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Ceux qui s’intéressent aux questions stratégiques en mer Baltique connaissent bien Olav F. Knudsen. Ancien universitaire de renom à la Södertörns Högskola en Suède et précédemment chercheur au Swedish Institute of International Affairs (siia), Olav F. Knudsen est certainement le meilleur spécialiste des questions stratégiques de la région. En témoignent, d’une part, ses activités de recherche fécondes au sein du siia – il y avait effectivement animé plusieurs programmes de recherche sur les problèmes de sécurité en mer Baltique – et, d’autre part, ses nombreuses publications, notamment son ouvrage de référence Stability and Security in the Baltic Sea Region. Russian, Nordic and European Aspects, certes qui date un peu (1999) mais reste essentiel pour comprendre les subtilités stratégiques dans la région. Ce nouvel ouvrage qu’il a dirigé, divisé en neuf contributions et regroupant sept auteurs, n’a malgré cela pas forcément pour ambition d’actualiser ces mêmes questions de sécurité. En fait, c’est l’ensemble de la période postguerre froide qui sert de cadre temporel à l’analyse, une fois retracées les vicissitudes qu’a connues la région depuis la fin des années 1980.

L’angle d’attaque est original : les auteurs partent du postulat que le concept de sécurité coopérative dans la région de la mer Baltique est gêné par ce qu’ils qualifient de « disparité de puissance ». Il est vrai que la région rassemble des pays aux statuts les plus éclectiques, même si l’adhésion des pays Baltes en 2004 à l’ue et à l’otan a contribué à une certaine harmonisation. Pour autant, la Russie, par sa puissance et son omniprésence dans la région, constitue à elle seule une sorte d’intrus car contrairement aux autres pays de la région elle ne peut prétendre, du moins à court ou moyen terme, adhérer ni à l’otan ni à l’ue. C’est bien elle qui, en façonnant le profil stratégique des pays riverains de la mer Baltique, à l’origine de cette disparité de puissance.

Le premier chapitre, An Overall Perspective on Regional Power Strategies, s’apparente à une introduction. Olav F. Knudsen y présente succinctement les différents concepts et les cadres théoriques utilisés, notamment ceux de puissance et de disparité de puissance que le même auteur explore encore plus en détail dans le chapitre 2 : Power Disparities and the Avoidance of Confrontation. En fait, Olav F. Knudsen y synthétise les fondements de ses choix théoriques, travail ô combien nécessaire lorsque l’on sait que le concept de puissance a toujours stimulé les travaux des auteurs en relations internationales. Le chapitre 3, Events and Ideas in the Region. An Overview 1980s-2000s, retrace de façon empirique les aléas stratégiques qu’a connus la région depuis la fin de la guerre froide avec un attachement particulier aux conditions dans lesquelles les trois États baltes ont réussi à mener à bien leur diplomatie atlantique et européenne. Regina Karp, dans le chapitre 4 : The Conditionality of Security Integration. Identity and Alignment Choices in Finland and Sweden, se concentre sur les conditions dans lesquelles les deux pays non-alignés ont habilement réussi à s’intégrer dans l’ue mais aussi dans une certaine mesure dans l’otan, sans pour autant complètement faire table rase de leur neutralité. Se fondant sur une logique constructiviste en articulant les concepts d’identité et de sécurité, l’auteur démontre bien que la Suède et même encore plus la Finlande ont, bon gré, mal gré, réussi à faire évoluer leur doctrine de sécurité – de la neutralité au non-alignement – de telle façon à ce qu’elle soit pleinement compatible avec leurs nouvelles orientations stratégiques. Dans le chapitre 5, Power Disparity and Epistemic Communities. The PaldiskiCase, Michael Karlsson revient sur les conditions dans lesquelles l’ancienne base soviétique d’entraînement de sous-marins nucléaires à Paldiski a été démantelée par un groupe d’experts (qualifié de « communauté épistémique ») venant de pays riverains de la mer Baltique. L’auteur, en appliquant le concept de « disparité de puissance », montre que la Russie a voulu limiter l’accès du groupe d’experts à certaines informations jugées sensibles, sans pour autant finalement y réussir. Erik Noreen, dans le chapitre 6, Threat Images and Socialization. Estonia and Russia in the New Millenium, analyse les rapports russo-estoniens en se fondant sur le processus de construction de l’image de l’autre. Le chapitre 7, Power Disparity in the Digital Age, est, de toutes les contributions, la plus originale. L’auteur, Johan Eriksson, y applique remarquablement bien le concept de « disparité de puissance » en expliquant que l’étendue de la puissance digitale (il prend pour exemple celle des États-Unis, la Suède, l’Estonie et la Russie) s’apparente surtout à une forme de « puissance douce ». Dans le chapitre 8, Generalizing About Security Strategies in the Baltic Sea Region, Stephen G. Walker passe en revue les fondements paradigmatiques de l’ensemble des contributions. À ce titre, ce chapitre se veut être surtout une synthèse générale. Quant au dernier chapitre, Looking to the Future. Security Strategies, Identity and Power Disparity – qui aurait pu s’intituler tout simplement « conclusion » –, Olav F. Knudsen tente de synthétiser les concepts introduits dans le chapitre premier pour dégager un cadre général.

Si la rigueur méthodologique avec laquelle les auteurs ont tenté d’appliquer le concept de « disparité de puissance » n’est certainement pas à remettre en cause, on regrettera que certaines contributions, sans doute un peu trop absconses, manquent de clarté. Certains développements sont dominés par une approche analytique, historique et factualiste accompagnée de commentaires qui cherchent à se raccrocher à des outils théoriques sans toujours forcément convaincre le lecteur. La lecture de l’ouvrage donne l’impression que la surabondance des références théoriques a sans doute plus gêné qu’aidé les auteurs. Ainsi, si dans certaines contributions (comme l’étude de cas sur le démantèlement de la base de Paldiski), on comprend d’emblée la pertinence du concept de « disparité de puissance » du fait qu’il s’y applique remarquablement bien, dans d’autres, aussi intéressantes soient-elles, on voit mal en quoi ce même concept pourrait avoir une pertinence comparable.

Nonobstant cet écueil, l’ouvrage est fondamentalement novateur. En effet, si jusqu’ici la prolifération des publications consacrées aux aspects stratégiques de la région (surtout jusqu’en 2004, date à laquelle les pays Baltes ont adhéré à l’otan) faisait la part belle aux approches empiriques, peu d’entre elles avaient tenté d’utiliser une approche davantage conceptuelle pour expliquer les enjeux stratégiques de la région.

Autant le néophyte que le spécialiste de la région trouvera dans cet ouvrage stimulant les réponses à la question de savoir pourquoi la région de la mer Baltique a connu une période de paix, en dépit de l’existence d’un différentiel de puissance entre les acteurs de la région.