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L’Asie centrale ex-soviétique a revêtu pour les États-Unis une importance stratégique cruciale après le 11 septembre. Le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan sont devenus des alliés dans la lutte contre le terrorisme et ont constitué une base arrière pour l’intervention de l’otan en Afghanistan. Matthew Crosston, dans son ouvrage Fostering Fundamentalism, se propose d’analyser la politique des États-Unis dans cette région. Il émet l’hypothèse d’un décalage entre la philosophie censée guider la politique étrangère américaine et la pratique. L’auteur constate qu’en échange de l’assistance offerte par ces trois États dans la lutte antiterroriste, l’Administration Bush a non seulement consenti à verser des sommes importantes à des régimes corrompus, mais a également fermé les yeux sur les violations répétées des droits de l’homme. Selon lui, ce décalage est l’illustration d’une stratégie à court terme qu’il qualifie de Wonka vision, en référence au film Charlie and the Chocolate Factory.

L’ouvrage de Crosston n’affiche aucune ambition théorique. Il est présenté comme une analyse pragmatique de la politique étrangère américaine depuis 2001. Il vise à démontrer que l’absence de stratégie à long terme dans les politiques de lutte contre le terrorisme et le reniement de principes fondamentaux constituent ensemble une menace pour la sécurité des États-Unis. Ainsi, l’auteur rappelle tout au long de son ouvrage que le soutien des États-Unis aux États d’Asie centrale va à la fois à l’encontre des principes de promotion de la démocratie et d’une disposition juridique de 1961. Le Foreign Assistance Act stipule en effet qu’aucune aide ne peut être apportée à un État violant massivement les droits de l’homme.

Avant de porter le regard sur le décalage constaté plus haut, l’auteur s’arrête dans un premier chapitre sur la vallée de Ferghana. Cette région partagée entre l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan est devenue, selon lui, un no man’s land pour le terrorisme et concentre toutes les menaces. Elle représente en effet une véritable mosaïque ethnique, créée artificiellement dans les années 1930. Depuis les indépendances de ces États issus de l’éclatement de l’Union soviétique, la vallée de Ferghana constitue une sorte de zone grise. Si les violences interethniques de 1989 ont cessé, les tensions restent latentes. Parallèlement, alors que la population rajeunit, la vallée de Ferghana est l’une des régions les plus pauvres au sein d’États économiquement défavorisés. Désoeuvrée, cette jeunesse serait de plus en plus attirée par les mouvements islamistes, qualifiés de wahhabites, qui y sont implantés. La multiplicité des solidarités – ethniques, religieuses, tribales, claniques – ainsi que le peu de contrôle que les gouvernements des trois États exercent sur cette région en font une zone volatile, siège de toutes les radicalisations possibles. La vallée de Ferghana constitue à ce titre une menace trop longtemps négligée.

De plus, la politique des États-Unis en Asie centrale ne produit pas de résultats tangibles en matière de lutte contre les réseaux islamistes. Au contraire, le soutien des États-Unis aux dirigeants du Kirghizistan, du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan contribue à attiser les sentiments anti-américains, que Crosston présente comme l’une des motivations d’engagement dans les mouvements islamistes. Pour illustrer son propos, il analyse l’évolution respective des régimes d’Asie centrale depuis 1991. Il montre, au-delà des différences liées aux contextes politiques internes, l’absence de démocratie. Ni le pluralisme politique, ni la liberté d’expression, ni la liberté de la presse ne sont respectés. La révolution dite des tulipes dont le Kirghizistan a été le théâtre en 2005 relève plutôt de la lutte de clans et dissimule des intérêts économiques, pour ne pas dire mafieux. Enfin, les dirigeants de ces États utilisent abondamment la répression pour asseoir leur autorité. Or, les politiques coercitives sont, en Ouzbékistan particulièrement, mises en oeuvre au nom de la lutte anti-terroriste. Dès lors, l’auteur constate que l’argent versé par les États-Unis ne sert pas tant la lutte contre les réseaux islamistes que la traque des opposants supposés ou réels du président Karimov. Partant, il remet en question le bien-fondé de l’aide apportée par les États-Unis à ces trois États. Les responsables de l’Administration Bush continuant à ignorer sciemment l’absence de libertés dans ces États dont les progrès factices en matière de démocratie sont régulièrement soulignés, Crosston conclut que, depuis 2001, la politique étrangère américaine est entachée de cynisme et d’hypocrisie.

