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Emanuel Adler figure parmi les tenants les plus renommés d’une approche constructiviste des relations internationales. La publication d’un recueil de certains de ses travaux est alors d’autant plus intéressante que cet ouvrage contient des manuscrits non publiés jusqu’à présent. Plus encore, Adler élabore, dans son premier chapitre, une approche constructiviste « communautaire », à l’intersection de l’observation sociologique de ce qu’il nomme des « communautés de pratique » et de la théorie politique, ou plus généralement, des aspects analytiques et normatifs des réflexions sur les communautés. Plutôt que de se contenter de présenter son cheminement intellectuel ainsi que les facettes de son travail et d’en tirer la quintessence, il propose donc une vision théorique des relations internationales peu répandue, dont des éléments apparaissent dans tous ses autres textes, écrits entre 1981 et 2002, et qui sont regroupés dans quatre sections : évolution cognitive, communautés épistémiques et communautés de sécurité, qui constituent trois des apports principaux d’Adler à l’approche constructiviste, et finalement identité et paix au Proche-Orient, qui montre l’engagement normatif et politique issu de son travail conceptuel.

La première section est orientée essentiellement vers la conceptualisation du changement dans les relations internationales. Dans un essai inédit datant de 1981, puis dans un texte publié en 1991, Adler argumente que l’évolution cognitive, soit le processus d’apprentissage collectif qui permet l’émergence de nouvelles orientations politiques, contribue au fait que les relations internationales sont en devenir, et n’est donc pas un simple mécanisme de retour à des points de départ fixes, comme le suggèrent les conceptions réalistes de l’équilibre de puissances et de la stabilité hégémonique (chap. 2-3). L’approche constructiviste, qui selon un article important paru en 1997 – repris ici dans le chapitre 4 – est le « terrain mitoyen » entre « rationalisme » et « épistémologie interprétative », permet de cristalliser ces intuitions et concepts. En effet, à l’instar d’Alexander Wendt, Adler voit dans le constructivisme le moyen approprié pour rendre justice à la fois à l’influence de la structure et à la liberté de l’agent, à l’impact des facteurs matériels et à la portée des idées, aux conceptions des théoriciens et aux pratiques des acteurs politiques, et finalement à la fonction critique et à la capacité de résolution de problèmes apportées par l’approche théorique. Cet esprit synthétique se retrouve dans son effort actuel de concilier approches analytiques et normatives avec phénomène communautaire (chap. 1).

L’agenda de recherche constructiviste, selon Adler, inclut tout particulièrement l’étude de deux formes de communauté : les communautés épistémiques, susceptibles de formuler des orientations politiques nouvelles qui aboutissent à une évolution cognitive, et les communautés de sécurité, qui sont des régions socialement construites où il n’est même plus envisagé que les conflits soient résolus par la force. Les deux sont des communautés de pratique, dans le sens où elles regroupent des acteurs qui ne se considèrent pas au début liés par une appartenance commune, mais se reconnaissent progressivement comme partageant le même « état d’esprit ».

Les communautés épistémiques regroupent en effet des acteurs qui au départ ne partagent pas tous les mêmes intérêts et idées, comme le montre Adler avec les exemples de la « guérilla idéologique » qui mena le Brésil dans les années 1970 et 1980 à favoriser le développement d’une industrie informatique nationale (chap. 5), puis de la diffusion de conceptions de contrôle des armes nucléaires initialement développées par des experts aux États-Unis (chap. 6). Quant aux communautés de sécurité, leur caractère socialement construit est souligné par le fait qu’elles sont « imaginées » et ne reflètent pas automatiquement une proximité géographique ou autre (chap. 7). Plus généralement, Adler propose de concevoir la paix comme étant en premier lieu une pratique, ce qui l’amène aussi à mettre en évidence la caractéristique de construction de zones de rapports pacifiques stables (chap. 8).

Le cas de la Méditerranée, région où une communauté de sécurité reste à construire, lie finalement l’appareil conceptuel à des préoccupations normatives et politiques. Le point soutenu par Adler est que la construction d’une référence identitaire méditerranéenne permettra à Israël et à ses voisins d’établir une communauté de pratique, voie sans alternative pour établir la paix (chap. 9). Il observe en effet qu’en l’état actuel des choses et quelle que soit la tournure plus ou moins violente ou pacifique que puissent prendre les événements, Israéliens et Palestiniens n’abandonnent pas des identités dont le principal élément est la démarcation vis-à-vis de l’autre, ce qui est à la base de l’échec du processus de paix d’Oslo (chap. 10). Cette position contient donc une proposition de voie alternative, dont la qualification d’irréaliste peut être à son tour questionnée par la formule de Charles Taylor : « Si vous ne comprenez pas, changez vous-même ! ». Elle réunit la critique fondamentale de la situation actuelle et du biais statique des observateurs avec le désir de proposer une solution aux problèmes actuels, fidèle à la volonté synthétique du constructivisme d’Adler (chap. 4).

Bref, les enjeux traités dans cette publication interpellent à la fois théoriciens, experts et praticiens. Au niveau théorique, la vision constructiviste d’Adler, puis sa conception d’un constructivisme communautaire, et enfin son tournant vers l’observation des pratiques, sont tous des points de départ stimulants pour la recherche. Au niveau de l’expertise, tant l’observation des communautés épistémiques que le questionnement des biais soi-disant réalistes de la majorité des observateurs du conflit israélo-arabe sont riches d’enseignements pour la fonction et l’efficacité des experts. Au niveau de la pratique, l’observation du fonctionnement des communautés de sécurité par Adler ou son postulat de l’importance d’un cadre méditerranéen s’avèrent riches d’enseignement, bien plus que ne le laissent supposer les échos reçus par ces approches dans la rhétorique politique.

En dernier lieu, la synthèse constructiviste adlérienne mène vers une direction très différente de celle de Wendt, dont elle est pourtant a priori très proche : elle tend de plus en plus vers l’observation empirique et inclut l’implication directe dans la situation actuelle, alors que l’approche wendtienne est de plus en plus portée vers le dépassement des frontières conceptuelles, et des limitations spatiales et temporelles du cadre des relations internationales. L’engagement dont Adler fait preuve n’est pas basé sur une vision optimiste : il précise qu’il est erroné de conclure que « le constructivisme est seulement une théorie de paix et d’harmonie globale », alors que sa portée s’étend à « toute réalité socialement construite, ‘bonne’ ou ‘mauvaise’ », et que les relations de pouvoir jouent « un rôle crucial dans la construction de la réalité sociale ». Mais alors que dans le cadre du conflit israélo-palestinien, l’observation de la « mauvaise » situation donne une force de contestation considérable à son analyse, qu’il défend à juste titre contre le reproche d’être béatement idéaliste (chap. 9-10), celle-ci est bien moins présente dans le cas de la « bonne » évolution des relations entre les anciens blocs de la guerre froide, étudiées par le biais de l’osce. Cette observation d’un certain angélisme de la vision d’Adler n’est-elle pas d’ailleurs un reflet de la tendance synthétique de son constructivisme, qui court le risque de gommer les aspérités théoriques ? Quoi qu’il en soit, ces dernières remarques se veulent aussi un hommage à un chercheur doté, somme toute, d’une vision originale et cohérente et d’une volonté de prendre position, non seulement pour critiquer, mais aussi pour favoriser des changements, ce qui s’avère peu fréquent parmi ses collègues.