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L’analyse des relations constitutives de la gouvernance néolibérale exige non seulement le décloisonnement des relations internationales (ri) et du droit international (di), comme le suggèrent plusieurs contributions à ce numéro spécial, mais également la problématisation de leurs principales catégories d’analyse du pouvoir et du politique. En effet, celles-ci reposent sur un ensemble de présupposés épistémologiques, ontologiques et normatifs qui participent à la mystification des processus que l’on appréhende, de façon plus ou moins critique, comme la mondialisation. Comme le soutient A. Claire Cutler, les postulats westphaliens des champs d’étude du di et des institutions internationales, et tout particulièrement la distinction entre public/privé, sont à l’origine d’un profond décalage entre théorie et pratique qui prend aujourd’hui la forme d’une crise de légitimité[1]. La conception stato-centrique et positiviste du di, sous-tendue par une définition strictement « publique » de l’autorité, est effectivement incapable de saisir la profonde reconfiguration des relations de pouvoir liée à l’essor de dynamiques informelles, transnationales et privées fondamentales, ne serait-ce qu’en ce qui concerne des acteurs privés aussi significatifs que les firmes multinationales[2]. L’abstraction de la sphère privée des relations de pouvoir et du politique a des implications tant analytiques que politiques. L’« invisibilité » des firmes qui en découle, qu’elles soient sujets du di aussi bien qu’agents de changements politiques et juridiques, tend non seulement à accroître leur influence, ainsi que Cutler le souligne, mais aussi à restreindre leur imputabilité et les recours politiques et juridiques que l’on peut mener contre elles[3].

La réflexion sur l’ordre international et ses formes de gouvernance hégémonique souffre plus que d’un simple réductionnisme ontologique. Elle participe à la réification des relations de pouvoir qui en constituent les principales dynamiques. Celles-ci ne peuvent être appréhendées par des notions du politique et de l’économique qui s’excluent mutuellement ou se limitent à leurs expressions formelles et « publiques ». Car de telles notions ne sont pas à même d’en saisir certains des principaux processus de transformation. Nous en ferons la démonstration en considérant les relations « privées » et « informelles » de reproduction sociale qui sont constitutives de la gouvernance néolibérale. L’argumentation est subdivisée en quatre sections. Nous considérons d’abord les implications analytiques de la compartimentation du social en sphères distinctes, notamment entre sphères interne/externe, économique/politique et publique/privée, en suggérant qu’elle confine l’analyse à des conceptions du pouvoir et du politique insatisfaisantes à plusieurs égards, et notamment en ce qui a trait à la place du di en ri. Nous abordons ensuite la notion de genre et explicitons, en considérant tout particulièrement les constructions genrées[4] des distinctions entre production et reproduction sociale, en quoi celle-ci est une catégorie d’analyse sociohistorique pertinente de ces relations de pouvoir. Nous approfondissons ces considérations en insistant, dans un troisième temps, sur la densité de ces relations de pouvoir et, en conséquence, sur l’importance de reconnaître que les relations de genre ne se construisent pas en abstraction de l’ensemble des autres dynamiques de pouvoir en jeu dans un contexte particulier. Enfin, nous procédons, sur ces bases analytiques, à l’examen de certaines des relations genrées et racialisées qui sont constitutives de la gouvernance néolibérale.

I – Problématiser les relations constitutives de la politique globale

Le foisonnement des alternatives aux approches du paradigme hégémonique[5] au sein du champ des ri depuis les vingt dernières années a contribué à remettre sérieusement en question ses principaux postulats. L’examen critique des pratiques conceptuelles qui participent à la réification des dynamiques de la gouvernance néolibérale nécessite d’emblée la problématisation d’un certain nombre d’entre eux. La séparation entre sphère interne et externe est certes l’un des principaux postulats du champ des ri[6]. Cette distinction est non seulement le corollaire du stato-centrisme de la discipline mais témoigne encore d’une volonté d’instituer celle-ci en domaine d’étude à part entière. Si, par exemple, Hans Morgenthau insiste sur l’autonomie de la sphère politique, Kenneth Waltz, le père du néoréalisme, délimite quant à lui clairement sphères domestique et internationale en situant son analyse au niveau des spécificités de cette dernière[7]. Et ce, en faisant abstraction, au nom d’un principe de parcimonie qui serait la condition élémentaire de toute approche scientifique, de ce qui n’en ferait tout simplement pas partie[8]. Ce qui importe, pour Waltz, est de saisir les particularités d’un système international qui se distingue du système politique hiérarchique de l’État souverain, fondé sur le monopole de la violence légitime, par sa structure anarchique. Les États sont ainsi appréhendés comme des unités semblables seulement différenciées par leur positionnement dans la distribution de la puissance au sein du système. Pour plusieurs, comme Cynthia Enloe à qui on doit certains ouvrages féministes importants en ri[9], de tels modèles explicatifs sous-estiment considérablement la variété et la complexité des dynamiques de pouvoir qui sont constitutives de la politique globale[10]. Ce constat n’est pas seulement partagé par les plus critiques. Les réalistes néoclassiques, par exemple, estiment nécessaire de considérer plus amplement la manière spécifique dont les unités du système réagissent à ses pressions[11]. Les libéraux insistent, en revanche, sur l’importance du droit international et des formes de gouvernance qui s’instituent sur cette base, même en contexte anarchique. Leur pluralisme ontologique les conduit également à outrepasser les frontières interne/externe à divers égards, selon les tangentes. La réflexion critique sur la gouvernance néolibérale exige cependant plus qu’un tel pluralisme.

