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I – Carl Schmitt et la science des relations internationales

Carl Schmitt n’est pas un théoricien des « relations internationales ». Certes, il a largement écrit sur des sujets qui nous semblent aujourd’hui relever de la science politique et, plus précisément, de la science des relations internationales. Mais Schmitt s’est toujours défendu d’être autre chose qu’un juriste – peut-être le dernier des juristes européens. Ainsi demande-t-il dans une lettre : « La science européenne du droit ? Où est-elle et qui est-elle ? Si elle est encore à l’honneur, c’est à moi qu’elle le doit » (Schmitt 2003 : 100 ; Schmitt 1950b). Schmitt est contemporain du moment où droit international et relations internationales se dissocient du point de vue académique. Nées après la Première Guerre mondiale, les « relations internationales » se constituent dans un rapport ambivalent vis-à-vis du droit international : pour les fondateurs de cette discipline nouvelle, notamment autour de l’Institute of International Relations, à Londres, il s’agit d’abord de seconder, sur le plan de l’analyse empirique des relations politiques, l’entreprise, portée par la Société des Nations, de juridicisation globale de la scène politique mondiale. Cette première génération (dont Alfred Zimmern est l’un des plus célèbres représentants) va cependant être désignée comme « idéaliste » par la suivante. Le droit international ayant été terni par les échecs de la Société des Nations, la discipline des relations internationales va s’orienter vers un réalisme politique, notamment avec Carr et Morgenthau, visant à appréhender, par-delà le légalisme et les déclarations d’intention, la logique des rapports de force, considérée comme plus explicative de la réalité que les relations juridiques (Battistella 2003). Carl Schmitt peut paraître proche de cette tendance réaliste des relations internationales, lui qui ne cesse de pourfendre le « normativisme juridique » au nom d’une pensée « selon l’ordre concret » (Schmitt 1934a). Cependant, la critique du formalisme juridique n’a jamais été, pour Schmitt, une critique du droit en tant que tel au nom de la politique. Idéalistes ou réalistes, les théoriciens des relations internationales partagent le fait de se définir dans une distinction par rapport aux juristes. Schmitt admettrait difficilement cette distinction. Symétriquement, cette difficulté pourrait être mise en rapport avec la difficulté que les juristes internationalistes ont pu avoir, de leur côté aussi, à reconnaître Schmitt pour l’un des leurs[1].

Schmitt lie indissociablement le juridique et le politique, c’est-à-dire le normatif et l’empirique. Où se situe-t-il ? Est-il à la frontière entre deux époques épistémologiques ? Schmitt représenterait-il un moment préliminaire de la science des relations internationales ? Le moment d’une politisation de la science juridique, encore ancrée du côté du droit ? Une telle lecture rétrospective risque de réduire la pensée de Schmitt à n’être qu’un moment dans un processus déterminé téléologiquement, comme s’il était nécessaire, dans la marche des sciences, que la science du droit international et la science des relations internationales se soient séparées l’une de l’autre pour se constituer chacune comme science véritable. Situer Schmitt à la charnière de ce processus, comme s’il avait été « tout simplement du mauvais côté de l’évolution historique du droit[2] », c’est manquer, peut-être, une partie de ce que Schmitt voulait dire en refusant de dissocier le juridique et le politique.

Schmitt se veut à contretemps en pleine conscience. Il est anachronique à la fois par rapport aux juristes et par rapport aux politologues parce qu’il les renvoie dos à dos. Le formalisme juridique et l’empirisme des sciences politiques, par-delà leur apparente opposition, forment un même système épistémologique, où la division du travail théorique est bien comprise. La théorie de la politique pure est le revers et la réponse à la Théorie pure du droit (Kelsen 1934). À l’une la compréhension de la logique de la puissance ; à l’autre la hiérarchisation des règles de droit. À l’une les faits, à l’autre les normes. Mais dans ce progrès des sciences, où chaque science constitue sa scientificité dans l’isolement de son objet spécifique, se constituent aussi des angles morts, qui rendent la science aveugle à ce qui, pour Schmitt, est l’essentiel, l’articulation entre droit et politique, entre légalité et légitimité.

Schmitt se situe volontairement en deçà de la dissociation entre droit et politique. À cette condition seulement, selon lui, on peut comprendre comment le droit peut prendre effet sur la politique. Les positions schmittiennes sont une récusation de frontières académiques déjà chargées d’un sens politique parce que, sous couvert d’une exigence de clarté, elles créent l’opacité qui empêche d’évaluer politiquement le droit et de régler juridiquement certains faits. Cette récusation est indissociable d’une récusation plus fondamentale, celle de la disjonction entre theoria et praxis[3]. Celui qui pense l’articulation du droit et de la politique ne peut pas le faire du haut d’une théorie pure. Il est obligé d’être lui-même « engagé » (Beaud 1993) dans la politique. Le problème que nous voulons aborder ici se noue alors : si la politique dicte sa loi au droit, si la theoria ne préserve pas son autonomie par rapport à la praxis – au nom du fait que cette autonomie est à tout jamais une illusion –, alors ce qui a d’abord été présenté comme condition de possibilité d’une régulation de la politique par le droit risque de se renverser en une subordination du droit à la politique. Tel est le « péril du politique » : le droit doit s’exposer au péril du politique s’il veut le réguler, mais il risque tout autant de s’y perdre, s’il ne fait qu’accorder une « prime de légalité » aux inégalités de fait.

La question de l’articulation entre theoria et praxis engage la question de l’articulation entre droit et politique. On l’abordera ici plus spécifiquement à travers une interrogation sur la théorie schmittienne de l’« ordre des grands espaces » (Schmitt 1939). Dans quelle mesure la théorie schmittienne de l’ordre des grands espaces est-elle juridique ? Que reste-t-il du « droit » dans cette doctrine qui, dès 1939, apparaît comme une justification de la politique expansionniste du iiiReich ? Dans quelle mesure cette théorie permet-elle de penser les conditions d’une limitation des conflits entre les puissances, comme Schmitt le prétend lorsqu’il demande « le grand problème n’est-il pas de mettre des bornes à la guerre ? » (Schmitt 1932 : 54) ?

