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La crise diplomatique de 2002-2003 entourant l’invasion anglo-américaine de l’Irak a révélé de vives tensions entre les membres de l’Alliance atlantique. Pour plusieurs, ces tensions ne sont toujours pas apaisées, non seulement en raison des difficultés rencontrées en Irak et de l’échec des efforts d’établissement de la paix, mais surtout en raison des divergences stratégiques grandissantes entre les alliés, ainsi qu’en témoigne la lutte contre-insurrectionnelle de l’otan en Afghanistan. Certains professent que le schisme stratégique entre Washington/Londres et Paris/Berlin résulte de la résurgence d’un sentiment d’anti-américanisme, désormais libéré des contraintes de la guerre froide et d’une perception commune de la menace soviétique : le terrorisme international exacerbe plutôt qu’il ne dissipe le différentiel de perception de la menace et des moyens appropriés pour le contrer. D’autres suggèrent que les désaccords transatlantiques sont le fait d’une réaction logique et inévitable des puissances européennes qui tentent de contrebalancer l’hyperpuissance américaine. À ces explications culturelles et structuro-réalistes, s’ajoute celle du constructivisme adoptée par les auteurs de The Strategic Triangle, une approche qui s’avère en réalité analytiquement floue et qui se rapproche davantage du réalisme classique par son insistance sur la mise en contexte historique des intérêts et des préférences étatiques. Par ailleurs, peu, sinon aucune attention n’est portée aux processus de construction sociale des identités et des intérêts.

Contrairement à plusieurs ouvrages collectifs, Haftendorn, Soutou, Szabo et Wells ont élaboré une introduction et un épilogue qui rassemblent, synthétisent et problématisent tant théoriquement qu’empiriquement les idées proposées par quatorze contributeurs et développées dans quinze chapitres différents. Le résultat, quoique positif pour le lecteur, suscite évidemment la critique. Les auteurs adoptent en effet l’idée d’un triangle stratégique entre Washington, Berlin et Paris comme cadre analytique, systématiquement appliqué aux quinze études de cas s’étalant chronologiquement de la fin des années 1950 jusqu’à aujourd’hui. Plus exactement, sont abordés successivement la construction de l’Europe politique et économique, la crise de l’otan de 1966-1967, l’effondrement du système économique et monétaire de Bretton Woods, l’Ostpolitik et la période de détente, l’élargissement de l’otan et ses opérations de paix dans les Balkans, ainsi que, en épilogue, les guerres d’Irak et d’Afghanistan. Fait à noter, chacun de ces cas d’étude fait l’objet de chapitres distincts adoptant une perspective américaine, allemande et française (à l’exception d’une perspective française de l’élargissement de l’otan et de ses opérations militaires dans les Balkans, qui manque) et respectant (ou du moins critiquant) le cadre analytique, ce qui constitue un fil conducteur solide tout au long de cet ouvrage collectif.

Développer un cadre analytique rassemblant une pluralité d’auteurs et de points de vue sur les relations trilatérales de la France, de l’Allemagne et des États-Unis n’est pas chose facile : les auteurs expriment explicitement leurs désaccords et le modèle théorique est analytiquement ambigu et contesté par certains contributeurs. Le triangle stratégique est dit fonctionnel si les trois États coopèrent entre eux ou témoignent d’intérêts complémentaires (l’harmonie étant exclue de facto) et d’une attention mutuelle. La conclusion pessimiste des auteurs sur l’état des relations transatlantiques n’est par conséquent pas originale : puisque l’Allemagne et la France ne dépendent plus de la puissance américaine pour assurer leur sécurité devant un ennemi soviétique commun, dans l’environnement international postguerre froide et post-11 septembre 2001, les intérêts et les préférences étatiques divergent davantage et la coopération s’est affaiblie, au point que l’on puisse douter de la pertinence actuelle du triangle stratégique afin de comprendre la politique étrangère de ces trois États. La crise transatlantique actuelle est donc, de l’avis des directeurs de la publication, la plus importante et la plus dommageable de l’histoire de l’Alliance. Ils appellent d’ailleurs au dépassement géométrique d’une relation de coopération triangulaire pour comprendre l’état actuel des relations euro-américaines en faveur d’une ellipse comprenant un pôle européen et un autre, américain.

