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Le présent article analyse la critique de l’éthique universelle que Carl Schmitt expose surtout dans La notion de politique, où il s’insurge contre le recours politique au concept d’humanité (1996a), puis qu’il aborde plus concrètement dans ses réflexions internationales plus tardives (2003a; 2004 ; Odysseos et Petito 2007) en tant qu’aspect politique de l’ordre planétaire. Schmitt soutient l’idée de plus en plus familière voulant que, tant que l’éthique planétaire se fonde sur l’affirmation d’une humanité universelle (humanité que l’on attribue tantôt à la nature humaine, tantôt à la rationalité, ou que l’on considère comme un attribut de la liberté, des droits humains ou des facultés humaines), elle produit l’opposé de l’humain : l’« inhumain ». Le discours universaliste en vient ainsi à qualifier son ennemi d’« inhumain » et à rejeter toute possibilité de relation réciproque avec lui. L’« inhumain » n’est pas un « ennemi » à qui la guerre peut être déclarée ou surtout avec qui l’on peut négocier la paix ; il devient plutôt l’objet même de la déshumanisation et de l’annihilation, échappant à toute loi en tant qu’ennemi de l’humanité (Schmitt 2004 ; 1996a ; 2003a ; Rasch 2003 ; Odysseos 2007b). À partir de cette analyse, nous examinerons comment le souci d’humanité, dans ce contexte de gouvernementalité planétaire qui est le nôtre (Larner et Walters 2004), glisse vers le contrôle biopolitique du vivant, faisant de la « population » un objet privilégié (Foucault 2001a ; 2007a ; 2008) et conduisant à une position gouvernementale que nous analyserons sous l’angle de l’éthique de la liberté (forcée), éthique au sein de laquelle la figure de l’hostilité est centrale.

Une telle approche ne nécessite pas seulement l’adoption d’une perspective éthique différente, mais suppose que l’on reconnaisse, suivant une posture presque « anti-éthique », que l’éthique, et en particulier l’éthique universelle, alimente des discours et des pratiques politiques qui génèrent un universum politique ou plus exactement biopolitique. Présentée comme un sanctuaire intérieur inviolable, pur et non contaminé (Caputo 1993 : 125), une éthique universelle humanitariste entrave souvent l’évolution politique et compromet l’ouverture que l’ordre politique est susceptible de manifester à l’égard de la détermination variable, multipolaire, par toutes les parties. Ces considérations sur l’humanité, l’ordre politique et l’altérité s’articuleront autour de deux représentations de l’ennemi que l’on retrouve chez Schmitt, en particulier dans ses célèbres ouvrages Le nomos de la terre et Théorie du partisan. Ces deux représentations ou « iconographies » soutiennent la critique qu’adresse Schmitt à l’éthique universelle et, considérées dans leur ensemble, offrent ce que l’on peut appeler une position anti-éthique à l’égard du monde politique. Le terme « iconographie » renvoie au fait que Schmitt a recours à « des images ou à des symboles associés à un sujet et particulièrement à un sujet religieux ou légendaire[1] ». En reconnaissant la teinte légendaire ou « mythique » que prennent sous la plume de Schmitt les figures mouvantes de l’ennemi, nous espérons mettre en lumière le caractère nostalgique et européocentrique de son oeuvre (Mbembe 2003 ; Dean 2007). Néanmoins, tout empreint de légendaire qu’il soit, le récit que fait Schmitt du passage de l’ennemi « réel » à l’ennemi « absolu » – particulièrement manifeste dans la déshumanisation de l’ennemi durant l’« ère postwestphalienne » – nous permet, en le replaçant dans la perspective de la gouvernementalité, d’aborder la question du devoir envers l’ennemi et le monde politique.

I – S’affirmer contre l’éthique

J’entretiens depuis quelque temps certaines opinions que j’hésite à rendre publiques…

Je suis contre l’éthique.

Caputo 1993 : 1

La présente section reprend et prolonge la critique qu’adresse Schmitt à l’éthique de l’humanité commune et universelle, mise en avant dans diverses pratiques discursives contemporaines telles que les discours universalistes sur les droits humains (Beitz 2003), les justifications institutionnelles de la criminalisation des actions contre l’humanité (Dillon 1998) et, surtout, la justification et la légitimation du recours à la force visant la création d’une société internationale équitable (Elshtain 2003).

Dans La notion de politique, Schmitt avait déjà dénoncé l’usage de plus en plus fréquent du terme « humanité » par les théoriciens et les acteurs institutionnels comme la Société des Nations (1996a). Cette critique initiale nous permet de mettre en lumière quatre arguments distincts contre l’usage discursif que fait le monde politique contemporain du concept éthique d’humanité (Odysseos 2007b). Le premier de ces arguments prend naissance dans l’origine d’un tel usage issu du système de valeurs libéral. Invoquant l’humanité, l’éthique universelle fait en effet écho au principe libéral du désintéressement (Gowan 2003 : 53) en vertu duquel le « libéralisme du 19e siècle parvenait assez bien à cacher sa politique, qui consistait à se débarrasser de la politique » (Dyzenhaus 1998 : 14). Pour Schmitt, l’importance qu’accorde la modernité libérale aux questions morales vise à ignorer, voire à transcender les questions d’antagonisme et de conflit toutes ensemble : il s’agit d’une lutte contre le politique – au sens où Schmitt définit le politique, à savoir le caractère central des antagonismes sociaux (Sax 2002 : 501).

Le second argument consiste à affirmer que l’humanité n’est pas un concept politique et qu’aucune entité politique n’y correspond : « Le concept humanitaire au 18e siècle était une négation polémique de l’ordre social de ce temps, artistocratique et féodal ou cloisonné en ordres, et de ses privilèges » (Schmitt 1996a : 55). En dehors de cette période historique, il ne trouve guère son expression concrète que dans les politiques d’une « communauté internationale » politiquement neutre qui entend porter des jugements moraux et agir politiquement et militairement, nous assure-t-on, dans l’intérêt de l’humanité (Blair 1999). Ainsi, la « communauté internationale ‘‘serait coextensive de l’humanité […] elle posséderait le droit inhérent d’imposer sa volonté […] et de sanctionner les violations, non du fait d’un traité, d’un pacte ou d’une convention, mais en raison d’un besoin international’’, besoin qu’elle seule est à même de déterminer en tant qu’‘‘Église séculaire’’ d’une ‘‘commune humanité’’ » (Rasch 2003 : 137, citant James Brown Scott)[2].

