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Cet ouvrage se penche sur la construction progressive des espaces frontaliers mexicain et étatsunien après l’établissement de la frontière entre les deux pays consécutive à la guerre entre le Mexique et les États-Unis (1848) puis à l’achat Gadsden (1853) d’un territoire mexicain au sud de l’actuel Arizona. Samuel Truett s’efforce ici de recréer l’histoire de l’établissement de cette frontière entre Arizona et Sonora pendant la période 1853-1930, en mettant l’accent sur le rôle des activités minières de part et d’autre de la frontière.

La littérature abonde en ouvrages sur la genèse de la frontière Mexique–États-Unis. Parmi les ouvrages récents, on peut mentionner us-Mexico Borderlands. Historical and Contemporary Perspectives, d’Oscar J. Martinez (dir.) (1996) ; Continental Crossroads. Remapping us-Mexico Borderlands History, d’Elliot Young (dir.) (2004) ; Changing National Identities at the Frontier. Texas and New Mexico, 1800-1850, d’Andrés Reséndez (2004) ; On the Border. Society and Culture between the United States and Mexico, d’Andrew Grant Wood (2004) ; Manifest Destinies. The Making of the Mexican American Race, de Laura Gomez (2007) ; Hyperborder. The Contemporary us-Mexico Border and its Future, de Fernando Romero (2007). L’ouvrage de Truett n’aborde donc pas un axe de recherche novateur ni en histoire, ni en relations internationales. Le mérite de cet ouvrage se situe ailleurs.

Trois parties composent le livre. La première brosse un portrait de la conquête espagnole du territoire, la difficile gestion de son immensité par les autorités impériales puis mexicaines, jusqu’à l’établissement de la frontière. Celle-ci vient donc diviser un territoire autrefois perçu comme unifié tant par les Mexicains que par les autochtones, Apaches, Yaquis, Opatas, tandis que les premiers Américains à s’y installer le percevaient au contraire comme vierge et vide. Truett rapporte que, pour certains, la frontière ne pouvait qu’être provisoire et ne marquer qu’une étape dans la progressive expansion des États-Unis sur l’ensemble du continent. Des représentations différentes s’établissent ainsi dès le départ, dès la définition de cette nouvelle frontière.

La deuxième partie aborde l’émergence des intérêts économiques, essentiellement miniers, dans cette région, avec la mise en exploitation des gisements de cuivre, d’or et d’argent. Peu intéressés par les questions politiques ou par la traduction impériale de la Destinée manifeste, ces entrepreneurs ont considérablement modifié la géographie des établissements humains dans la région, en ouvrant de nouvelles villes minières, en établissant des routes, des lignes télégraphiques, et en développant le chemin de fer. Mais, tout comme les autorités espagnoles et mexicaines avant eux, ces entrepreneurs éprouvèrent de grandes difficultés à mener leurs activités dans des régions éloignées, mal contrôlées par les autorités mexicaines et étatsuniennes, difficultés accrues par la présence même de la frontière. Tel est le coeur de l’argument de l’auteur : les paysages « fugitifs » renvoient à l’isolement, à la difficulté de contrôler l’espace, à la mobilité des établissements souvent de courte durée au gré de l’exploitation puis de l’épuisement des gisements. Les nombreuses villes fantômes de la région demeurent des témoins de cette histoire oubliée de la construction de ces espaces frontaliers.

La troisième partie se penche sur quelques personnages clés de cette histoire (William Cornell Greene et Emilio Kosterlitzky principalement) et sur leurs tentatives de développer les ressources minières de part et d’autre de la frontière et d’établir un semblant d’ordre dans cette région. L’auteur souligne ainsi que, longtemps avant l’avènement de l’alena, la population locale était déjà fort mobile, au gré du marché de l’emploi dans la région transfrontalière, tandis que des entreprises avaient tenté de développer des assises économiques à travers la frontière, dans un contexte de faible contrôle des espaces frontaliers, au sens turnérien, c’est-à-dire aux marges des espaces politiques tant du Mexique que des États-Unis.

La principale qualité du livre est de ne pas se cantonner à une approche purement historique. Cartes et descriptions précises, mobilisées non pas comme de simples illustrations mais comme de vrais outils d’analyse, attestent du souci de Truett d’intégrer une approche géographique à son analyse régionale, afin que le lecteur prenne la mesure tant des contraintes du milieu naturel, que de la structuration de l’espace étudié. De plus, l’auteur intègre l’aspect multiscalaire dans son raisonnement, présentant la région dans ses réalités très locales, mais soulignant aussi comment elle s’intégrait – parfois fort mal – à des espaces plus vastes, notamment à l’espace frontalier Mexique–États-Unis en construction. Si l’auteur n’apporte aucune innovation dans l’étude des frontières – « le fait que les frontières both divideand connect » est un thème largement exploré par les géographes depuis plusieurs décennies – son exploration de la dualité de cette frontière entre Sonora et Arizona illustre parfaitement cette caractéristique de la frontière.

Sur le plan méthodologique, le discours de Truett repose largement sur la description de nombreuses situations, en particulier dans la troisième partie ; procédant ainsi par petites touches, il dépeint minutieusement des situations locales passées, leur collection permettant de recréer l’ambiance politique, sociale et économique qu’il souhaite étudier. Ces descriptions minutieuses, pour méritoires et intéressantes qu’elles soient, sont parfois un peu lassantes, et l’on aurait aimé un peu moins de détails historiques et un peu plus d’analyse. Cependant, pour le chercheur en sociologie, en histoire, ou en géographie historique des frontières, ce livre est un apport précieux.