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Le choix de l’Europe se limite-t-il à la puissance ou à la mort comme le suggère Christian Saint-Étienne ? Après avoir imposé la paix entre les vieilles nations guerrières, la construction européenne semble ne plus se contenter de ce rêve devenu réalité. L’Europe ne peut se désintéresser d’un monde extérieur secoué par de multiples crises. Il lui faut se (re)définir pour mieux affronter les nouveaux défis posés par la mondialisation. Doit-elle alors devenir une puissance ? Mais quel type de puissance ? Militaire comme les États-Unis, la Russie ou la Chine ? Ou alors, comme le suggèrent certains auteurs rassemblés ici par le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (grip), une puissance tranquille ? Ce concept de « puissance tranquille » emprunté au philosophe Tzvetan Todorov est apparu à la suite de la guerre américaine en Irak en 2003. Il s’appuie sur la capacité de l’Europe à promouvoir la paix à travers le droit international, l’interdépendance des nations, l’aide au développement et le recours exceptionnel à la force. Est-il suffisant pour forger la nouvelle identité de l’Europe ? Chercheurs, haut-fonctionnaires, membres de think-tanks ou de cabinets ministériels, hommes politiques, en tout une vingtaine d’auteurs issus de quatorze pays tentent de répondre à cette question. Bernard Adam commence donc par poser le débat à travers les principaux arguments des auteurs qui l’animent. Robert Kagan est parmi les premiers cités. Dans son livre, ce néoconservateur américain avait installé le décor géopolitique. D’un côté la puissance américaine, de l’autre la faiblesse européenne. Cette vision est jugée caricaturale par de nombreux auteurs qui révèlent, comme Bertrand Badie, « l’impuissance de la puissance » ou comme Ghassan Salamé, « la logique de la force » qui « détruit la force de la logique ». Le point de vue du livre dirigé par Bernard Adam évacue rapidement l’hypothèse d’une Europe, puissance impériale qui prétend imposer la démocratie militairement. Américains et Européens ont beau partager la même analyse sur les principales menaces à la paix et à la sécurité internationales, les chemins de la puissance des deux alliés diffèrent. Pour Zaki Laïdi, l’Europe ne sera jamais une grande puissance, car l’Europe n’est pas État « mais une fédération d’États-nations ». Il lui faut donc abandonner la force militaire pour investir la force normative. L’Europe doit s’imposer sur la scène internationale grâce aux normes qu’elle contribue à fabriquer chaque jour à l’intérieur de ses frontières sûres et paisibles et qui lui permettent de « ‘tenir les États’, de les discipliner, de les contraindre ». Ces normes, décidées en commun à toutes les étapes de la construction européenne, fondent le principe majeur de l’Europe : l’approche multilatérale des questions internationales. Elles forment également son modèle. L’identité internationale de l’Union européenne (ue), explique Ian Manners, se définit à travers les valeurs que promeut l’ue : l’économie de marché sociale, la liberté, la démocratie consensuelle, les droits de la personne, l’environnement durable, la paix durable, etc. Ian Manners en conclut que « le recours à des moyens autres que militaires est un élément central, constitutif de la puissance normative de l’ue dans le jeu politique mondiale ». Un jeu dans lequel l’Europe apparaît finalement comme « une puissante peu gênante », selon Robert Cooper. Ce dernier s’interroge pour savoir si le concept de puissance tranquille ne cache pas en fait l’impuissance de l’Europe, sa faiblesse. Pourtant, l’Europe doit s’affirmer comme une grande puissance indépendante, car même « les États-Unis n’ont pas forcément intérêt à ce que l’Europe soit une alliée trop proche », écrit Sherle Schwenninger. Le Russe Vladimir Shemiatenkov apprécie ce statut de puissance tranquille et le pouvoir de l’Europe qui « réside donc dans sa puissance économique et son prestige moral et culturel ». Même analyse du côté du monde arabe et de la rive sud de la Méditerranée mais encore faut-il, estime Bichara Khader, que l’ue ne présente pas une diplomatie à géométrie variable selon l’acteur (Israël face aux pays arabes sur la question palestinienne, par exemple). L’Europe doit discuter avec tout le monde, explique Khalida Ghaus, y compris avec le Hamas et l’Iran. Vue d’Afrique, l’Europe est perçue comme un acteur ambivalent, terre de puissances autrefois coloniales, mais aussi terre enviée et désirée par une partie de la jeunesse africaine. Massaër Diallo estime que c’est le modèle politique (et non culturel) de l’Europe qui doit inspirer l’Afrique dans son processus d’intégration. Il appelle donc les Européens à un partenariat pour la démocratie et le développement « qui ne soit pas fondé sur l’inégalité de puissance et les intérêts unilatéraux ».

