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Droit international et résistance : deux figures qui s’allient mal. La résistance est sans doute un concept flou qui peut désigner de nombreuses réalités. On peut par exemple penser le droit international comme une sorte de résistance historique à la violence ou à l’anarchie de l’intérêt national. Une communauté internationale intégrée est susceptible de demander à ses principaux acteurs de « résister » à des visées destructrices de l’ordre juridique international. La résistance est cependant ici plus métaphorique que réelle. En réalité on ne demande pas aux États de résister au droit, mais bien de le mettre en oeuvre, c’est-à-dire en quelque sorte de résister pour le droit contre des forces qui lui sont extérieures.

Pour le reste, le droit international s’impose avant tout comme un ordre normatif de validation d’une certaine forme de pouvoir, la souveraineté, détenu par un certain type d’acteur, en l’occurrence, l’État. S’ajoute à cette reconnaissance une dimension profondément légitimiste et pragmatique : le pouvoir établi comme fin structurante d’un certain ordre. C’est dire que le droit international est traditionnellement hostile ou au mieux indifférent à la forme spécifique de résistance à laquelle on propose de s’intéresser ici : celle exercée par des acteurs infra-étatiques (individus, mouvements sociaux) contre ce que l’on pourrait appeler l’« État illégitime », c’est-à-dire (il s’agit d’une définition de travail) un État engagé dans un processus d’oppression significatif de toute ou partie de sa population[1].

On voit bien en effet qu’un droit international qui légitimerait les visées contestatrices des peuples risquerait en quelque sorte de saper ses fondations. Comment en effet pourrait-il s’appuyer sur la souveraineté – lui servir de validation et s’en servir comme fondement – tout en renforçant la main de ceux qui, à l’interne, entendent s’élever contre cette figure ? Le droit international se heurte ici aux mêmes obstacles que le droit interne, qui bute depuis longtemps sur ces questions de résistance : comment le droit peut-il en même temps poser la règle et énoncer les circonstances légitimes de sa violation ?

C’est sans doute pourquoi le droit international, à l’instar du droit interne et peut-être même encore plus que celui-ci, fait preuve d’une grande défiance à l’égard de cette notion de résistance. Alors que celle-ci fait l’objet d’innombrables développements en philosophie politique ou en théologie, elle est largement absente – à quelques exceptions près sur lesquelles on se penchera – du discours internationaliste, et même d’ailleurs de discours moins compassés tels que ceux de l’éthique des relations internationales ou de la gouvernance globale. Et pour cause : l’idée d’un droit des individus ou de la société civile à « désobéir » à l’État dans certaines circonstances va à l’encontre de plusieurs grands tabous de la société internationale, et semble remettre en cause le principe même de la souveraineté.

Pourtant, si droit international et résistance peuvent paraître de prime abord opposés, il n’est pas impossible d’imaginer des situations théoriques où ils pourraient objectivement concourir. La résistance pourrait dans certains cas voler au secours du droit international, par exemple en aidant à la mise en oeuvre de ses normes lorsque celles-ci sont bafouées par l’État et que les organes internationaux ne sont pas particulièrement disponibles. Tout ordre juridique peut in fine être appelé à reposer, ne serait-ce qu’objectivement, sur le soutien de forces s’élevant contre sa destruction. Étant donnés les problèmes chroniques et bien connus de mise en oeuvre que connaît la légalité internationale, on pourrait penser qu’aucune force ne devrait être exclue qui puisse améliorer les chances du di d’être justement mis en oeuvre[2].

Concilier droit international et résistance implique donc de repenser ces chemins croisés, en cherchant un point de jonction conceptuel. Qu’est-ce qui pourrait faire qu’un droit international, traditionnellement réticent à reconnaître les acteurs non-étatiques comme sujet – a fortiori s’il s’agit de légitimer leur résistance – pourrait transcender cette réticence ?

Un début de réponse réside peut-être dans une évolution profonde du droit international, et dans le paradoxe qu’elle crée. C’est presque un lieu commun que de dire que le droit international évolue, depuis une cinquantaine d’années, dans une direction mettant de plus en plus de l’avant certaines valeurs fondamentales, à commencer par la protection de la personne humaine dans toutes ses variantes (droit international des droits de l’homme, droit international humanitaire, droit des réfugiés, etc.). Même si le phénomène est largement inabouti, il s’agit là sans doute en termes conceptuels d’un des phénomènes majeurs du développement du di contemporain.

Il convient de noter, cependant, que cette évolution se traduit avant tout en termes substantifs, c’est-à-dire en termes de nature des obligations de fond à la charge de l’État. Pour ce qui est des normes relatives à la mise en oeuvre, la situation est beaucoup plus ambiguë. Certes, et c’est là un des progrès majeurs du droit international au vingtième siècle, un rôle croissant est reconnu aux individus, celui de se constituer par exemple comme parties lors de procédures internationales visant à protéger leurs droits[3]. Mais cette hypothèse reste elle-même assez étroite thématiquement (elle se confine souvent aux violations des droits de l’homme), restreinte régionalement, et très dépendante du bon vouloir des États. Son existence ne garantit d’ailleurs pas qu’elle soit efficace, dans le cas où l’État en question n’est tout simplement pas dans une démarche visant à respecter les droits de ceux qui sont sous sa gouverne[4]. Quant à la communauté internationale, pour autant qu’elle existe, elle se retrouve souvent sans moyen face au refus obstiné de certains États, et reste très hésitante en dehors de cas extrêmes à remettre réellement en cause la souveraineté de certains de ses membres. C’est ce qu’on a vu avec la Bosnie, le Rwanda et maintenant la Tchétchénie et le Darfour, pour ne donner que quelques exemples paroxystiques.

Or, dans ces situations, véritables « trous noirs » juridiques, le droit international ne reconnaît classiquement aucun rôle à l’individu ou à la société civile, lesquels sont, en quelque sorte, laissés à la merci du droit interne. C’est dire que, paradoxalement, c’est souvent par rapport aux pires conditions d’oppression que le droit international se trouve le plus démuni. Il existe en la matière une considérable différence entre la situation des individus et celle de l’État. L’État est encouragé à coopérer, à passer par les mécanismes de résolution de différends, mais en dernier recours, il conserve bien un droit de légitime défense, notamment lorsque la communauté internationale n’est pas à même d’intervenir pour préserver son intégrité. Même sans aller jusque là, l’État dispose de toute une marge de manoeuvre sous couvert du self-help afin de faire respecter ses droits (contre-mesures, éventuellement représailles, etc.). À l’inverse, en aucun cas les individus ne sont considérés comme des sujets de droit international à part entière, qui pourraient, à l’image de l’État, se faire spontanément les acteurs d’une mise en oeuvre décentralisée, et ce quelle que soit l’amplitude des violations dont ils font l’objet. Les individus sont au mieux sommés de se cantonner aux voies normales de redressement lorsqu’elles existent et, pour le reste, de subir avec stoïcisme les violations dont ils font l’objet. Le droit international demeure extrêmement paternaliste dans sa mise en oeuvre, insistant sur le rôle exclusif de l’État tutélaire ou de la communauté internationale, y compris lorsque l’un et l’autre sont profondément défaillants[5].

