou subissent une baisse.

La crédibilité des notes se trouve renforcée par la volonté des agences d’améliorer constamment leur niveau d’expertise, tout en étant le moins transparentes possible sur les méthodes utilisées, afin de protéger leur marché. Selon Sinclair, cette expertise constitue le fondement même de l’autorité dont disposent les agences. Plus particulièrement, à partir des travaux d’économie politique internationale et de sociologie économique, il établit le concept de « réseau de connaissance enchâssé » (Embedded Knowledge Network[26]), pour analyser comment ces agences se trouvent en position d’autorité à l’intérieur du marché[27]. Selon Sinclair, les agences de notation américaines sont des autorités épistémiques[28], c’est-à-dire des autorités qui produisent des normes dont l’objet est la formation d’une connaissance économique et financière telle qu’elle sera perçue comme valide et qu’en conséquence les acteurs économiques cesseront de rechercher une connaissance alternative. De la sorte, elles définissent l’étendue de l’information financière légitime, soit celle en laquelle chacun peut avoir confiance, mais aussi et surtout factuelle, c’est-à-dire qui permet de construire sa propre connaissance économique et financière. Les agences agissent ainsi sur trois niveaux distincts mais fortement interdépendants : l’incitation à investir, la connaissance économique, et la gouvernance des agents économiques. Ce sont des « institutions ayant une forme spécifique d’autorité sociale parce qu’elles sont publiquement reconnues pour résoudre des problèmes, et que dans la plupart des cas elles agissent comme des experts désintéressés […] et qu’elles valident institutionnellement des normes et des pratiques[29] ». En ce sens, ces agences sont des acteurs politiques de premier plan dans la structure financière globale.

L’auteur donne alors une série d’exemples qui montrent comment le travail des agences a une influence majeure sur les acteurs. Du côté des entreprises, il montre par exemple que la dégradation des notes de General Motors au début des années quatre-vingt-dix a approfondi ses difficultés par l’augmentation du coût de financement de ses activités[30]. Dans la même veine, il met en évidence que la perception de la bonne politique, notamment celle portant sur le rôle et l’effet du déficit public, a été profondément modifiée à la suite de dégradations de notes[31].

B — Un pilier de la micro fondation institutionnelle de l’hégémonie américaine

Ce « pouvoir inconscient » dont disposent les agences n’est pourtant pas le fruit du hasard et ne dépend pas non plus exclusivement de leur expertise, si universellement reconnue soit-elle. Sinclair montre en effet que ce pouvoir s’inscrit au coeur du capitalisme américain et que l’État a été particulièrement actif dans la promotion de ces deux agences de notation dans le monde. Plus encore, il souligne comment l’hégémonie américaine contemporaine s’appuie sur des micro fondations institutionnelles solides, parce qu’elles correspondent aux pratiques et aux politiques américaines.

Sinclair remarque en effet que l’histoire du développement de l’activité des agences est profondément liée à l’histoire financière des États-Unis, et notamment à celle de ses crises. Les premières entreprises ayant ce type d’activité naissent après la crise financière de 1837, et progressivement cette activité acquiert une importance notable au sein des marchés financiers américains au tournant du vingtième siècle. À la suite de la crise financière du début des années trente, le régulateur américain oblige les banques à faire la distinction, dans leurs comptes, entre les obligations ayant un statut spéculatif et celles ayant un statut plus sécuritaire, créant alors le premier marché captif de cette industrie[32]. Durant ces mêmes années, un vaste mouvement de concentration a lieu, mouvement qui ne cessera depuis lors, de sorte que les deux agences ont des liens congénitaux historiquement très étroits[33]. Cette activité de rating n’est donc pas du tout nouvelle aux États-Unis, et correspond ainsi à une vieille pratique de plus d’un siècle, très spécifique au système financier américain, et ancrée dans les habitudes des professionnels de la finance.

Qui plus est, le cadre conceptuel à la base des notations est lui-même spécifiquement américain. Les fondamentaux dont se réclament les agences ne donnent, selon Sinclair, qu’une vision partielle et biaisée de la capacité à rembourser, en ne privilégiant que la rentabilité à court terme et en ne tenant pas compte des spécificités inhérentes à chaque entité émettrice de titres. De la sorte, elles privilégient les activités économiques conformes au modèle de capitalisme américain, et plus généralement anglo-saxon, au détriment notamment des formes de capitalisme d’Europe continentale, alors qu’elles notent indistinctement les émissions obligataires de toutes ces régions.

