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Suspecte, sulfureuse, scandaleuse et possiblement même dangereuse, la pensée politique et internationale de Carl Schmitt (1888-1985) a fréquemment suscité une réaction épidermique chez certains de ses détracteurs avant tout soucieux de jeter l’opprobre sur un auteur qu’une incontestable complicité – et c’est le moins que l’on puisse dire – avec le mouvement national-socialiste condamnerait pour ainsi dire d’avance. De manière générale, deux camps s’affrontent. Il y a d’une part ceux qui refusent de voir autre chose dans la production intellectuelle de Schmitt que des prises de position « meurtrières » dont les « ressorts internes » impliqueraient invariablement une convergence avec le nazisme (Zarka 2005 : 10 et 91). Pour ces derniers, C. Schmitt ne serait rien d’autre qu’un vulgaire et très opportuniste idéologue nazi – il l’aurait d’ailleurs toujours été puisque sa pensée « l’y conduisait » et « l’y maintiendra » (Zarka 2005 : 9)[1] – dont les écrits auraient tout au plus une valeur strictement documentaire, au même titre par exemple que le Mein Kampf rédigé par Adolf Hitler en 1923-1924, ce qui justifie entièrement qu’ils ne creusent pas plus avant leur possible pertinence conceptuelle ou théorique. Il y a, d’autre part, ceux qui estiment que la réflexion de Schmitt, notamment celle qui est antérieure et postérieure à sa période nazie – qui s’étend au minimum entre 1933 et 1938, lorsque paraît son ouvrage controversé sur le Léviathan de Thomas Hobbes (Schmitt 2002), pour peut-être même courir jusqu’en 1942 – procède vraisemblablement d’un travail suffisamment rigoureux et peut-être même particulièrement clairvoyant sur la politique pour justifier qu’on ne le disqualifie pas ipso facto et qu’on s’interdise de le lire et d’en faire l’étude.

Non pas que cette possible pertinence déchargerait l’auteur de sa responsabilité d’avoir consciemment contribué, sur le plan juridique qui est celui qu’il revendiquera, à la mise en place et à l’organisation d’un régime qui aura sciemment oeuvré à l’anéantissement de millions d’êtres humains[2]. Le fait apparaît tout à fait incontestable – et C. Schmitt lui-même ne cherchera pas plus à le contester qu’à se justifier –, mais il ne va cependant pas au fond des choses. Car, un peu à la manière de Martin Heidegger qui est lui aussi encore sévèrement jugé pour son soutien résolu au national-socialisme, C. Schmitt n’a pas seulement écrit d’infâmes brûlots antisémites et réactionnaires. Il a aussi écrit ce que certains, et non des moindres, estiment être « des textes qui comptent parmi ce qui a été produit de plus remarquable et de plus puissant au 20e siècle » (Kervégan 2005a : 13) ; des textes dont la pertinence justifie vraisemblablement de ne pas – de ne plus – se satisfaire aujourd’hui de le stigmatiser et de maintenir son spectre à l’écart par une sorte de reductio ad Hitlerum (Strauss 1986 : 51). Ce qu’il conviendrait plutôt de faire, ce serait de chercher à apprécier ses textes « jusqu’au point où ils peuvent se révéler intellectuellement féconds », c’est-à-dire jusqu’au point où leur contribution à l’intelligence du droit, de la politique, mais aussi des relations internationales, pourra « alimenter un véritable travail de pensée » (Kervégan 2005a : 13). Tel est l’objectif visé par ce numéro spécial qui ne portera donc pas à proprement parler sur la place que Schmitt aurait occupée dans la discipline des relations internationales[3] ou même sur son influence directe ou indirecte sur cette discipline[4], mais qui s’interrogera plutôt sur la réflexion qu’il a lui-même consacrée à la scène internationale ainsi que sur les implications qu’il serait possible de tirer de cette réflexion pour mieux comprendre ce domaine.