Le troisième argument se rapporte encore à l’imposition d’un type particulier de monisme; en dépit de ses allégations de pluralité empruntées au marché (Kalyvas 1999), « le pluralisme libéral n’est en fait pas du tout pluraliste, il relève plutôt d’un monisme primordial, le monisme de l’humanité » (Rasch 2003 : 136). De même, les perspectives universalistes actuelles, tout en faisant l’éloge des différences de culture ou de coutumes, envisagent ces dernières comme « des éléments éthiques ou esthétiques d’une culture polychromatique unifiée – une nouvelle singularité née du mélange et de la fusion de constituants locaux multiples » (Brennan 2003 : 41). L’un des effets les plus souvent évoqués d’un tel monisme sur la sphère pénale est que l’éthique d’une humanité universelle tend à rejeter toute politique qu’elle perçoit comme « intolérante », c’est-à-dire qui s’inscrit en faux contre son idéal et considère ainsi toute opposition politique comme illégitime (Rasch 2003 : 136). Cette tendance est aggravée par le fait que le discours universaliste libéral affirme haut et fort sa propre supériorité et sa nature exceptionnelle. Les tenants d’un tel discours oublient l’origine historique des sociétés libérales, qu’ils n’envisagent plus comme des formes conditionnées historiquement et déterminées par la contingence, mais qu’ils considèrent plutôt comme une norme universelle à l’aune de laquelle ils évaluent les autres sociétés. Toutes celles qu’ils estiment lacunaires sont bannies du monde civilisé et de sa loi. Ironiquement, l’insistance avec laquelle ces sociétés réclament l’autonomie ou la souveraineté constitue justement l’un des signes de leur marginalité (Rasch 2003 : 141; voir Donnelly 1998).

Plus importante encore, et liée aux considérations précédentes, la relation que ce concept d’humanité entretient avec « l’Autre », la guerre et la violence constitue un dernier argument de poids. Certes, au 18e siècle, le concept d’humanité a offert un point d’appui contre les privilèges aristocratiques ; toutefois, Schmitt craignait qu’il ne conduise, dans une perspective philosophique envisageant l’humanité comme « absolue », vers de nouveaux modes d’exclusion jusqu’alors impensables (1996a ; 2004) :

De par son universalité et sa normativité abstraite, elle ne comporte aucune polis localisable, ne distingue pas clairement l’interne de l’externe. L’humanité comprend-elle tous les humains ? N’y a-t-il aucune porte entourant sa cité et donc aucun barbare à l’extérieur ? Dans la négative, contre qui ou quoi déclare-t-elle ses guerres ?.

Rasch 2003 : 135

Schmitt affirmait que l’humanité « en tant que telle ne peut faire la guerre, car elle n’a pas d’ennemi » (1996a : 54), soulignant par là l’aspect polémique d’un tel mot qui niait son contraire (Kennedy 1998 : 94). De fait, dans La notion de politique, Schmitt remarque que « le concept d’humanité exclut le concept d’ennemi parce que l’ennemi lui-même ne laisse pas d’être un homme » (1996a : 54). Toutefois, dans Le nomos de la terre, il soutient que ce n’est que lorsqu’un homme incarne une humanité absolue que l’autre versant de ce concept surgit sous la forme d’un ennemi nouveau : l’inhumain (2003a : 104). Son analyse met en lumière le mécanisme par lequel le concept d’humanité provoque le retour à un concept de guerre discriminatoire, au sens où, selon lui, il réintroduit le besoin et la légitimité des causes essentielles de la justice en temps de guerre (Schmitt 2003b : 37-52). Cette nouvelle conception de la guerre invalide à son tour le justus hostis, l’« ennemi juste » – notion à laquelle nous reviendrons dans notre troisième partie –, associé lui-même à une guerre interétatique non discriminatoire dite guerre en forme (Schmitt, 2003a : 142-144). Le concept d’humanité nie ainsi celui de justus hostis en permettant qu’un ennemi devienne celui de l’humanité tout entière. Dévalorisé entièrement, ce dernier peut alors être « déshumanisé » et anéanti politiquement et physiquement (Schmitt 2004 : 67). Prenant en exemple la Société des Nations, Schmitt souligne que, comparativement aux guerres « justes » que l’on peut déclarer au nom de l’humanité, les guerres européennes entre 1815 et 1914 étaient réglementées :

En réalité, les guerres européennes interétatiques entre 1815 et 1914 étaient régulées ; elles étaient encadrées par les grandes puissances neutres et constituaient des procédures parfaitement légales si on les compare aux actions policières modernes et gratuites contre ceux qui violent la paix, qui constituent parfois d’effroyables actes d’extermination.

Schmitt 2003a : 186

En d’autres termes, on ne peut accorder aux ennemis de l’humanité le statut d’« ennemis justes et égaux ». Ces derniers ne peuvent pas non plus se réfugier dans la neutralité : celle-ci est impossible quand il s’agit de choisir ou non le camp de l’humanité ou de sa liberté ; ils ne peuvent pas davantage invoquer le Jus publicum Europaeum, droit à la résistance ou à l’autodéfense, au sens où ce droit a pu exister en vertu du droit international européen[3]. Un tel déni du droit à l’autodéfense et à la résistance peut ouvrir sur la destruction de toute loi (Schmitt 2003a : 187). Lorsque ni justice procédurale ni égalité formelle ne sont accordées à l’ennemi, l’idée même de faire la paix avec lui devient inacceptable, comme le souligne Schmitt à propos de la Société des Nations qui avait proclamé l’abolition de la guerre et annulé de ce fait le concept de neutralité, pour n’aboutir qu’à la « dissolution de la ‘‘paix’’ » (Schmitt 2003a : 246). C’est cette dissolution de la paix même qui rend possibles les guerres d’extermination, où « l’Autre » ne peut être assimilé, ni intégré, ni pris en compte, ni même toléré : la distinction ami/ennemi n’existe plus avec l’ennemi juste (justus hostis), et cette disparition façonne le politique (voir 1996a) qui départage alors le bien du mal, l’humain de l’inhumain, autorisant ainsi l’annihilation complète du pôle négatif de cette nouvelle dualité (Rasch 2003 : 137). La négation de l’ennemi juste met en péril l’ontogenèse même du politique (Prozorov 2007b : 225), dont l’existence dépend de la dualité ami/ennemi (Schmitt 2004 : 65).