Toutefois, le facteur le plus important de la hausse du pouvoir structurel de ces agences réside dans l’activisme de l’État américain depuis les années soixante-dix. D’une part, Sinclair note qu’elles ont bénéficié de la création et du développement de nouveaux marchés durant les trois dernières décennies, en particulier celui des créances à court terme, celui des junk bonds, et celui des créances bancaires dans les années quatre-vingt. Or, l’État, par sa politique de libéralisation financière, a encouragé la création de ces nouveaux marchés, notamment par la conjonction d’un processus de désintermédiation et de titrisation[34]. D’autre part, Sinclair souligne que, comme souvent aux États-Unis, cet activisme s’est manifesté par une transformation importante de la réglementation financière. Cette transformation a en particulier favorisé l’incorporation de l’activité des agences dans la réglementation financière américaine et la consolidation du duopole que représentent les deux agences, notamment par la création en 1975 du statut nrsro (Nationally Recognized Statistical Rating Organizations). Enfin, cet activisme de l’État s’est manifesté à l’international, au niveau bilatéral mais surtout au niveau multilatéral, avec la réforme du ratio Cooke, qui incorpore désormais le principe de la notation dans les méthodes d’évaluation des risques bancaires.

Mais encore une fois, à l’instar de l’analyse de Agnew, « pouvoir inconscient » ne signifie nullement pouvoir absolu. Au contraire, Sinclair montre que, malgré ces liens étroits entre le travail des agences, d’une part, et l’environnement et les pratiques économiques et politiques américains, d’autre part, ces dernières ne sont pas exempts de critiques. En particulier, il revient d’abord sur les abus de pouvoir que constituent les notations « sauvages », et ensuite sur les scandales financiers et les crises des années quatre-vingt-dix et deux mille en montrant que les agences portent une grande part de responsabilité dans l’apparition de ces crises et scandales. Dès lors, compte tenu du pouvoir structurel dont les agences disposent, la question de leur légitimité et plus généralement de leur activité est posée. Et c’est dans leur capacité à reproduire leur degré de légitimité que ces agences pourront continuer leur travail et maintenir leur emprise sur la finance internationale. Or, cette question de la légitimité est précisément au coeur des réflexions de Seabrooke, qui considère que c’est une variable que les théories ont souvent tendance à évacuer, alors qu’elle peut expliquer pourquoi certains pays sont plus que d’autres en mesure d’agir au niveau international.

III – La légitimité de la politique financière nationale à la rescousse de l’hégémonie américaine

La question de la consolidation du pouvoir structurel de l’hégémon est au coeur de l’analyse qu’effectue Leonard Seabrooke dans The Social Sources of Financial Power. Domestic Legitimacy and International Financial Orders. Plus particulièrement, l’auteur s’interroge dans cet ouvrage sur les raisons qui expliquent pourquoi certains États génèrent plus d’influence que d’autres dans la structure financière internationale. Sortant des analyses standards qui insistent très souvent sur les liens entre les élites économiques, les grandes institutions financières et les régulateurs nationaux, il s’intéresse plutôt aux liens qu’entretient l’État avec le groupe des individus à bas revenus[35], qui sans pouvoir jamais prétendre à l’enrichissement personnel, ont cependant un impact décisif sur la formation d’un pool de capital puissant dans la nation à travers leur comportement au jour le jour.

L’auteur soutient que « si l’État intervient positivement au nom des groupes à bas revenu, il peut générer une source de pouvoir financier en approfondissant et élargissant le pool domestique de capital, ce qui soutient son influence dans l’ordre financier international[36] ». À l’inverse, toute politique financière qui aurait pour ambition de soutenir les groupes rentiers dans l’économie aurait aussi pour effet de limiter cette influence, même si elle privilégierait les élites économiques. Seabrooke s’appuie sur l’économie politique internationale constructiviste pour effectuer sa démonstration[37]. En particulier, il insiste sur le rôle de la légitimité de la politique financière de l’État, ce qui lui permet de formuler une approche novatrice de la formation du pouvoir financier d’une part, et de relire l’histoire financière internationale de manière non conventionnelle d’autre part. Le regard sur l’hégémonie américaine contemporaine est alors renouvelé, dans la mesure où cette dernière peut à tout moment basculer vers l’impérialisme, dès lors que l’État se met à privilégier les groupes rentiers au détriment des groupes à bas revenu, comme c’est le cas depuis l’arrivée de Georges W. Bush à la Maison-Blanche.