Cette perspective d’étude de la pensée schmittienne apparaît d’autant plus nécessaire aujourd’hui que nombre des thèmes abordés par C. Schmitt ont acquis depuis quelques années une pertinence qui pourra « déranger » (Scheuerman 2006), puisqu’elle semble d’une très étonnante actualité comme en témoignent les travaux que l’on y a récemment consacrés (Ananiadis 2002 ; Axtmann 2005 ; Huysmans 1998 ; Kochi 2006 ; Monod 2007 ; Odysseos et Petito 2007 ; Prozorov 2006 ; Rasch 2003 ; Roach 2005 ; Slomp 2005 ; Slomp 2006 ; Stirk 2005 ; Suganami 2007 ; Werner 2004) et que l’on ne devrait d’ailleurs pas trop rapidement associer à une pensée critique dont la position serait finalement si mal assurée qu’elle tendrait à se réfugier derrière C. Schmitt pour foncièrement marquer le terrain[5]. Car, du thème de l’état d’exception où – tant au sein des démocraties qu’à l’échelle internationale – le droit établi cesserait de s’appliquer, à celui des partisans ou autres combattants irréguliers de la « guerre contre la terreur » et à celui d’une répartition de la terre entre zones développées et sous-développées, en passant par sa critique de la guerre juste et de ces nouvelles guerres menées au nom de la paix, de la justice, de la démocratie ou de l’humanité, par ses réserves quant à l’efficacité des institutions internationales qui servent avant tout à maintenir le statu quo ou à propos du normativisme juridique à la Kelsen, ainsi que par sa sensibilité aux transformations du droit international public consécutives à l’émergence d’un concept de guerre discriminatoire témoignant de la fin de la guerre interétatique, C. Schmitt frappe souvent son lecteur, tant par « ses intuitions fulgurantes » (Haggenmacher 2001 : 41) que par la « lucidité analytique et prédictive » de ses analyses (Monod 2007 : 37).

Dès lors, devant cette frappante actualité, l’appréciation de sa pensée apparaît d’autant plus nécessaire que, si l’on observe depuis plusieurs années maintenant un regain d’intérêt notable pour les contributions de Schmitt en tant que juriste avec des textes tels La dictature (2000), Parlementarisme et démocratie (1988b), Théorie de la constitution (1993) et Légalité et légitimité (1990 : 39-79), ou en tant que théoricien de la politique avec Théologie politique (1988a) et le classique La notion de politique (1972), la réflexion que cet auteur a ultérieurement consacrée aux questions internationales n’a, à ce jour, peut-être pas encore reçu toute l’attention qu’elle mériterait. Même sans tenir compte de l’ambiguïté de l’auteur qui, en la matière, ne devrait certainement pas être abordé trop emphatiquement (Jouin 2007 : 9), les raisons sont vraisemblablement multiples qui tendent à restreindre la portée d’une telle appréciation à un genre mineur et peu finalement susceptible de réellement enrichir notre compréhension des ressorts du monde tel qu’il existe. Elles vont de l’absence de traduction de ses principaux travaux consacrés à se sujet – et notamment son important Le nomos de la terre dans le droit des gens du Jus publicum Europaeum[6] – à la résistance de la discipline des relations internationales à s’engager sur un terrain cher à C. Schmitt où les frontières entre le droit international, l’histoire diplomatique, la philosophie politique et la doctrine juridique apparaissent particulièrement floues et aux hésitations que suscite peut-être encore l’histoire de la pensée dans cette discipline[7]. Or, ce pourrait bien être le contraire qui est vrai, mais à la condition de ne pas interpréter trop littéralement les concepts développés par C. Schmitt pour privilégier plutôt une démarche critique qui implique d’abord qu’on s’attarde au travail discursif dans lequel s’est engagé l’auteur et dont il s’agit ici de mesurer la portée.