Dans quelle mesure une théorie qui prend le parti du réel ne court-elle pas le risque de se subordonner au réel ? Martti Koskenniemi a montré comment le discours des juristes internationalistes est structurellement en tension entre un pôle utopiste et un pôle apologétique (Koskenniemi 2005). Le réalisme anti- utopiste de Schmitt ne le fait-il pas tomber du côté d’une apologie de la politique de puissance dont on voit mal comment elle établit des limites à l’extension indéfinie de cette puissance ? N’y a-t-il pas chez Schmitt une foi dans le fait que, de l’exercice des puissances mené à son terme, doit résulter un équilibre, « comme par l’effet d’une main invisible », pour reprendre l’expression d’Adam Smith ? Malgré son hostilité à la pensée libérale, qu’il considère comme une dénégation de la réalité de la politique, c’est-à-dire de la distinction ami-ennemi, la pensée politique de Schmitt aurait quelque chose d’analogue à la pensée économique libérale : le rejet d’une direction « par le haut » des affaires humaines et la confiance en une régulation immanente produite par le libre exercice des puissances des sujets. Une pensée de la « libre-concurrence » de la puissance[4].

La question que l’on adresse ici à la théorie schmittienne ressemble à celle que l’on peut poser aux théoriciens du marché comme « laisser faire, laisser passer » : quel en est le principe régulateur, à part la loi du plus fort ? Quel mécanisme de régulation interne des relations de puissance permet d’y voir une relation de type juridique et non une simple relation de fait ?

II – Le « gardien » du droit

La critique schmittienne de la Société des Nations repose sur l’idée que toute tentative de réguler par le haut provoque une dérégulation du système. L’instance supranationale ne peut pas constituer la neutralité requise pour éviter de devenir l’instrument de la puissance de certains acteurs sur les autres. Ce dysfonctionnement est encore renforcé lorsque l’on prétend, comme le suggère Kelsen, donner à cette instance la forme d’un tribunal, pour jouer sur la « ligne de moindre résistance » des États souverains (Kelsen 1944). Un pouvoir supranational est d’autant plus redoutable qu’il se donne sous l’aspect d’un pouvoir judiciaire neutre à valeur universelle. Il met alors à la merci de ceux qui le contrôlent les États qui prétendent se soustraire à sa juridiction, considérés comme des États criminels, sans recours possible. Pour Schmitt, la constitutionnalisation de l’ordre juridique international marque le « tournant vers le concept de guerre discriminatoire » (Schmitt 1938). Les conflits montent alors aux extrêmes, car les guerres sont pensées comme des guerres de l’Humanité elle-même. Les ennemis sont criminalisés, mis hors du droit et, finalement, déshumanisés. En somme, la constitutionnalisation de l’ordre juridique international crée directement, pour Schmitt, les conditions d’une guerre d’extermination.

À cela, Schmitt oppose différents modèles d’équilibre immanent des relations internationales. La distinction médiévale entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, entre Imperium et Sacerdotium, entre Auctoritas et Potestas, en est un premier exemple. Elle permettait au Pape de se constituer comme une instance neutre qui pouvait arbitrer les conflits entre princes souverains (Schmitt 1950a : 65 et 128). Cependant, l’ordre médiéval fut disloqué sous l’effet des guerres de religion dont l’enjeu était, précisément, la mise en question de la neutralité du pouvoir papal. Ces guerres ne vont trouver un terme que lorsqu’une nouvelle formule d’équilibre sera trouvée. Le principe « cujus regio, ejus religio » exprimait, si l’on suit Schmitt, la fin des affrontements transfrontaliers inexpiables, menés au nom d’idéologies universalistes antagonistes, le catholicisme et le protestantisme. Le cadre conceptuel nouveau, celui de la souveraineté étatique, permit la mise en place d’un nouvel ordre européen issu des traités de Westphalie et d’Utrecht. Vattel en propose la formalisation juridique en substituant le concept de « guerre en forme » à celui de « guerre juste », permettant de rendre effectif un droit de la guerre entre des États qui se considèrent mutuellement comme des adversaires d’égale dignité. C’est l’âge du Jus publicum Europaeum, second grand modèle d’équilibre des puissances.

Schmitt analyse la cohésion systémique de cet ordre européen des 17e et 18e siècles à la fois au niveau extra-européen et au niveau intra-européen. Au niveau extra-européen, les conquêtes territoriales, sur le continent américain en particulier, permettent de délocaliser les conflits entre puissances européennes au-delà de « lignes d’amitié », où les règles du droit de la guerre ne valent plus. Moyennant quoi, les conflits qui ont lieu sur le territoire européen peuvent garder, eux, une amplitude limitée.

À l’intérieur de l’Europe, l’équilibre du système repose sur l’institution juridique de la neutralité, elle-même liée à la structure des États d’Europe centrale. Schmitt en décrit le mécanisme dans les termes suivants :

L’ancien droit interétatique trouvait sa garantie, non dans quelque pensée d’une justice au contenu déterminé, ou dans un principe de répartition objective, ni dans une conscience juridique internationale, qui a montré qu’elle n’était pas mobilisable pendant la guerre mondiale et à Versailles, mais […] dans un équilibre des États. La représentation [Vorstellung] productrice de mesure, c’est que les rapports de force entre les grands et les petits États se contrebalancent de manière continuelle et que, contre les États qui deviennent les plus forts, et qui par conséquent menacent le droit international, une coalition des plus faibles se forme. Cette balance qui oscille, qui se constitue au cas par cas, se déplaçant continuellement, et donc extrêmement sensible, peut véritablement représenter parfois selon la situation, une garantie effective du droit international, s’il y a suffisamment de puissances neutres. Les neutres ne sont en ce sens pas seulement les témoins impartiaux de la guerre-duel, mais aussi les véritables garants et gardiens du droit international [eigentlichen Garanten und Hüter des Völkerrechts]. Il y a dans un tel système de droit international autant de droit international véritable qu’il y a de véritable neutralité.

