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Le droit national et international se construit et s’interprète en interrelation avec le fait social. La porosité de ce champ s’observe tout particulièrement dans l’application de la « justice de transition », un régime de droit international en émergence visant à mettre fin à un conflit. Les orientations philosophico-juridiques divergentes de la doctrine du droit international, notamment sur le thème de l’indivisibilité des droits humains, s’y transposent et définissent des variantes aux fondements de la légitimité et aux limites de la légalité.

L’exploration de la relation entre rapport de force et formulation juridique n’est certes pas un questionnement récent. Toutefois, les réponses fournies par les courants libéraux, réalistes, marxistes ou constructivistes demeurent insatisfaisantes. Alors que certains conçoivent le droit comme un simple reflet unidirectionnel du rapport de force entre des acteurs (qu’ils soient des États, des classes ou des institutions), d’autres, à l’inverse, le conceptualisent comme une source de normes sans rendre compte des relations de pouvoir impliquées dans sa formation. Le questionnement sur la relation entre droits, norme et force mis de l’avant dans ce numéro spécial s’inscrit dans une volonté de dépasser cette dualité.

Le conflit colombien offre un cas d’étude intéressant afin de mettre en lumière la complexité de ce débat. C’est en nous penchant sur le processus de paix enclenché par le gouvernement de la Colombie que nous explorerons l’interrelation entre droit, norme et force dans une situation de conflit. Déjà en 1975, E.P. Thompson questionnait la séparation binaire dans les interprétations du rôle du droit dans les conflits sociaux. Il réaffirme dans son livre Whigs and Hunter, la fonction instrumentale du droit dans la légitimation du pouvoir social d’un groupe prédominant :

Ainsi, il [le droit] est clairement un instrument de la classe de facto prédominante : il définit autant qu’il défend les revendications des élites sur les ressources et la force de travail : il expose ce que devrait être une propriété et ce que devrait être un crime. Aussi, il établit une médiation entre les relations de classe et un ensemble de règles et de sanctions. Ce qui finalement, dans son ensemble, confirme et consolide le pouvoir de classe existant[1].

Thompson pose toutefois les bases d’un débat sur le rôle du droit dans les conflits sociaux à l’extérieur des thèses marxistes usuelles (base-superstructure) dans la conclusion de ce même ouvrage :

Le droit peut être conçu comme une idéologie ou comme des règles et des sanctions particulières qui se posent dans une relation définie et active (souvent un espace de conflit) face aux normes sociales […]. Si le droit est ouvertement partiel et injuste, alors, il ne masquera rien, ne légitimera rien et ne contribuera en rien à l’hégémonie d’aucune classe. La condition pour l’effectivité du droit, dans sa fonction en tant qu’idéologie, est qu’il doit démontrer une indépendance face aux manipulations grossières et doit paraître juste. Il ne peut apparaître de la sorte sans posséder sa propre logique et ses propres critères d’équité ; en fait, à l’occasion, en étant vraiment juste[2].

Thompson remet donc en question la conception de la loi comme expression épiphénoménale du pouvoir d’une élite et considère également son rôle normatif. Il ouvre ainsi la porte à une théorisation des interactions complexes entre droit international et pouvoir social en période de conflit.

C’est la nature de cette relation entre droit international et pouvoir social que l’étude du conflit colombien permettra d’éclairer. L’actuel processus de paix débute en 2003, lorsque le gouvernement et les paramilitaires colombiens s’entendent et signent l’accord de Santafe de Ralito qui inclut un cessez-le-feu unilatéral, prévoit la démobilisation de ses combattants et la disparition complète de l’organisation en tant que groupe armé pour la fin de 2005. La démobilisation a cours au moment précis où cette organisation paramilitaire est à l’apogée de son pouvoir autant militaire que politique. C’est dans le croisement des fonctions de la loi entre norme et légitimation que ce processus politico-juridique peut être expliqué.

Cet article tente de retracer le processus qui permettra aux paramilitaires colombiens de faire usage avec succès de leur rapport de force militaire afin de faire reconnaître de jure leur statut d’élite socio-économique déjà bien implanté de facto. Nous commencerons par un retour sur le développement du paramilitarisme en Colombie, de ses origines locales jusqu’à son articulation au niveau national. À partir de cette mise en contexte, l’étude du cadre politico-juridique de la démobilisation des paramilitaires nous permettra d’exposer les rapports entre les débats juridiques internationaux et les rapports de pouvoir nationaux prépondérants dans ce processus. Cette analyse rendra possible l’identification de l’influence du réalisme politique dans la formulation des limites de la légitimité puis de la légalité. Nous exposerons ensuite les rouages par lesquels le rapport de pouvoir développé dans le cadre de ce conflit se cristallise juridiquement par l’imposition d’une paix négative ; une paix qui normalise une violence structurelle dans les limites de la légalité et instaure une nouvelle configuration des relations sociales dans le champ juridique et politique.

I – Le développement du paramilitarisme et le conflit armé en Colombie

La méconnaissance de la situation colombienne, d’une part, et les mythes entourant le narcotrafic, d’autre part, conduisent plusieurs politicologues à reléguer le cas colombien à une situation chaotique et incompréhensible. Il appert pourtant qu’une présentation différenciée des diverses parties prenantes au conflit permet de saisir la dynamique actuelle qui nourrit les hostilités et une grande part du jeu politique. La section suivante identifie brièvement les groupes irréguliers et se centre plus particulièrement sur la description de l’un d’entre eux : celui réunissant les paramilitaires d’extrême droite. En effet, l’étude de ce groupe armé constitue un point de départ essentiel afin de comprendre les développements récents sur la scène politique colombienne.