Plus encore, une telle stratégie représente une menace à long terme pour les États-Unis. L’auteur constate en effet que l’image des États-Unis s’en trouve ternie, particulièrement auprès des populations à majorité musulmane de ces trois États. Les individus soumis à une forte répression pourraient se tourner vers les mouvements islamistes, qui représentent pour l’instant une alternative peu probable aux régimes en place, mais qui constituent cependant un danger pour la sécurité dans la région et surtout des États-Unis. Analysant dans un dernier chapitre la rhétorique de l’un des mouvements implantés en Asie centrale, le Hizb ut-Tahrir, l’auteur déconstruit un discours qui se veut résolument anti-américain depuis le 11 septembre 2001. Les documents produits par le Hizb ut-Tahrir dénoncent, entre autres, l’aspiration qu’auraient les États-Unis à détruire l’Islam et en appellent à la réaction. Or Crosston considère que ce type de perceptions tend à se répandre parmi les musulmans de la vallée de Ferghana et peut expliquer la radicalisation de certains. Le soutien des États-Unis aux régimes autoritaires et répressifs d’Asie centrale, loin d’enrayer la menace terroriste, contribue à l’alimenter.

L’argumentation de l’auteur remet donc en question ce qu’il qualifie de stratégie à court terme, stratégie dont les premiers échecs se font, d’après lui, d’ores et déjà sentir. D’un côté, l’apparence de stabilité est trompeuse et cache un fort mécontentement social et politique qui pourrait se traduire par une montée de l’islamisme et la multiplication des attentats terroristes. D’un autre côté, ces États alliés des États-Unis s’en sont peu à peu détournés au fur et à mesure que la Russie reprenait pied dans la région. La plupart des bases américaines ont d’ailleurs été fermées.

La démarche de l’auteur, bien qu’intéressante dans son questionnement articulé autour de la dialectique lutte contre le terrorisme/promotion de la démocratie, soulève plusieurs difficultés. Premièrement, il ne prend pas soin de définir des concepts qu’il utilise pourtant abondamment. Ainsi ni le concept de démocratie, ni celui de terrorisme – pour ne citer que ces exemples – ne sont précisés. Dans une même perspective, il use de manière interchangeable des termes de fondamentalisme, d’extrémisme, de radicalisme pour désigner l’islamisme. Deuxièmement, les sources sur lesquelles son analyse est fondée sont très peu diversifiées. Mis à part les rapports gouvernementaux américains, l’auteur s’appuie principalement sur les documents publiés par l’International Crisis Group. Cette organisation non-gouvernementale fait sans aucun doute autorité : ces rapports sont particulièrement bien informés, tant sur les questions concernant la violation des droits de l’homme, qu’à celles relatives à l’islamisme ou au trafic de drogue… Toutefois, les assertions de l’auteur sur les groupes islamistes qu’il ne répertorie d’ailleurs pas, ou sur leur expansion, ne sont pas vérifiées empiriquement. Par conséquent les données font défaut et traduisent un manque de rigueur méthodologique dommageable.

Enfin, bien qu’il s’en défende en conclusion, l’auteur exprime, dans un langage souvent coloré, un profond désaccord avec la politique menée par l’Administration Bush depuis 2001. Nombre de ces affirmations sonnent comme des accusations. Cette impression ne relève pas que d’un effet d’écriture, loin de là. À plusieurs reprises, l’auteur dénonce explicitement l’inconsistance de plusieurs hauts responsables américains. D’après lui, l’équipe Bush fait fausse route et compromet la sécurité des Américains à long terme. Ce faisant, Crosston met en évidence le cercle vicieux dans lequel l’Administration Bush aurait enfermé la politique étrangère des États-Unis. Il est regrettable que cette dimension critique, qui s’avère saillante, prenne trop souvent le pas sur l’analyse.