Schmitt 1939 : 56-57

« Gardien du droit international ». Schmitt reprend ici à propos des États neutres de l’Europe centrale du xviiie siècle la même expression que celle par laquelle il caractérisait le président du Reich sous la République de Weimar, dans la polémique qui l’opposait à Hans Kelsen sur la question du « gardien de la constitution » (Schmitt 1931 et Kelsen 1931). Transposée à l’échelle internationale, la question reste la même : à quelles conditions, concrètes et conceptuelles, un acteur peut-il émerger comme une instance neutre qui puisse servir alternativement de recours aux différents partis en conflit ?

Sous Weimar, Schmitt contestait à Kelsen que ce rôle puisse être endossé par une instance judiciaire, une cour constitutionnelle. Car une telle cour devrait trancher des litiges indécidables dans les termes du droit établi. Elle devrait créer du droit et agirait en véritable souverain. Mais en même temps le maintien de sa forme judiciaire constituerait une dénégation de sa souveraineté. Pour Schmitt, cette tâche revenait par nature au Président, comme un monarque républicain « au-dessus des partis ». En 1939, de manière analogue mais dans le champ du doit international, la théorie de « l’ordre des grands espaces » est la réponse schmittienne à l’idéologie supranationaliste portée notamment par Kelsen.

III – Le concept de « grand espace »

L’ordre européen, régi par le Jus publicum Europaeum, se disloque après la Première Guerre mondiale, qui voit de nouveau émerger deux grands universalismes antagonistes : celui de l’Union soviétique et celui des États-Unis. Toute la période de l’entre-deux-guerres, sous l’aspect de la recherche de la paix mondiale grâce à la Société des Nations, marque en fait le retour du concept de « guerre juste ». Celui-ci n’est qu’en apparence héritier du concept médiéval, puisqu’il ne connaît plus les médiations de la papauté. La mise hors la loi de la guerre, qui culmine avec le pacte Briand-Kellogg, coïncide avec la construction d’un concept d’ennemi comme ennemi de l’Humanité. L’histoire est dès lors de nouveau entrée, pour Schmitt, dans un moment négatif, analogue à l’époque des guerres de religion, et elle attend son Bodin ou son Vattel pour trouver les nouvelles conceptualités capables de rétablir un ordre mondial.

Ces nouvelles conceptualités, Schmitt les élabore entre 1939 et 1941, dans les deux éditions de son essai Völkerrechtliche Grossraumordnung, mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte. Texte de guerre, il n’en appartient pas moins pleinement au corpus schmittien et constitue en quelque sorte le chapitre manquant à son Nomos de la terre. Dans ce grand ouvrage d’après-guerre, Schmitt reprend ses analyses concernant la dissolution du Jus publicum Europaeum, mais il y gomme les mentions trop explicites de la solution qu’il estimait y avoir trouvée. Il faut dire que l’énoncé de cette solution est ainsi formulé :

Le nouveau concept ordonnateur d’un nouveau droit international est notre concept de Reich, qui émane d’un ordre de grand espace [Grossraum] populaire [volkhaft], porté par un peuple [Volk].

Schmitt 1939 : 63

Une telle terminologie écorche encore aujourd’hui les oreilles et l’on conçoit que Schmitt, en 1950, lorsqu’il publiait Le nomos de la terre, ait préféré la mettre « en sourdine ». Mais, quoiqu’il travaille dans une combinatoire conceptuelle commune avec l’idéologie officielle du iiie Reich – « Reich », « Raum », « Volk » –, la combinaison que produit Schmitt n’est au bout du compte pas identique à celle du nazisme[5].

Le concept de grand espace est indissociable chez Schmitt du concept de Reich. Tout Reich a un grand espace sur lequel il exerce sa souveraineté. Entre Reich et grand espace se joue une relation de type hymémorphique. Le grand espace est la matière, la substance sous-jacente, douée d’une mesure interne d’ordre socioéconomique. Le Reich informe politiquement cette matière, c’est-à-dire qu’il lui donne sa dimension institutionnelle. « Les Reiche, dit Schmitt, sont en ce sens les puissances qui guident et portent, et dont l’idée politique rayonne dans un grand espace déterminé » (Schmitt 1939 : 49).

Le concept d’État, dit Schmitt, n’est plus pertinent pour penser la politique planétaire. Mais il ne s’agit pas de dépasser l’État dans une intégration universelle supranationale. Les États sont, ou doivent être, rassemblés dans des ensembles plus grands, les Reiche-grands espaces. Le rapport entre État et grand espace n’est pas complètement simple, car l’intégration à un grand espace n’est pas l’abolition pure et simple de l’État : le nouvel ordre, dit Schmitt, « part du concept de peuple et laisse subsister les éléments d’ordre compris dans le concept d’État […], sans nier les peuples et les États, et sans conduire […] vers un droit mondial universaliste-impérialiste » (Schmitt 1939 : 63). Un « principe d’ordre » de l’organisation interétatique subsiste donc, mais la notion de « grand espace » ouvre un niveau d’intelligibilité des relations internationales supérieur à celui des relations interétatiques. Le schéma interétatique, fondé sur le postulat de l’égalité des États, est voué à faire sortir de son champ d’intelligibilité un ensemble de phénomènes. En particulier les modes non « politiques » de subordination de certains États à d’autres : la subordination technico-économique ne se traduit pas dans les catégories du droit international public, et sa nature politique n’apparaît pas. Au sein d’un même grand espace, les États sont liés par une interpénétration économique, qui est le mode de domination d’un État et d’un peuple maître sur les autres, mais dont la domination n’a pas pris la forme d’une incorporation politique de type impérial. C’est pourquoi il y a une spécificité, pour Schmitt, du concept de Reich-grand espace par rapport au concept classique d’ « empire », notamment les anciens empires coloniaux européens. Le Reich-grand espace n’est pas – dit Schmitt – le produit d’une conquête militaire subordonnant un ensemble d’États selon des catégories qui resteraient les catégories du droit international public classique. La domination économique se fait sans avoir besoin de se traduire en termes d’hégémonie politique. Schmitt décrit ainsi la « forme moderne de direction [Lenkung] dont la première caractéristique est de renoncer à l’annexion territoriale déclarée de l’État dirigé » (Schmitt 1950a : 250).