Il y a donc à notre sens dans ces situations extrêmes (auxquelles, il faut le dire, le droit international est confronté fréquemment et de façon traumatique) un profond hiatus entre les visées substantives du droit international – c’est-à-dire de plus en plus la protection de certaines valeurs d’humanité fondamentales – et les moyens que se donne la communauté internationale pour les faire respecter – moyens qui d’une manière générale continuent de « désubjectifier » l’individu, en refusant d’en faire l’acteur de ses droits même lorsque tous les autres moyens ont échoué. On peut penser que ce hiatus est incontournable – il est le prix à payer, en quelque sorte, pour un droit international qui reste très profondément divisé entre des objectifs contradictoires –, comme on peut penser que, du moins à long terme, il y aurait une certaine logique à ce qu’il s’estompe.

Quoiqu’il en soit, si un droit international de résistance doit bien émerger, on ne pourrait souhaiter meilleure assise normative que celle qui reposerait sur une perception de ce décalage. À ce titre, il n’est pas utopique de penser qu’à long terme normes substantives et modes de mise en oeuvre de tout ordre juridique convergent dans leur structure profonde. De même que le droit international classique s’est imposé au fil des siècles comme un droit international substantif des normes s’appliquant aux États reposant largement sur les États pour sa mise en oeuvre, on pourrait imaginer qu’un droit qui se réinventerait de plus en plus comme un droit des droits de la personne, par exemple, repose de plus en plus sur ces mêmes personnes pour sa mise en oeuvre. Un droit pour les individus en partie par les individus : telle pourrait être l’issue harmonieuse des contradictions qui fragilisent le renouveau international.

L’idée d’un droit international de résistance aurait l’effet non négligeable, à l’intérieur de certaines limites bien encadrées sur lesquelles on reviendra, de rapprocher les moyens de mise en oeuvre reconnus à l’État de ceux disponibles pour les individus. De même que les États peuvent résister à toute menée agressive, hégémonique ou impériale, on pourrait imaginer que dans certains cas précis les individus soient autorisés directement par le droit international à engager les moyens de résistance appropriés pour se protéger contre des visées oppressives, ne serait-ce qu’à titre conservatoire. Une telle proposition n’a rien de choquant en termes théoriques, même si l’on perçoit bien les obstacles politiques et idéologiques auxquels elle devra fera immanquablement faire face.

Nous appellons donc ici droit international de résistance, un di qui, sans renoncer à identifier les sources souveraines du pouvoir légitime, s’attacherait au moins autant à légitimer la lutte de ceux qui s’élèvent contre l’illégitimité des pouvoirs souverains en place. On voudra ici s’interroger non pas sur la question de savoir si le droit international est déjà un droit de résistance (on est suffisamment convaincu qu’il ne l’est guère) ni ce que serait un droit international de résistance, qui reste largement à inventer[6], mais bien à quelles conditions le dipourrait être un droit de résistance[7]. Il s’agira en d’autres termes d’explorer les obstacles d’ordre conceptuel, politique ou idéologique qui se présensent face à cette évolution en présentant les aggiornamentos, remises en cause et examens de conscience nécessaires pour opérer cette révolution. On s’intéressera donc surtout aux problèmes idéels qui devraient être abordés afin qu’une véritable métamorphose du droit international soit possible, même si l’on est bien conscient que pour que cette métamorphose superstructurelle soit effective, il faudrait avant tout qu’elle soit le résultat de changements structurels, que l’on ne peut présager à ce stade. Soulevons cependant que l’enjeu idéel présente à notre sens une certaine autonomie, ne serait-ce que dans la mesure où il circonscrit le champ des possibles et où il peut durablement retarder certains changements, tout comme en accélérer d’autres. Notre propos, assez largement synthétique, se veut donc avant tout une réflexion d’ordre préliminaire, posant les jalons de ce que pourrait être une réflexion beaucoup plus poussée articulée autour de chacune de ces grandes questions. Plus spécifiquement, on considère qu’il existe dix préalables conceptuels à l’émergence d’un droit international de résistance.

I – Un scepticisme par rapport à la possibilité de dépasser certaines limites du droit international

Si le droit international ne s’est pas orienté dans la recherche de moyens de mise en oeuvre activant des procédés de résistance, c’est largement à cause d’un certain contentement vis-à-vis des modes existants. Ces moyens traditionnels sont, typiquement, des moyens de mise en oeuvre « inter » ou « supra » mais en aucun cas infra-étatiques.

On n’entrera pas dans une discussion extensive des faiblesses de ces modèles de mise en oeuvre, lesquels ont fait l’objet d’importants développements depuis que le droit international existe. Notons cependant que les juristes internationaux ne sont pour la plupart, loin s’en faut, pas naïfs quant aux déficiences de ces mécanismes qu’ils sont souvent les premiers à déplorer. Simplement, ces déficiences ne sont que rarement attribuées au modèle dominant en tant que tel ; on accuse plutôt la persistance de l’intérêt national des États et le caractère anarchique du système international, vus comme autant de déficiences auxquelles le di doit et peut remédier. Le problème n’est pas perçu comme ressortant au moins pour partie de l’inter- ou du supraétatisme en tant que tel, mais est soit attribué à un résidu d’égoïsme étatique, soit traité sur le mode de l’amélioration fonctionnelle et technique des outils de mise en oeuvre (nécessité de l’institutionnalisation internationale, etc.). Selon cette piste de réflexion, privilégiée par la communauté internationale depuis longtemps, la solution est généralement de tendre vers plus d’intégration.

On n’a pas besoin d’établir un diagnostic définitif de cette approche ou de la rejeter pour voir qu’elle tend toujours à différer la promesse d’une mise en oeuvre plus complète, et qu’elle fait peut-être un peu facilement l’économie d’un réexamen fondamental de ses propres partis pris. En outre, elle s’expose à des arguments bien connus sur la rivalité intrinsèque des intérêts des États et sur leur toute relative compatibilité. Car l’application du droit international reste dans les faits parcellaires, ad hoc, contingente, dépendante de la bonne volonté des uns et des autres. Pis : la mise en oeuvre des normes internationales est à l’heure actuelle à son plus faible, précisément du fait des normes que la communauté internationale semble ériger comme les plus importantes. Si les règles plus techniques du droit international (délimitations frontalières, règles du commerce international, par exemple) semblent en effet souvent jouir d’une mise en oeuvre relativement constante, tel n’est pas le cas d’un ensemble de règles qui vont plus au coeur du sentiment de justice fondamentale dont entend se prévaloir la communauté internationale. On pense ici en particulier aux règles relatives à la protection de la personne ou au régime régulant l’usage international de la force. Dans ces deux cas, la communauté internationale est confrontée périodiquement à de graves crises de mise en oeuvre qui ne manquent pas d’exposer des failles considérables dans le prétendu consensus international autour de certaines valeurs ainsi que dans l’autorité des organes de régulation supranationaux, au point de parfois remettre en cause la juridicité même du di[8].

