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Pour les théoriciens des relations internationales, l’École anglaise (ea) est une étrangeté. Certains ouvrages la considèrent comme une approche sui generis, tandis que d’autres en font une version du réalisme. On l’a pourtant qualifiée de « rationaliste » et « institutionnaliste ». De nombreux débats ont émergé à propos de ses éventuels membres et de son programme de recherche. Et ceux qui la considèrent comme une école ajoutent presque systématiquement qu’elle est très hétérogène, et parfois contradictoire. L’ouvrage The English School of International Relations, en prenant pour objet d’étude l’ea elle-même, est donc bienvenu. Il permet, partant des textes clefs de l’ea, abondamment cités, de faire le point sur de nombreuses questions controversées.

Andrew Linklater et Hidemi Suganami, les deux auteurs, eux-mêmes liés à l’ea dont ils ont une très bonne connaissance, sont des théoriciens des relations internationales confirmés. L’ouvrage est composé de deux parties tout à fait distinctes, et que l’on peut lire séparément. Les trois premiers chapitres, écrits par Suganami, ont pour objectif de démontrer que l’ea est effectivement une école. Il s’agit donc de mettre en évidence les points communs, par-delà les différences, entre Manning, Wight, Bull, James, Vincent et Watson. La deuxième partie, constituée des quatre chapitres suivants, prolonge la réflexion des solidaristes de l’ea sur la possibilité d’une société mondiale.

Plus précisément, le premier chapitre retrace l’histoire de l’idée d’« École anglaise », en deux étapes distinctes. Tandis que dans les années 80 le débat se concentre sur l’existence même de l’ea (Jones, qui est le premier à la penser comme une entité distincte ouvre le débat, qui est ensuite alimenté par Suganami, Graber et Wilson), dans les années 90, cette existence étant acquise, il s’agit de savoir qui en fait partie et ce dont il s’agit (ce qui permet de réfuter successivement les points de vue de Buzan, Little et Dunne).

Le deuxième chapitre décrit l’apport de l’ea à la discipline des relations internationales, qui se fait dans trois directions : une analyse de la structure internationale (autour des concepts de système international, société internationale et société mondiale) est complétée par une analyse fonctionnelle de la société internationale contemporaine (alimentée par le débat solidariste/pluraliste) et par une analyse historique. Celle-ci part de questions telles que : quel degré d’homogénéité culturelle est nécessaire à un système d’États ? L’équilibre de la puissance est-il stable ? Y-a-t-il des alternatives préférables à un système d’États ? Y-a-t-il des constantes dans les codes des différents systèmes d’États ? Suganami présente les réponses de Bull, Watson, Buzan, Little et Linklater à ces questions.

Se voulant une réponse à un court article de Finnemore selon lequel l’épistémologie et la méthodologie de l’ea devraient être clarifiées pour que celle-ci puisse s’exporter, le troisième chapitre décrit la manière dont l’ea étudie les relations internationales. Le premier point commun aux auteurs de l’ea est le fait que tous attribuent de l’importance à l’histoire. Les différentes réflexions présentées ne forment pas un ensemble clair et cohérent, mais Suganami identifie huit éléments qui résument la position de l’ea sur le sujet. Le deuxième point commun à l’ea est épistémologique : en plus de recourir aux idéaux-types, tous considèrent qu’il ne s’agit pas de formuler des lois scientifiques pour prédire ou expliquer les relations internationales. Bien qu’ils ne renoncent pas à une analyse causale, ils adoptent une approche compréhensive des relations internationales. Le troisième point commun, soit le rapport aux normes, aux valeurs et à l’éthique, qui clôt la première partie, est, selon Suganami le moins consensuel de tous.

Le quatrième chapitre étudie la manière dont l’ea envisage les possibilités de progrès (entendu comme le progrès moral vers la création d’une société mondiale) dans les relations internationales. Linklater présente successivement les réflexions de l’ea sur les possibilités de progrès dans un système international, dans un ordre international pluraliste, dans un ordre international solidariste et dans une société mondiale. D’après Linklater, il ressort que pour l’ea les États peuvent progresser et progressent moralement.