Commencé dans les années 1940, le conflit armé se transforme au fil des influences de son environnement international et national. De 1948 à 1960, c’est la période de la Violencia. Suite à l’assassinat du candidat présidentiel Jorge Eliécer Gaitán, le conflit éclate sous la forme d’une confrontation armée entre les deux principaux partis structurant la politique colombienne (conservateur et libéral). C’est à partir de la décentralisation du mouvement armé lié au Parti libéral que se forment les premières guérillas. Et c’est sur les acquis des anciens combattants que naîtront, durant les années soixante, des guérillas sur des modèles révolutionnaires d’inspiration cubaine[3]. Au cours de cette période apparaissent les deux principales guérillas encore actives aujourd’hui : les Forces armées révolutionnaires de Colombie (farc) et l’Armée de libération nationale (eln).

Parallèlement à l’apparition de la dynamique révolutionnaire, l’État colombien implante une stratégie contre-insurrectionnelle. Durant les années 1960, l’État commence à créer systématiquement des groupes paramilitaires sous l’égide de l’armée en collaboration avec certains secteurs de la société tels que les grands propriétaires terriens (latifundistes), les narcotrafiquants et les entrepreneurs locaux. D’abord, dans la région du Magdalenia Medio, plusieurs narcotrafiquants acquièrent des terres dans le processus de blanchiment d’argent. Ils obtiennent ainsi progressivement le statut de latifundistes ou de producteurs agro-industriels sur le plan juridique. Afin de se protéger des guérillas perpétuant des enlèvements contre rançon, ils commencent à financer les groupes d’autodéfense portant le nom de Muerte A los Secuestradores (mas). Ces groupes de type escadrons de la mort serviront de modèle pour la stratégie contre-insurrectionnelle paramilitaire. Des milices d’autodéfense reliées à l’armée, aux latifundistes, aux entrepreneurs locaux, à des figures politiques et aux narcotrafiquants sont mises en place dans divers départements tels que Antioquia, Boyacá, Caquetá, Córdoba, Cundinamarca, Meta, Putumayo et Santander. Les origines du paramilitarisme ne sont donc aucunement similaires à celles des autres groupes armés irréguliers, mais prennent plutôt racine dans la stratégie contre-insurrectionnelle de l’État colombien ainsi que dans le support économique des latifundistes et des narcotrafiquants[4].

Le développement initial du paramilitarisme contemporain se situe entre les années 1960 et 1980. Période où la légitimité, la constitutionnalité et la légalité de la stratégie paramilitaire se défendent publiquement et où l’on retrouve le plus de documents légaux liant l’État et la branche para-institutionnelle en formation[5]. En 1965, le gouvernement vote le décret 3398, rendu permanent par la loi 48 de 1968, qui permet à l’armée de créer des groupes de civils armés pour des fins contre-insurrectionnelles[6]. Durant cette première phase, le paramilitarisme est présent dans diverses régions de la Colombie sous forme de milices fragmentées répondant à des dynamiques locales.

L’utilisation de la violence para-étatique contre la population civile est efficace et rentable en ce sens qu’elle implique de faibles coûts politiques. En effet, il semble que l’État colombien soit maintenant plus vulnérable qu’à d’autres époques aux critiques internationales quant aux crimes commis par des agents officiels de l’État. Durant les années 1980, sous le couvert d’opérations contre-insurrectionnelles, des activistes politiques ainsi que des leaders syndicaux et paysans furent liquidés par les divers groupes d’autodéfense. Le génocide politique de l’Union Patriótica (up) en est un exemple. Ce parti est fondé en 1985 comme une solution par la voie démocratique au conflit, suite au cessez-le-feu bilatéral signé entre les farc et le gouvernement de Belisario Betancourt. Entre 1985 et 1986, le candidat présidentiel de la up Leonardo Posada, 300 de ses représentants et 3 000 de ses militants seront systématiquement éliminés[7]. Cet épisode inflige un traumatisme profond à la société colombienne, à la suite duquel la voie démocratique ne sera plus jamais considérée avec sérieux par les mouvements de gauche.

Les tactiques éminemment brutales des paramilitaires sont toutefois généralement orientées contre la population. Les assassinats résultant de la violence politique (25 000 morts annuels) sont attribuables pour plus de 60 % aux paramilitaires, tandis que 25 % le sont aux guérillas[8]. Ceux-ci sont aussi responsables de la grande majorité des 3,5 millions de déplacés par la guerre[9]. Les tactiques paramilitaires s’inscrivent dans la stratégie de lutte irrégulière par l’État colombien contre des guérillas visant à leur enlever l’appui des civils. Ces méthodes ont été utilisées ailleurs en Amérique latine (Nicaragua, Honduras, Guatemala, etc.). Toutefois, les paramilitaires colombiens se distinguent des autres expériences contre-insurrectionnelles puisque l’instrumentalisation du narcotrafic et d’autres secteurs de l’économie leur a permis de se développer jusqu’à imposer leur propre agenda politique à l’échelle nationale. En effet, l’exportation de la pâte de coca et de la cocaïne transforme le conflit en fournissant des ressources aux groupes armés qui se concrétisent, chez les groupes de droite et de gauche, sous la forme d’une augmentation constante du recrutement, d’actions armées, d’une mobilité géographique, de capacités militaires et de potentiel technologique[10].