A — Une approche novatrice de la formation du pouvoir financier

L’approche de Seabrooke s’appuie en premier lieu sur une réinterprétation du rôle de la légitimité, donc des idées, dans la formation du pouvoir structurel de l’État. Selon lui, les analyses insistant sur le rôle de la légitimité des politiques ont deux tendances qui en limitent la portée[38] : soit elles expliquent la légitimité par le rôle exclusif des élites et plus généralement des entrepreneurs d’idées, de sorte qu’on en reste à une forme particulière de légitimité à sens unique, ce qu’il appelle la « légitimité par proclamation », soit elles insistent sur des cas particuliers, notamment sur les moments d’incertitude radicale, de sorte que de la légitimité d’une politique n’a d’influence que dans des situations où les individus n’ont pas d’idée sur les moyens de la juguler. Or, Seabrooke, dans la lignée wébérienne, considère que c’est dans les pratiques quotidiennes des individus que se mesure la légitimité d’une politique économique. En particulier, on peut avoir une conception de la légitimité en tant que « processus dans lequel les groupes sociaux contestent les normes socio-économiques dans leur vie de tous les jours »[39]. De la sorte, les conflits au quotidien entre les groupes sociaux sur comment devrait fonctionner l’économie sont de la plus haute importance.

Comment comprendre alors le rôle des individus dans la formation de la légitimité des politiques économiques ? Seabrooke s’appuie, dans un second temps, sur une série d’hypothèses pour répondre à cette question[40]. Premièrement, l’action des individus est guidée par leurs croyances (belief-driven actions). Deuxièmement, les acteurs sont en mesure de rationaliser l’environnement dans lequel ils évoluent et d’y agir, à partir de leurs croyances. Troisièmement, les individus tiennent toujours compte de l’interprétation que font les autres de leur comportement économique. Quatrièmement, chaque individu s’inscrit dans des conflits au quotidien avec les autres dans le but d’améliorer ses « chances de vie ». Cinquièmement, chaque comportement socio-économique s’inscrit dans une recherche permanente de légitimité. Enfin, il faut tenir compte du contexte sociohistorique pour interpréter tout ce qui précède.

Ces hypothèses permettent alors à Seabrooke, dans un troisième temps, d’évaluer l’impact des politiques financières sur le degré de légitimité qu’elles acquièrent et donc sur leur capacité à renforcer ou non le pouvoir structurel de l’État. En particulier, il oriente son analyse sur le comportement des groupes à bas revenus et des groupes rentiers, et sur celui de l’État face à ces comportements[41]. Il distingue notamment trois registres de légitimation : celui de la contestation par les groupes de leur environnement dans leurs pratiques quotidiennes, celui de la redistribution des ressources et celui de la propagation d’idées, en insistant tout particulièrement sur le deuxième dans ses cas d’étude. Les réformes financières qui permettent d’améliorer la redistribution des richesses et donc d’augmenter les « chances de vie » des groupes à bas revenus portent essentiellement sur leur accès au crédit et à la propriété et sur le système fiscal en tant que mécanisme de redistribution de ressources. Dès lors que l’État adopte une politique progressiste, en réformant ces trois domaines, il améliore du même coup la compétitivité de l’industrie financière nationale et renforce sa capacité d’action au niveau international.

Cette thèse a alors deux implications importantes sur la capacité de l’hégémon à maintenir son pouvoir structurel dans l’ordre financier international. D’abord, une politique financière légitime aux yeux des groupes sociaux à bas revenu aura pour effet de lui donner des moyens supplémentaires d’orienter l’action des autres États. Mais surtout, rien ne garantit que ce pouvoir structurel demeure permanent, puisqu’à tout moment la politique financière peut perdre de sa légitimité, soit parce qu’elle privilégie les groupes rentiers, soit parce que les groupes à bas revenus modifient leur perception de la bonne politique, à savoir celle qui améliore leurs « chances de vie ». Cela permet à Seabrooke de reconsidérer l’histoire financière des deux siècles derniers, et notamment de comprendre pourquoi les pays challengers de l’hégémon n’ont pas été capables de lui ravir sa place dans l’ordre financier international.