Cette démarche, qui ne fera pas l’impasse sur les aspects conjoncturels de certaines dimensions de la pensée sans contredit polémique de C. Schmitt qui, en tant que « juriste engagé » (Beaud 1993), avait pour habitude de « laisser venir » à lui les phénomènes et de « penser à partir du matériau » qu’ils offraient (Schmitt 2007 : 115), ne se satisfera cependant pas de constamment rabattre ses concepts et ses développements théoriques sur ses positions politiques et plus particulièrement sur sa compromission avec le nazisme. Son caractère polémique va en effet bien au-delà de cette compromission et s’exprimait d’une manière similaire avant 1933. D’autant plus d’ailleurs que les travaux que C. Schmitt a consacrés au droit international et aux relations internationales s’inscrivent en partie dans une démarche de distanciation par rapport aux circonstances dans lesquelles il s’est trouvé plongé. Certes, le fait qu’il ait consacré ses principales réflexions à ces thèmes dès 1938 n’est certainement pas étranger à la guerre elle-même et tout particulièrement au fait que l’Allemagne connaît alors des succès militaires auxquels de telles réflexions fournissent vraisemblablement « un appui idéologique à peine voilé » (Haggenmacher 2001 : 12 ; Kervégan 2004 : 4-5)[8]. Elles furent d’ailleurs au centre de son interrogatoire à Nuremberg (Schmitt 2003d : 21-61; consulter aussi Cumin 2005 : 190-205 ; Bendersky 2007). Mais sans doute convient-il de ne pas oublier non plus que ses réflexions prennent leur appui en amont sur les travaux qu’il a consacrés à l’impérialisme, à la doctrine Monroe, à la Société des Nations et à la notion de politique bien avant 1933 (Schmitt 1990 : 19-29, 81-100) et qu’elles se détacheront en aval, et certainement à partir de 1942, des considérations strictement liées à la conjoncture pour aborder sur un mode éminemment idiosyncratique et passablement « contemplatif » cette fois (Kervégan 2005b : 157) un terrain plus historique et aussi plus philosophique.

Dans ces circonstances, peut-être est-ce même très précisément parce que C. Schmitt aura quant à lui aussi facilement basculé dans le nazisme que sa pensée, qui jette une lumière crue sur l’ébranlement de la politique internationale et sur l’émergence des premiers linéaments d’un nomos distinct, apparaît comme un passage obligé, alors qu’il s’agit à bien des égards encore aujourd’hui, mais contra C. Schmitt sans aucun doute (Monod 2007 ; Stirk 2005a), de mieux saisir les enjeux que soulèvent la violence exacerbée et la déstabilisation des catégories fondamentales d’une conception de la politique internationale historiquement apparue sur le continent européen. De ce point de vue, qui est le nôtre dans ce numéro spécial, l’appréciation de la pertinence et de l’actualité de la pensée de C. Schmitt partira tout naturellement de la question centrale vers laquelle s’oriente l’ensemble de sa réflexion consacrée à la scène internationale et que résume la thématique de la crise de la forme et de l’ordre – c’est-à-dire du nomos[9] – propre à l’État-nation européen et à l’idée qu’il s’était faite de lui-même, notamment sous la plume des jurisconsultes du Jus publicum Europaeum dont C. Schmitt s’estime justement être l’un des derniers représentants.

Pour C. Schmitt, l’avènement de l’État libéral démocratique au 19e siècle et le déclin consécutif du Jus publicum Europaeum dès la fin de ce siècle signalaient qu’une nouvelle configuration spatiale allait vraisemblablement surgir sur le devant de la scène, qui remplacerait la configuration territoriale apparue au 16e siècle dans la foulée de la grande appropriation territoriale issue de la découverte et de la conquête du Nouveau Monde et fondatrice du premier véritable nomos de la terre. Ce processus de prise de terre représentera en effet pour C. Schmitt l’« événement constituant » du nouvel ordre spatial et du droit des gens interétatique, et il s’offre pour celui-ci comme un véritable « coup de force » (Derrida 1994 : 32-33) déchirant l’histoire, bouleversant le cadre antérieur et instituant un nouvel ordre juridico-politique pour ainsi dire en dehors de toute trame préexistante. L’histoire qui se trouve déchirée ici est celle dominée au Moyen Âge par la Respublica christiana dont le nomos propre serait issu des prises de terre associées aux grandes invasions qui firent éclater le cadre de l’ordre romain prévalant auparavant. Or, insiste C. Schmitt, si l’unité de la Respublicachritiana reposait certes sur une distinction entre peuples chrétiens et non chrétiens – notamment musulmans – dont le territoire était considéré comme ouvert aux missions chrétiennes autorisées par des mandats pontificaux, c’est-à-dire les croisades et peut-être même la Reconquista, ce qui manquait au nomos de cette Respublicachristiana, c’est la conscience « d’un ordre spatial commun embrassant toute la terre » et pouvant constituer une réelle « force organisatrice » de la coexistence des peuples (Schmitt 2001 : 60).