Comme le soulignait Steve Smith dans son allocution présidentielle à la convention annuelle de l’International Studies Association (isa) en 2003, de tels postulats sont à l’origine d’une conception considérablement tronquée de la violence au sein du champ des ri[12]. Les formes de violence considérées comme des objets d’étude légitimes sont celles que l’on associe aux sphères politique, externe et publique par opposition à ce que l’on considère comme appartenant aux domaines économique, interne et privé. En privilégiant ainsi les conflits et agressions militaires ayant pour auteur ou objet les États souverains, on marginalise l’essentiel des formes de violence qui sont non seulement reproduites par la mondialisation néolibérale, mais qui en permettent également la reproduction. En faisant, par exemple, de l’ouverture des frontières et du marché les solutions à une panoplie de problèmes – le sous-développement, la pauvreté ou la gestion de l’eau, notamment – les politiques de restructuration néolibérale accentuent la portée des impératifs du marché sur la vie de tous et l’insécurité du nombre croissant de ceux qui ne sont pas privilégiés par celles-ci. La « sphère privée » où se gèrent tant bien que mal les exigences quotidiennes de la survie de millions de résidents des bidonvilles urbains, et dont on a peine à imaginer l’ampleur ou à anticiper la croissance exponentielle au cours des prochaines décennies[13], est constituée de dynamiques locales, intimes et globales qui sont à la fois économiques, juridiques et politiques. La croissance des bidonvilles et de l’économie informelle au Sud est la conséquence de politiques, incluant « dévaluation, privatisation, suppression des subsides alimentaires et du contrôle des importations, austérité dans la santé et l’éducation et démantèlement implacable du secteur public », qui ne sont certes pas que locales ou nationales[14]. Celles-ci sont mises de l’avant et sanctionnées par des institutions internationales comme le Fonds monétaire international (fmi), la Banque mondiale (bm) ou l’Organisation mondiale du commerce (omc) qui ont joué des rôles clé dans la mise en place des conditions juridiques, économiques et politiques de la mondialisation des marchés. La réflexion doit cependant aller au-delà de l’hypothèse que ces politiques aient un tel impact, bien qu’il soit crucial de la réitérer, pour considérer comment elles procèdent d’idées spécifiques concernant le politique et l’économique, le public et le privé, qu’il est possible de problématiser.

Plusieurs critiques de l’économie politique libérale ont en commun de souligner le caractère formel de la séparation entre des entités qui sont appréhendées comme des sphères du social indépendantes, voire autonomes. Ils mettent clairement en exergue les dimensions politiques et juridiques des processus hautement contestés qui sont à l’origine de l’émergence du capitalisme et des transformations associées à la mondialisation. Au sein des ri, la sociologie historique critique a très bien démontré comment la transition du féodalisme au capitalisme a été un processus de transformation des relations sociales de propriété qui est à l’origine d’une privatisation du pouvoir d’appropriation[15]. Karl Polanyi, tout comme E.P. Thompson, soulignent clairement l’imbrication du politique et de l’économique dans l’organisation du pouvoir au sein des sociétés précapitalistes et mettent en lumière qu’il n’est donc pas possible de les appréhender en faisant abstraction des relations sociales dans leur ensemble (notamment des normes et coutumes[16]). L’analyse de l’origine d’une séparation formelle entre sphères économique et politique ne repose pas sur un examen de dynamiques strictement économiques, mais sur celui d’un processus historique de profonde réorganisation du pouvoir et du politique, notamment des dynamiques géopolitiques et des processus de reproduction sociale. Celle-ci a pour objet la constitution politique et juridique d’une sphère économique formellement autonome et indépendante. La privatisation, par exemple, des terres communales anglaises et leur délimitation par des clôtures aux 16e et 17e siècles – que l’on nomme en l’occurrence enclosures – s’est fondée sur un processus de dépossession de la paysannerie qui n’a été possible que du fait qu’il était cautionné par les instances politiques et juridiques[17]. De tels procédés de dépossession et de marchandisation sont toujours en vigueur aujourd’hui et constituent, pour plusieurs critiques, les fondements de la mondialisation capitaliste[18]. Il importe de ne pas réifier ces sphères en présentant les dynamiques qui leur semblent propres comme des objets indépendants non seulement l’un de l’autre mais, en l’occurrence, des pratiques sociales et des contextes spécifiques qui les constituent. Si elles sont constituées en sphères formellement autonomes, les conditions d’existence de leur autonomie reposent cependant sur leur imbrication. Le marché n’existerait pas tel qu’on le connaît aujourd’hui sans les institutions, règles et formes de régulation juridiques économiques et politiques – nationales et internationales – qui lui permettent de s’instituer en sphère indépendante.