Enfin, ce concept d’humanité universelle s’observe dans la tendance à recourir à la légalisation et à l’individualisation pour normaliser diverses populations. L’extrême importance accordée aux instruments juridiques et aux droits tels les droits humains fait de divers sujets des « détenteurs de droits » : « [L]autre est dépouillé de son altérité et contraint de se conformer à l’idéal universel de ce que signifie être humain », c’est-à-dire que « le terme humain n’est pas descriptif, mais évaluatif. Pour être véritablement humain, il faut se corriger » (Rasch 2003 : 140 et 137 ; voir Young 2002; Hopgood 2000). L’idée de « correction » évoquée par William Rasch nous incite à revenir simultanément sur le concept d’« inhumain » chez Schmitt et sur ceux de discipline, de conditionnement et d’autogouvernement chez Michel Foucault (1991 ; 2007b). Certes, la pensée de ces deux chercheurs ne coïncide guère, mais la réflexion de Foucault sur le biopouvoir et la gouvernementalité, récemment reprise dans les travaux traitant de gouvernementalité globale (Larner et Walters 2004) ou de gouvernance libérale planétaire (Dillon et Reid 2001), pourrait bien constituer un complément nécessaire aux réflexions fragmentaires de Schmitt sur le type d’ordre susceptible d’émerger après le Jus publicum Europaeum.

Que vise donc cette « correction » de l’humain qui emprunte diverses tactiques, y compris celles de la discipline et du conditionnement qu’a étudiées Michel Foucault ? Ce pourraient bien être le sujet juste, libre (impérieux), égal et rationnel (pour ce qui est de son propre intérêt) du droit et du capitalisme (Champetier 2000) et l’État gouvernementalisé (Foucault 2001a, 2008 ; voir Odysseos 2007a : 6-15). Comme le remarque Gil Anidjar, dans une société disciplinaire (qui marque, selon Foucault, la dissolution du pouvoir souverain) la dualité traditionnelle « souverain/ennemi » disparaît au profit du couple « régime disciplinaire/criminalité » (ce second terme pouvant être remplacé par « sujet de droit », « sujet de la loi » et, bien sûr, « homme ») (Anidjar 2004 : 42 ; nous soulignons). Tout aussi importante est la transformation qu’induit le passage d’une économie disciplinaire à une économie gouvernementale du pouvoir, ce à quoi nous sommes confrontés à l’heure actuelle et qu’il nous faut analyser : vers quelles voies la gouvernementalité (globale) dirige-t-elle l’autre-comme-ennemi et, surtout, quelles formes de subjectivité cet « ennemi » est-il encouragé à endosser – sous la forme d’une liberté « inévitable » – dans le cadre de ce que Foucault appelle l’« autogouvernement » (2007b) ?

Le régime des droits humains internationaux est le fer de lance de la politique libérale mondiale au sein de laquelle il représente l’expression institutionnelle de la centralité de l’individu et l’expression éthique de l’universalité de l’humanité. On peut donc le considérer comme une représentation exportée de la subjectivité moderne, ouverte au contrôle biopolitique des rationalités étatiques de toute la planète. Le sujet des rationalités étatiques est celui d’une liberté inévitable – presque forcée –, ce que la sacralisation de la vie humaine et la déification des droits humains mettent en évidence (Prozorov 2007a : 112). La « liberté forcée », si l’on peut user de cette expression paradoxale, ne doit pas être comprise comme la propriété nécessaire d’un sujet autogène qui serait ontologiquement antérieure aux relations de pouvoir (Prozorov 2007a : 27), mais plutôt, dans l’ordre gouvernemental libéral global (Odysseos 2008 ; Neumann et Sending 2007), comme un devoir, une injonction étatique, remarque Sergei Prozorov : « la liberté du sujet devient une obligation et, qui plus est, une obligation dont il faut jouir en tant qu’elle est un projet personnel d’auto-accomplissement plutôt qu’un simple devoir à remplir » (2007a : 30). La gouvernementalité et l’objectif de « protéger le vivant », qui se traduit par la production de sujets particuliers, font que l’existence humaine finit par être réduite à quelque projet social positif (2007a : 34). La quête d’autonomie, d’autodétermination, de choix – toutes pratiques qui définissent la « liberté » du sujet individuel dans un système capitaliste et gouvernemental (au sens foucaldien du terme) – montre que la liberté s’apparente à une forme de sujétion (2007a : 30).

Alors que la tâche du souverain, soutient Foucault, était de maintenir sa souveraineté, c’est-à-dire son pouvoir, la gouvernementalité est caractérisée par une finalité dirigée vers ce qu’elle gère : la protection de la vie et la gestion des populations font partie des buts d’une économie gouvernementale du pouvoir (Foucault 2001a : 211). Cette gouvernementalité produit un certain type de sujet qui se prend lui-même en charge et, par le fait même, prend en charge sa propre liberté (Lemke 2001 : 200-202). C’est pourquoi le sujet doit être libre : sa liberté sert les objectifs biopolitiques de l’ordre libéral mondial, par lequel se reproduit à l’échelle planétaire cette transformation particulière d’États territoriaux en États populaires, c’est-à-dire mondialise la gouvernementalisation de l’État (Foucault 2001a). Le sujet de la liberté forcée pourrait bien être la dernière figure de l’humanité. Mais, comme Ellen Kennedy l’a souligné (1998), le fait de recourir au concept d’humanité suppose que l’on revendique pour soi-même l’appartenance au groupe des « humains », qui à son tour ne peut se définir que par rapport à son opposé, l’« inhumain ». Le sujet de la liberté forcée est celui-là même qui nécessite la construction de l’« inhumain », ennemi absolu, et l’oblitération subséquente de cet ennemi, comme nous le verrons plus loin.