B — Une relecture contre intuitive de l’histoire financière

À travers la description minutieuse de la trajectoire financière de l’Angleterre et de l’Allemagne de la fin du xixe siècle, d’une part, et des États-Unis et du Japon de la fin du xxe siècle, d’autre part, Seabrooke cherche à répondre à la question suivante : pourquoi le challenger ne parvient-il pas à supplanter l’hégémon alors qu’il dispose d’une capacité au moins aussi importante que lui au moment en question ? La réponse fournie s’appuie sur l’idée que l’hégémon a toujours été en mesure d’avoir une politique financière plus légitime aux yeux des groupes sociaux nationaux à bas revenus.

La méthode comparative de l’ouvrage est ainsi utilisée une première fois pour analyser la légitimité des politiques financières de l’Angleterre victorienne et postvictorienne, ainsi que de l’Allemagne après le Zollverein, et ce jusqu’à la Première Guerre mondiale. Seabrooke montre, à travers une analyse historique fouillée, que l’intervention de l’État en Angleterre a été, à cette époque, beaucoup plus légitime aux yeux des groupes à bas revenus qu’elle ne l’a été en Allemagne. Cela ne signifie pas pour autant que ce degré de légitimité ait été élevé. Tout au plus, Seabrooke remarque que le conflit entre la gentlemanly et les groupes à bas revenus aboutit à une réforme financière en faveur des premiers mais qui préserve, par la prévention de toute mesure protectionniste, une certaine forme de redistribution aux seconds. L’originalité de l’ouvrage réside bien plus dans le fait de proposer une lecture de l’histoire allemande à contrecourant des interprétations conventionnelles. En particulier, Seabrooke analyse en profondeur les effets des réformes financières et fiscales de l’Allemagne bismarckienne et montre qu’elles ont surtout bénéficié aux groupes rentiers et empêché les groupes sociaux à bas revenus d’accéder au crédit et à la propriété, notamment par la progressive transformation des Sparkassen en institutions financières à but lucratif sous le contrôle des rentiers locaux. Cette trajectoire historique aurait pourtant pu être bien différente, dans la mesure où l’État aurait pu utiliser plus efficacement certaines institutions financières comme la Groâbanken. En fin de compte, Seabrooke considère que « l’intervention négative de l’État a clairement violé les normes sociales de la gouvernance légitime », de sorte que le « retournement rentier a inhibé le développement des sources sociales allemandes de pouvoir financier[42] ».

La méthode comparative est dans un second temps utilisée pour comprendre les faiblesses du Japon face aux États-Unis depuis les années quatre-vingt. En effet, selon Seabrooke, les États-Unis ont bloqué un retournement rentier dès 1985 à travers une série de mesures très légitimes aux yeux des groupes sociaux à bas revenus. Il l’explique par le fait que ces derniers ont été en mesure de contester très efficacement toute politique trop favorable aux groupes rentiers sous l’administration Reagan. En particulier, la réforme financière n’a pas initié de processus d’extraction de ressources des groupes à bas revenus vers les groupes rentiers, comme ce fut le cas au Japon à la même époque. Le rôle des agences nationales en charge du crédit immobilier, comme Fannie Mae, Ginnie Mae et Freddie Mac ainsi que la mise en place d’un système fiscal progressif ont été décisifs dans la perception au jour le jour des « chances de vie » des groupes à bas revenus, alors que dans le même temps les inégalités sociales augmentaient. Le rôle de l’administration Clinton est ainsi particulièrement important, dans la mesure où les réformes les plus décisives ont été prises durant cette période. Au contraire, le Japon des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix n’a pas su juguler ce retournement rentier. En particulier, Seabrooke note que « malgré les appels persistants durant cette période à propos de la supériorité de la position financière du Japon due à son volume élevé d’épargne domestique, cette épargne n’a pas été utilisée pour assister les groupes sociaux à bas revenus[43] ». Les institutions financières nationales, y compris publiques, ont surtout eu une activité rentière et ont utilisé de manière systématique le système fiscal pour se refinancer en cas de crise[44]. Ainsi, malgré l’importance des grandes banques nippones, le pouvoir structurel du Japon dans l’ordre financier contemporain est amoindri par ce retournement rentier, de sorte que les États-Unis, en dépit des déséquilibres macroéconomiques, demeurent de très loin l’hégémon incontestable.