Ainsi, si c’est l’éclatement confessionnel du christianisme et la sécularisation consécutive de la réflexion politique qui permettent, sur le plan interne, d’expliquer la formation de l’État souverain en tant qu’effort déployé pour surmonter les affrontements confessionnels en instituant un tiers supérieur, sur le plan externe cette fois, qui est celui qui retient tout particulièrement l’attention du C. Schmitt qui nous intéresse, c’est la circumnavigation de la terre et surtout la prise de terre en Amérique par les puissances européennes – prise issue de la découverte et de la conquête consécutive – qui permettraient d’expliquer la formation du Jus publicum Europaeum et la formation du noyau de ce nouveau nomos ; lequel, grâce à un effort de formalisation juridique inédit, aurait parallèlement rendu possible de « rationaliser », d’« humaniser » et, ce faisant, de « circonscrire » la conduite de la guerre entre les États sur le continent européen (Schmitt 2001 : 121).

Dès lors, ce sont très précisément les velléités de l’International Law – un concept dont le sens est polémique pour Schmitt (contrairement au concept de « droit des gens »), car il ne serait pas à proprement parler lié à un ordre spatial concret, mais entretiendrait une prétention globale largement influencée par la politique des puissances (maritimes) anglo-saxonnes – visant à condamner ou à proscrire la guerre qui, pour C. Schmitt, engendre finalement « de nouvelles sortes de guerre » sous la forme de blocus, d’embargos, de sanctions économiques, d’interventions humanitaires ou d’une criminalisation des dirigeants politiques dont la principale caractéristique consiste à brouiller la frontière entre guerre et paix et à réintroduire un concept discriminatoire de guerre qui éliminait la possibilité de la neutralité (Schmitt 2001 : 244). C. Schmitt estimait, en effet, que « le problème central de tout ordre juridique » ne devrait pas consister à trouver une façon de condamner la guerre dans le « règlement des différends internationaux », tout en incitant par ailleurs les États à y renoncer dans leurs relations « en tant qu’instrument de politique nationale » selon l’expression utilisée à l’Article 1 du Pacte de Paris (27 août 1928). Le problème central aurait plutôt consisté à limiter la guerre en s’appuyant à cette fin sur la reconnaissance mutuelle que s’accordent les États souverains qui impliquait l’absence d’un tiers supérieur pouvant trancher leurs différends et déterminer de quel côté pencherait la justice (Schmitt 2001 : 79). Ainsi, écrira C. Schmitt dans sa Théorie du partisan, « en mettant des bornes à la guerre » et en renonçant « à criminaliser son adversaire dans une guerre » le Jus publicum Europaeum aurait-il réussi un rare exploit : « relativis[er] l’hostilité et ni[er] l’hostilité absolue » (Schmitt 1972 : 306). Or, sous prétexte de maintenir la paix, la sécurité et l’ordre mondial, ces efforts pour condamner la guerre plutôt que pour la circonscrire auront créé les conditions de possibilité pour qu’apparaissent de nouvelles guerres réelles qui non seulement discréditent l’ennemi en le qualifiant de radical, d’injuste ou de hors la loi, mais légitiment également le fait d’engager, contre lui, des opérations visant ultimement à l’anéantir (Schmitt 1972 : 99).