Cette « direction » d’un État par un autre passe par des traités internationaux d’intervention, dans lesquels le statut territorial n’est pas modifié : « L’espace apparent, évidé, de la souveraineté territoriale reste intact, mais la teneur réelle de cette souveraineté est altérée. » Le contrôle matériel est si bien établi que, « d’un point de vue strictement juridique, il n’y a même plus en l’occurrence d’intervention » (Schmitt 1950a : 249)[6]. Schmitt explique :

Le but de cette nouvelle méthode est de supprimer l’ordre et la localisation inhérents au territoire étatique dans sa forme admise jusque-là […] La souveraineté territoriale se transforme en un espace vide, ouvert à des processus socioéconomiques. On garantit extérieurement l’état de possession dans le cadre de ses frontières linéaires, mais non la substance, le contenu social et économique de l’intégrité territoriale. […] L’espace de la puissance économique détermine le champ d’action en droit des gens. Un État dont la liberté d’action est ainsi sujette à des droits d’intervention est autre chose qu’un État dont la souveraineté territoriale consiste à déterminer librement, par sa propre décision souveraine, la mise en oeuvre concrète de notions comme indépendance, ordre public, légalité et légitimité, ou même sa constitution en matière de propriété ou d’économie, et à réaliser ainsi le principe cujus regio ejus economia.

Schmitt 1950a : 250

L’État est donc à la fois conservé et dépassé, dans une forme de Aufhebung dialectique : une certaine organisation territoriale est préservée ; mais, sur la question politique la plus essentielle, celle qui définit la souveraineté politique proprement dite, c’est-à-dire la faculté de décider qui est l’ennemi, la compétence est déplacée au niveau supérieur, celui du Reich. La ligne de partage entre ami et ennemi passe désormais entre des grands espaces et non entre des États.

Le paradigme historique sur lequel s’appuie Schmitt pour élaborer le concept de grand espace[7] est la doctrine Monroe de 1823. Schmitt y attache trois caractéristiques : 1) l’indépendance de tous les États américains ; 2) l’absence de colonisation dans cet espace ; 3) l’absence d’intervention de puissances extra-américaines dans cet espace (Schmitt 1939 : 23)[8]. La réalité de la souveraineté ne s’exerce pas positivement par la conquête, mais négativement, par « l’interdiction d’intervention à toute puissance étrangère ». Le Reich est l’instance souveraine capable de décider qui intervient et qui n’intervient pas sur un espace donné. Réciproquement, cette faculté de décision de l’intervention est la forme nouvelle de la souveraineté : elle laisse subsister en dessous d’elle des formes secondaires de la souveraineté, héritées de l’âge interétatique. Mais elle confisque à son profit le pouvoir ultime de décision et d’interprétation pour ce qui concerne l’intervention.

C’est pourquoi elle va de pair avec le nouveau principe : cujus regio, ejus economia. Ce principe ne désigne pas un principe d’autarcie économique – Schmitt n’ignore pas qu’il existe un commerce mondial –, mais plutôt une cohésion socioéconomique régionale, définissant matériellement un grand espace ; il désigne, par ailleurs, un principe de souveraineté économique, une faculté de définir le régime économique valable pour ce grand espace, « sa constitution en matière de propriété ou d’économie » (Schmitt 1950a : 250) – les deux grands modèles antagonistes existants étant l’économie soviétique planifiée et l’économie capitaliste.

IV – Le problème de la juridicité

Le concept de grand espace noue de manière originale la politique et l’économie en caractérisant la forme moderne de domination qui n’a pas besoin d’en passer par l’annexion politique directe. Il reste cependant à comprendre en quoi il s’agit, pour Schmitt, d’une théorie juridique. Schmitt définit de nouvelles grandeurs politiques, et fait apparaître le caractère inadéquat de la sdn et d’une grille de lecture strictement interétatique comme instrument de régulation entre ces nouvelles instances. Ce faisant, ne se voue-t-il pas à une dissociation entre le politique et le juridique ? Quelle alternative à la sdn propose-t-il en termes juridiques ? Sa théorie n’est-elle pas simplement politique, comme on a pu dire que la doctrine Monroe était un principe politique et non juridique ?

Dans Völkerrechtliche Grossraumordnung, Schmitt écarte comme un faux problème l’idée que la doctrine Monroe serait seulement un principe politique, sans être vraiment juridique. Il a beau jeu de rappeler que la doctrine Monroe est maintes fois évoquée dans le droit positif. D’une part, parce que tous les traités de droit international consacrent des développements à la doctrine Monroe. Elle est donc constituée comme un objet juridique, qu’on le veuille ou non. D’autre part, parce que les États-Unis eux-mêmes se réfèrent à la doctrine Monroe comme à un principe juridique, qui est le droit à l’autodétermination, dans la conclusion de leurs traités. Enfin, parce que l’article 21 de la Convention de Genève reconnaît la doctrine Monroe. Si la doctrine Monroe existe dans le droit positif, cela veut dire que le principe de grand espace peut exister juridiquement et que le droit international peut déroger à un droit strictement interétatique. cqfd : le droit positif, celui-là même qui est reconnu par les États libéraux, entérine déjà la notion de grand espace.