Cette transformation de l’environnement économique est à la base du changement dans les formes d’organisation du paramilitarisme. Pendant la phase suivante de son développement, comprise entre 1980 et 1993, le paramilitarisme demeure un instrument de l’armée et des élites traditionnelles. Toutefois, l’intégration des capitaux du narcotrafic provoque un glissement progressif des fins politiques des milices qui commencent à prendre leurs propres intérêts économiques en considération.

C’est entre 1993 et 1997 que le financement des paramilitaires, auparavant un simple moyen d’appui à la lutte contre-insurrectionnelle, devient un objectif prioritaire pour bon nombre des milices d’autodéfense. L’instrumentalisation du narcotrafic offre des ressources importantes à ces groupes et leur permet de se développer. Des organisations paramilitaires acquièrent une dynamique à l’échelle régionale et un certain pouvoir économique et politique. Il en découle non seulement un degré d’autonomie considérable, mais aussi l’émergence d’un programme politique propre ainsi qu’une certaine distanciation face aux élites traditionnelles.

Tout en maintenant inextricablement une coordination militaire avec l’État, c’est dans le contexte des années 1990 que le paramilitarisme connaît une évolution propre pour former en 1997 une fédération à l’échelle nationale : les Autodéfenses unies de Colombie (auc). Durant les années 1990, le paramilitarisme connaît une expansion telle qu’il représente au tournant du siècle l’un des protagonistes les plus influents de cette société. L’argent du narcotrafic procure aux groupes paramilitaires une énorme source de capitaux. Les frères Castaño[11] sont des acteurs-clés dans l’implication des paramilitaires dans le narcotrafic. Ils forment dans le Nord-Ouest du pays, l’Autodefensas Campesinas de Cordoba y del Uraba (accu). Utilisant ces ressources, ils sont d’abord impliqués dans l’escadron de la mort Persiguidos por Pablo Escobar (pepes). Soutenus par les cartels de Cali et la dea[12], le regroupement pepes fait la guerre à Pablo Escobar jusqu’à l’assassinat de ce dernier et à l’effondrement du cartel de Medellín en 1993. La structure de l’accu rassemble ensuite les groupes paramilitaires de la région et intègre plusieurs éléments du cartel de Medellín, renforçant ainsi grandement le lien structurel entre paramilitarisme et narcotrafic[13]. Il est vrai que pour les États-Unis la convergence d’intérêt avec les paramilitaires représente une divergence importante avec la ligne officielle de lutte contre le narcotrafic. Toutefois, l’appui des États-Unis pour la prise de contrôle d’une plus grande part du narcotrafic par les paramilitaires permettait de se débarrasser d’un Escobar devenu gênant et d’instrumentaliser les recettes du narcotrafic afin de les utiliser pour la lutte contre la guérilla. Quatre ans après la chute d’Escobar, en 1997, les frères Castaño auront réussi, avec le soutien des autorités, à rassembler la plupart des autres groupes paramilitaires du pays et à former les auc, une véritable fédération paramilitaire capable de coordonner ses activités à l’échelle nationale[14].

La croissance de la production de drogue sous l’égide des paramilitaires et les campagnes d’éradication concentrées sur le sud de la Colombie (une région traditionnellement contrôlée par la guérilla) se combinent pour faire passer dans une forte proportion le commerce de la drogue sous le contrôle des auc. Elles deviennent une force belligérante de premier plan grâce au financement de la drogue qui lui permet d’équiper et de maintenir dans ses rangs plusieurs milliers de combattants.

Durant les années 1990, la coordination des groupes paramilitaires permet l’application d’une stratégie offensive au niveau national. La guerre prend alors un tournant offensif dû à la stratégie paramilitaire qui vise la prise de territoire, mis à feu et à sang. Le groupe bénéficie d’un financement massif grâce au narcotrafic. Carlos Castaño Gil, fondateur des auc, admet que 70 % de leurs recettes résultent du narcotrafic[15]. Toutefois, la nécessité du blanchiment de l’argent entraîne progressivement le groupe à s’impliquer dans plusieurs secteurs de l’économie nationale tels que le transport, la production bovine et l’agroindustrie, ce qui résulte en une consolidation du contrôle dans les zones déjà sous l’égide des paramilitaires, ainsi qu’en une expansion territoriale rapide.

Au tournant du 21e siècle, les paramilitaires ont réussi à établir un important contrôle militaire, social et politique dans plusieurs régions. En 2002, leur présence est documentée dans 223 municipalités et dans la majorité des départements de la Colombie[16]. Entre 2002 et 2006, on enregistre près de 20 000 homicides par an en Colombie, la très grande majorité imputables à la violence sociopolitique.

De ce survol de l’histoire récente du paramilitarisme en Colombie, on peut retenir la capacité des groupes armés à atteindre un niveau d’influence au sein d’un ensemble national. Dans le contexte cet article, ce sont les conséquences sur le législateur qui sont plus particulièrement intéressantes. Dans le cas des paramilitaires colombiens, c’est durant une période de forte expansion militaire (entre 1999 et 2003) que l’on peut observer une préoccupation manifeste pour le processus politique et électoral de leur part[17].