Si l’ordre libéral mondial (Jayasuriya 2005) a pour objet politique la « population », alors sa finalité est de gérer cette population en recherchant la perfection et l’intensification des processus qu’il dirige (Foucault 2003 : 237). Aussi est-il important que les ennemis de cet ordre soient identifiés et « corrigés ». C’est ce type de vigilance constante contre l’ennemi de la rationalité gouvernementale qui autorise Foucault à affirmer également que, alors que le pouvoir souverain créait des systèmes d’exclusion en différenciant ceux qui se soumettaient à son pouvoir des ennemis qui cherchaient à le violer, le pouvoir gouvernemental distingue ceux dont le comportement contribue au bien-être de la population et ceux qui se conduisent comme s’ils ne faisaient pas partie de cette dernière (Foucault 2007a : 43-44). L’ordre libéral doit ainsi se donner les moyens de séparer de la population ceux qui résistent à son système de régulation, qui tentent d’éluder l’appareil par lequel celle-ci existe ; pour Foucault, cette opposition est fondamentale (2007a : 44). Produire et désigner l’ennemi de l’ordre accompagnent l’éthique de la liberté forcée.

Dans ce qui suit, nous examinerons les deux iconographies de l’ennemi que l’on retrouve dans la pensée de Schmitt, parce que ce pourrait bien être la fonction de l’ennemi d’introduire un « moment d’ouverture et de liberté dans l’immanence de l’ordre mondial » (Ojakangas 2007 : 211). La première iconographie se rapporte à la figure de l’ennemi juste et égal (limité), que Schmitt décrit dans son premier ouvrage de portée internationale Le nomos de la terre (Schmitt 2003a), ouvrage qui étudie la structuration géopolitique de la guerre et de la politique. La seconde s’attache à la figure de l’ennemi absolu et aux dangers associés à son émergence, que Schmitt a surtout abordés dans sa Théorie du partisan (2004). Enfin, nous tâcherons d’articuler à ces deux iconographies la notion d’obligation politique issue d’une normativité politique dans laquelle les relations avec l’ennemi sont centrales. Cette obligation est moins éthique qu’anti-éthique, en ce sens qu’elle se manifeste à la fois envers l’autre-comme-ennemi et envers l’ouverture de l’ordre politique.

II – Plaidoyer pour l’ennemi

Aucun discours… n’a jamais revendiqué pour lui-même le droit de considérer l’ennemi comme un objet privilégié. Aucune discipline (dans le sens que Foucault donne à ce terme) n’a jamais « modelé » un ennemi dans cette perspective. L’hostilité serait ainsi le nom donné à une extériorité qui serait structurellement comparable à la décision qui fonde, selon Schmitt, le politique (et la force du droit) sans y être réductible.

Anidjar 2004 : 41

Dire que la réflexion sur l’ennemi est centrale chez Schmitt ne prête guère à discussion[4] : « L’ennemi n’est pas une chose à éliminer pour une raison quelconque et à cause de sa non-valeur. L’ennemi se tient sur le même plan que moi » (Schmitt 2004 ; 61), affirme-t-il dans la Théorie du partisan. Le réquisitoire de Schmitt contre l’éthique d’une humanité universelle dont nous avons présenté plus haut les grandes lignes, de même que l’implication de ce théoricien dans le national-socialisme des années 1930, justifie que l’on n’attribue pas à une telle affirmation une intention éthique. Nous affirmons même que les iconographies schmittiennes de l’ennemi engendrent non pas un discours éthique sur l’autre-comme-ennemi, mais une posture anti-éthique qui contribue à la réinstauration variable du politique.

L’ennemi réel (limité) et la figure du justus hostis

Nous l’avons déjà dit ailleurs (Odysseos 2007b ; Odysseos et Petito 2007), la figure du justus hostis, de l’ennemi juste et égal du point de vue procédural, a émergé au sein de l’ordre que Schmitt appelait le « nomos de la terre » et du droit international qui en découlait, le Jus publicum Europaeum. Toutefois, cette figure ne s’impose plus depuis la dissolution graduelle du Jus publicum Europaeum, que Schmitt fait remonter à 1899, dès les conventions de La Haye, dissolution qui devient manifeste en 1914, au moment où éclate la Première Guerre mondiale. Le « nomos de la terre » désigne, selon la terminologie de Schmitt, l’ordre interétatique qui a régné jusqu’en 1914 et qui s’efforçait, de par l’organisation spatiale de son droit international, de prévenir les guerres d’annihilation, à savoir que, dans la mesure où la guerre était inévitable, il tâchait de circonscrire cette dernière (Schmitt 2003a : 246). Pour ce faire, il s’agissait de limiter la guerre, de la rationaliser et, paradoxalement, de l’« humaniser » : eine Hegung des Krieges, disait Schmitt avec une immense nostalgie et une bonne dose d’eurocentrisme, pour parler de cet encadrement de la guerre qu’il considérait comme l’une des caractéristiques centrales et une « réalisation » de premier plan de cet ordre interétatique.

Ces tentatives d’encadrement des conflits sont différentes, il faut le souligner, de celles qui visent à abolir ou à bannir la guerre, c’est-à-dire à y mettre fin en tant que telle, caractéristiques des libéralismes classique et contemporain (Joas 2003). Schmitt les distingue soigneusement de la tendance moderne à contenir la guerre au moyen de clauses juridiques aléatoires (Goodson 2004b : 148). L’encadrement de la guerre (terme qui traduit le sens propre de Hegung) ne suppose pas seulement sa « limitation », mais nécessite un certain « élagage », un entretien de tous les instants; il s’agit d’une politique plutôt que d’une décision juridique spectaculaire, car le Jus publicum Europaeum reconnaissait que l’absence d’encadrement menait inévitablement à l’escalade des conflits. Ainsi, « toute tentative d’abolition de la guerre qui n’avait pas fait l’objet d’un véritable encadrement n’a résulté qu’en de nouveaux modes d’hostilité, peut-être même pires, tels les guerres civiles et d’autres types de guerre d’extermination » (Schmitt 2003a : 246). Une telle conception envisageait la guerre comme un événement inévitable de l’ordre politique international ; c’était sa forme qu’il s’agissait de contrôler et de circonscrire. Le contrôle était ainsi au coeur de l’encadrement : « Dans leur essence, de telles guerres constituaient une joute réglementée, jaugée par des témoins dans un espace circonscrit. Elles étaient l’opposé du désordre » (Schmitt 2003a : 187).