Les processus de (re)production de ces sphères doivent ainsi être considérés comme historiquement spécifiques. Morton J. Horwitz suggère que « la distinction entre les sphères publique et privée a émergé d’un double mouvement dans la pensée politique et juridique moderne[19] » – celui de l’émergence d’États-nations et des notions de souveraineté modernes délimitant une sphère publique, d’une part ; et celui d’un contre mouvement visant à circonscrire les pouvoirs des autorités publiques par l’entremise de la délimitation d’espaces et des relations sociales (la propriété privée, la conscience religieuse) au-delà de leur portée, d’autre part. La séparation entre sphère privée et publique est le fruit d’une évolution graduelle, commencée au 17e siècle et qui se consolide au cours du 19e siècle, dans laquelle les doctrines et théories juridiques anglaises et américaines étaient notamment parties prenantes[20]. C’est au 19e siècle que se conceptualise clairement une démarcation entre droit public (criminel, constitutionnel et administratif) et droit régissant les transactions privées[21]. Selon Horwitz, ce qui était en jeu à l’époque était la constitution du droit comme science juridique non seulement distincte de la politique, mais également neutre face aux luttes et revendications démocratiques du 19e dont on voulait se distancier[22]. En d’autres mots, alors que l’économie politique classique pérennise le marché en institution neutre d’allocation des ressources, les théories et doctrines juridiques qui se développent en même temps établissent la neutralité du droit privé encadrant ces relations[23]. Le fait de prendre cette séparation pour acquise ne réifie pas seulement les relations de pouvoir en jeu dans son émergence historique, mais mystifie les transformations des relations internationales contemporaines[24]. La réification de la division public/privé a de profondes ramifications que les féministes ont grandement contribué à mettre en lumière. Celles-ci ont notamment fort bien analysé, comme nous le préciserons dans la section suivante, les dynamiques politiques et épistémologiques de la construction au sein des sociétés libérales modernes de la famille et du foyer comme appartenant à un espace privé marginal et subordonné au domaine public des sphères politique et économique.

Il importe donc de problématiser la compartimentation du social en sphères indépendantes qui s’est généralisée aux sciences sociales modernes avec l’essor du positivisme, puisque celle-ci à des implications épistémologiques et politiques importantes[25]. La délimitation du champ ou de domaine d’étude a, en effet, des conséquences sur l’identification des problématiques et questions de recherche que l’on juge légitimes et pertinentes. La marginalisation systématique de certaines d’entre-elles, dont celles qui sont évoquées ici, n’est ni naturelle, ni accidentelle. Elle s’inscrit dans les relations de pouvoir dont la réflexion théorique n’est pas abstraite. Mais pour les appréhender ainsi, l’analyse doit pouvoir rendre compte de leurs dimensions idéologiques, discursives et culturelles. C’est généralement à ce niveau que l’on a situé la question de l’analyse des relations de genre. Pour plusieurs, cependant, c’est justement à cause de cela qu’elles peuvent être marginalisées. En effet, de telles analyses des relations de pouvoir demeurent marginales au sein d’un champ où l’on met l’accent sur l’étude de la distribution des capacités matérielles de la puissance au sein du système international. D’emblée, ce sont donc les façons dont on appréhende le pouvoir qui doivent être problématisées. En procédant de la sorte, l’analyse des relations constitutives de la gouvernance néolibérale contribue tout particulièrement à la réflexion critique sur ce que le constructiviste Alexander Wendt identifiait, à la fin des années 1980, comme le « problème agent/structure » en ri[26] ; ce problème ayant trait à l’impensé de la relation entre agent et structure et à la prégnance d’une conception réductionniste et déterministe de cette dernière.