Les nombreux acteurs impliqués dans le paramilitarisme ont profité des trois dernières décennies du 20e siècle pour accumuler des fortunes et se positionner au sein de l’élite traditionnelle colombienne. La combinaison de la nécessité de blanchir l’argent du narcotrafic avec l’utilisation systématique du déplacement forcé de populations paysannes permet aux chefs paramilitaires d’acquérir par leurs offensives des domaines immenses. Ils investissent également les narcodollars dans l’économie internationale. Par exemple, on constate souvent aujourd’hui la participation de ces nouveaux riches dans les secteurs agro-industriels ou des services.

Cette classe émergente ne dispose toutefois pas d’une reconnaissance sociale proportionnelle à l’importance de son nouveau statut déjà obtenu de facto (ou manu militari pour être plus précis). Le statut illégal et illégitime de leur pouvoir social ne leur permet pas d’incorporer l’élite traditionnelle. C’est donc dans le but de gagner cette reconnaissance qu’ils s’impliquent de façon croissante dans les cercles de pouvoir jusqu’à placer le processus de démobilisation même à la tête de l’agenda national. C’est la recherche d’une acceptation dans l’élite nationale devant passer par une légalisation de leur pouvoir social qui conduit les paramilitaires à s’engager dans un processus de démobilisation en collaboration avec le gouvernement. Les paramilitaires recherchent, en se pliant à un processus de démobilisation juridique, à atteindre les standards et les normes en vigueur dans les élites colombiennes.

Toutefois, les paramilitaires ne se plient pas aveuglement à la justice. En effet, la situation stratégique avantageuse des paramilitaires est utilisée par ces derniers afin d’influencer l’agenda politique national et de mener le Congrès colombien à poser les bases juridiques d’un processus à leur avantage. Cette transposition de la force vers le droit représente l’étape initiale d’un processus complexe visant la légalisation et légitimation des paramilitaires. Nous y voyons la fonction normative du droit qui représentera dans ce cas une étape nécessaire à la légitimation horizontale d’une élite émergente. Elle illustre également comment, par des imperfections dans les institutions étatiques, un groupe armé peut en venir à influencer les acteurs politiques officiels.

Paramilitarisme, politique et processus de paix

Les intérêts qui unissent certains politiciens, paramilitaires et élites économiques régionales prennent racine dans la lutte contre les guérillas. Toutefois, dans les années 1990, cette convergence se précise dans la formation d’un agenda politique partagé. Ce sont des intérêts communs qui permettent cette alliance. D’une part, l’agenda politique des auc vise à instaurer un climat propice à des négociations de paix avantageuses. À cette fin, des appuis parmi les structures de pouvoir régionales et les politiciens de tout niveau sont nécessaires. D’autre part, les efforts de démocratisation venus du pouvoir central affectent les élites régionales[18]. Le contrôle et la coercition paramilitaires permettent alors aux élites régionales de former des enclaves autoritaires afin de consolider leur pouvoir régional[19].

Dans le domaine électoral, cette alliance a donné lieu à la formation d’une multitude de nouveaux partis régionaux. C’est durant les élections parlementaires de 2002 et régionales de 2003 que se fit sentir de façon importante ce changement historique dans le poids entre partis traditionnels et nouveaux partis. En 2003, les libéraux et les conservateurs ont fait élire 232 et 160 maires respectivement. Pour leur part, les nouveaux partis ont fait élire 251 maires et près de 4 000 conseillers[20]. Bien que les partis traditionnels n’aient pas été exempts de collaborations avec les paramilitaires, la venue de nouveaux partis est symptomatique d’un contrôle local accru, un contrôle qui allait permettre l’insertion de sympathisants à des postes de pouvoir dans les régions contrôlées[21].

Les auc influencèrent également les échelons politiques supérieurs. D’abord, ils reconfigurèrent le portrait politique d’une douzaine de départements et en transformèrent plusieurs autres. En 2002 se produit un changement historique lorsque les partis conservateur et libéral perdent la majorité au Congrès au profit de candidats issus des nouveaux partis. L’Observatoire du conflit armé de la Corporación Nuevo Arco Iris a analysé les correspondances entre les résultats des élections parlementaires de 2002 et de 2006 et les zones contrôlées par les paramilitaires. Cette recherche faisait clairement ressortir une corrélation entre l’élection de candidats issus des nouveaux partis et les zones ou municipalités sous contrôle paramilitaire[22]. Ces résultats correspondaient d’ailleurs aux dires des chefs paramilitaires Vicente Castaño Gil et Salvatore Mancuso qui déclaraient contrôler 35 % des sièges au Congrès colombien[23]. Quinze parlementaires, dont le cousin du président et un autre toujours en fuite, ont été interpellés par la Cour Suprême jusqu’à présent[24]. Il semblerait que « non moins de 60 parlementaires en exercice pourraient être accusés, de même qu’une bonne quantité de gouverneurs, de maires et de conseillers[25] ».