La capacité du nomos à encadrer et à réguler la guerre reposait sur son expression en termes de Liniendenken – conception géopolitique des démarcations planétaires (Schmitt 2003a ; 1995a). Ce terme renvoie chez Schmitt aux délimitions ou lignes d’amitié (qu’il appelle « amity lines »[5]) qui séparaient le territoire européen de l’« espace libre » que l’on pouvait s’approprier et dont l’existence facilitait l’encadrement de la guerre en Europe. Ces lignes permettaient de distinguer deux zones considérées comme des « espaces ouverts » (Schmitt 2003a : 94-95) : d’un côté, l’immense territoire du Nouveau Monde, dont personne ne reconnaissait qu’il appartenait aux populations autochtones; de l’autre, les mers nouvellement cartographiées et navigables. Dans ces deux types d’« espaces ouverts », la force pouvait être utilisée librement et impitoyablement, comme si ces espaces devaient accueillir tous les débordements des démonstrations de force entre puissances européennes (Schmitt 2003a : 99). En d’autres termes, Schmitt soutenait que les distinctions strictes établies entre l’Europe et le reste du monde permettaient aux États européens de jauger la force de leurs adversaires, généralement en cherchant à s’approprier les terres du « Nouveau Monde » ou en menant des guerres circonscrites en Europe. En cela, Schmitt était bien un penseur européen, voire eurocentriste, dans le sens où la posture éthique qui sous-tend sa position « consiste à croire qu’une guerre menée justement, ou en tant qu’exercice gouverné par des règles, est ce qui permet la paix et légitime les États européens » (Beasley-Murray 2005 : 218 ; nous soulignons).

Cependant, Schmitt ne niait pas que cette distinction spatiale entre l’Europe et les pays non européens (entendre : les colonies), de même que la politisation de la guerre ou sa transformation en une activité distincte, constituait à maints égards une réalisation mitigée. Certes, elle présentait l’avantage de réguler et d’encadrer la guerre et de reposer sur une « raison relative ». C’est ce qu’entendait Schmitt quand il affirmait que le politique constituait un monde multipolaire dont il fallait favoriser et maintenir la pluralité contre les tendances et les projets universels. Néanmoins, nous ne devrions pas aujourd’hui faire nôtre son évaluation nostalgique. En effet, la distinction établie entre l’Europe et le Nouveau Monde supposait le déploiement d’une violence démesurée sous le prétexte d’appropriation et d’occupation coloniales (Rasch 2005 : 258)[6]. Comme Achille Mbembe le souligne très justement dans Necropolitics, « toutes les manifestations de la guerre et de l’hostilité marginalisées par l’imaginaire juridique européen trouvent dans les colonies un lieu où resurgir » (2003 : 25).

Il faut également mentionner que, pour qu’un tel encadrement fût possible, la figure de l’ennemi réel telle qu’elle se déploie dans l’iconographie de Schmitt devait pouvoir se prêter à cette conception plurielle de la politique, à savoir à la « relativisation de l’ennemi », selon l’expression qu’emploierait plus tard Schmitt (2004). De fait, c’est la reconnaissance de l’adversaire comme « ennemi juste et égal » qui permettait (voire fondait) la régulation des conflits en terre européenne. On peut considérer le développement de ce concept de justus hostis, associé au dénigrement de la justa causa (juste cause) au début de la guerre et durant le conflit, comme la seconde caractéristique centrale du nomos de la terre. Par ailleurs, soulignons que le concept d’« ennemi juste et égal » était limité à l’État, seul détenteur adéquat de l’ordre (Colombo 2007) et du jus belli. À cet égard, il a évolué parallèlement à l’émergence et à la consolidation graduelles de l’État comme entité politique prédominante (voir Hunter 2002), ainsi qu’à l’affaiblissement de l’autorité morale de l’Église. C’est ainsi que la guerre s’est finalement dissociée des causes essentielles de la justice. Comme elle constituait le moyen par lequel un territoire pouvait changer de mains, on a fini par l’évaluer à l’aune de son dénouement et à la considérer par conséquent comme un type de relations politiques entre les États (Schmitt 2003a : 100). Tout ennemi qui avait la forme d’un État était un ennemi juste, et la guerre pouvait lui être déclarée. Une telle conception permettait d’éviter les guerres fondées sur des idées, des croyances ou des convictions religieuses (c’est-à-dire à justa causa), telles que les guerres confessionnelles européennes, qui avaient porté la guerre à des extrêmes en visant l’annihilation de l’ennemi (Hunter 2002)[7]. Selon Schmitt, pour qui la guerre constituait un épisode inévitable de la vie politique mondiale, une telle régulation sans cause essentielle permettait de rationaliser, d’humaniser et de légaliser la guerre ; considérer l’ennemi comme juste et égal à soi signifiait que l’on pouvait négocier la paix avec lui. On ne souhaitait pas la destruction ultime de ce dernier, mais on pouvait entrer en conflit avec lui et réguler ce conflit par des normes et des règles. De plus, le développement du concept du justus hostis associé à l’élimination de celui de justa causa ont permis l’instauration d’un ordre fait de relations et d’un système d’affrontements qui reconnaissait à l’ennemi le « droit » à la résistance et à l’autodéfense.

Schmitt considérait que la figure du justus hostis faisait partie intégrante du nomos de la terre et avait contribué à l’émergence de guerres mieux régulées qui visaient davantage un équilibre exempt de toute prépondérance, plutôt que l’extermination de l’ennemi au nom d’une juste cause. Pour William Rasch, le moyen par excellence de l’autodétermination westphalienne était la violence :

L’autodétermination était violence (guerre) ; pourtant, en vertu d’un mécanisme de réciprocité, c’est-à-dire en vertu de l’émergence concomitante de cette autorégulation de la violence appelée droit international (le Jus publicum Europaeum dont Schmitt chante les louanges), le déroulement de la guerre entre États européens faisait l’objet de restrictions et de contrôles.

2005 : 257

En analysant la figure du justus hostis qui se déploie dans l’iconographie schmittienne de l’ennemi réel, il nous faut prendre en compte les conditions de possibilité de son émergence, à savoir la colonisation du monde non européen. Loin de nous lamenter et de déplorer sa disparition, nous devons absolument réfléchir sur les perspectives que celle-ci nous ouvre quant à la « relativisation » de l’ennemi que permet l’encadrement de la guerre et aux différentes manières dont celle-ci pourrait être envisagée aujourd’hui[8]. Comme Schmitt l’a écrit dix ans plus tard dans Théorie du partisan, « en mettant des bornes à la guerre, l’humanité européenne avait réussi une chose rare : elle avait renoncé à criminaliser son adversaire dans une guerre, elle avait relativisé l’hostilité et nié l’hostilité absolue » (Schmitt, 2004 ; 64). Pour Schmitt, le fait de renoncer à la discrimination et à la diffamation de l’ennemi constituait un geste rare, remarquable et des plus « humains » (Schmitt 2004 : 64).