L’objectif du cinquième chapitre est explicitement de montrer que Kant, contrairement à ce que disent Wight et Bull, n’appartient pas à la tradition révolutionnaire mais plutôt à un courant « rationaliste radicalisé ». En effet, Linklater considère, comme les rationalistes, que le harm principle (principe qui veut que les agents puissent tout faire, pourvu que cela ne cause pas de tort à d’autres agents) est central dans la théorie et la pratique internationale. L’analyse kantienne montre ainsi pourquoi l’ordre international existant contient les germes d’un ordre mondial moral (et notamment dans trois domaines, le droit de la guerre, la protection des droits humains et la justice transnationale). Cela permet alors à Linklater de réfuter l’accusation d’utopisme.

Dans le sixième chapitre, il s’agit de montrer que l’on retrouve dans l’ea une sociologie des systèmes d’États qui appuie le progressivisme. Linklater trouve ainsi dans Systems of States de Wight les grands traits d’une sociologie kantienne, juxtaposée à la sociologie hobbesienne, et qui s’intéresse aux processus historiques au cours desquels l’idée de l’unité de l’espèce humaine influence le développement des systèmes d’États. Linklater se sert alors de cette sociologie pour analyser la société internationale moderne, montrant qu’elle s’engage dans une certaine mesure dans une mondialisation du harm principle.

Enfin, l’objectif du dernier chapitre est d’identifier les principaux éléments d’une éthique globale, dont il serait possible de déduire une politique étrangère. C’est donc sur ce que devrait faire un « bon citoyen international » pour transformer la société internationale que ce chapitre se clôt. Après avoir retrouvé des traces de cette éthique dans Bull et Vincent, et par la suite plus explicitement dans Wheeler et Dunne, Linklater énumère des conseils pratiques quant à la manière d’agir d’un bon citoyen international dans les contextes d’une société pluraliste, d’une société solidariste et lorsque des membres d’une société solidariste doivent interagir avec les membres d’une société pluraliste.

Cet ouvrage original s’avérera donc utile à ceux qui, déjà familiers avec les théories des relations internationales, veulent en savoir plus sur l’École anglaise. La démonstration de Suganami est complète et convaincante, parce qu’il adopte une définition de l’ea large, qui l’envisage non comme un club fermé et homogène mais comme un groupe de chercheurs ouvert, évoluant au fil du temps, et donnant parfois lieu à des contradictions. Ses généralisations, intéressantes, demeurent donc prudentes. Les chapitres de Linklater forment eux aussi un ensemble cohérent : soucieux d’être progressiviste sans être révolutionnaire et utopique, les réflexions de l’ea lui servent à montrer qu’en partant du monde contemporain tel qu’il est, un progrès vers une société mondiale est possible. On le voit, les deux parties de l’ouvrage sont très différentes et c’est pourquoi leur juxtaposition peut surprendre. En effet, pour Suganami, l’éthique dans les relations internationales est le sujet sur lequel les auteurs de l’ea sont le moins d’accord entre eux. Linklater cherche au contraire à montrer que les réflexions de l’ea permettent de penser le progrès, au cours d’analyses ouvertement normatives et prescriptives. En plus de se recouper, leurs réflexions sont donc en partie contradictoires. Et pourtant, il y aurait eu la place pour une lecture critique de l’ea, qui eût utilement complété les trois premiers chapitres. En effet, l’ea est une anomalie dans le paysage des théories des relations internationales, puisqu’il s’agit de la seule approche définie sur une base nationale. Même si c’est là une vision réductrice, un tel phénomène mériterait qu’on s’y arrête, d’autant plus que les deux auteurs reprennent à leur compte la formule de Cox selon laquelle une théorie est toujours « de quelqu’un pour quelqu’un ». Il aurait donc été intéressant de se demander, au-delà de ce qui a été fait dans le premier chapitre, de qui et pour qui est la théorie de l’ea. On pourrait notamment envisager que l’éclectisme dont fait preuve l’ea s’explique en partie par l’histoire diplomatique britannique, caractérisée par la fin de l’empire, les difficultés d’intégration à l’Europe et la relation spéciale avec les États-Unis.