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Parmi la pléthore d’ouvrages consacrés à la guerre américaine en Irak, celui dirigé par John Davis (Howard University, États-Unis) est l’une des – relativement rares – études qui remontent plus loin que l’accès au pouvoir de George W. Bush. Regroupant les contributions de neuf chercheurs, la thèse principale du livre est que la seconde guerre d’Irak était en fait inévitable et que les dés en étaient d’ores et déjà jetés bien avant l’entrée en fonction de l’actuel président américain. Sur cette base, l’ouvrage a pour ambition d’explorer la politique irakienne de trois présidents des États-Unis : George H.W. Bush, Bill Clinton et George W. Bush.

Le premier chapitre de l’étude (von Hermann) est consacré aux différents modes de prise de décision présidentielle. L’auteure cherche à y montrer en quoi les variations dans les modes de prise de décision des trois derniers présidents américains ont eu un impact sur leurs politiques irakiennes respectives.

Plus complet et plus élaboré, le deuxième chapitre (signé par Davis) décrit le détournement par les néoconservateurs de la politique américaine vis à vis de l’Irak. Après une courte introduction générale sur le courant de pensée inspiré de Leo Strauss, l’auteur relève la place centrale de l’Irak et le caractère quasi obsessionnel de l’objectif de changement de régime dans l’idéologie néoconservatrice, avant de rappeler comment les néoconservateurs ont fait pression au cours des trois administrations étudiées pour finalement réussir à imposer la guerre tant appelée de leurs voeux.

Le troisième chapitre (Fisher) analyse les rapports entre les pouvoirs législatif et exécutif américains dans la conduite de la politique américaine en Irak. Devant la tendance de l’exécutif à recourir à la force armée à l’encontre de l’Irak sans solliciter l’autorisation du Congrès et dans un contexte de désinformation et de pressions politiques, l’auteur considère que c’est la faillite des institutions américaines qui a autorisé la guerre contre l’Irak. Sa contribution est un plaidoyer pour le respect du système constitutionnel américain.

Le quatrième chapitre (Davis) montre à quel point la politique irakienne des États-Unis a été, au cours des trois présidences étudiées, le produit hybride des luttes intestines entre des courants adverses s’opposant au sein de l’administration, chaque président léguant à son successeur la question jamais réglée de l’Irak.

Suivent trois chapitres de qualité et de pertinence inégales, consacrés à la perspective diplomatique. Le chapitre 5 (Pauly) reprend l’approche du premier chapitre, cherchant essentiellement à caractériser sur quel modèle les trois présidents se sont fondés pour définir leur politique à l’égard de l’Irak. L’auteur semble cependant s’attacher plus à la clarté des objectifs déclarés de l’administration qu’à leur pertinence, accueillant notamment avec un certain enthousiasme la clarté des objectifs stratégiques de l’Administration de Bush junior par opposition à l’ambiguïté des objectifs de son prédécesseur, ou affirmant avec vigueur la légalité du concept de légitime défense préventive sans justifier ses propos. Dans le chapitre suivant, l’auteur (Lansford) compare les politiques des trois présidents en matière de formation de coalitions. Il observe que, depuis la large coalition de 1991, le soutien des États alliés n’a cessé de s’éroder, et que les expériences en Bosnie et au Kosovo ont nourri des doutes sur l’utilité militaire d’une coalition et encouragé une démarche unilatérale permettant de garder le contrôle militaire des opérations ainsi que la primauté des intérêts américains. Bien que le lien entre le dernier chapitre de cette partie (El-Khawas) et le reste de l’ouvrage ne soit pas très évident, le septième chapitre a cependant pour qualité d’évoquer une question souvent négligée dans les études occidentales et qui joue néanmoins un rôle très important dans la perception désastreuse par de nombreux Arabes de la politique américaine dans leur région : la question du double standard. Évoquant le rôle des administrations américaines successives dans la promotion d’une solution pacifique au Proche-Orient, la contribution a le mérite de rappeler l’incompréhension par la rue arabe de la politique du « deux poids, deux mesures » des administrations américaines, c’est-à-dire à la fois d’intransigeance à l’égard de l’Irak et d’indulgence à l’égard des violations du droit international par Israël.