Aujourd’hui, nous devons admettre les fondements nostalgiques de l’iconographie schmittienne et ses limites, mais aussi réfléchir sur les perspectives qu’elle nous offre à l’ère si radicalement nouvelle de la gouvernementalité. Car la disparition de l’ennemi réel nous interpelle encore et structure le champ des possibilités d’affrontement. Les dangers qu’elle recèle se manifestent clairement dans la réémergence de la juste cause et de la guerre totale qui animent la politique internationale, de même que dans une nouvelle terminologie qui accole à l’ennemi les qualificatifs d’injuste et d’absolu. C’est vers cette seconde iconographie de l’ennemi absolu que nous nous tournerons maintenant.

L’ennemi absolu

Les deux conférences de Schmitt sur la théorie du partisan évoquent l’émergence du partisan dans la guerre civile espagnole de 1808-1813 (2004 ; Hardt et Negri 2004 : 71) et décrivent ses principales caractéristiques, précisément à un moment où, selon Schmitt, la guerre partisane s’est transformée sous l’effet de la mécanisation et de la motorisation, mais également avec la montée d’une ferveur révolutionnaire et universaliste (Schmitt 2004 : 13).

Combattant irrégulier, bien plus souple et mobile que le soldat des troupes régulières, le partisan n’en est pas moins caractérisé par son « engagement politique intensif », par son « rattachement à un parti ou à un groupe combattant, belligérant ou politiquement actif », ce qui permet « de le distinguer d’un vulgaire bandit et criminel » (Schmitt 2004 : 10). Par ailleurs, son dévouement à une cause politique plutôt qu’à la recherche de son propre enrichissement serait associé à son caractère « tellurique », à savoir au fait qu’il serait lié, selon Schmitt, à un territoire particulier où il défendrait sa maison, son foyer, sa patrie [Haus und Herd und Heimat] (Schmitt 2004 : 20). C’est pourquoi, pour Schmitt, le partisan existe essentiellement dans un contexte « défensif », et c’est cette défense d’un territoire attaqué ou menacé qui rend ses activités politiques spatialement spécifiques (dans le sens de circonscrites) et concrètes, plutôt qu’universelles et abstraites (Schmitt 2004 : 20).

Ainsi, ce qui compte principalement pour Schmitt, c’est que le partisan traditionnel soit encore motivé dans ses actions par l’idée d’un ennemi réel, c’est qu’il soit limité par son désir de défendre, désir qui le préserve de l’absolutisme de la justice abstraite. C’est pourquoi le partisan indique clairement un justus hostis déstabilisé, car la guerre partisane n’a pas lieu entre entités souveraines procéduralement justes, pour reprendre cette notion schmittienne explicitée dans Le nomos de la terre. Néanmoins, en défendant un territoire donné ou en cherchant à créer un nouvel État, comme cela a été le cas lors de nombreux conflits pour l’indépendance et la décolonisation au 20e siècle, le partisan associé au territoire (Schmitt parlait plus bas des partisans de la Guerre civile espagnole de 1808-1813)

rétablit le sérieux de la guerre, et ce fut contre Napoléon, c’est-à-dire dans le camp défensif des vieux États continentaux européens dont la vieille régularité, devenue convention et jeu, n’était plus en mesure de faire face à la nouvelle régularité napoléonienne et à son potentiel révolutionnaire. De ce fait, l’ennemi redevint un ennemi réel, la guerre une guerre réelle. Le partisan, défenseur du sol national contre le conquérant étranger, devint le héros qui se battait réellement contre l’ennemi réel.

Schmitt 2004 : 63

Une fois que le partisan « s’identifie à l’agressivité absolue d’une idéologie visant à la révolution mondiale ou techniciste » (Schmitt 2004 : 13), le fait qu’il renonce à l’« ennemi réel » compte parmi les changements les plus notables (dont une certaine régularisation). Schmitt cherche à saisir le concept d’ennemi absolu de même que son importance normative et politique, en soulignant et en analysant les transformations qu’a subies la figure du partisan qui, du combattant défensif irrégulier qu’elle était lors de la guerre civile espagnole de 1808-1813, est passée à la partisanerie globale du combattant révolutionnaire mondial, ainsi que l’ont théorisé et incarné Lénine puis Mao Zedong. Pour Lénine, affirme Schmitt, l’ennemi absolu « était l’ennemi de classe, le bourgeois, le capitaliste occidental et son ordre social dans tout pays où régnait celui-ci (Schmitt 2004 : 35). C’est pourquoi seule la guerre révolutionnaire était une véritable guerre pour Lénine :

Comparée à une guerre issue de l’hostilité absolue, la guerre limitée, se déroulant selon des règles reconnues, celles du droit des gens européen classique, n’est guère plus qu’un duel entre hommes d’honneur. Aux yeux d’un communiste animé d’une hostilité absolue, tel que fut Lénine, cette forme de guerre devait prendre figure de simple jeu.

Schmitt 2004 : 35

La lutte contre cet ennemi de classe universel correspondait ainsi nécessairement à la présence elle-même universelle de cet ennemi. Dans une guerre universelle contre un ennemi absolu, aucun encadrement [Hegung] n’est possible[9].

Le passage de l’ennemi réel (dont le concept a été abordé plus haut sous la figure du justus hostis) à l’ennemi absolu[10] au sein d’un ordre global en pleine mutation où l’État ne constitue plus un détenteur adéquat de l’ordre (Colombo 2007) et où la guerre régulée – même dans la version limitée qu’en offre Schmitt (2003a) – s’est effondrée est central dans Théorie du partisan. Schmitt y explore comment la guerre trouve sa signification dans le concept d’ennemi. « Il reste à se demander alors si cette hostilité peut être limitée et réglementée, et, partant, si elle est une hostilité relative ou une hostilité absolue » (Schmitt 2004 : 41). Pour Schmitt, « c’est la mise en oeuvre conséquente d’une hostilité absolue », qui requiert une quête et même une production d’hostilité sans fin, « qui lui confère son sens et sa justice » (Schmitt 2004 : 38). Cette dernière citation laisse entrevoir la normativité qui sous-tend la description de Schmitt. A.C. Goodson, par exemple, remarque que l’analyse du partisan constitue un véritable « exemplum », un récit conçu pour illustrer une leçon morale, « dans l’esprit des moralistes français qu’il admirait… Ici le partisan désespéré fait figure d’homme à part, plus grand que la vie, seul avec son destin, proprement singulier… » (Goodson 2004b : 146). Si Goodson a raison quand il signale une certaine dérive mythique (Goodson 2004b : 153) des caractéristiques du partisan décrit par Schmitt et le romantisme qui envahit cette figure, la normativité de l’approche schmittienne doit nous intéresser, à mon avis, du fait de sa posture anti-éthique.