L’étroite collaboration entre politiciens et paramilitaires, qui se traduit par des actions simultanées dans plusieurs régions du pays, débouche sur la formation d’un cadre juridique encadrant la démobilisation des paramilitaires. Critiqué sur la place internationale, le cadre juridique mène le plus souvent à l’amnistie pure et simple. Quelques chefs doivent purger des peines alternatives réduites dans leurs villas. La légitimité de cette démarche juridique est finalement validée par la Cour constitutionnelle suite à un long procès. La sentence découle d’une interprétation pragmatique du régime juridique de la justice transitoire et se fait dans un dialogue avec les débats philosophico-juridiques en cours au niveau international. C’est par l’analyse de ce cadre juridique qu’il nous est maintenant possible d’identifier un autre pont, celui-ci inhérent au droit, liant la formulation juridique au rapport stratégique. Nous analyserons les fondements de la légitimité invoquée par la Cour constitutionnelle colombienne lors de sa vérification de la constitutionnalité du cadre juridique entourant la démobilisation des paramilitaires[26]. Nous débuterons par une description des lacunes du cadre juridique permettant aux paramilitaires de légaliser leur nouveau statut dans l’élite nationale.

II – La formulation et validation du cadre juridique entourant la démobilisation des paramilitaires

Le 23 décembre 2002, le président Alvaro Uribe a approuvé la loi 782[27] lui permettant de négocier un accord de paix avec les groupes paramilitaires des auc. Notons que c’est par cette disposition spéciale que le gouvernement est en mesure d’entreprendre ces démarches puisque la fédération de milices d’extrême droite ne bénéficie pas d’un statut politique. Le 15 juillet 2003, le gouvernement et les auc s’entendent et signent l’accord de Santafe de Ralito, qui inclut un cessez-le-feu unilatéral, prévoit la démobilisation progressive de ses 10 000 à 20 000 combattants[28] et la disparition complète de l’organisation en tant que groupe armé pour la fin de 2005.

En parallèle à ce processus de négociation, le gouvernement procède, par l’intermédiaire du congrès, à la promulgation d’une loi régulant la démobilisation des groupes paramilitaires[29]. Approuvée le 27 juillet 2005, la loi Justice et paix (ley 975 de 2005[30]) fournit un cadre juridique au processus. Divers aspects de ce cadre juridique attirent l’attention des instances internationales de protection des droits humains, en particulier les clauses entourant l’Alternative pénale qui contient des dispositions rendant possible des réductions de peine pour les membres des groupes armés.

L’efficience des mécanismes prévus dans le processus de paix pour maintenir la justice, assurer les droits des victimes et mettre en place des garanties futures est questionnée par le haut-commissariat pour les droits humains de l’onu, la Commission interaméricaine des droits humains et plusieurs autres organisations locales et internationales dont Amnistie internationale et Human Right Watch[31]. La validité du cadre juridique et la bonne foi du gouvernement ont été critiquées au niveau international principalement quant à l’interprétation que la loi est incompatible avec les standards internationaux en matière de vérité, de justice et de réparations et qu’elle ne permet pas de démanteler une organisation criminelle. Dans ces conditions, seule l’oea peut être considérée comme participant au processus par la Mission d’appui au processus de paix en Colombie (oea/mapp[32]) votée par le Conseil permanent le 6 février 2004[33]. En 2007, plus de 30 000 prétendus paramilitaires se sont ainsi démobilisés par l’intermédiaire de ce mécanisme juridique.

La première défaillance du cadre juridique entourant le processus de paix avec les paramilitaires se trouve à la base même de celui entourant la démobilisation des combattants. Le fonctionnement de la loi de Justice et paix (2005), combinée aux décrets 128 et 3360 (2003) forme en effet un mécanisme d’amnistie qui ne prévoit aucune enquête effective. Les paramilitaires démobilisés n’ont pas à révéler d’informations sur les crimes commis, sur les réseaux mafieux ou sur les modes de financement des auc. À l’inverse, la démobilisation et la réinsertion de ces individus dans la société civile permet de blanchir des fortunes illégales et des grandes propriétés acquises par les déplacements des populations, par l’extorsion et par le narcotrafic. Par ailleurs, plusieurs criminels de droit commun et des narcotrafiquants n’ayant que très peu à voir avec les paramilitaires se démobilisent afin de bénéficier de cette amnistie et d’une légalisation de leurs acquis. Il n’y a donc pas de mécanisme efficace pour identifier les criminels de guerre, imposer des sanctions et par conséquent des réparations pour les victimes.

Une deuxième défaillance dans cette démarche de démobilisation des paramilitaires peut être identifiée dans le fait que le processus de paix actuel ne tient compte que des bandes armées, qui constituent la face visible des auc. De façon moins évidente, les paramilitaires ont infiltré plusieurs secteurs-clés du pays. Usant de leur pouvoir d’intimidation, ils ont incorporé les bandes criminelles des villes, prenant ainsi le contrôle d’activités telle que les vols, les sicarios[34], les enlèvements ainsi que la vente et le trafic de drogue. Par le blanchiment d’argent, ils établissent leur contrôle sur les moyens de transport, l’agro-industrie ainsi que sur certains services publics. Dans d’autres secteurs, les paramilitaires bénéficient de la collaboration avec certains groupes dont les intérêts économiques sont liés aux entreprises nationales et internationales, et qui oeuvrent notamment dans l’extraction du pétrole, des émeraudes, de l’argent, du cuivre et de l’or[35]. Le secteur politique est également sous leur influence par le biais du financement des politiciens et du contrôle ou du trucage des élections au niveau local[36]. En plus du blanchiment au niveau judiciaire, la démobilisation représente dans ces conditions pour les membres des auc la possibilité de continuer leurs activités illégales sous le couvert de la légalité.