On ne reconnaît cependant guère Schmitt dans cette argumentation de type positiviste. Pour Schmitt, le droit ne saurait se réduire au droit positif. On sait qu’il oppose la loi constitutionnelle (la légalité positive) à la Verfassung, ou constitution concrète d’un peuple, où s’articulent légalité et légitimité (Schmitt 1928 : 211). Il faut qu’une nation soit concrètement « constituée » comme telle pour qu’elle puisse se doter d’une constitution. Le concept de nomos a pour fonction de transposer cette distinction, mutatis mutandis, dans le champ du droit international : le droit international ne saurait se réduire à un ensemble de règles de droit positif, essentiellement contenues dans des traités interétatiques. Il réside dans un ordre international concret, le nomos, selon lequel les relations internationales sont régies.

Attester la référence à la doctrine Monroe dans le droit positif, c’est contrer les positivistes sur leur propre terrain, mais ce n’est pas le reflet de la conception schmittienne. Celle-ci doit être cherchée dans une pensée juridique « selon l’ordre concret ». La juridicité ne pouvant échapper au critère de son effectivité, la « juridicité » à proprement parler n’est ni dans le fait, ni dans la norme pure, mais dans un certain état d’adéquation de la norme au fait, qui permet à celle-là d’avoir prise sur celui-ci. Tout le problème du droit est le problème du lien entre l’abstraction normative et la réalité empirique : « Le droit, dit Schmitt, est une pensée abstraite, qui n’est pas dérivée des faits et qui ne peut avoir d’incidence sur ceux-ci ; le sujet d’un vouloir orienté vers la “réalisation” ne peut qu’être une réalité [une réalité empirique]. Le problème réside dans la manière de lier ces deux univers[9] » (Schmitt 1914). C’est ainsi que Schmitt s’exprimait dans un texte de jeunesse où il affrontait la question du lien entre le fait et la norme. Les faits seuls ne sont pas juridiques ; mais les normes seules ne le sont pas non plus si elles se réduisent à un édifice abstrait dont les conditions de mise en application ne sont pas garanties par une instance concrète.

Dans le texte de 1914, cette instance concrète, c’est l’État : l’État réalise cette metabasis eis allo genos, selon les termes d’Aristote, ce « passage d’un genre à un autre ». L’État est au centre d’une tripartition entre la sphère abstraite du droit et l’univers empirique des individus :

La place de l’État comme médiateur entre deux univers résulte d’une opposition entre la norme et le monde réel empirique. À ce point charnière, le droit passe de la pensée pure à un phénomène terrestre. L’État est donc une formation de la sphère juridique, dont le sens réside exclusivement dans la tâche de réaliser le droit.

Schmitt 1914 : 100

La pensée de Schmitt est une pensée de l’instanciation : il n’y a de droit véritable que si l’idée du droit s’incarne dans une instance capable de lui donner une réalité empirique. C’est pourquoi la « politique » n’est pas opposable au droit : elle est le champ dans lequel est rendue possible l’effectuation du droit. La pensée schmittienne de la « souveraineté », comme instanciation du droit[10], va ensuite s’autonomiser par rapport à la figure de l’État et se transposer au Reich-grand espace.

V – Vers un nouveau droit international

Schmitt (1939 : 62) distingue quatre modalités juridique d’un ordre mondial des grands espaces :

  • Les relations commerciales et de droit privé entre les ensembles socioéconomiques que sont les grands espaces.

  • Les relations entre les instances politiques que sont les Reiche : homologue du droit public interétatique, transposé à l’échelle des Reiche.

  • Les relations entre les instances politiques que sont les peuples à l’intérieur d’un même grand espace : forme résiduelle de l’ancien droit interétatique, devenu une modalité du droit interne du Reich.

  • Les relations entre les instances politiques que sont les peuples de différents grands espaces : prolongement de l’ancien droit public interétatique, à l’exclusion de la dimension essentielle de la souveraineté concernant le règlement des conflits armés.

Schmitt pense donc bien un véritable « droit international » – quoiqu’il ne soit pas supranational – contrairement à ce que dit Franz Neumann, qui voit dans la théorie des grands espaces une simple négation de tout droit international[11] (Neumann 1942 : 158). Encore faut-il justifier effectivement qu’il y ait dans les relations entre les grands espaces et entre les peuples un principe de limitation et de régulation, pour que l’on puisse parler de « droit ». C’est une exigence qui découle de la définition schmittienne du droit : si le droit n’est pas seulement le droit positif, mais a d’abord et essentiellement le caractère concret d’un ordre, il n’y a droit que s’il y a une mesure interne des rapports de force qui permet d’atténuer la violence des conflits en les maintenant en deçà du désir d’extermination mutuelle. L’analyse schmittienne remplit-elle ce contrat ?

Pour Schmitt, ce qui doit émerger dans le droit positif du fait d’une juste identification des acteurs les uns par les autres, se reconnaissant mutuellement comme sujets du droit international, c’est un « droit de la guerre ». C’est la transposition sur le monde moderne du schéma de l’Europe westphalienne : la juste reconnaissance des adversaires comme justi hostes suppose l’absence de mise en cause de l’existence mutuelle. Les conflits ont lieu dans ce cadre qui implique que soient garanties les conditions du retour à la paix ; ce qui implique que les conflits armés préservent une forme de dignité humaine, en garantissant par exemple un certain traitement des non-combattants ainsi qu’une certaine forme de respect des prisonniers de guerre et des blessés.