Sollicitée sur tous les fronts, l’Europe doit développer un nouveau concept pour garantir la paix et la sécurité internationale. C’est celui de sécurité humaine, défini par Mary Kaldor comme la protection de la vie et des moyens d’existence des individus. Une notion « plus concrète et plus large que le terme de ‘paix’ ». Selon Mary Kaldor, l’adoption par l’ue d’une approche en termes de sécurité humaine serait la preuve de son engagement pour la sécurité globale. Reste à savoir si les Européens sont prêts à recourir à la force pour garantir la démocratie, la sécurité et les droits de la personne au sein des nations non européennes. Barbara Delcourt en doute. Selon elle, l’usage de la force ne vise qu’à sauvegarder les intérêts européens. Autre paradoxe du discours européen relevé par Barbara Delcourt : il prétend utiliser la force de manière exceptionnelle et en derniers recours, tout en valorisant « des concepts et une idéologie qui permettent essentiellement d’en justifier un usage plus étendu ». On se trouverait ici au coeur de « l’ambiguïté constructive » de l’Europe, note Caroline Pailhe qui analyse la Stratégie européenne de sécurité, rédigée par Javier Solana. Un texte qu’elle juge en phase avec Washington. Mais gare alors à ce que cette ambiguïté ne finisse pas par être destructive. À moins que la maladie guette une Europe devenue selon Martin Ortega « un acteur schizophrénique ». Car sans doctrine claire, l’Europe militaire (Headline Goal, Groupements tactiques, Force européenne de gendarmerie, Agence européenne de défense, etc.) pourrait pâtir d’une grave absence de direction politique, souligne Federico Santopinto. Encore faut-il réussir l’intégration des armées européennes. Malgré deux millions d’hommes dans les 25 armées européennes, Sven Biscop note que l’ue ne dispose « pas d’une vision qui concerne l’ensemble du potentiel militaire européen » dans la perspective d’améliorer la capacité expéditionnaire des forces armées de l’ue. Les pays européens développent une vision trop nationale de leurs forces. D’où des doublons dans certains domaines et des lacunes dans d’autres. La question est donc simple : les États sont-ils prêts à abandonner une certaine autonomie militaire ? Une première réponse pourrait être apportée à travers la restructuration de l’industrie de défense européenne. Restructuration qui s’exerce sous la pression de la Politique européenne de sécurité et de défense (pesd), remarque Luc Manpaey. Mais l’auteur insiste également sur le risque de confiscation de la pesd par les États qui possèdent une industrie de défense importante.

Restent les moyens civils et politiques de l’ue. En République démocratique du Congo, les Européens ont multiplié les initiatives pour aider les acteurs nationaux de la sécurité à reconstruire des institutions solides. Toutefois, remarque Marta Martinelli, l’aide européenne aurait gagné à être moins technique et plus axée sur la construction d’une police proche de la population. Dans la lutte contre la prolifération nucléaire, l’Europe manque de crédibilité pour s’affirmer sur la scène internationale. Du moins, écrit Olivier Meier, tant que certains États de l’ue continueront à considérer leur arsenal nucléaire comme la garantie de leur sécurité.

En conclusion, souligne Éric Remacle, les Européens doivent se méfier de ce concept « d’Europe puissance ». Car, prétendre imposer les « bonnes » normes internationales, c’est se positionner dans un rapport de supériorité (donc de puissance) vis-à-vis des acteurs plus faibles. De plus, à trop se focaliser sur les outils et instruments d’intervention, l’Europe risque de passer à côté d’une réflexion politique.

Cet ouvrage riche en interventions variées est une excellente introduction pour aborder le débat de la place de l’ue dans le monde. Accessible à un public plutôt averti, il trace les principaux axes de réflexion sur le statut et l’identité de l’ue dans les années à venir. Toutefois, on regrettera que dans un monde aussi économiquement intégré, il ne soit fait aucune référence aux positions européennes sur la sécurité économique du vieux continent et plus largement du monde.