En réalité, le privilège systématique accordé à l’« internationalisation » de la mise en oeuvre, notamment dans sa dimension institutionnelle[9], n’a pas réussi à relever les grands défis des dernières décennies et on peut douter qu’il puisse le faire. Le trop grand investissement symbolique dans le potentiel d’une intégration supranationale a souvent abouti à minimiser le potentiel d’autres voies (transnationales et infranationales par exemple). Or, une intégration supranationale demeure une perspective lointaine, sinon utopique, qui ne sera jamais parfaitement accomplie. Le temps est peut-être venu d’examiner de nouvelles solutions, alors que seul un sursaut d’imagination semble pouvoir réhabiliter le di.

Seul, à notre sens, un véritable désenchantement vis-à-vis des moyens d’action de la communauté internationale lorsqu’il faut contrer des violations graves du di peut donner naissance à une recherche qui mette plus en lumière la contribution des sociétés civiles à la mise en oeuvre de ce di.

II – Une réhabilitation du rôle historique des individus et des mouvements sociaux dans la mise en oeuvre du droit international

Dans les mythes fondateurs du droit international figurent de nombreuses guerres suivies d’autant de traités de paix ayant posé les fondations de nouvelles formes d’ordre international : Westphalie, Vienne, Versailles, Dumbarton Oaks, pour ne citer qu’eux. Ces mythes fondateurs reposent invariablement sur l’État, ses conquêtes et ses tentatives de conciliation de l’intérêt national avec l’intérêt du système international. Au mieux et au-delà de ces épisodes fondateurs, l’histoire du système juridique international n’est ensuite, comme l’a bien analysé Balakrishnan Rajagopal, qu’une longue litanie d’« affaires », l’insistance portant sur le traitement judiciaire de la réalité, plutôt que sur les circonstances historiques, économiques, sociales et politiques de l’émergence de cette réalité[10]. On aboutit facilement, dans ce cadre, à une histoire du droit désincarnée, rétive aux mille logiques contradictoires des mouvements populaires, surtout lorsque celles-ci ne se plient pas à la discipline et au vocabulaire institutionnels dominants.

Il est très rare, en revanche, que la contribution que peuvent avoir apportés individus, société civile ou mouvements sociaux dans leur dimension « héroïque » (et non pas seulement formelle) à la création et au renforcement du droit international soit reconnue. Pourtant, si l’on y regarde de plus près, le di a une dette énorme envers les mouvements non-étatiques de résistance. L’ordre international contemporain tel qu’il émerge après la Seconde Guerre mondiale doit beaucoup au fait que, partout en Europe, des mouvements de résistance se soient levés afin de mettre à bas les forces du Reich et de ses alliés. Par la suite, on peut considérer que certaines des normes devenues les plus fondamentales de l’ordre juridique international ont été défendues grâce à des actes de résistance à l’État. Si la communauté internationale n’a à ce jour, malgré les « plus jamais ça », jamais empêché un génocide, ce sont souvent des acteurs non-étatiques qui en ont limité l’étendue meurtrière, voire ont réussi à les interrompre. Là où les victimes de l’Holocauste n’avaient jamais pu compter sur un réel soutien des Alliés, d’innombrables initiatives de résistance individuelles – des familles cachant des enfants juifs aux douaniers suisses permettant ainsi aux persécutés de s’échapper – ont malgré tout parfois réussi à endiguer le flot du sang et à sauver un sentiment d’humanité[11]. Le génocide rwandais n’a non seulement pas été arrêté par la communauté internationale, mais a plutôt été accéléré par le départ indigne des troupes de la minuar, là où c’est bien la résistance Tutsi en exil, sous la forme du fpr, qui, de fait et quelles que soient les responsabilités du fpr, a mis un terme aux massacres en mai 1994. On peut penser par ailleurs que la résistance de Sarajevo au siège établi par les forces nationalistes serbes et l’alliance bosno-croate ont fait bien plus pour ralentir l’épuration ethnique que toutes les demi-mesures de la forpronu.

Autre exemple, soulignons que le droit international est redevable pour l’essentiel de la décolonisation – devenue une valeur cardinale du système international à partir des années 70 – aux mouvements de libération nationale, comme à autant de soulèvements contre une autorité illégitime[12]. Quant à la lutte contre l’apartheid, bien qu’elle doive beaucoup à la solidarité internationale, elle n’aurait néanmoins jamais été menée à bien sans elle et n’aurait pas réussi sans l’intense combat mené contre ce régime par les sud-africains eux-mêmes, à commencer par la population noire qui en était la victime première[13]. Les minorités ont souvent été les plus grandes protectrices du droit des minorités, que ce soit par le biais de la lutte armée, ou d’innombrables actions pour leur survie sociale et culturelle – et ce, justement là où le droit international exhibe une certaine ambivalence à leur égard. De même, à une époque où les mécanismes onusiens de protection des droits de l’homme en étaient encore à leurs balbutiements, c’est au mouvement pour les droits civils et à la capacité d’un Martin Luther King de défier des lois iniques que l’on doit la déségrégation aux États-Unis. L’extension des libertés fondamentales en et au-delà de l’Europe de l’est, à la suite de la chute du mur de Berlin – une des grandes avancées géographiques du droit international des droits de l’homme – doit bien autant, on en conviendra, aux luttes ouvertes et clandestines contre le communisme, souvent payées à prix fort, qu’à l’appareil institutionnel international de gestion de la sortie de guerre froide[14].

En outre, une infinité de luttes sociales – grèves, occupations de terres, etc. – ont également posé les fondements d’une résistance économique à l’iniquité, là où la communauté internationale se complaisait dans des textes incitatifs. Enfin, à une époque de sécurisation croissante du rapport aux migrants, l’émergence de mouvements de résistance civile de lutte contre les déportations (mouvements des sans-papiers, etc.) aura sans doute bien plus fait pour mettre les États dans l’embarras que la création d’un énième comité onusien[15].

On pourrait également remonter plus loin pour examiner à quel point toute une série d’avancées dont le droit international s’enorgueillit d’être l’instigateur sont également issus des processus de résistance active de la part des victimes elles-mêmes. Ce sont souvent bien plus, par exemple, les « marrons[16] » et autres esclaves mutins dans la digne tradition d’un Spartacus qui ont présenté un obstacle durable à l’esclavage, que l’image d’Épinal des Britanniques parcourant l’Atlantique nord au nom de la « communauté internationale » à la recherche de vaisseaux négriers. Il existe une très longue et glorieuse histoire, pourtant oubliée, de la résistance des peuples autochtones au projet impérial véhiculé par le droit international[17], qui s’est illustrée dans de multiples luttes, des grandes révoltes et des guerres indiennes jusqu’aux occupations de terres contemporaines dans toutes les Amériques[18].