Mais à nouveau, rien ne garantit que ce pouvoir structurel demeure, surtout depuis le début des années 2000. L’épilogue de l’ouvrage revient ainsi sur le retournement rentier de l’Administration de Georges W. Bush, qui limite à nouveau la capacité des groupes à bas revenus. La nouvelle politique financière remet notamment en cause l’accès facile à la propriété pour ces groupes sociaux et la progressivité du système fiscal. Au moment où le livre est écrit, l’auteur prédit une baisse du pouvoir structurel des États-Unis dans l’ordre financier, ce qui entre bien sûr en résonance avec la crise financière actuelle que subissent les États-Unis, précisément dans le secteur qui avait fait leur force, celui du crédit immobilier aux populations à bas revenus.

IV – Vers une hégémonie américaine par les pratiques ?

Ces trois ouvrages, en dépit de conceptions relativement différentes du lien entre les États-Unis et le reste du monde, proposent néanmoins une nouvelle façon de théoriser l’hégémonie américaine. On était en effet habitué à un débat assez bien structuré entre, d’un côté, les partisans d’une hégémonie américaine envisagée comme une fonction, principalement stabilisatrice[45], et de l’autre, une hégémonie américaine envisagée comme un projet politique néolibéral par essence[46].

D’un côté, les premiers travaux d’économie politique internationale portant sur la question ont en effet analysé l’hégémonie américaine à partir des enseignements du réalisme et en insistant sur sa fonction de stabilisateur économique. Dans sa forme la plus pure, l’hégémonie, selon ce courant de pensée, « dénote la puissance de l’État dominant à l’intérieur d’une certaine constellation diplomatique[47] ». Suivant une ontologie rationaliste, cette théorisation de l’hégémonie fonde son analyse sur l’idée que l’État demeure l’acteur central et rationnel du système international[48]. Comme le pouvoir est de type relationnel dans cette perspective, il est basé principalement sur les ressources tangibles et matérielles des États. Le calcul des États fonde alors l’existence de l’hégémonie lorsque la distribution du pouvoir est asymétrique. La stabilité dépend dès lors de l’interaction stratégique entre les États, avec en filigrane la résolution d’un problème d’action collective. Ainsi, l’hégémonie est dans cette perspective fondée sur un calcul des États. Ceux-ci ont pour fonction de produire les biens publics, et l’hégémon est l’État qui a pour fonction de produire ou de favoriser la production des biens publics internationaux[49], même si cela peut apparaître paradoxal à première vue[50]. L’effet principal de l’existence d’une hégémonie est alors qu’elle permet l’existence d’un ordre économique international ouvert, condition sine qua non de l’existence de la stabilité par la prospérité économique[51].

D’un autre côté, certains auteurs, à la suite de Gramsci, ont plutôt insisté sur l’idée que l’hégémonie est « la domination idéologique d’un groupe qui lui permet de s’assurer de la légitimité et de l’autorité nécessaires pour gouverner en présentant sa propre vision du monde comme le sens commun, la seule façon raisonnable d’envisager les choses[52] ». Dans ce courant de pensée néo-gramscien, c’est un projet porté par un groupe social capable, à travers la médiation de l’État le plus puissant, de rendre inévitable, donc légitime, la formulation de politiques servant ses propres intérêts et fondées sur des valeurs et des interprétations particulières du monde, au motif que ces intérêts correspondent à l’intérêt général. Dans un ordre hégémonique, ces valeurs et ces interprétations sont relativement stables et peu questionnées car la structure de sens est basée sur une structure de pouvoir dans laquelle un État domine[53]. L’hégémonie ne s’appuie donc pas uniquement sur les rapports de pouvoir entre les États et le rôle des groupes sociaux est primordial dans la formulation du compromis hégémonique, même s’il passe par la médiation des États. De même, l’hégémonie est forcément transnationale, en ce sens qu’elle s’appuie précisément sur un groupe social qui se pense d’abord comme un groupe transnational et dont les intérêts dépassent le seul cadre des nations[54].

Ces deux approches ont aussi renouvelé leur regard sur l’hégémonie américaine dans les années quatre-vingt-dix. Dans l’une, les auteurs qui insistent sur l’hégémonie comme fonction ont mis de l’avant une autre source de pouvoir, le soft power, incluant, aux côtés des ressources militaires et économiques, des ressources moins tangibles comme les institutions, la culture, les médias ou l’idéologie, tout en gardant la même vision de ce pouvoir, que Nye définit comme la capacité « d’avoir les belles cartes dans le jeu de poker international[55] ». Dans l’autre, les auteurs qui insistent sur l’hégémonie comme projet politique ont plutôt porté leur regard sur la consolidation de la classe transnationale des cadres[56], qui se montre en mesure de soustraire à la logique marchande une part importante des activités humaines dans le but d’améliorer la profitabilité du capital, ainsi que sur la formation et la consolidation, depuis les années quatre-vingt, d’un nouveau régime juridico-normatif dont l’essence est la création, l’affirmation et surtout la protection de l’investisseur en tant que nouveau sujet politique[57].