La troisième défaillance du processus de démobilisation réside dans son incapacité à démonter les structures globales de l’organisation paramilitaire. Des indices de décomposition de la cohésion interne au sein des auc apparaissent depuis quelques années. En effet, face à l’importance du narcotrafic, l’objectif politique (la lutte contre les insurrections) devient une priorité secondaire. Les intérêts économiques particuliers des différents fronts de combat des auc sont à ce sujet de plus en plus prépondérants. L’incorporation de la totalité des groupes paramilitaires est donc peu probable puisque plusieurs fronts refusent de se conformer à la ligne des auc, notamment en ne respectant pas le cessez-le-feu ou en refusant même d’entrevoir une éventuelle démobilisation, et ce, malgré le fait que dans la majorité des cas, les groupes paramilitaires demeurent structurés et armés au niveau régional en dépit de la désarticulation nationale des auc suite à la démobilisation officielle.

Le gouvernement d’Alvaro Uribe défend une approche de réconciliation par la loi de Justice et paix. Les réductions de peine et autres compromis avec les paramilitaires représentent, selon le gouvernement et le congrès, une condition nécessaire à l’atteinte de la paix. Alfredo Rangel, l’un des intellectuels les plus influents de la Colombie qui se soit impliqué activement dans les débats politiques sur la légitimité de la démobilisation paramilitaire, présente une appréciation pragmatique du cadre juridique :

La loi de Justice et paix est peut-être la meilleure loi possible, compte tenu des circonstances complexes de notre conflit armé interne. […] Mais, premièrement, il n’y aura pas de justice entière, nous ne connaîtrons pas toute la vérité et il n’y aura pas de réparation totale envers les victimes puisque les paramilitaires ne furent pas déroutés. Deuxièmement, les paramilitaires ne disparaîtront pas. Tant que la guérilla continuera à attaquer la population et que l’État n’assurera pas la sécurité, il y aura des groupes paramilitaires. En somme, la loi est une grande avancée en relation au passé[37].

C’est toutefois à la Cour constitutionnelle[38] qu’il revient d’en valider le statut légal. En effet, le contexte belliqueux entraîne cette dernière à se prononcer sur la constitutionnalité des lois permettant à l’État de restreindre certains droits et même de réduire la portée de certaines normes fondamentales de la Constitution. Nous nous pencherons donc sur le mode de validation de ce cadre juridique par la Cour constitutionnelle colombienne par un résumé[39] d’une analyse du pourvoi C-370 de 2006 sur la constitutionnalité de la loi Justice et paix (loi 975 de 2005[40]). Le compromis entre la justice et l’effectivité du processus de transition proposé par le Congrès y est évalué par la Cour constitutionnelle[41]. Ce pourvoi est révélateur de l’influence de l’orientation philosophico-juridique des juges sur le traitement de cette question.

Le mode de validation du cadre juridique par la Cour constitutionnelle colombienne

Le courant du réalisme politique, lorsqu’il se transfère dans l’analyse juridique, permet au rapport de force de se transposer dans le processus de création du droit. Poser ce regard nous permettra de mieux saisir les bases de la divergence dans l’interprétation du droit international entre partisans et opposants (colombiens ou internationaux) de ce processus politico-juridique. Les sociétés en processus de transition visant à mettre fin à un conflit armé se doivent de rechercher une manière viable et efficace de le faire dans le respect des principes fondamentaux de la société. Pour résoudre les problèmes pratiques qui se présentent lors de tels processus et pour identifier des principes à suivre, les dispositifs de ladite justice de transition ont été considérés par la Cour constitutionnelle.

La justice transitoire est un aspect très important de la consolidation de la paix. Elle espère clarifier l’identité des victimes, les actes dont ils ont souffert et la façon d’aborder ces souffrances. La justice transitoire examine aussi comment les contrevenants sont identifiés, poursuivis en justice et rendus responsable de leurs actions. Les expériences d’autres pays en transition démontrent que la justice transitoire peut, ou bien créer les fondements pour une paix durable, ou bien provoquer un renouvellement du conflit[42].

Ce régime de droit vise à développer et à appliquer des stratégies pour gérer les situations complexes entourant des violations importantes des droits humains résultant d’un conflit, dans le but de créer les conditions pour l’établissement d’une société pacifique, juste et démocratique[43]. L’opposition entre la norme de justice et le pragmatisme, plaidant la nécessité de collaborer avec les groupes armés afin d’atteindre la paix, est au centre des débats au sein de la justice de transition[44].

La Constitution colombienne incorpore une forte interrelation avec le droit international et pour cette raison, la Cour constitutionnelle s’est souvent distinguée par ses interprétations progressistes du droit en plaçant notamment l’approche philosophico-juridique d’interdépendance et d’indivisibilité des droits humains au centre de son raisonnement. Par contre, l’analyse du cadre juridique de la démobilisation des paramilitaires est fondée sur une autre vision. En effet, cette analyse est caractérisée par une conception de l’ordonnancement hiérarchique des normes constitutionnelles. S’inscrivant dans un raisonnement inspiré du régime de droit international de la justice de transition, la Cour y considère la norme de paix comme prépondérante et valide les limites à la matérialisation de la norme de justice afin de ne pas compromettre l’effectivité de la transition à la paix. Ce qui se matérialise par un avantage évident envers les paramilitaires dans le jus puniendi qui leur est applicable.