L’émergence de ce jus in bello comme droit positif ne peut se faire que si un principe d’équilibre règne sur l’ordre des grands espaces. Or, le dispositif de l’Europe westphalienne, qui supposait en particulier la délocalisation des conflits en dehors du territoire européen, au-delà des lignes d’amitié, est périmé à l’âge de la politique planétaire. Il n’y a plus désormais de territoires extérieurs qui pourraient servir d’exutoire à la violence. Quel est donc le nouveau principe d’équilibre, censé garantir que les conflits ne dégénèrent pas en guerres d’extermination, où l’un des grands espaces raserait ou s’incorporerait l’autre ? Qui donc est le gardien du droit international dans l’ordre des grands espaces ? La réponse de Schmitt en 1939 est la suivante :

Le Reich allemand, au centre de l’Europe, se tenait entre l’universalisme des puissances de l’Ouest, démocrate-libéral et tendant à l’assimilation des peuples, et l’universalisme de l’Est bolchevique-mondial-révolutionnaire, et, sur les deux fronts, avait à défendre le caractère sacré d’un ordre vital non universaliste, centré sur le peuple et attentif aux peuples [volkhaft und völkerachtenden].

Schmitt 1939 : 51

C’est le Reich allemand, dit Schmitt, qui sera la puissance neutre et équilibrante (!), parce qu’il opposera aux universalismes irréconciliables du communisme et du capitalisme une pensée qui n’est pas universaliste et qui n’est pas technico-économique. La singularité du Reich allemand, selon Schmitt, serait d’être une souveraineté consciente d’elle-même, par opposition aux souverains de l’Est et de l’Ouest, qui dénient la dimension politique de leur souveraineté et la noient dans un universalisme technique aveugle et destructeur. Seule la reconnaissance, la réhabilitation du fait que la politique est « décision », donc singularité, peut permettre un dépassement de l’universalisme. C’est à cette condition que pourra émerger une juridicité véritable qui ne criminalise pas l’adversaire.

L’emploi de l’adjectif « sacré » pour caractériser cet ordre non universaliste n’est pas, chez Schmitt, un terme anodin. Dans la théologie politique schmittienne, le vrai universel n’est pas celui qui s’affirme comme universel, car celui-ci se rend incapable de reconnaître aucun particularisme, c’est-à-dire incapable de reconnaître l’Autre. Le vrai universel est celui qui se manifeste comme particulier, comme Dieu s’incarne dans le Christ. Les universalismes soviétique et libéral qui se pensent comme des procès sans sujet, techniques et non politiques, ne connaissent pas d’extériorité à eux-mêmes. C’est pourquoi ils sont voués à la destruction mutuelle si, entre eux, ne surgit pas, comme le katechon qui doit retarder la fin du monde, une puissance qui restitue la politique contre le règne de la technique. Qui restitue le sujet contre le règne du processus aveugle. Ce n’est qu’en reprenant conscience de soi comme politique que la politique mondiale peut retrouver une mesure, qui y rende possible le règne du droit.

La théorie schmittienne des grands espaces n’est pas, comme on le croit parfois, une théorie d’un équilibre entre puissances équivalentes. C’est sans doute sur ce point décisif qu’elle se distingue de la théorie du Lebensraum. Schmitt est critique de la représentation d’un équilibre de type vectoriel, mécaniste « qui n’est rien d’autre qu’un ordre de forces opposées qui se contrebalancent » (Schmitt 1950a : 89). Une telle représentation homogénéise l’espace de manière abstraite, géométrique, sans en penser les hétérogénéités internes. Pour Schmitt, il n’y a équilibre possible que parce qu’il n’y a pas équivalence entre les instances qui sont en jeu, c’est-à-dire parce qu’il y a des hétérogénéités. Ainsi peut se constituer un « tiers politique », défini par sa neutralité. Il ne s’agit pas d’un équilibre statique où les régions du monde seraient comme des ballons qui gonflent et se pressent mutuellement jusqu’à une position d’équilibre, mais d’un équilibre dynamique, valse à trois temps entre les parties en conflit et les instances externes qui, d’une manière ou d’une autre, les ramènent à la « raison », c’est-à-dire au juste rapport. Pour Schmitt, le Reich allemand, en affirmant son particularisme, jusque dans son racisme[12], est censé faire barrage au potentiel destructeur des deux universalismes, bolchevique et capitaliste, qui sont voués, sans cela, à se livrer une lutte sans merci. Ce n’est pas sans poser quelques problèmes.

VI – Le problème de la mesure

On peut dire que l’histoire a apporté un sévère démenti à Schmitt. On voit mal en quoi le régime nazi a donné une quelconque illustration à cette théorie schmittienne de la mesure. Ni à l’intérieur du « grand espace » nazi, où, en fait d’« attention aux peuples », a plutôt eu lieu l’exploitation la plus crue et la plus meurtrière ; où l’« amitié » censée prévaloir à l’intérieur d’un même grand espace s’est traduite par la discrimination raciste ; où les « éléments d’ordre » censés prévenir les guerres d’extermination ont servi à justifier l’extermination. Ni à l’extérieur, dans les rapports entre grands espaces, où la conquête hitlérienne, loin d’ériger l’Allemagne en instance « neutre » entre l’urss et les États-Unis, a bel et bien entrepris de s’étendre d’un côté comme de l’autre. La théorie qui dénonce dans la sdn un dispositif de criminalisation et de mise hors de l’humanité de l’ennemi aboutit finalement à la justification d’une déshumanisation de l’homme de la pire espèce. Que reste-t-il de la « mesure » dans tout cela ?