Trois perspectives nationales du triangle stratégique sont développées dans l’ouvrage, liées entre elles par un fil conducteur soutenu. Malgré leurs divergences quant à la nature et au rôle du triangle stratégique, ces trois approches nationales ont en effet toutes eu pour objectif, jusqu’aux années 1990, la préservation de l’otan. L’Allemagne, qui doit jongler avec deux partenaires aux préférences parfois diamétralement opposées, a longtemps joué le rôle de médiateur afin de tirer un maximum de bénéfices d’une double coopération bilatérale avec la France et les États-Unis, en tentant d’éviter d’avoir à choisir entre les deux, comme ce fut le cas en 2003. Un autre cauchemar pour Bonn/Berlin est celui d’être marginalisé par un accord entre Paris et Washington, ce qui explique son désir d’éviter l’isolement par une stratégie axée sur le multilatéralisme. L’établissement de la pesd a permis de répondre, jusqu’ici, à ces deux préoccupations en ce qu’elle s’est érigée comme un contrepoids face aux États-Unis tout en permettant une coopération euro-américaine. La France appréhende quant à elle le triangle stratégique à la fois comme une contrainte à son indépendance nationale et un catalyseur de puissance. Son désir d’influence à travers la communauté européenne l’amène à devoir coopérer avec une Allemagne plus proche des positions américaines, sur le dossier pesd/otan par exemple. Similairement, les relations de la France avec les États-Unis se sont développées avec l’objectif d’accroître l’influence de Paris sur les affaires européennes, tout en faisant contrepoids au « problème allemand » par exemple. Pour ce qui est des États-Unis, peu d’importance est attribuée au triangle stratégique comme tel, en raison des intérêts d’ordre mondial de sa politique étrangère, mais également de l’importance de la Grande-Bretagne dans ses relations diplomatiques et stratégiques avec l’Europe. Certes, avec le retrait français de la structure militaire de l’otan, l’Allemagne en est devenue un pilier (et de ce fait, un pilier de la politique étrangère américaine) en Europe. Mais les réticences allemandes à entreprendre un rôle militaire ainsi que la coalition Paris/Berlin/Moscou de 2002-2003 ont entraîné une stratégie américaine géographiquement plus flexible et plus orientée vers l’Europe centrale et de l’Est.

Ces généralités sont légion dans la tentative de développer un cadre analytique cohérent capable d’expliquer les politiques étrangères des trois pays étudiés de 1950 à nos jours. Soulignons cependant que plusieurs contributions originales ponctuent l’ouvrage qui, conjuguées avec la qualité exemplaire de l’analyse historique des études de cas, offrent aux lecteurs plus familiers avec les relations diplomatiques et stratégiques transatlantiques quelque chose de nouveau (notamment par le biais de l’analyse de documents historiques aujourd’hui accessibles aux chercheurs). Reste que l’ouvrage s’adresse, lorsque considéré dans sa totalité, davantage à un public estudiantin universitaire et collégial. À ce titre, The Strategic Triangle couvre une période historique riche en événements et fondamentale à toute compréhension nuancée des relations transatlantiques actuelles.

Pour un lecteur plus critique, la thèse du contrepoids se révèlera sans doute trop souvent érigée comme source de désaccords et de déchirements irrémédiables, oubliant de ce fait que les crises de 1966-1967, des euromissiles et du nouveau rôle de l’otan dans l’après-guerre froide, pour ne citer qu’elles, se sont toutes avérées insuffisantes pour supplanter les liens de coopération transatlantique entre Paris, Berlin et Washington. À ce sujet, une analyse proprement constructiviste des liens identitaires qui perdurent malgré les différentiels de perception de la menace apporterait fort probablement un éclairage utile quant à la persistance du triangle stratégique dans les relations transatlantiques.