La question internationale telle qu’elle se présente donc à C. Schmitt et dont il prend véritablement conscience en s’interrogeant sur l’évolution récente du droit international, que révèlent les efforts déployés pour introduire un concept discriminatoire de guerre mais aussi la Deuxième Guerre mondiale elle-même, dont le sens et le but ne concerneraient selon C. Schmitt « rien de moins que le nomos de notre planète » (Schmitt 2007 : 29), aura ainsi consisté à déterminer quelle forme prendra cette nouvelle configuration territoriale appelée à remplacer le Jus publicum Europaeum. Alors qu’il avance dans La notion de politique que, « tant que l’État en tant que tel subsistera sur cette terre, il en existera plusieurs et il ne saurait y avoir d’État universel englobant toute l’humanité et la terre entière » (Schmitt 1972 : 97)[10], C. Schmitt insiste néanmoins pour dire que « l’ère de l’État est à son déclin » (1972 : 44) et il envisage désormais qu’au moins deux autres possibilités puissent survenir sur le plan géopolitique : celle qui est fondée sur le principe d’une pluralité de « grands espaces » (Grossraum), correspondant à des visions contrastées du monde (Carty 2001), et celle qui est fondée plutôt sur un principe « universaliste »[11].

Si chacune de ces possibilités apparaît alors à C. Schmitt directement inspirée de la doctrine Monroe et si elles sont donc toutes deux directement liées à la montée en puissance des États-Unis et de l’International Law qui remplace le droit des gens européen, leurs incidences respectives sur le nomos pourraient néanmoins s’avérer très importantes. En effet, alors que la première, qui est celle que favorisera C. Schmitt et que l’on associera par la suite à une défense de la politique d’expansion nazie, envisageait une simple réappropriation des principes de la doctrine Monroe par d’autres puissances avec pour conséquence une réorganisation de l’ordre autour de ces espaces autonomes à l’intérieur desquels il ne devrait « pas y avoir d’ingérence de la part de puissances étrangères », la seconde, que C. Schmitt voyait poindre dans l’ombre du concept même de « Société des Nations », réinterprète la doctrine Monroe dans les termes d’une idéologie libérale tout en l’affranchissant du même coup de sa dimension spatiale et en l’étendant « à la Terre et à l’humanité entière » avec pour conséquence directe de motiver quelques puissances anglo-saxonnes prétendant s’élever au-dessus des autres à s’ériger en gardiennes de la légitimité internationale et de la violence qu’elle motivera (Schmitt 1990 : 127; Schmitt 2001 : 241)[12].

Appréciée à la lumière de l’évolution contemporaine des relations internationales, que ce soit en rapport avec les phénomènes liés à la mondialisation ou plutôt en rapport avec les événements associés aux suites du 11 septembre 2001 qui, tous, contribuent à mettre en cause et à ébranler les fondations – l’État, la souveraineté, le droit international – sur lesquelles aura jusqu’à tout récemment reposé notre compréhension des relations internationales, la figure de C. Schmitt apparaît avoir déjà partiellement exploré une partie du terrain et, ne serait-ce que pour mieux en mesurer les effets politiques pervers ou les menaces normatives associées, sans doute ne serait-il pas totalement inutile de s’y confronter[13]. C’est ce projet qui motive le présent numéro spécial dans lequel divers aspects de la pensée de C. Schmitt consacrée à la scène internationale sont explorés, mais sous l’angle de la théorie politique plutôt que de la théorie explicative ou même que de son influence ou sa réception dans la discipline des relations internationales. L’objectif est donc modeste et vise au fond à proposer quelques coups de sonde dans une pensée qui s’est intéressée à la scène internationale dont nous estimons qu’elle serait suffisamment riche pour justifier d’en explorer la structure, d’en préciser le caractère ou, encore, d’en thématiser certains traits.

Le texte de Frédéric Ramel propose de revenir sur le débat au cours duquel C. Schmitt et Hans Kelsen, l’un des juristes contemporains de C. Schmitt alors parmi les plus en vue, s’opposèrent sur divers thèmes dont celui du droit international qui, contrairement aux débats sur la conception du droit, la conception du parlementarisme, la conception de la démocratie ou la nature de la souveraineté, demeure un peu moins bien connu, notamment dans la discipline des relations internationales. L’auteur avance que, de manière plus ou moins directe, ces deux figures clés se sont mesurées à un point tel d’ailleurs que l’on pourrait considérer que la réflexion de C. Schmitt sur le droit international ainsi que sur les relations internationales constitue, sur le fond, comme l’avance F. Ramel, « une réponse critique aux arguments de H. Kelsen ». À l’heure où l’un des enjeux importants de l’évolution contemporaine des relations internationales porte précisément sur l’avenir des principes de sécurité collective, ce retour sur un débat crucial mérite attention.