La Cour se prononce le 18 mai 2006 sur la constitutionnalité de la loi de Justice et paix que le gouvernement d’Alvaro Uribe avait fait accepter au congrès en 2005[45]. Elle y établit article par article si ladite loi se situe à l’intérieur des paramètres minimaux à respecter dans les restrictions de la norme de Justice. Ce faisant, elle identifie la plupart des articles sujets à caution et propose l’amendement de plusieurs autres afin de mettre la loi en accord avec les standards constitutionnels et internationaux en matière de vérité, de justice et de réparation[46]. Un tel constat représente l’opinion de la majorité. Toutefois, trois magistrats se montrent dissidents et jugent que la loi Justice et paix devrait être déclarée inconstitutionnelle dans son ensemble. Deux magistrats invoquent des motifs de forme et un, des motifs de fond en s’appuyant sur le droit international.

Voici en résumé les principaux points de la sentence de la Cour, rendue avec la majorité. D’abord, dans le préambule de la constitution colombienne figurent plusieurs normes qui en constituent la base. Dans le cas de la loi 975 de 2005, le législateur tente d’atteindre la paix par le biais de réformes de la procédure pénale qui affectent la portée de la norme de justice. La sentence est donc structurée autour d’une évaluation de l’importance respective de la paix et de la justice. La majorité postule qu’il est impossible que se matérialisent pleinement et simultanément (dans le contexte) les droits découlant des deux normes en tension. Elle approuve ainsi la restriction de la norme de justice en la posant comme nécessaire à la démobilisation de groupes armés et donc à l’établissement de la paix[47], cette dernière norme étant posée comme transcendante. C’est sur la base de ce raisonnement priorisant l’ordre et la sécurité que la majorité en conclut à la constitutionnalité des peines alternatives et considère cet aspect de la loi Justice et paix comme un « développement de la Constitution de 1991[48] ».

Ce raisonnement s’appuie sur une conception hiérarchique de l’ordonnancement des normes constitutionnelles favorisant la paix. Dans ce cadre, les peines alternatives représentent pour la majorité un compromis constitutionnel. Par l’effectivité du processus de transition, elles permettent de punir, même minimalement, les démobilisés responsables de crimes, ce qui ne serait pas possible hors d’un contexte de démobilisation volontaire des groupes illégaux. Cet instrument juridique répond donc à la condition minimale posée par la constitution qui se résume, selon la majorité, à ne pas laisser dans l’impunité les crimes des paramilitaires présentés en première section. Les peinesalternatives sont donc une réduction de la sanction qui demeurent toutefois au sein des limites de la constitutionnalité, car elles représentent une concession rendant la transition vers la paix viable. En somme, selon la majorité, c’est la viabilité de la matérialisation de la paix, la norme transcendante, qui rend légitime cette restriction de la portée de la norme de justice dans un cadre de la justice de transition[49].

Dans le pourvoi, le juge Beltran Sierra base sa dissidence sur une conceptualisation de la paix intrinsèquement dépendante de la justice. Les conditions de paix comme l’établissement de règles juridiques garantissant les droits humains y sont à la source de l’harmonie sociale[50]. Cette notion de paix[51] se base sur une vision unitaire des normes constitutionnelles :

De tels droits forment une unité qui ne peut être scindée, ils ne peuvent être séparés au gré de l’interprète, du fait qu’ils se trouvent intrinsèquement reliés. Ils forment un seul être. D’une telle manière que si l’un est affecté, l’unité est rompue ; si l’un est sacrifié, à tous s’étend le sacrifice ; si l’un d’eux n’est pas opérant, c’est l’effectivité de tous qui est affectée[52].

La norme de justice ne peut donc être, selon Beltran Sierra, interprétée séparément de la norme constitutionnelle de paix. En effet, ce dernier priorise plutôt l’interdépendance entre ces normes afin d’atteindre l’objectif du respect de la dignité humaine par le biais de l’harmonie sociale. En ce sens, la paix ne représente pas une norme transcendante ni un but absolu. C’est donc jusqu’au niveau de l’objectif fondamental de la Constitution et de l’État que se situe sa dissidence.

Dans cette optique, la restriction de la norme de justice approuvée par la sentence C-370 du 18 mai 2006 ne permet que de rehausser les standards de certains articles de la loi 975 de 2005 vis-à-vis du droit des victimes à la vérité et de plusieurs autres affectant le droit à la réparation[53]. Cette sentence, en acceptant le principe des peines alternatives, sacrifie la proportionnalité des peines et du délit. Du fait de l’interdépendance des normes et des droits, toujours selon le dissident Beltran Sierra, les droits de vérité, de réparation et de paix sont également affectés par cette restriction. En somme, ce dernier se refuse à concevoir une possible hiérarchisation des normes fondamentales de la constitution. Cette vision l’incite à ne pas adhérer au compromis entre droits des victimes et effectivité de la transition à la paix partagée parmi la majorité.