Aussi l’iconographie de l’ennemi absolu considère-t-elle la figure de l’ennemi comme symptomatique de l’ordre mondial libéral qui a émergé de l’ère « post-westphalienne », après la disparition du Jus publicum Europaeum (Müller 2006). Ce nouvel ordre mondial a fait l’objet de nombreuses études qui ont pris pour appui diverses perspectives matérialistes et poststructuralistes courantes (Hovden et Keene 2002 ; Jayasuriya 2005 ; Saad-Filho et Johnston 2005). Dans Théorie du partisan et dans des essais tels que « The Last Global Line » (1995a), Schmitt parlait de « guerre civile mondiale » pour décrire l’environnement international. Pour lui, ce phénomène était lié à d’autres phénomènes, dont l’émergence de l’ennemi absolu conçu par les tenants de la révolution mondiale, la fin de la politique isolationniste des États-Unis et leur adoption d’une politique interventionniste planétaire visant à réordonner la planète et à éradiquer tout espace « interne » sans changer la société (Schmitt 1995a : 445-448). Son utilisation de cette expression plutôt sensationnaliste, à l’instar d’autres usages faits de ce terme par des contemporains (Arendt 1963) ou plus récemment (Agamben 2005 ; Hardt et Negri 2004), n’a toutefois été que peu analysée.

Dans un récent travail, nous avons exploré les caractéristiques de cette « guerre civile mondiale » telle que l’oeuvre de Schmitt ou les travaux de ses récents interlocuteurs l’ont envisagée (Odysseos 2007c, 2008). Selon nous, cet ordre libéral global se caractérise par l’internalité et par l’effondrement des dualités comme la règle/l’exception, la guerre/la paix, le domestique/l’étranger (Beck 2000). De plus, il se conçoit mieux si on l’envisage non pas comme une « guerre », mais comme un « ordre guerrier » : comme une guerre productrice d’ordre et un ordre producteur de guerre dont les frontières spatiales et temporelles, tout comme les démarcations géopolitiques, ont été abolies. Dans cet ordre guerrier, la guerre est absolue, c’est-à-dire qu’elle constitue une « relation sociale permanente » (Hardt et Negri 2004 : 19, 12). En outre, l’encadrement de la guerre entre les États européens du Jus publicum Europaeum (Schmitt 2003a) – et peut-être sous d’autres formes –, tel que Schmitt le décrit en termes indéniablement nostalgiques, y est impossible. Comme Schmitt le soutient, guerre absolue et ennemi absolu semblent coïncider (Schmitt 2004 : 35). Le concept d’ennemi absolu, toutefois, est flou et totalement abstrait : un spectre. C’est justement cette abstraction qui rend possible la totale renonciation à l’ennemi. Selon Beasley-Murray, dans une guerre totale, les adversaires sont incapables de se reconnaître l’un l’autre :

Dans cette transaction mortelle, ce qui est absent, c’est un échange ou même une relation entre des sujets qui peuvent se reconnaître l’un l’autre : chaque partie, sur terre ou dans les airs, fait face à un ennemi inconnaissable […]. Cet ennemi devient abstrait pour chacun des belligérants.

2005 : 220

Dans Le nomos de la terre, Schmitt remarque que guerres civiles et guerres coloniales étaient exclues de tout encadrement en vertu du Jus publicum Europaeum (2003a : 309) et, nous l’avons déjà dit, que la régulation des guerres terrestres européennes était fondée sur la possibilité pour les pays européens de s’approprier des terres en dehors de l’Europe (Odysseos 2007 : 126ff) ou, autrement dit, de mener des guerres coloniales. Dans la mesure où le partisan ou le terroriste est, à certains égards, un symptôme de problèmes structuraux plus vastes, comme l’observe Jan-Werner Müller (2006 : 5), Schmitt s’inquiétait de ce que l’effacement de la distinction Europe/non-Europe pouvait mener non pas au libéralisme et à la prospérité de la périphérie, mais plutôt au risque que le monde entier puisse être soumis à la violence coloniale (Beasley-Murray 2005 : 219-220). L’ordre guerrier actuel, cependant, dépasse largement les préoccupations initiales de Schmitt suscitées par le virage décisif des États-Unis vers un « pan-interventionnisme planétaire » (1995a : 445-448). Au contraire, il régit et enlève la vie d’un même mouvement, car la tentative d’élimination de l’autre comme ennemi absolu construit de fait un nouvel ordre (Laclau, 2005 : 11) aux caractéristiques raciales coloniales (voir surtout Mbembe 2003 : 17, 24 ; Beasley-Murray 2005). Si, pour Goodson, l’ennemi absolu dirige un universum politique (Goodson 2004b : 151), pour Schmitt, le politique constitue plutôt un pluriversum où figurent nécessairement à la fois l’ami et l’ennemi (2004 : 65).

Cet ordre guerrier efface les distinctions entre configurations institutionnelles de la paix et relations de guerre, bien que le sens même de la guerre se modifie et se confonde avec les activités policières intérieures (Hardt et Negri 2004). Foucault a d’ailleurs bien montré comment la guerre est devenue le fondement permanent de toutes les institutions de pouvoir (2003 : 264) et à quel point les relations de force ont imprégné les dispositifs constitutionnels et sociaux. Cette transformation provient de ce que « la guerre civile est devenue le modèle par excellence de la guerre : dans un ordre guerrier défini par l’absence de toute extériorité, la recherche de l’ennemi devient nécessaire pour maintenir la cohérence de la constitution sociale » (Beasley-Murray 2005 : 221). Foucault nous prévient que, dans cet ordre guerrier tout comme dans le modèle juridique de la souveraineté, la guerre n’est rien d’autre que le principe organisateur des institutions de pouvoir.