D’une manière encore plus fondamentale, on peut dire que le droit international est historiquement l’héritier d’un certain nombre de grandes révolutions nationales qui, en réduisant l’emprise des empires, ont posé les fondements du système international tel que nous le connaissons. Enfin, depuis 250 ans, ce sont toute une série de révolutions libérales qui ont donné plus que toute autre chose sa tonalité spécifique au droit international et ont fourni un substrat idéologique commun au coeur historique de la communauté internationale (pour le meilleur et pour le pire, d’ailleurs). Ce passé est néanmoins intensément refoulé et son résultat privilégié – un résultat comme coupé des racines historiques de la constitution du système international.

La contribution des individus à la mise en oeuvre des normes internationales parmi les plus fondamentales, celles mettant en jeu le sentiment d’humanité, a donc été et continue d’être capitale. Seules des oeillères conceptuelles empêchent de les voir pour ce qu’elles sont. L’émergence d’un droit international de résistance, en somme, passe inévitablement par une reconnaissance de la contribution historique de ces entités au développement, mais aussi à la mise en oeuvre et à la consécration des normes internationales.

III – La reconnaissance de ce que le droit international légitime déjà en partie certaines formes de résistance

Le débat serait entièrement théorique si le droit international n’avait jamais fait mine de s’intéresser à l’idée de résistance. Mais en réalité, on a jusqu’ici forcé le trait en suggérant que c’était le cas. La vérité est plutôt que le di a de manière contingente prêté un soutien normatif à l’idée de résistance mais, à notre sens, sans être toujours conscient de la multiplicité des manières dont il le faisait, et surtout sans disposer d’une théorie cohérente de la place que devrait occuper l’esprit de résistance en son sein.

Donnons-en un aperçu diversifié. On pense tout d’abord à un soutien normatif direct, par exemple celui de l’Assemblée générale aux mouvements oeuvrant pour la décolonisation[19] ou contre l’apartheid[20]. On pense aussi à une multitude de modalités de soutien indirect : le précédent de Nuremberg, par exemple, comme prototype de l’idée que d’avoir obéi aux ordres n’est pas une défense à une accusation de commission d’un crime de droit international. De cette idée naît celle, profondément subversive, qu’il existe dans certains cas un devoir de s’opposer à l’État, au nom du droit international[21]. Ce paradigme de la désobéissance est en voie de s’étendre en dehors de la sphère strictement militaire à laquelle il était traditionnellement cantonné, et pourrait le faire encore plus[22]. On pense également au fait que les rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme aient cru nécessaire de préciser « (…) qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression », soulignant implicitement par là-même la licéité, au moins théorique, d’un tel recours. Le droit international des droits de la personne peut d’ailleurs se concevoir plus largement comme un droit qui, à défaut de justifier la désobéissance à l’État, s’acharne à rendre celui-ci redevable de ses choix, à légitimer la participation démocratique des citoyens (droits politiques), voire à créer les conditions d’une contestation des abus du souverain (droit de manifester, par exemple). Aux confins du précédent de Nuremberg et de la protection des droits de l’homme, on pense également au développement emblématique – certes encore très lent – de l’idée d’« objection de conscience sélective », reconnue dans certaines législations[23].

On pense encore au droit des réfugiés, droit qui est susceptible de réinterpréter des accusations de crimes et de trahison de la part de certains États, comme autant de manifestations, en réalité, d’une volonté de « persécution » permettant de prétendre au statut de réfugié, et donc de légitimer transnationalement des instances de rébellion contre l’État[24]. Dans un genre très proche, il est remarquable que de nombreux États refusent, depuis le xixe siècle notamment, d’extrader des individus accusés de crimes politiques, comme si les États ne souhaitaient pas se prêter aux menées répressives d’autres États[25]. Enfin, on pense au droit international humanitaire qui, sans doute souvent de manière très tangentielle, n’est jamais loin depuis quelques décennies de reconnaître la légitimité de certaines participations de groupes non-étatiques aux conflits, que ce soit en leur conférant une protection humanitaire (ce qui est déjà, très indirectement, une manière de reconnaître leur existence, si ce n’est leur légitimité) ou bien, dans certains cas particuliers, en les faisant bénéficier de règles à l’égal des États (les mouvements de libération nationale dans le Protocole I de 1977, par exemple). Par ailleurs, il existe une pratique ancienne de soutien aux mouvements de dissidence pacifique (financement d’organismes, exfiltration de dissidents, etc.) qui, si elle n’est pas issue de la coutume internationale, se montre néanmoins intéressante[26].

Il faudrait ajouter à tous ces cas de figure proprement internationaux une nuée de pratiques et décisions nationales qui vont dans le sens, certes timidement et de manière contradictoire, d’une consécration occasionnelle d’un droit de se prévaloir du droit international pour mieux s’élever contre un ordre interne injuste, par exemple en invoquant l’état de nécessité[27]. Il existe ainsi quelques rares décisions de juridictions internes qui reconnaissent, au nom du droit international et en application de celui-ci, la validité de résistance à certaines pratiques de l’État, dans le cadre notamment de campagnes de désobéissance civile[28].

Le défi serait donc moins d’inventer à partir de rien un droit international de résistance, que de repenser toute une série d’institutions internationales sous cet angle, et de nouer entre eux les fils épars d’un droit en devenir.

IV – Une réalisation du caractère normativement incohérent des efforts du droit international en la matière

Le droit international a donc déjà dans le passé réalisé les conditions d’une légitimation forte de la résistance, allant jusqu’au soutien à la résistance armée de mouvement non-étatiques, et à une indulgence marquée vis-à-vis de mouvements de résistance pacifiques. On a tenté de dégager la multiplicité des voies afin qu’il puisse le faire plus à l’avenir.

Mais ce mouvement, fruit d’une multitude de décisions souvent décentralisées, semble aujourd’hui comme incohérent en termes éthiques. Prenons l’exemple de la légitimation des luttes de libération nationale ou de la lutte contre l’apartheid, peut-être les deux exemples historiques les plus éclatants de soutien à la résistance non étatique par le droit international. On sait bien en quoi ce soutien dépendait d’un contexte historique particulier et d’une sorte de solidarité non-alignée qui ne s’exprimait jamais aussi bien qu’autour d’une cause célèbre ayant l’élément racial comme enjeu.