Il y a là un paradoxe qui ne peut pas être simplement réduit à l’écart qui existe entre la doctrine de Schmitt et la pratique effective du IIIe Reich. Que cette doctrine ait visé à justifier cette pratique n’est pas seulement circonstanciel, mais est lié à une tension interne dont elle est traversée. Dans son oscillation entre décisionnisme et pensée selon l’ordre concret, la théorie schmittienne tend à entrer dans un cercle logique : d’un côté, l’ordre concret est censé fournir des bornes au caractère arbitraire de la décision, qui ne peut être légitime, donc faire autorité et fournir une base légale, que si elle est l’expression de cet ordre concret ; mais, de l’autre côté, c’est la décision qui donne sa dimension proprement politique à l’ordre concret, donc c’est elle qui en fixe les bornes. Dès lors, la théorie schmittienne dérape : on ne voit plus où sont les garde-fous censés prévenir un expansionnisme sans borne, du moment qu’il est concrètement possible. Si c’est le Reich allemand qui a vocation à fixer les bornes du droit international, en quoi sa puissance en droit pourra-t-elle être distinguée de sa puissance de fait ?

Kelsen, critiquant les auteurs souverainistes qui s’en prennent au principe de « guerre juste », exprime bien ce paradoxe :

Pareille interprétation du droit international, dit Kelsen, entraîne des conclusions qui, en vérité, ne laissent pas d’être paradoxales : aucun État n’est autorisé à procéder à une ingérence limitée dans la sphère d’intérêt d’un autre État, cependant que les États sont tous pleinement autorisés à effectuer une ingérence illimitée dans la sphère d’intérêts d’un autre État. Selon cette interprétation, l’État viole le droit international s’il inflige un dommage limité à un autre État, auquel cas il est permis à son ennemi de réagir au moyen de représailles. Toutefois, l’État ne viole pas le droit international, il ne se rend pas passible de sanction si, en s’ingérant dans la sphère d’un autre État, il sème la mort et la désolation dans la population et le pays de son ennemi. Il en irait de même d’un ordre social qui punirait les menus larcins tout en laissant impuni le vol à main armée.

Kelsen 1945 : 388

Le maintien de l’idée d’une mesure, dans ce contexte, doit procéder d’une foi en une forme de Providence. Et, en effet, il y a des traces que la théologie politique de Schmitt va de pair, en ce qui concerne les relations internationales, avec une certaine « mystique de l’espace » (Haggenmacher 2001: 35) :

Inexorablement, dit Schmitt, le nouveau nomos de notre planète se déploie. Beaucoup n’y voient que mort et destruction. Certains croient vivre la fin du monde. En réalité, nous vivons seulement la fin des relations anciennes de la terre et de la mer. L’ancien nomos fait tomber cependant avec lui tout un système de mesures, de concepts et d’habitudes acquis. Mais cet avenir n’est pas pour autant sans mesure ou bien un néant hostile à tout nomos. Même dans les plus cruels combats, d’anciennes et de nouvelles forces peuvent trouver la juste mesure et se construire des proportions adéquates.

Schmitt 1955, 1995 : 520

Et Schmitt de conclure sur ces vers de Hölderlin : « Ici aussi sont les dieux et ils règnent, / Grande est leur mesure ».

Le nomos de la terre semble mû d’une logique interne, quasiment transcendante par rapport aux décisions humaines. Dans cette phrase, le nomos n’apparaît plus seulement comme la répartition du pouvoir politique d’une époque donnée, mais comme un processus diachronique qui « se déploie inexorablement ». Nomos semble ici, de manière inédite mais significative, désigner un certain destin du monde. La violence, y compris dans ses formes les plus extrêmes, est encore nomos, elle est encore l’expression d’une mesure, mesure inhumaine et destructrice, mais mesure quand même d’un nomos qui cherche son prochain point d’équilibre. L’humanité aura l’ordre qu’elle méritera, semble dire Schmitt. À la limite, même son autodestruction sera encore une figure de l’« ordre ».

Dans cet ancrage métaphysique, on touche à la limite de la théorie juridique de Schmitt. Car si, quoi qu’il arrive, tout est ordre, alors on perd en fait tout critère pour distinguer l’ordre du désordre. On se souvient du diagnostic que faisait Jacob Taubes à propos de Schmitt :

Le juriste est obligé de légitimer le monde comme il est […] tant qu’on peut trouver la moindre forme juridique, avec quelque sophistication que ce soit, il faut absolument le faire, sinon règne le chaos. C’est ce que Schmitt appellera plus tard le Kat-echon, le « reteneur », qui réprime le chaos exprimant la poussée d’en bas.

Taubes 2003 : 110

La justification du caractère juridique des relations de puissance a donc un prix important dans l’économie théorique schmittienne : c’est que, d’une certaine manière, on ne peut plus sortir du droit. Tout est droit, quoi qu’il arrive, puisque ce qui arrive est l’accomplissement du nomos[13]. Le système schmittien, s’appuyant sur l’idée qu’il existe un « droit originaire » qui est « un droit naturel sans que le naturalisme ne puisse y pénétrer » (Schmitt 1914 : 117), renonce à la fois aux garde-fous du positivisme et à ceux du jusnaturalisme. C’est ainsi que l’énoncé « der Führer schützt das Recht » (« le Führer protège le droit ») (Schmitt 1934b) peut y devenir une tautologie qui donne à toute décision de Hitler le statut d’expression du droit.

Schmitt oppose à la démesure de la « philosophie de la terre électrifiée » (Schmitt 1923), partagée par le capitalisme et le communisme, la mesure du théologico-politique. Celle-ci est censée faire barrage au déterminisme aveugle et destructeur de la technique[14], en rétablissant dans leurs droits la décision et le sujet politiques. Mais cette conception théologico-politique porte à son tour en son sein les germes d’un certain fatalisme, d’une autre nature, mais non moins dangereux. L’opposition entre technique et politique radicalise l’image de la technique comme processus aveugle. Elle crée la figure d’un ennemi absolu – Schmitt le désigne aussi comme l’Antéchrist. Figure non moins inhumaine que l’ennemi déshumanisé censé advenir avec la civilisation technique dont c’est la vocation, selon Schmitt. Le déploiement providentiel du nomos de la terre semble tout aussi aveugle au prix de la vie humaine que l’anomie de la terre électrifiée.