II – Le genre comme catégorie d’analyse sociohistorique des relations de pouvoir

La division public/privé renvoyant à la construction dualiste et hiérarchique du genre masculin et de son revers, le genre féminin ne va pas de soi. Cette division relève d’une construction sociale de la réalité qui s’inscrit dans des relations de pouvoir bien concrètes. Pour les chercheur(e)s féministes en économie politique, celle-ci sous-tend la séparation des activités liées à la production de celles liées à la reproduction sociale. Cet accent sur la production et son équation avec l’économie de manière plus générale sont responsables de ce qui est, en définitive, beaucoup plus qu’un simple réductionnisme ontologique. Si à l’origine la notion d’économie (oiko-nomos en grec) désigne la gestion du foyer ou de la maison (oïkos[27]), elle revêt une signification spécifique au sein du capitalisme qui n’est pas étrangère à la marginalisation et à la dévalorisation du travail assurant la reproduction sociale. On définit la reproduction sociale comme l’ensemble des activités qui permettent la reproduction des communautés et de la force de travail sur une base quotidienne et générationnelle, et ce tant au niveau biologique que social[28]. Les activités productives dans un contexte capitaliste sont cependant définies comme celles qui génèrent des profits, se marchandisent ou du moins sont rémunérées. Ainsi, les activités non rémunérées qui assurent le maintien de la majorité des foyers sur la planète, comme le travail domestique, le bénévolat ou l’agriculture de subsistance, ne sont tout simplement pas comptabilisées comme activités productives[29]. Le programme des Nations Unies pour le développement (pnud) a estimé que si l’on rémunérait l’ensemble de ces activités, elles génèreraient 70 % de la production mondiale et que les femmes assumaient toujours, en 1995, 69 % de ces tâches[30]. D’un point de vue féministe, cela n’est pas fortuit. Si le capitalisme est une forme spécifique d’organisation des relations sociales de propriété et donc, comme nous l’avons souligné, du pouvoir et du politique, il institue également des dynamiques particulières en ce qui a trait à la reproduction sociale, et donc à l’économie dans son ensemble. Le travail domestique qui s’effectue dans la sphère privée ne se situe pas en dehors des relations sociales capitalistes.

Les processus historiques qui ont été ceux de l’émergence du capitalisme ont inclus l’externalisation des coûts de reproduction sociale à la relation entre capitaliste et travailleur au sein du marché, qui s’est ainsi constitué en sphère autonome et indépendante non seulement de la sphère politique, mais aussi de la sphère domestique privée. Cette externalisation émancipe le marché de la responsabilité du bien-être des communautés et réduit les coûts de la force de travail qui est transigée sur le marché. En effet, dans des sociétés où l’on peut privilégier le profit sans égard à aucune autre considération, la reproduction sociale de la force de travail et, de manière générale, de celle des communautés, se réalise en grande partie grâce au travail non rémunéré des femmes qui en assument la responsabilité[31]. Ces relations de genre pallient ainsi la contradiction fondamentale entre les impératifs de profit et ceux de subsistance[32].

Une catégorie d’analyse comme celle du genre permet, en outre, de comprendre comment il est possible de naturaliser et de légitimer ces relations. L’analyse de la réification de cette distinction entre production et reproduction doit prendre en considération son caractère proprement genré ; non seulement parce que ce sont essentiellement les femmes qui assument la responsabilité de cette dernière mais aussi du fait même de la dévalorisation, tant au niveau pratique que théorique, de ces activités. La notion de genre n’est donc pas seulement invoquée pour rendre compte de ce que l’on construit socialement comme masculin ou féminin, mais des relations de pouvoir impliquées dans la hiérarchisation de ce l’on définit ainsi, qu’il s’agisse d’attributs, de comportements ou d’activités spécifiques. En effet, comme le souligne Spike Peterson, ces constructions sociales structurent le langage, les relations de pouvoir et d’autorité et la division du travail[33]. Le genre est bien en cela une catégorie d’analyse. Or, ces dynamiques ne peuvent être appréhendées comme appartenant à une simple relation fonctionnelle. Ces relations prennent des formes spécifiques en fonction de leur contexte sociohistorique et culturel, et du caractère particulier de l’imbrication du genre, de la race et de la classe, comme nous l’illustrerons dans les sections suivantes.

III – L’analyse des relations de classe genrées et racialisées de la gouvernance néolibérale

L’analyse des relations de genre sous-tendant la mondialisation néolibérale comporte plusieurs écueils. Comme le souligne Carla Freeman dans une revue de la littérature sur la mondialisation, la théorisation de ses dynamiques macro-économiques globales continue d’en ignorer les dimensions de genre, et ce malgré la prolifération d’études sur celles-ci au niveau local ou micro[34]. L’élision du genre au niveau analytique, malgré la démonstration empirique de sa signification, s’explique notamment par la façon même dont on appréhende le local et la vie de tous les jours. Les questions qui se posent à ces niveaux sont jugées peu pertinentes pour la réflexion proprement théorique sur les structures et les processus de la mondialisation. Selon Freeman, ce type d’analyse repose sur un ensemble de binarismes (global/local, production/consommation, secteur de l’économie formel/informel) qui ne nous permettent d’appréhender le local, la consommation ou l’économie l’informelle qu’en termes de dépendance ou de déviance ; c’est-à-dire que comme de simples revers du global, de la production et de l’économie formelle, à l’instar des binarismes de genre hégémoniques[35]. Lourdes Benería démontre, pour sa part, comment les normes et les modèles de comportement associés à la rationalité au sein des sociétés capitalistes sont basés sur les expériences et les intérêts d’un homo oeconomicus bien spécifique. Celui que The Economist a désigné comme « l’homme de Davos », est nul autre que l’homme d’affaire individualiste, égoïste, compétitif et sans égard à aucune autre considération que celle de la maximisation de ses gains propres et de ses performances relatives[36].