Il n’en demeure pas moins que ce mouvement reste largement inachevé. S’il est possible de s’élever légalement contre de telles situations, alors il devrait être a fortiori possible de résister, par exemple, à une tentative de génocide. Pourtant la Convention sur le génocide parle des responsabilités des États et de la communauté internationale, mais à aucun moment des droits des victimes de se rebeller contre l’annihilation dont elles risquent de faire l’objet. On arguera qu’une telle autorisation est implicite et que, de surcroît, elle est superflue. En réalité, cependant, on peut penser qu’un soutien fort de la communauté internationale envers ceux qui s’élèvent contre des menées génocidaires serait de nature à renforcer significativement leur combat et ne serait donc pas superflu. Quand à penser qu’il est implicite, du fait que ce qui n’est pas dit en droit international pourrait aussi bien ne pas exister, il faut plutôt penser que ce qui est dérogatoire à la règle (l’obéissance des sujets au souverain) mérite toujours d’être explicité. De fait, il n’y a rien d’implicite dans un hypothétique droit de résistance au génocide, au point qu’aucun juriste internationaliste n’en parle jamais.

En réalité se profile bien derrière ces non-dits un véritable préjugé contre le rôle des acteurs non-étatiques. En matière d’atrocités notamment, la communauté internationale dans toute sa mansuétude rhétorique est à mille lieux de penser que le sort des populations puisse être entre d’autres mains que celles des États et de la communauté internationale. Il est intéressant à ce titre de remarquer comment la fameuse « responsabilité de protéger », pompeusement proclamée par les Nations Unies, est formulée. La responsabilité de protéger est présentée entièrement comme celle de l’État et, subsidiairement, de la communauté internationale[29]. À aucun moment il n’est question d’un droit des populations à se défendre contre les exactions dont elles feraient l’objet, celles-ci étant systématiquement réifiées comme passives et comme ayant besoin de sollicitude extérieure[30].

Il apparaît donc choquant qu’un droit de résistance soit reconnu à certaines violations du droit international (la colonisation, l’apartheid), mais pas à d’autres au moins aussi graves (génocide, crimes contre l’humanité). Il est nécessaire d’établir pour le moins un édifice normatif international cohérent qui militerait pour que le droit de résistance soit étendu à tous les cas de figure dont la gravité est similaire. On peut trouver en droit international d’autres exemples d’incohérence : par exemple le fait que le précédent de Nuremberg, et notamment la question de l’obéissance aux ordres des supérieurs, ait pendant si longtemps été assez strictement cantonné aux responsables militaires, là où on peut très bien concevoir que des responsables civils soient tout aussi coupables de s’être soumis à des ordres indignes.

Droit parcellaire à la construction souvent chaotique, le droit international doit prendre conscience de ses contradictions normatives, afin de déboucher sur une véritable théorie des conditions légitimes de la résistance.

V – Une redécouverte des sources émancipatrices du droit international

Il n’y a aucun doute que le droit international a historiquement justifié toute une série de formes d’oppression. Nonobstant, l’émergence d’un droit international de résistance pourrait être aiguillonnée par une redécouverte et une réinterprétation des sources mêmes de ce droit. Si le droit international contemporain peut sembler manquer cruellement d’une conception cohérente de la résistance, tel n’a pas toujours été le cas. Dans une phase de transition, qui a vu en Occident le di se muer lentement d’un droit à consonance largement cosmopolitique teinté de droit naturel en un droit interétatique dominé par le positivisme, plusieurs générations d’internationalistes ont été beaucoup plus favorables que certains de leurs successeurs à l’existence d’un droit de résistance à l’oppression. On irait même jusqu’à dire que pour de nombreux auteurs, la résistance à l’oppression est quelque chose qui, longtemps, allait de soi. Pour des jésuites espagnols tels que Suarez par exemple, il était légitime que ses sujets puissent déposer un prince qui aurait été excommunié[31] (le fondement de la rébellion importe moins ici que le principe d’une reconnaissance d’un droit de résistance). Par la suite, l’idée d’un droit de résistance à l’oppression s’est sécularisée, parallèlement au mouvement d’ensemble initié par le droit international sous l’impulsion des théories du droit naturel, et a bénéficié des idées naissantes sur le contrat social. Certes, Grotius n’avait pas de mots assez durs pour condamner toute tentative contre la personne du souverain, et même toute menée insurrectionnelle contre un tyran. Mais Pufendorf, par exemple, considérait que le droit de résister à un tyran n’était qu’une modalité du droit inhérent de légitime défense[32]. Et même un « père fondateur » du droit international tel que Vattel, pourtant associé à la transition vers un droit positif des relations entre souverains, insistait longuement sur la possibilité de la désobéissance et du tyrannicide face à un « tyran insupportable »[33].

Cette « tradition » réceptive à un droit de révolution s’est sans doute perdue par la suite au xixe siècle si ce n’est avant, et on chercherait en vain dans les manuels de droit international qui marquèrent l’émergence contemporaine de la discipline toute référence à un droit de rébellion. Elle est aussi sans doute une tradition limitée à une résistance conçue essentiellement en des termes libéraux comme une résistance au pouvoir monarchique et dictatorial, dont le projet émancipateur demeure limité historiquement et philosophiquement.

Mais il est frappant et révélateur que le droit international se soit déjà, et pendant relativement longtemps, pensé comme un droit qui se ferait naturellement l’allié de la résistance à l’oppression. Qui plus est, il n’y avait aucune contradiction fondamentale pour une bonne partie des internationalistes de l’époque entre soutenir la souveraineté d’une part, et envisager les circonstances du renversement de certains régimes de l’autre. De fait, on peut penser que le droit international de l’époque réalisait une sorte d’union idéale entre libéralisme interne et cosmopolitisme international, là où la disjonction qui devait intervenir par la suite orienta le droit international de plus en plus dans une direction relativement peu libérale.

Ce regard sur l’origine du droit international peut aider à démontrer qu’il n’y a rien d’inéluctable dans certaines de ses prises de position normatives actuelles, et qu’en réalité l’attention portée aux phénomènes de résistance est tout à fait compatible avec l’aspiration à l’ordre consacrée par le droit international contemporain.

VI – Une exploration des traditions culturelles, normatives et juridiques nationales de résistance à l’oppression

Si le droit international demeure réticent à aborder explicitement ces questions, la problématique de la résistance au pouvoir incarné par le droit fait l’objet de développements extrêmement riches dans la pensée politique et théologique, qui a souvent associé l’existence d’un droit de résistance à l’oppression. Il n’est que de penser aux traditions augustiniennes[34], thomistes[35] et protestantes[36] dans la pensée religieuse occidentale par exemple. Cette tradition spécifiquement religieuse est ensuite sécularisée notamment grâce aux idées de John Locke et à sa défense d’un « droit de révolution[37] ». À tout le moins, il existe une sorte de vaste patrimoine des traditions religieuses et philosophiques de résistance à l’oppression dont pourrait s’inspirer le droit international. La pensée judaïque[38] et le chiisme[39], par exemple, ont également accouché de riches modèles cautionnant la révolte dans certains cas. Il faudrait d’ailleurs ajouter à ces traditions anciennes toute une série de développements contemporains liés notamment aux théories de la désobéissance civile sous l’impulsion du mahatma Gandhi ou du révérend Martin Luther King.