C’est justement pourquoi la notion de devoir doit être abordée sur un plan non pas éthique, mais politique ; il s’agit d’un devoir voué à l’ouverture de l’ordre politique, contre une internalité ou une immanence absolue. En somme, notre analyse des deux iconographies de l’ennemi nous conduit à parler de devoir dans une perspective anti-éthique. Ce devoir est d’ordre politique en ce qu’il provient de ce que nous sommes tous sujets d’un gouvernement commun (Foucault 2001b) et, par conséquent, que nous sommes tenus d’agir pour d’autres et pour le politique.

Conclusion : de l’action comme devoir politique

Nous conclurons notre propos par une brève discussion sur ce concept de devoir, en précisant que pour circonscrire les aspects politiques plutôt qu’éthiques de ce concept il nous faut reconnaître le caractère central du politique et de la notion d’ennemi. Il ne s’agit pas seulement d’obligation à l’égard de l’autre ; il s’agit aussi de la possibilité radicale d’une ouverture de l’ordre politique, ouverture qui permettrait à soi-même et à l’autre d’être « déterminés autrement » (Prozorov 2007a). Les actions concrètes liées à l’obligation politique sont inextricablement liées à une liberté qui ne serait pas « forcée », qui ne serait pas produite pour nous ou, mieux, comme nous[11].

Avec Schmitt, il semble possible d’affirmer que le concept de devoir permet en pratique (c’est-à-dire en politique) de relativiser les recours à l’éthique universelle afin que soit assurée la pluralité des points de vue et du monde politiques. Néanmoins, ce devoir ne concerne pas nécessairement l’ennemi lui-même ; il s’agit plutôt de favoriser l’ouverture de l’ordre politique par le bouleversement d’un « monde sans extérieur », c’est-à-dire en déstabilisant l’absolutisme de son immanence (Ojakangas 2007 ; Schmitt 1995a). Nous pourrions alors revoir la conception que propose Schmitt du politique (dont il considère qu’il naît de la décision qui distingue l’ami de l’ennemi) à la lumière de la relativisation de l’ennemi qu’il a plus tard mise en avant dans Théorie du partisan. Dans ce dernier ouvrage, Schmitt associe cette relativisation à la négation de l’ennemi absolu (2004 : 64). En pratique, elle suppose un ordre mondial pluriel et une conception du politique en vertu de laquelle il serait possible pour l’ennemi de « renoncer à criminaliser son adversaire dans une guerre […]. C’est véritablement un exploit rare et d’une humanité invraisemblable d’amener les hommes à renoncer à toute discrimination et diffamation de leurs ennemis » (2004 : 64).

L’analyse que propose Schmitt du passage de l’ennemi « réel » à l’ennemi « absolu » au 20e siècle et le fait que, pour lui, « l’ennemi n’est pas une chose à éliminer pour une raison quelconque et à cause de sa non-valeur » (Schmitt 2004 : 61) doivent être compris comme un plaidoyer pour la nécessité d’éviter la fermeture du politique. C’est la raison pour laquelle nous pouvons affirmer que les deux visions de l’ennemi que propose Schmitt constituent des iconographies, voire des récits mythiques sur l’immanence fondamentale d’un ordre politique unipolaire régi par l’idée d’ennemi absolu (Goodson 2004b : 151), d’une part, et sur la nécessité pour l’ordre politique de demeurer ouvert à l’ennemi en tant qu’il constitue son extériorité, garante de son ouverture et de sa pluralité, d’autre part. Aucun de ces récits ne constitue une histoire ; il faut plutôt les prendre comme des contes moraux (Goodson 2004b : 146).

La relativisation de l’ennemi problématise ainsi la dépendance de l’éthique universelle à l’égard de l’idée répandue voulant que l’« humain » – libre, souverain et impérieux (Odysseos 2007a) – s’opposerait à son contraire, dans une dualité souvent conçue en termes absolus[12]. L’analyse du projet éthique et gouvernemental d’une liberté forcée nous permet de redéfinir un devoir qui serait lié à une liberté autre, qui serait résistance plutôt qu’attribut. Pour Prozorov, une « ontologie de la liberté concrète [s’appuie sur] la liberté d’être autrement, sur [la capacité d’]affirmer son pouvoir en tant qu’être vivant contre un pouvoir dont le paradigme consiste à “protéger le vivant’’ » (2007a : 210-211). Néanmoins, une telle liberté suppose, d’une part, que « le sujet résiste au contrôle biopolitique qui proclame le pouvoir souverain de la vie » (Prozorov 2007a : 20) et, d’autre part, qu’une sorte de liberté radicale de l’être humain ait préséance sur le contrôle gouvernemental (Prozorov 2007a : 110).

En conclusion, toutefois, nous affirmons que la liberté comme résistance est peut-être encore trop limitée ; car elle pourrait toujours, en dépit de toutes les tentatives, être renvoyée à l’idée d’une essence, de cet état de la production prégouvernementale de la subjectivité, qui en réalité n’existe pas. La brève intervention faite par Foucault sur la question du devoir (2001b) à l’occasion de la création d’un comité international contre la piraterie nous met plutôt sur la piste d’une relation radicalement interdépendante avec les pratiques de la gouvernementalité (Campbell 1998 : 516) dont nous sommes tous les sujets, ce mot étant compris ici dans le sens grec où notre subjectivité se fonde sur les pratiques gouvernementales (Odysseos 2007a : 4). Nous sommes tous membres de la communauté des gouvernés et, par là, nous nous devons d’être solidaires les uns des autres, soutenait Foucault contre le devoir tel que le conçoit l’humaniste moderne (Foucault 2001b : 474). Ce devoir est, tout simplement – es gibt, il y a, comme Martin Heidegger ou Emmanuel Levinas pourrait le dire. Il s’agit d’un devoir politique mondial qui fait offense à l’éthique : « [c’]est une sorte de skandalon pour l’éthique, il la fait rougir; celle-ci doit le rejeter ou l’expulser afin de préserver sa réputation… » (Caputo 1993 : 5). Il se déploie dans l’ouverture que l’ennemi suscite ; il accompagne l’autre-comme-ennemi en permettant, contre l’éthique humanitariste universalisante, la structuration continue mais variable du champ d’un politique conçu comme un pluriversum.