Or, la problématisation des approches dominantes doit considérer plus que leurs seuls biais de genre, qui sont généralement les premières cibles des critiques féministes. Elle doit s’adresser directement à leur économie politique des processus de la mondialisation et des relations constitutives du capitalisme. La mondialisation est trop souvent appréhendée comme la cause de processus dont elle est en fait la résultante[37]. Ces processus reposent sur des relations de classe genrées de production et de reproduction sociale qui sont mystifiées non seulement par les perspectives libérales, mais encore par la grande majorité des analyses. Même les perspectives d’économie politique internationale critiques continuent de sous-estimer ou d’ignorer l’importance de ces dynamiques, comme le soulignait encore tout récemment un article de Georgina Waylen[38]. La confusion qui persiste au sujet de ce qu’implique l’analyse des relations de genre est notamment en cause. L’ajout de l’expérience de femmes à l’analyse de ces processus – ce que l’on désigne communément dans la littérature de langue anglaise comme add women and stir – comporte promesses et périls à cet égard[39]. Faire référence aux impacts de ces dynamiques sur des femmes n’est certes pas problématique en soi. Mais il ne suffit pas de s’intéresser à l’expérience des femmes en considérant, au niveau empirique, les conditions de leur insertion à un marché globalisé. Quoique ces recherches soient sans contredit très importantes, leur portée est limitée si elles n’incluent pas une remise en question des fondements théoriques des cadres d’analyse existants[40]. Ceux-ci sont notamment responsables du glissement conceptuel de genre à femme que l’on dénote fréquemment dans la littérature[41]. On présume ainsi que considérer l’expérience de femmes équivaut à l’analyse des relations de genre en jeu. Celles-ci sont tantôt appréhendées comme des victimes passives, tantôt comme des cas d’exception face à une norme implicite ou explicite. Cette norme, qui sous-tend la notion d’individu au sein des thèses libérales et parfois celle de classe au sein des perspectives marxistes orthodoxes, est celle du sujet masculin, blanc et occidental. Elle ne nie pas seulement les différences en les appréhendant strictement en termes de déviance ou de marginalité par rapport à celui-ci mais également les hiérarchies et relations de pouvoir qui la sous-tendent.

Les débats au sujet de la catégorie ontologique « femme » ont grandement enrichi la réflexion sur la densité des relations d’oppression basées sur le genre. Il n’est plus simplement question de l’oppression de la femme, en tant qu’expérience unique ou que groupe homogène, mais aussi de la consubstantialité des relations de pouvoir basées sur le genre, la race ou plutôt la racialisation et le racisme, de même que sur les relations de classe. La notion de racialisation désigne le processus de signification des différenciations entre groupes sociaux sur la base de caractéristiques somatiques et/ou culturelles présumées inhérentes et (re)produisant exclusion et marginalisation[42]. Elle rompt avec la notion discréditée par la science selon laquelle l’humanité se divise en sous-groupes sur la base de différences génétiques ou biologiques fondamentales entre les races[43]. La notion de racialisation est intimement liée à celle de racisme lorsque celle-ci repose sur l’idée d’une hiérarchie entre races. Ces formes de représentation procèdent de la contribution d’un participant « autre », comme dans les exemples que nous considérons dans la section suivante, à la marginalisation politique, économique et sociale des groupes sociaux qui en sont l’objet et, donc, à la reproduction de relations d’inégalité, d’exclusion et d’oppression. Les féministes noires américaines et du tiers monde ont ainsi problématisé le caractère colonial des postulats et pratiques intellectuelles d’un féminisme occidental ayant pour référent les expériences d’un sujet universel identifié comme la femme blanche de classe moyenne. Chandra Talpade Mohanty a très bien démontré comment cette femme blanche de classe moyenne était le référent implicite dans la littérature sur le développement et les femmes du tiers-monde[44] ; la catégorie « femme du tiers-monde » ne s’y retrouvant que comme revers de celle-ci et objet de connaissance monolithique, c’est-à-dire comme victime passive des traditions et de cultures patriarcales. Deux aspects de la critique de Mohanty, toujours fort pertinents, demeurent vingt ans après sa première publication : l’idée d’intersectionnalité des formes d’oppression, d’une part, et la critique de celle du patriarcat comme structure d’oppression universelle, d’autre part. La première oriente la réflexion sur l’enchevêtrement des relations d’oppression basées sur le genre, la race et la classe ; la seconde sur la spécificité historique et culturelle de ces relations de pouvoir. Le genre n’existe donc pas comme une catégorie ontologique indépendante des relations qui constituent les relations de classe, ou des relations discursives et matérielles qui reproduisent des dynamiques de pouvoir néocoloniales. La connaissance de ces relations ne repose pas sur l’analyse de structures abstraites, mais sur l’étude spécifique de leur développement sociohistorique. En outre, l’objet d’une telle analyse n’est pas l’hétérogénéité des identités ou l’altérité en tant que telle, mais plutôt les processus qui participent à leur production, ainsi que l’appartenance de ces derniers, d’un point de vue holiste, à un ensemble de relations sociales dans un contexte particulier. Cette analyse jette par ailleurs un éclairage tout à fait différent sur les dynamiques de pouvoir en jeu, en ce qui a trait aux dynamiques convergentes de la gouvernance néolibérale.