Les trois derniers chapitres, enfin, sont regroupés dans une partie consacrée aux aspects stratégiques et militaires. Dans le chapitre 8 (Thies), l’auteur suit essentiellement l’évolution du débat interne aux États-Unis sur la stratégie à adopter face à l’Irak, entre 1971 et 2003. Bien que le chapitre 9 (Brattebo) aborde un sujet fort passionnant et particulièrement important si l’on veut comprendre le caractère quasi continu de la guerre américaine en Irak de 1991 à aujourd’hui, le lecteur reste sur sa faim : cette contribution sur les zones d’exclusion aériennes établies au cours des années 1990 au nord puis au sud de l’Irak se contente en effet de décrire les faits de la période 1991-2003 tels que retracés dans quelques journaux américains, essentiellement le Washington Post et le Wall Street Journal. De nombreuses questions se posent cependant, notamment quant à la légalité de ces zones, à leur coût et leur efficacité militaire, à leurs répercussions en termes de victimes humaines et civiles ou encore aux raisons du déclin progressif du soutien international. L’auteur n’en traite aucune et plusieurs erreurs indiquent qu’il semble ne pas maîtriser son sujet. À l’inverse, le dernier chapitre (Metz) de l’ouvrage recensé est d’un grand intérêt. Consacrée à l’évolution de la stratégie américaine et l’Irak, cette dernière contribution souligne le rôle de laboratoire et de locomotive joué par l’Irak dans l’élaboration de la stratégie américaine. L’auteur donne un condensé clair de l’évolution de la stratégie américaine en général et plus particulièrement face à l’Irak depuis la fin de la guerre froide. Au-delà, il rappelle pour ceux, peut-être nombreux, qui n’avaient pas compris la place de l’Irak dans la lutte contre le terrorisme, l’idée défendue par le président Bush junior que la solution ultime au terrorisme est la diffusion de la démocratie dans le monde islamique, les vocations terroristes étant plus créées par le manque d’ouverture politique que nourries par le caractère insupportable du « deux poids, deux mesures », ou les situations d’occupations basées sur la force. L’auteur consacre une partie de son étude à l’évaluation stratégique de la « guerre après la guerre » en Irak, essayant de répondre à la question de savoir comment et pour quelles raisons la rapide victoire sur les forces conventionnelles irakiennes a dégénéré en guérilla. L’évolution et l’aboutissement de la guerre étant décisifs pour la stratégie américaine, l’auteur en déduit que l’Irak va continuer à jouer un rôle de laboratoire pour la sécurité nationale américaine.

En dépit d’une certaine faiblesse formelle (fautes de frappes et autres), de répétitions et de la qualité inégale des contributions, l’ouvrage orchestré par J. Davis – spécialement ses chapitres 2 à 4, 6 et 10 – est à lire pour qui veut comprendre un peu mieux le véritable contexte de la guerre d’Irak ainsi que le rôle qu’a joué et que continue à jouer ce pays dans l’élaboration d’une stratégie militaire américaine. Sur la base d’études précises et variées se dessinent les nombreuses pressions qui ont mené à la dernière guerre. Si le rôle des néoconservateurs dans la poursuite de cette politique de confrontation apparaît clairement dans le deuxième chapitre, comme tout au long de l’ouvrage, et si l’on comprend que les luttes internes au sein des administrations successives ont empêché l’élaboration d’une politique réfléchie prenant en compte les leçons du passé, l’ouvrage laisse cependant une question sans réponse : au-delà du rôle des néoconservateurs, et des divergences entre les membres des trois dernières administrations américaines quant aux méthodes à employer pour contraindre l’Irak, comment expliquer l’acharnement général sur ce pays et l’absence, en plus de quinze ans, d’une alternative à la politique de force menée par les Etats-Unis ? Il reste à comprendre comment une interminable course à la guerre a pu être menée contre un État qui n’a jamais représenté une menace réelle pour les États-Unis, une guerre dont, comme toutes les guerres, les civils payent le prix, les Irakiens avec leur vie et les Américains avec des fonds dont ils auraient bien plus besoin chez eux.