Cette conception est d’autant plus redoutable qu’elle va de pair avec un détachement certain, qui confine au mépris, par rapport à la vie humaine individuelle :

L’impératif kantien, dit ainsi Schmitt, selon lequel l’homme est toujours un but et jamais un moyen, ne vaut que si le présupposé d’autonomie est satisfait, ce qui ne concerne que les purs êtres de raison et pas un exemplaire d’une quelconque espèce biologique. Pour ces raisons, l’individu empirique concret est indifférent dans l’État.

Et plus loin :

Qu’il y ait des hommes est moins important qu’ils soient bons et justes.

Schmitt 1914 : 128 et 136

De tels énoncés ont de terribles résonances. Dans une doctrine où la notion de « sujet de droit » ne renvoie pas aux personnes physiques, mais aux souverains qui sont les médiateurs entre le droit et les hommes, combien de morts individuelles faut-il pour que règne la « mesure » entre les souverains ? À un certain moment, il faut bien poser à cette conception qualitative de la mesure-équilibre la question d’une mesure quantitative. La mesure divine devient vite démesurée, une fois ramenée à l’échelle humaine. Combien de génocides sont-ils acceptables pour faire parvenir le nomos de la terre à son nouveau point d’équilibre ?

Dans la plaidoirie qu’il livre après-guerre pour la défense d’un industriel allemand, où il examine les charges qui pèsent sur les criminels de guerre nazis (Schmitt 1945a), Schmitt reconnaît la légitimité de la condamnation des nazis pour crimes contre l’humanité. Ces crimes sont considérés comme crimen infandum et atrocities. Le génocide ne peut pas être, pour Schmitt, un moyen de guerre légitime. Même s’il récuse par ailleurs le caractère abstrait de la notion de « crime contre l’humanité », tout son système est clairement basé sur l’idée qu’il faut que les guerres soient menées d’égal à égal, en préservant les civils, en limitant les victimes en général. Mais la théorie schmittienne est telle que l’on ne sort jamais du nomos. La Shoah – pour opposer un nom à un autre – fait encore partie du nomos pour Schmitt ; elle n’en est pas l’explosion radicale. Elle ne représente pas une rupture dans l’histoire elle-même. Au fond, elle reste dans l’ordre des choses, un épisode tragique parmi d’autres dans la marche titanesque du nomos broyeur d’hommes. Penseur de l’exception politique, Schmitt tend finalement à ériger l’exception en une sorte de norme historique où, apparemment, seul le Second Avènement du Christ pourrait véritablement faire « événement ». Schmitt apparaît situé historiquement : alors même que toute sa théorie est bâtie comme avertissement contre les guerres d’extermination à venir, il ne voit pas que le génocide a déjà eu lieu. Sa crainte concrète, dans l’après-guerre, est sans doute que l’Europe centrale devienne le champ de bataille nucléaire de la lutte entre les États-Unis et l’urss. C’est l’annihilation possible de l’Allemagne et d’une partie de l’Europe qu’il a en tête, dans une continuité avec sa critique de la sdn, du traité de Versailles et du traitement infligé à l’Allemagne après la Première Guerre mondiale. C’est cette cohérence même de sa pensée, de 1918 à 1945, qui l’empêche de voir advenues les nouveautés dont il est le prophète. C’est pourquoi sa pensée reste orientée vers la conjuration d’exterminations à venir, sans comprendre qu’il faut désormais aussi se situer par rapport à l’extermination passée.

Conclusion

Que conclure alors quant à la théorie schmittienne de la mesure ? Il s’agit moins d’en lever l’ambivalence que de reconnaître les termes de cette ambivalence. Celle-ci repose sur l’ambiguïté même du concept de nomos. Défini en deçà de la dissociation entre le fait et la norme, le nomos est un concept à la fois descriptif et prescriptif. Le nomos, selon une certaine acception de ce terme chez Schmitt, se déploie selon un processus historique. Mais ce processus, de manière comparable à la dialectique hégélienne, connaît des moments positifs et des moments négatifs. Les moments positifs sont les moments d’équilibre relatif entre les puissances – papauté médiévale, Europe westphalienne. Les moments négatifs sont les moments intermédiaires, caractérisés par le brouillage conceptuel et l’absence de procédure claire pour régler les conflits, ce qui entraîne des guerres inexpiables. D’un côté, la théorie schmittienne décrit le mouvement historique, prétendant ne livrer que des diagnostics ; de l’autre, elle prescrit : il s’agit de faire advenir un nouvel état d’équilibre, en agissant là où peut agir la science du droit, c’est-à-dire sur les consciences. Ce double niveau, à la fois empirique et normatif, lui permet de n’être jamais ni l’un ni l’autre. Cela caractérise la rhétorique schmittienne : d’un côté, il met la science au service de la politique ; mais de l’autre, si on lui reproche d’être prescriptif, il se défend de faire autre chose que des « diagnostics » scientifiques (Schmitt 1945a). D’un côté, la théorie des grands espaces est un appel à une politique de la mesure ; mais, de l’autre, elle légitime toujours l’exercice de la puissance, puisqu’elle enracine le droit dans la force victorieuse, seule capable d’être « souveraine ». Cette ambivalence structurelle est cependant le revers d’une exigence qu’il faut aussi reconnaître à Schmitt : celle de penser ensemble le droit et la politique, à la recherche d’une « théorie du pouvoir qui ne dénigre pas le droit mais élève le pouvoir » (Schmitt 1914 : 83).