Reconfiguration des dynamiques de reproduction sociale

En s’intéressant aux dynamiques genrées et racialisées de la reproduction sociale, l’analyse met en relation le local et le global, le Nord et le Sud, ainsi que l’ensemble des relations denses et dialectiques qui constituent les processus politiques et économiques de la gouvernance néolibérale. C’est notamment sous l’angle de la problématique de la reconfiguration du public et du privé que celles-ci sont abordées. Les féministes mettent ainsi l’accent sur la reprivatisation des coûts, institutions, services et activités liés à la reproduction sociale résultant, à partir du tournant des années 1970 et 1980, de politiques convergentes de désinvestissement dans les services et programmes sociaux publics, notamment en santé et en éducation, au sein des pays de l’ocde[45]. C’est ce que l’on a notamment appréhendé comme le renversement du processus de « démarchandisation » associé à l’institutionnalisation de droits économiques et sociaux au sein des États providence de l’âge d’or des décennies d’après-guerre[46]. Au cours de la même période, les institutions financières internationales ont profité de la crise de la dette des pays du tiers-monde de la fin des années 1970 pour imposer les politiques d’austérité des programmes d’ajustement structurel des années 1980 qui sont partie prenante de processus similaires de restructuration économique et sociale. La littérature sur ces transformations est certes abondante, tout particulièrement dans les champs d’études de la politique comparée et du développement international. Mais ces analyses en sous-estiment généralement les dimensions genrées. Celles-ci sont pourtant à la base des programmes d’ajustement structurel qui prennent pour acquis « l’élasticité » du travail non rémunéré des femmes, comme l’économiste Diane Elson, entre autres, l’a démontré[47] dans des contextes de chômage endémique où les chutes des salaires réels sont parfois inversement proportionnelles aux hausses des prix des denrées ou services essentiels.

La fluidité même des frontières entre sphères publique et privée devient ainsi un objet d’analyse[48]. Les féministes soulignent le caractère politique et social, plutôt que naturel ou primordial, et qui plus est, genré, de cette distinction. La reprivatisation des activités et des coûts de la reproduction sociale signifie le retour de celles-ci à la sphère privée. Or, parallèlement, la restructuration néolibérale a aussi sapé les bases du modèle des relations de genre hégémoniques au sein des États providence occidentaux, soit celui de la famille nucléaire de classe moyenne reposant sur le travail rémunéré de homme garant du gagne-pain familial et sur le travail domestique non rémunéré de la femme, qui étaient complémentés par les politiques sociales des États keynésiens (ce modèle structurait également la citoyenneté sociale puisque l’accès aux services universels était conditionnel à la participation au marché du travail)[49]. L’érosion du revenu familial a eu pour corollaire une féminisation de la force de travail au sein d’un marché qui est, en même temps, devenu globalement de plus en plus « flexible ». Cette flexibilisation a elle-même un caractère genré puisque ce sont les femmes qui occupent majoritairement les formes de travail atypique, c’est-à-dire précaire, temporaire et non protégé, en plein essor[50]. Ces dynamiques sont étoitement liées à une féminisation de la pauvreté qui prend avant tout, comme le souligne Sylvia Chant, la forme d’une « féminisation des responsabilités et des obligations », liées à ces transformations[51].