Un grand nombre de ces traditions de pensée ont d’ailleurs accouché de dimensions juridiques, qu’il s’agisse de théories du droit (on pense notamment aux travaux de Fuller ou Radbruch) ou même de développement en droit positif. Les théories de la résistance, en ce qu’elles ont presque toujours posé la question du droit, ont en effet souvent été parties prenantes dans la constitution de celui-ci. Remarquons à ce sujet qu’il existe une importante tradition de constitutionnalisation du droit à la résistance, en même temps ancienne et contemporaine. C’est d’abord la Magna Carta de 1215 qui permet à un comité de barons de saisir les châteaux du roi si celui-ci violait les termes de la Charte[40] ; puis la Déclaration d’indépendance américaine qui affirme que « toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive (du but de garantir les droits inaliénables de l’homme) le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement » ; et enfin la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui consacre en 1789 le « droit de résistance à l’oppression » comme un des droits inaliénables de l’homme[41]. À l’époque contemporaine, c’est l’Allemagne posthitlérienne qui avait d’abord consacré ce droit[42], suivie dans cet exemple par une multitude d’États, dont la plupart des pays latino-américains[43], de nombreux États d’Europe de l’Est[44], et même quelques pays africains[45] et asiatiques[46].

Il est regrettable que le droit international ne cherche pas à capter ou à s’inspirer plus de ces traditions pour irriguer sa propre réflexion sur la résistance, surtout lorsque celles-ci ont un effet significatif sur la culture politique et idéologique des États qui font l’ordre international.

VII – Une prise de conscience des avantages et forces d’une mise en oeuvre décentralisée

Prendre la mesure de la contribution que les peuples peuvent apporter au droit international revêt autant une dimension fonctionnelle que de principe. En termes de simple efficacité, si les peuples ont historiquement contribué à la défense de leurs propres droits, c’est aussi parce qu’ils ne pouvaient pas s’offrir le luxe de l’atermoiement. Face à ce qui est souvent la considérable inertie de la communauté internationale et de ses moyens d’action, les peuples, communautés ou individus agressés n’ont souvent pas eu d’autre choix que de mettre en place des actions de résistance dans l’urgence. De fait, là où la communauté internationale n’intervient éventuellement que dans des constellations d’intérêt très particulières, l’intérêt des individus à se protéger par la résistance contre un pouvoir renégat n’est pas à prouver.

Pour le moins on peut donc dire que les individus et les peuples peuvent fournir une première ligne de défense par rapport à certaines menées contraires au droit international, qui soit rapidement mobilisable et souvent spontanément mobilisée. Si les mesures du droit international font un peu figure de remède, les réactions populaires aux exactions pourraient constituer un système immunitaire de l’ordre international. En outre, les peuples ou individus victimes d’oppression sont dépositaires d’une connaissance d’eux-mêmes, du terrain sur lequel ils opèrent, voire de leurs oppresseurs qui est souvent particulièrement fine. Ils sont donc souvent les mieux placés pour mettre en oeuvre des dispositifs de résistance adaptés et prendre certaines des difficiles décisions politiques qui s’imposent.

En termes normatifs, il convient également de souligner qu’il y a une sorte de moralité profonde à s’en remettre au moins pour partie aux victimes même de l’oppression. Le recours systématique à un traitement international peut souvent priver les victimes d’un certain contrôle sur leur destin, les instrumentaliser au service de desseins internationaux qui n’ont que peu à voir avec leurs souffrances, voire les victimiser doublement en les empêchant de faire pour elles-mêmes les arbitrages difficiles qui s’imposent. C’est sans parler de l’effet démobilisateur et donc vulnérabilisant que peuvent avoir des promesses de la communauté internationale. On pense par exemple à la population bosniaque qui à bien des égards, face à l’ineptie des efforts de l’onu, n’en demandait pas tant et aurait souhaité qu’on la laisse s’armer afin de se défendre[47]. On peut donc dire qu’un droit international reposant sur un respect de l’esprit de résistance sera dans certains cas moralement supérieur à un droit international volontiers méprisant de cette résistance.

On est ici dans le domaine d’une sorte de subsidiarité bien comprise, dont le droit international se fait par ailleurs amplement l’écho[48], même si c’est généralement au bénéfice exclusif de l’acteur étatique. Le niveau infranational est a priori le niveau qui devrait être privilégié face aux errements du pouvoir, non seulement par égard pour la souveraineté, mais aussi par déférence envers l’infinie variété du local et la nécessité de réhabiliter les forces de résistance comme acteurs.

VIII – L’élaboration d’un cadre normatif permettant de déterminer quelles formes de résistance peuvent faire l’objet d’une légitimation internationale

Il est évident que parler de résistance dans l’absolu n’a aucun sens. Il est des formes de résistance que le droit international ne souhaite sans doute nullement encourager ; comme il est des formes de résistance qu’il est de la plus grande urgence pour le droit international de soutenir. Il est notable à ce propos que nombreux sont ceux qui se sont prévalus des théories de la résistance pour mener des actions profondément non libérales (de l’oas aux minutemen, en passant par Pinochet, Timothy McVeigh, ou la faction Armée rouge). Les rapports conceptuels entre théories de la résistance et théories révolutionnaires sont d’ailleurs souvent mal élucidés et mériteraient d’importants efforts normatifs.

Le lancement d’une réflexion internationale et multidisciplinaire sur ce sujet – auquel cet article entend être une très modeste contribution – apparaît en outre comme un préalable indispensable afin que les États s’intéressent à la question. Comme on l’a dit, on ne s’attellera pas ici à la difficile question de savoir quel type de résistance pourrait être considéré comme légitime. On se bornera, en guise d’illustration et afin de souligner la difficulté du problème, à mentionner quelles sont à notre sens les questions clefs d’une réflexion sur le sujet.

Le défi central de toute théorie normative de la résistance est de ne pas ouvrir trop largement les portes de celle-ci – afin de ne pas risquer le chaos – ni de les trop fermer – au risque de commettre une injustice. Les réponses à ce défi sont à la fois substantives et procédurales. Au niveau substantif, on peut dire que la question fondamentale est celle du « quoi ? », à savoir quel degré d’injustice, d’oppression, d’usurpation ou d’aliénation peut justifier que l’on se soulève en défiance de l’État. Sans entrer dans les détails, on peut spéculer par exemple que la commission de tout crime de droit international (notamment les crimes majeurs que sont le génocide et les crimes contre l’humanité ainsi que certains crimes de guerre) devrait a priori conférer un droit à résister contre l’auteur du crime. Mais il est également possible qu’à terme par exemple, une violation particulièrement flagrante de la norme démocratique (putsch, coup d’État, dérive totalitaire), ou des normes relatives à l’autodétermination des peuples, donne l’autorisation à des groupes souhaitant restaurer la démocratie ou l’indépendance de l’État de se rebeller contre l’oppression. Il ne conviendrait cependant pas d’habiliter trop facilement un recours à la désobéissance, notamment dans des cas où elle n’aurait pas fondamentalement lieu d’être car de nombreux correctifs existent.