Le texte de Peter M.R. Stirk s’attaque plus directement à la réflexion de C. Schmitt et notamment à sa conception des transitions entre époques historiques qui, pour être au fondement du concept même de relations internationales, comme en témoigne par exemple l’usage qui est fait de l’expression « les Traités de Westphalie » pour marquer la rupture entre deux époques historiques, n’ont cependant guère retenu l’attention des chercheurs. À partir d’une lecture serrée et critique de la représentation schmittienne de la fin de l’époque du Jus publicum Europaeum, que celui-ci situe quelque part entre 1890 et 1914, P.M.R. Stirk propose une réflexion sur l’importance normative du thème de la périodisation pour l’étude des relations internationales. Non seulement serions-nous alors mieux en mesure d’apprécier, à partir des omissions et distorsions de C. Schmitt – qui tournent notamment autour de la question du Congo –, le caractère éminemment idiosyncratique qui est le sien dans Le nomos de la terre, mais sans doute serions-nous également plus sensibles aux dimensions polémiques que comporte tout effort de périodisation.

Revenant sur la controverse majeure soulevée par l’élaboration du concept de Grossraum ou d’« ordre de grand espace », le texte d’Emmanuel Pasquier analyse l’ambiguïté des positions qui sont celles de C. Schmitt et qui mettent véritablement en cause non seulement les rapports entre théorie et pratique, mais aussi ceux qu’entretiennent le droit et la politique. E. Pasquier met alors en évidence que cette controverse, née de ce que C. Schmitt apparaissait alors indiscutablement faire l’apologie de la politique expansionniste du iiieReich, va pourtant bien au-delà de son attitude pour toucher le « principe régulateur » de la politique internationale « au-delà de la loi du plus fort ». La défense schmittienne de cet ordre des grands espaces pourra alors se laisser comprendre dans toute sa richesse comme une théorie à deux faces qui, tout en légitimant certes l’exercice de la puissance, appelle néanmoins à faire preuve de mesure.

S’appuyant sur une interprétation de la critique des discours invoquant l’idée d’humanité que C. Schmitt a développée dans La notion de politique ainsi que sur la distinction entre ennemi réel et ennemi absolu proposée dans sa Théorie du partisan, le texte de Louiza Odysseos se propose d’apprécier l’importance des analyses schmittiennes pour qui souhaite développer une conception de l’obligation éthico-politique, en faisant invariablement l’impasse sur la dimension pluraliste de la politique. L’auteure s’attache ainsi à mettre en évidence que l’usage contemporain du concept d’humanité – par exemple dans le discours cosmopolitique qui s’impose depuis le début des années 1990 – demeure tout à fait vulnérable à la critique de C. Schmitt; laquelle devrait dans ces circonstances pouvoir être directement affrontée. L’analyse proposée par L. Odysseos ouvre ainsi la porte à des développements nous permettant d’entrevoir une représentation de l’éthique qui se fonde sur l’ouverture à l’ennemi et, partant, sur un pluralisme qui serait constitutif de la vie politique.

Enfin, le texte d’Alexander D. Barder et François Debrix prend prétexte de l’usage contemporain qui est fait de concepts tels que la « biopolitique » ou « l’état d’exception » – qui leur semblent être des indicateurs insuffisants pour réellement prendre la mesure de la spécificité de la situation contemporaine – pour pousser plus loin la démarche analytique grâce à une relecture des réflexions portant sur les thèmes de la souveraineté et du pouvoir, tant par Carl Schmitt que par Michel Foucault. Inspirés par une interprétation parallèle de la pensée de Hannah Arendt, A.D. Barder et F. Debrix esquissent les paramètres d’une conception « agonale » de la souveraineté et de la violence, distincte de la conception d’une souveraineté biopolitique qui est fréquemment évoquée aujourd’hui et qui serait surtout possiblement mieux à même de rendre compte de la situation contemporaine et de l’abîme qui s’ouvre peut-être à son horizon.