Les femmes ne se sont pas pour autant toutes appauvries de la même façon. L’insertion de nombreuses femmes de classe moyenne occidentales au marché du travail repose sur le travail domestique de femmes migrantes du tiers-monde. Il est donc juste d’appréhender ces dynamiques sous l’angle d’une certaine érosion des distinctions entre hommes et femmes, dans la mesure où le marché englobe de plus en plus d’aspects de la vie de chacun ; en même temps, ces dynamiques contemporaines instituent de nouvelles formes de hiérarchies entre les femmes différenciées par la classe, la race et leur appartenance citoyenne au Nord ou au Sud[52]. Selon l’Organisation internationale du travail (oit), les femmes représentent globalement 49 %, et plus de 50 % en Asie, en Europe, en Amériques latine et en Océanie, des migrants internationaux, qui auraient plus que doublé entre 1975 et 2000[53]. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, les femmes comptaient en 1999 pour 65 % des travailleurs et travailleuses migrant(e)s Sri Lankais, comparativement à 33 % en 1986[54]. Si l’essor du travail migratoire depuis la fin des années 1970 ne peut être appréhendé sans tenir compte de la forme spécifique de gouvernance associée au néolibéralisme[55], le phénomène sans précédent historique moderne de féminisation de la main-d’oeuvre migrante apparaît tout aussi intimement lié à ses dynamiques constitutives. Ces travailleuses aux statuts précaires ou informels sont insérées dans un marché segmenté les confinant tout particulièrement dans les secteurs des services, du travail domestique ou sexuel.

L’analyse quantitative des conditions économiques des pays hôtes ou d’origine n’est pas suffisante pour saisir ces dynamiques spécifiques. Plusieurs spécialistes soulignent en effet que « des conditions additionnelles (de nature politique) doivent être présentes pour que la pauvreté mène à la migration[56] ». Comme Saskia Sassen le souligne également, la surpopulation, la pauvreté ou la stagnation économique ne sont pas en mesure d’expliquer à elles seules les tangentes particulières du travail migrant[57]. Elles ne peuvent, par exemple, expliquer pourquoi les principaux bassins de travailleurs et travailleuses migrants se trouvent parmi les pays du sud asiatique nouvellement industrialisés ayant des taux d’investissements directs étrangers et de croissance supérieurs aux pays en développement[58]. L’analyse des rapports coloniaux et néocoloniaux entre pays hôtes et pays d’origine est pour ces auteurs, et pour la plupart des intervenants critiques, nécessaire à la compréhension des flux migratoires internationaux[59]. Or, même en considérant ces relations, le caractère spécifiquement genré de ces flux et, en l’occurrence, la croissance du nombre de femmes migrantes demeurent inexpliqués. Pour les féministes, ces phénomènes particuliers sont liés aux dynamiques genrées et racialisées qui sous-tendent la transformation qualitative des processus de reproduction sociale. C’est sur la base de l’analyse des contradictions profondes qu’institue la gouvernance néolibérale à ce niveau qu’il est possible rendre compte de l’ensemble de ces réalités locales et globales.

Cette analyse des dynamiques constitutives de la mondialisation ne peut donc plus s’en tenir aux stratégies économiques de délocalisation des firmes. Elle s’intéresse aux processus spatiaux et sociaux de réallocation du fardeau de la reproduction sociale en jeu. Ce fardeau n’a pas seulement été reprivatisé par la restructuration néolibérale des sphères publique et privée, il s’est aussi transnationalisé. L’impératif d’intégrer le marché est aussi, pour de nombreuses femmes, un impératif de passer par le marché, de façon formelle et/ou informelle, afin de répondre aux nécessités quotidiennes de la reproduction sociale qu’elles ne peuvent assumer autrement. C’est cette même réalité qui a alimenté la demande pour des travailleuses domestiques migrantes, qui sont en général ressortissantes des pays du tiers-monde ; une main d’oeuvre racialisée qui est flexible et bon marché, puisque généralement sans protection syndicale et à laquelle on ne reconnaît pas les mêmes droits que les citoyens de l’État hôte[60]. En effet, plusieurs études de cas démontrent bien que ces travailleuses ne sont pas seulement privées des protections et droits sociaux et économiques dont bénéficient les autres travailleurs, mais qu’elles sont également soumises à des restrictions qui diminuent leur mobilité et leur liberté au sein de marché du travail[61]. Les visas de travail et de résidence émis aux travailleuses domestiques étrangères pourront, par exemple, être conditionnels à leur emploi chez un même employeur[62] ; une relation de pouvoir qui laisse, comme la littérature en témoigne amplement, place aux abus[63]. Dans certain cas, l’employée ne peut rompre la relation qui la lie à son employeur à moins que ce dernier ainsi que les autorités responsables ne le concèdent[64]. La rupture d’une telle relation peut non seulement lui conférer un statut illégal mais la laisser sans papiers, puisque l’employeur conserve fréquemment le passeport de son employée domestique en résidence[65]. Une situation de précarité sociale qui est également celle de nombreux travailleurs migrants dans les secteurs de l’agriculture et de la construction. Par contre, le travail de ces derniers ne les situe pas dans la « sphère privée » et intime du foyer qui rend d’autant plus le travail et les travailleuses domestiques invisibles aux yeux de la loi.