Au niveau procédural donc, les questions qui se posent sont celles de savoir quels recours doivent avoir été épuisés avant que l’exercice d’un droit à la résistance soit facilité. On pense ici à deux types de mécanismes principaux. Tout d’abord, l’existence d’une démocratie suffisamment fonctionnelle pour corriger des situations d’injustice grossière : de toute évidence si les violations du droit international peuvent être évitées par le fonctionnement ordinaire du jeu démocratique, alors on ne voit pas à quel titre le droit international court-circuiterait ce jeu en encourageant précocement une désobéissance ; ensuite, l’existence de correctifs judiciaires. C’est une caractéristique des États de droit contemporain, en effet, d’avoir mis en place toute une série de recours, constitutionnels et autres, afin de permettre aux citoyens de se plaindre et d’obtenir réparation pour des entorses faites à leurs droits. Il ne devrait nullement être question de s’engager dans une campagne de désobéissance civile par exemple, tant que l’on n’a pas épuisé tous les recours internes et même internationaux disponibles. La désobéissance ne devrait pas être un substitut aux recours formels de l’État de droit, mais un prolongement du combat judiciaire lorsque celui-ci ne mène clairement à rien. Toute résistance armée devrait elle-même être largement subsidiaire à l’épuisement de moyens de désobéissance pacifique, sauf dans les cas où elle s’avère impossible ou exposerait les individus à des risques indus. En outre, on peut supputer que toute résistance devrait être proportionnelle à la violation du droit ou de la justice dont s’est rendu coupable le pouvoir en place.

Encore une fois, il n’est pas question ici de dire en quoi consisterait en détails une résistance légitime, mais d’identifier le genre de questions qui devraient être examinées, afin qu’une quelconque consécration d’un droit à la résistance puisse être envisagée. Les questions en jeu sont complexes, mais il semble qu’elles puissent faire l’objet d’une discussion politique raisonnée, au même titre que toute forme d’action politique.

IX – L’ambition d’une vision critique, cosmopolitique et pluraliste de l’ordre international

Un des effets intéressants de cette discussion est qu’un droit international de résistance ne serait pas simplement « le droit international classique assorti de nouveaux modes de mise en oeuvre » ; il signalerait plutôt l’émergence d’un droit international, suffisamment différent du modèle qui a marqué les relations internationales depuis au moins 200 ans pour mériter d’être conçu sur des bases paradigmatiquement distinctes. De fait, penser un droit international de résistance sans simultanément essayer de repenser les fondements du droit international en général serait voué à l’impasse.

Le passage à une mise en oeuvre du droit international beaucoup plus dépendante des acteurs de la résistance, pourrait être en quelque sorte la goutte qui fait déborder le vase du droit international classique – vase par ailleurs passablement ébréché. Tant que le droit international ne se hasardait que substantivement à mettre l’accent sur la nécessité de protéger les personnes, on peut dire qu’il conservait in fine un pouvoir de déclenchement du système, et qu’il ne se compromettait pas symboliquement, par le biais de la mise en oeuvre, dans une vision radicalement distincte de celle dont il est redevable historiquement. À partir du moment où le droit international décide d’engager une vraie réflexion autour des conditions de la résistance légitime, en revanche, c’est qu’il propose une vision infiniment plus large des acteurs et des finalités de l’ordre international.

C’est surtout vers les théories cosmopolitiques des relations internationales – voir même de l’organisation concrète de l’humanité – que l’on sera appelé à se tourner, si l’on veut rendre compte d’une telle évolution. Ce qu’on entend ici par cosmopolitisme n’est cependant pas celui de la création d’un espace vide entre une société civile vaste et une sorte d’État mondial, mais bien celui d’une imbrication normative forte entre États, sociétés civiles, et communauté internationale. C’est en outre un cosmopolitisme « critique », prêt à s’exposer à une contestation venue « d’en bas[49] » et pouvant aller bien au-delà d’un idéal minimal en matière de droits de la personne afin d’incorporer des valeurs sociales fortes (solidarité, justice, équité).

Le droit international deviendrait alors un droit cosmopolitique au sens où il ne serait plus spécifiquement et exclusivement un droit des relations entre États, mais bien un ordre juridique global, incorporant les relations d’une multitude d’entités juridiques selon une finalité fortement émancipatrice.

Ce « nouveau » droit international serait doublement cosmopolitique, tant au niveau des normes substantives qu’en matière de mise en oeuvre, au moins pour partie. Une telle évolution obligerait à repenser l’intervention de la communauté internationale comme étant désormais largement subsidiaire dans certains cas des efforts des peuples pour corriger les violations dont ils font l’objet. Pour le moins, l’indécision de la communauté internationale ne devrait pas empêcher les victimes de violations d’engager des procédures pour se prémunir contre l’irréparable. On peut même imaginer que la communauté internationale, plutôt que de concevoir toujours le problème en termes d’intervention de l’extérieur, se sente davantage obligée d’explorer systématiquement les manières dont elle pourrait soutenir la résistance interne. À tout le moins, la communauté internationale devrait, consciente des effets paralysants sur les initiatives locales qu’elle peut avoir, s’engager à ne pas démobiliser, par ses démonstrations d’intention, une résistance qui est parfois le seul rempart contre l’oppression.

X – Une réalisation de la légitimité accrue d’un droit international fondé en dernier recours sur l’esprit de résistance

À en croire le grand nombre d’écrits sur la question, un des grands problèmes du droit international public, spécialement à l’heure actuelle, est la question de sa légitimité[50]. Le droit international a longtemps été un droit relativement autoréférentiel, sous-constitutionnalisé, et dont les critères de validation ne devaient rien à une quelconque adhésion populaire. Sa légitimité n’était autre que celle de sa reconnaissance par les seuls États, soutien normativement ambigu dès lors que ceux-ci l’instrumentalisaient à des fins répressives. En outre et de manière liée, le droit international est un droit – droit de « coexistence », a-t-on coutume de dire – qui n’a pas été porteur pendant longtemps d’un véritable projet commun qui aurait pu générer une mobilisation globale[51].

Or c’est ce modèle, à l’heure de la mondialisation, qui tend à traverser une crise profonde, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il existe un décalage toujours plus grand entre les acteurs réels et les acteurs formels du droit international. Alors que les acteurs non-étatiques s’autonomisent de manière croissante, on a voulu souligner que, contrairement à une vision qui considère volontiers ceux-ci comme une menace et une disruption de l’ordre international, la contribution des individus et des peuples à la protection de leurs propres droits par le biais de la résistance est une dimension singulièrement positive. Quant à l’« absence de projet » du droit international, elle cache souvent mal des tentatives de récupération hégémoniques, lesquelles s’accommodent particulièrement bien de la prétendue neutralité de l’outil juridique.