Le débat quant à la légalité et à la légitimité du cadre politico-juridique entourant le processus de paix ne peut être compris en dehors de l’interrelation entre, d’une part, des conceptions divergentes de l’ordonnancement normatif de la constitution exprimées selon les termes de débats philosophico-juridique du droit international et, d’autre part, des rapports de pouvoir qui structurent l’agenda politique de la Colombie. Le pourvoi de la Cour est représentatif du débat international sur l’opérationnalisation juridique de la justice de transition opposant interdépendance des droits et réalisme politique. L’orientation pragmatique de la Cour constitutionnelle se transpose donc dans le cas colombien par la pénétration du rapport de force dans la validation du droit par une vision transcendante de la nécessité d’une matérialisation de la norme de paix. Et ce, bien que cette option entraîne de valider un statu quo structuré par l’usage de la force paramilitaire.

Ainsi, les positions de la majorité et du dissident Beltran Sierra sont donc basées sur l’acceptation ou non de la vision philosophico-juridique de l’indivisibilité du droit[54]. Elles se répercutent dans une conceptualisation différente de l’ordonnancement des normes fondatrices en tension en cette matière, la majorité plaçant la paix comme valeur transcendant la justice, et le dissident posant la justice et la paix comme deux normes interdépendantes dans leur matérialisation ; matérialisation qui, à n’en point douter, demeure très différente selon qu’elle est fondée sur une vision interdépendante ou hiérarchique des normes qui sont à sa base.

En somme, l’imbrication du droit national et international dans la formulation et la validation du cadre juridique entourant le processus de paix en Colombie ne peut être réduit à une influence unidirectionnelle. Si l’on voit que la formulation du cadre juridique du processus de paix a été influencée par le rapport de force, il est également important de constater que les débats philosophico-juridiques ont clairement structuré les fondements de la légitimité pour les acteurs impliqués. Les paramilitaires ont finalement réussi à légaliser leur statut proéminent de facto. Le rapport de force posé par les paramilitaires aura permis d’introduire dans le droit le nouveau statut les situant comme partie intégrante de l’élite nationale. Les fortunes accumulées par le biais de la guerre et du narcotrafic sont légalisées et les crimes commis amnistiés. Les imperfections des institutions ne peuvent expliquer, à elles seules, ces gains. En effet, sans l’incorporation des normes relevant du réalisme politique, et donc d’une bonne dose de pragmatisme, ces résultats demeureraient, dans la formulation et l’analyse juridique, sans assises au niveau de leur légitimité.

Conclusion

Les développements du droit international appliqué aux conflits, le contexte stratégique et le pouvoir social sont des éléments clés afin de comprendre le développement du contrôle paramilitaire ainsi que l’émergence d’une nouvelle élite en Colombie durant les dernières années. Ces trois phénomènes s’articulent dans le but de poser les fondements de la paix en construction dans ce pays. La formulation puis la validation d’un cadre juridique entourant la démobilisation des paramilitaires est une étape cruciale de ce processus puisqu’elle représente la légalisation du nouveau statu quo. La paix qui se construit par le processus de démobilisation des paramilitaires se doit d’être analysée en fonction de cette validation d’un nouvel état de fait dans la balance du pouvoir, à la suite de la conversion économique des campagnes du pays au prix du sang.

Il n’en demeure pas moins que la nature de la paix en construction par ce processus en est une au sens négatif du terme. En effet, l’établissement de la vérité, la réparation des victimes et l’élimination des problèmes socio-économiques n’ont pas été pas incorporés à l’agenda de façon sérieuse. Le processus de paix représente plutôt la cristallisation juridique post facto d’une reconfiguration des relations sociales. Reconfiguration exécutée par la violence d’un acteur paraétatique.

Il appert qu’une analyse pluridisciplinaire est nécessaire afin de saisir adéquatement la complexité de ce processus de paix et de ses ramifications globales. La montée en puissance du paramilitarisme a laissé dans son sillage plus de trois millions de déplacés et jusqu’à 25 000 morts par année[55]. Pourtant, le processus de démobilisation ne représente pas une occasion de trouver la vérité, la justice et la réparation pour les victimes mais plutôt une légitimation post facto de la violence paramilitaire colombienne.

À la suite de cette analyse, il apparaît que la dynamique complexe d’un conflit est interreliée, d’une part, avec les normes internationales qui fondent la légitimité de l’action, et d’autre part, avec les institutions et protagonistes endogènes des États. Tout comme en Colombie, le pragmatisme et le réalisme politique demeurent dans la plupart des cas le cadre normatif prépondérant dans l’évaluation des actions à entreprendre et dans la validation de leur légitimité, voir de leur légalité. Si la prise en compte du rapport de force n’est pas en soi inappropriée, ce sont plutôt les conséquences du pragmatisme dans la matérialisation de la justice qui sont particulièrement dangereuses. Comme nous l’avons constaté, la recherche de l’établissement de la paix d’un point de vue pragmatique en Colombie entraîne la cristallisation juridique d’une reconfiguration des relations de pouvoir au niveau national et la reconnaissance du nouveau statut d’élite des chefs paramilitaires. Les implications et les conséquences de la recherche de la paix à tout prix se doivent donc d’être examinées. Pour cela, il est impératif de revoir les divisions disciplinaires qui occultent trop souvent ces questions essentielles.