Qu’ont en commun les expériences privées, intimes, locales de ces travailleuses domestiques migrantes et celles des femmes, qui sont en général issues de classes moyennes ou supérieures, pouvant se permettre de transférer, de façon formelle ou informelle, le fardeau de la reproduction sociale qu’une certaine division sexuelle du travail continue de leur assigner ? D’un point de vue féministe, elles sont liées par une situation globale qui met les intérêts des principaux agents et processus économiques de la mondialisation en contradiction avec ceux de la reproduction sociale des communautés et des familles. Cette crise est celle-là même qu’alimentent, au Nord comme au Sud, les restructurations néolibérales et les programmes d’ajustement structurel. La travailleuse domestique qui migre de par le monde pour travailler dans les foyers qui en ont les moyens est aussi celle qui répond aux impératifs que la survie en contexte d’ajustement structurel lui impose[66]. La famille de classe moyenne qui achète ses services est celle-là même qui reposerait autrement sur le traditionnel double fardeau du travail salarié et du travail domestique assumé par de nombreuses femmes. Les conditions de leur émancipation reposent donc sur celles qui font des travailleuses migrantes du tiers-monde une main d’oeuvre bon marché, précaire et contingente. Des familles et communautés entières dépendent de l’argent de ces travailleuses migrantes ; tout comme leur pays d’origine compte sur les devises étrangères qu’elles leur rapportent chaque année, tout autant que sur leur ressource principale d’exportation dans certains cas[67]. En 2005, l’oit estimait les populations migrantes à 191 millions et leur transfert de fonds à 250 milliards en dollars américains, « ce qui représente une somme plus importante que toute l’aide officielle au développement et l’investissement direct étranger[68] ». Ces transferts sont non seulement plus stables que les autres types de flots financiers internationaux, mais ils ont aussi une relation organique avec les crises économiques dans la mesure où ces transferts tendent à augmenter en réponse à celles-ci, contrairement aux autres types de flots financiers[69].

Ces hiérarchies où s’enchevêtrent des relations d’exploitation et d’oppression racialisées et néocoloniales ne sont pas exclusives au travail domestique ou à la mondialisation de ce que les féministes appréhendent comme « l’économie des soins ». Elles sont aussi les bases de l’industrie du sexe qui a pris des proportions inégalées, notamment avec l’essor du tourisme sexuel, comme l’analyse bien Deborah Stienstra dans sa critique des fondements genrés et racialisés du droit international et des organisations internationales à l’égard de la prostitution[70]. Le cadre de la reproduction de ces relations souligne-t-elle, est non seulement économique ou politique, il relève également du droit international. Les relations économiques et commerciales de la mondialisation néolibérale ne peuvent être pensées en faisant abstraction de leur institutionnalisation au niveau des cadres juridiques internationaux. L’Accord général sur le commerce des services (agcs) qui faisait, par exemple, l’objet des négociations de la rencontre interministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (omc) à Doha, au Qatar, est certes un enjeu fondamental pour les dynamiques analysées ici. En effet, il concerne la libéralisation de secteurs d’activités, de ressources et d’institution fondamentales, comme l’éducation, la santé et l’eau, qui sont au coeur même des relations de reproduction sociale dont il a été question.

Conclusion

« Les questions de reproduction sociale ne sont pas seulement du ressort des transformations historiques, mais aussi des reformulations théoriques[71] ». Ce constat exige une réflexion renouvelée sur les rapports intimes entre théorie et pratique. L’enjeu de cette réflexion sur la gouvernance néolibérale ne doit pas seulement être de considérer les différentes pratiques qui en sont constitutives, mais aussi de prendre en compte leur relation avec la formulation même du savoir sur celles-ci. L’économie politique, comme l’a, entre autres, souligné la féministe italienne Antonella Picchio, « devint un [champ d’étude] autonome, au moment même où le capitalisme établit une séparation complète entre les objectifs de production des marchandises pour le profit et les objectifs (matériels et symboliques) de reproduction sociale[72] […] ». En réifiant cette séparation, les approches dominantes prennent les catégories de la pratique au sein des relations sociales capitalistes – production/reproduction, économie/politique – comme des catégories d’analyse non problématiques. Ces catégories d’analyse mystifient pourtant les relations constitutives de la politique globale en participant à la naturalisation de relations de pouvoir qui ont été au coeur de ses transformations contemporaines les plus importantes. L’analyse féministe ne permet pas seulement d’en saisir la densité et les contradictions, elle expose également les biais des fondements de ses énoncés de connaissance sur ces contradictions.