Les trois ouvrages présentés dans cette étude se démarquent plus ou moins ouvertement de ces deux conceptions traditionnelles, sans pour autant se réclamer d’une troisième ni abandonner totalement les outils élaborés par les deux autres[58]. On a plutôt l’impression qu’ils mettent en avant un autre principe à la base de l’hégémonie américaine. L’idée que ces trois auteurs partagent est en effet que c’est par sa relation avec l’individu que l’hégémon est capable de générer et de maintenir le pouvoir structurel qui fonde sa capacité d’action au niveau international[59]. Même si cela est moins central dans celui d’Agnew, ces ouvrages envisagent l’hégémonie comme l’autorité d’un État qui lui permet, à partir de ses liens soutenus avec la société qu’il chapeaute, de générer des valeurs et des pratiques légitimes qui renforcent au niveau international sa capacité d’action envers les autres États, mais aussi envers les acteurs non étatiques en général. L’insistance sur les pratiques de la société de marché pour Agnew, du rating pour Sinclair ou des groupes sociaux à bas revenus pour Seabrooke, révèle surtout l’idée que l’ordre hégémonique dépend au moins partiellement de la conception du monde que se font les individus.

Qui plus est, par rapport aux deux autres approches de l’hégémonie, cette conception d’une hégémonie par les pratiques considère que les États demeurent autonomes dans leurs choix politiques fondamentaux, mais qu’ils coopèrent avec les groupes sociaux dans le but d’augmenter leur capacité d’action, tant nationale qu’internationale. En particulier, l’hégémon est celui qui parvient le mieux, à travers ses politiques nationales et internationales, à générer le consensus auprès de sa population[60]. Cela lui permet soit d’agir plus facilement au niveau international, soit d’amortir plus facilement les contraintes liées au changement au niveau international. En particulier, cette coopération conflictuelle donne à l’hégémon les moyens de consolider en permanence et de renouveler parfois les compromis avec les groupes sociaux, tout en privilégiant in fine ses objectifs propres, de sorte qu’au bout du compte chacun se perçoit comme gagnant dans l’accomplissement des politiques, alors que dans le même temps elle démultiplie ses leviers d’action par le biais du comportement au jour le jour des acteurs, tant au niveau national qu’au niveau international.

Cette conception de l’hégémonie, encore en construction, a donc pour avantage de sortir d’une vision instrumentale des idées, qui seraient en quelque sorte des objets aux mains des États leur permettant de mettre en avant leur propre vision du monde[61]. Ainsi, c’est dans la vie de tous les jours que se forment les consensus mais aussi les contestations de l’ordre hégémonique, par les pratiques des agents économiques. Par ailleurs, cette conception de l’hégémonie permet de maintenir la contingence, à la fois historique, géographique, et cognitive, en analysant l’hégémonie comme un processus de socialisation toujours en redéfinition et au résultat incertain. On envisage ainsi l’hégémonie américaine comme la projection de modèles institutionnels issus des pratiques des acteurs en interne. Ces modèles institutionnels façonnent à la fois les relations entre les États, puisque les institutions sont des espaces de socialisation qui délimitent leur champ d’action possible, mais aussi le comportement des acteurs économiques au jour le jour, puisque les normes qui émanent de ces institutions sont contraignantes par définition.

Est-ce à dire, pour autant, qu’un nouveau programme de recherche durable sur l’hégémonie américaine est en cours de formation, et surtout que ce programme fera école ? Il semble difficile de répondre à cette question dans la mesure où les analyses reposent sur des fondements partiellement identiques mais aussi partiellement contradictoires. Si Agnew et Sinclair semblent pencher du côté d’une analyse de l’impact des pratiques américaines sur les acteurs du reste du monde, Seabrooke semble pour sa part porter beaucoup plus attention à l’impact des pratiques sur le pouvoir de l’État. Néanmoins, ce retour sur les pratiques a pour vertu de questionner différemment le rôle des États-Unis dans le monde, au-delà de la seule question de leur politique étrangère. Un projet, qui à lui seul, méritait d’être souligné.