Face à ces déficiences, la tentation récurrente pour le droit international est de tenter de gagner une légitimité « par le haut », c’est-à-dire par le biais d’une plus grande institutionnalisation supranationale. Mais la réalisation d’un gouvernement mondial est une utopie qui a fait long feu, et qui n’est de toute façon que peu attrayante pour tous ceux qui considèrent l’humanité trop complexe et multiple pour être organisée sous un même chapeau. En faisant l’impasse sur une véritable participation populaire, en outre, la supranationalisation risque de créer un droit élitaire et déconnecté de ses « forces vives ». Autre tentation, celle de « récupérer » les peuples pour figer leur rôle dans le cadre d’institutions libérales universelles (parlement onusien, etc.) : mais on est là dans une logique qui fait fi du véritable potentiel de mouvement, de fluidité et de subversion des institutions par les masses.

Un droit international qui poserait les bases en même temps de l’établissement et de la contestation de tous les pouvoirs, en revanche, serait un droit international dans lequel serait vraisemblablement susceptible de se reconnaître une large part de l’humanité. En offrant un modèle de décentralisation et de diversification des sources et moyens de mise en oeuvre (formels et réels) du droit, une telle vision ancrerait le droit international dans une vision sociale complexe, riche et productive.

Forger des alliances directement avec les peuples et individus opprimés, au-delà de la promesse un peu hypothétique d’une démocratie ou d’une constitution mondiale : voilà un projet proprement révolutionnaire pour le droit international, à même de renouveler ses mythes fondateurs. Une certaine vision du di se verrait ainsi confirmée, celle d’un droit garant de la souveraineté, d’une part, mais aussi gardien de son bon usage, d’autre part, prêt à éventuellement déléguer sa mise en oeuvre à des mouvements populaires dans certaines circonstances. En se réinventant comme un droit international des individus et des peuples en lutte, le di pourrait participer d’une perception entièrement rénovée.

Conclusion

Le droit international n’est sans doute pas sur le point de déboucher sur un fort parti pris en faveur des mouvements de résistance... mais une multitude de petits signes avant coureurs ainsi qu’un grand nombre d’arguments de principe militent pour envisager qu’une telle évolution soit possible, et sans doute souhaitable. On a ici essayé de présenter un certain nombre de grands mouvements conceptuels qui devraient précéder et accompagner une telle évolution : certains de ces mouvements visent une exploration du passé, alors que d’autres sont plus orientés vers l’avenir ; certains consistent à réexplorer des questions de fait et d’histoire, alors que d’autres tendraient plutôt vers un horizon spéculatif ; certains sont plus fonctionnels là où d’autres relèvent plus de questions de principes. Mais tous dessinent une voie que le droit international pourrait emprunter, qui en modifierait profondément la teneur, et qui aurait le mérite d’inventorier les moyens que se donne le droit international pour être respecté, avec ses présupposés substantifs.

Les formes concrètes que pourrait prendre un engagement plus fort du droit international en faveur de l’esprit de résistance sont potentiellement multiples et ce n’est pas l’objet de cet article de les répertorier. On a cependant énoncé un certain nombre de manières dont le droit international peut d’ores et déjà l’encourager : un approfondissement de ces logiques, leur extension à d’autres cadres, et surtout la conscience réflective de ce qu’elles concourent à des buts similaires constitueraient déjà ensemble des avancées profondes.

Il convient assurément de prévenir afin que toute juridisation n’aboutisse pas à tuer l’esprit de résistance dans des formules trop rigides ou trop marquées par une idéologie politique. Le rôle du droit n’est pas ici de tarir la diversité des formes de résistance, mais au contraire de leur fournir un cadre normatif à l’intérieur duquel pourrait se dégager un langage commun de la désobéissance légitime à l’État. On a d’ailleurs plus à l’esprit un soutien ou une légitimation de la résistance, qu’une « codification » des formes légales de la désobéissance. L’esprit de résistance est trop rebelle pour se réduire à quelques formules.

Il paraît néanmoins inévitable qu’un droit international de plus en plus lié à certaines conceptions de la « bonne société », ne serait-ce que par la négative, prenne position « pour » certaines formes de résistance « contre » d’autres.

À ce titre, la question centrale pour l’avenir est sans doute de savoir dans quelles circonstances concrètes le droit international pourrait être appelé à légitimer la résistance à l’État. Sans préjuger de la question au-delà des quelques pistes de réflexion déjà lancées, on remarquera que la communauté internationale ne saurait en la matière faire l’économie d’un dialogue poussé entre États, organisations représentatives de la communauté internationale et mouvements sociaux (ce que l’on a parfois appelé la « société civile internationale »). Le défi, en d’autres termes, sera moins de tracer un parcours conceptuel idéal menant vers une vision du droit international fondée sur l’idée de résistance, que de faire prendre conscience aux acteurs pertinents de la possibilité de ce cheminement, et de créer les conditions d’une confrontation des points de vue sur ces questions fondatrices et, bien sûr, polémiques.

Il y aurait sans doute beaucoup à attendre d’une évolution de la part du droit international dans le sens indiqué. Un droit international qui serait prêt dans certaines circonstances à reposer sur les peuples ou les individus serait un droit plus opérant, prêt à pallier l’inertie de ses composantes étatiques et à dépasser sa fascination pour une communauté évanescente ; il serait également un droit plus réaliste, mieux à même de tirer parti des forces existantes pour faire cesser ses violations, en ne se méprenant pas sur ses capacités ; il serait enfin un droit beaucoup plus humble, en même temps que conscient de ses limites et de la contribution éminemment positive que les victimes de violations du droit international peuvent apporter à leur propre protection. Le droit international sortirait grandi d’une identification à l’héroïsme de ceux qui prennent sur eux de contester des ordres souverains iniques, plutôt que de promettre une résolution internationale qui ne viendra pas ou, pis, d’abandonner les populations à leur sort au nom d’une norme de non-intervention par ailleurs de plus en plus démentie au niveau substantif.

Pour les victimes de violations graves du droit international (même si le propos était ici plus de partir du di que des victimes en tant que telles) le droit même à la résistance n’est pas une panacée. Cela restera toujours un exercice ardu que de s’élever contre l’oppression, même avec l’assentiment plus ou moins explicite du di. Mais cette sanction internationale pourra au moins avoir le mérite de parfois donner raison aux rebelles contre un souverain, et d’inscrire l’action de ceux qui résistent dans un horizon de solidarité transnationale.

Le rôle du droit international, incontestablement, devrait être moins de fournir des arguments aux États pour brimer les diverses formes de résistance légitime de la société civile, que de créer des conditions pour une émancipation globale des populations, là où leurs droits sont bafoués. En dehors de toute question d’efficacité par rapport à la violation de la norme internationale, il y a dans l’idée même d’investir les victimes d’un rôle majeur dans le respect de leurs propres droits, plus qu’un renouveau de la notion de sujet international : c’est de surcroît l’affirmation d’une dignité inexpugnable.