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Lorsqu’il est question des relations entre le Canada et les États-Unis, deux écoles de pensée se distinguent fondamentalement (Hillmer 1989). La première soutient que, dans l’ensemble, ces relations sont de nature très coopérative même si elles sont traversées par de nombreux conflits, comme celui sur le bois d’oeuvre, alors que la seconde croit plutôt que le Canada est dépendant, voire un satellite, de l’empire américain (Clarkson 2002a ; Drache 2007 ; Welsh 2004 ; Hillmer 1989).

Il est vrai que jamais un pays n’avait acquis autant de puissance que les États-Unis depuis le 20e siècle. Peu importe sous l’angle de quel indicateur on mesure la puissance américaine, un constat demeure : le déséquilibre de puissance à l’avantage des États-Unis fait de ces derniers, et de loin, la première puissance mondiale (Paquin, 2008 ; Strange 1987 ; Nye 1990 ; Nye 2002 ; Badie 2004). Puisque les Canadiens et les Québécois vivent dans les marges de l’Empire, qu’ils sont sur la ligne de front face à « l’impérialisme américain », ils devraient être les premiers à s’inquiéter de la situation et à dénoncer les abus de pouvoir de Washington. Selon une boutade à ce propos, « [l]es Américains sont nos amis, que cela nous plaise ou non ! » Mais quelle est la mesure de l’impérialisme et de l’hégémonie américaine au Canada ? Le Canada possède-t-il une certaine autonomie vis-à-vis du géant américain ?

Il est évident que les Américains et leurs politiques influencent énormément le Canada. Mais, si l’on voulait démontrer que le Canada possède une certaine autonomie, on pourrait commencer par affirmer que, malgré leur surplus de puissance, force est de constater que les États-Unis n’ont toujours pas pris possession du Canada. Même s’il est vrai que les troupes révolutionnaires ont envahi Québec entre 1775 et 1776, la dernière guerre entre les deux pays remonte à 1812 ! Autrement dit, malgré la dépendance des Américains pour le pétrole et leur difficile approvisionnement en eau dans certaines régions du pays, ces derniers ont préféré envahir l’Irak plutôt que le Canada. Dans son histoire, le Mexique n’a pas eu la même chance.

Si les Américains n’ont toujours pas envahi le Canada, c’est peut-être, nous disent les tenants de la thèse du Canada comme satellite américain, parce qu’ils exigent des Canadiens qu’ils soient intégrés dans une alliance militaire sous commandement américain. Pourtant, selon le professeur Stéphane Roussel, qui a produit une excellente thèse de doctorat, puis un ouvrage issu de cette dernière sur la paix démocratique nord-américaine : « […] le Canada bénéficie d’une relation bilatérale en matière de sécurité avec les États-Unis qui est, du point de vue qualitatif, comparable à la relation de Washington avec Londres, Berlin, Canberra ou Tokyo » (2004 : 8). Dans l’esprit de Roussel, cette relation bilatérale est de nature plutôt égalitaire. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une relation où le déséquilibre de puissance est évident. Le Canada a également une marge de manoeuvre importante, comme l’atteste le fait que le premier ministre Paul Martin a refusé, le 24 février 2005, de participer au projet de bouclier antimissile de l’administration Bush.

En 2007, les dépenses militaires canadiennes tournent autour de 1,3 % du pib, comparativement à près de 4,2 % pour les États-Unis, 2,4 % pour la France et 2,6 % pour la Grande-Bretagne (Banque mondiale 2009). Ce faible investissement canadien dans le domaine militaire a été critiqué à la fois par l’otan et par le gouvernement américain. Jusqu’à l’arrivée de Stephen Harper au pouvoir en 2006, ces appels sont largement restés sans réponse. Les Canadiens sont donc plutôt des resquilleurs depuis 30 ans sur les questions de défense. Ce sont les Américains qui assurent de facto la défense du territoire nord-américain et, ce faisant, ce sont également eux qui définissent unilatéralement la menace. De plus, contrairement à un mythe répandu au Canada, les forces armées canadiennes ne jouent même pas un rôle significatif dans les missions de paix sur la scène internationale. En 2002, le Canada se classait 34e dans le monde pour sa participation aux missions de paix sous l’égide de l’onu.

Certains diront que la participation canadienne à la mission en Afghanistan démontre à quel point le Canada n’est pas libre de ses choix en matière de relations internationales. Pourtant, si le Canada a accepté d’aller en Afghanistan avec son allié américain, c’est aussi parce que le Conseil de sécurité de l’onu y était favorable, tout comme une vaste coalition de pays occidentaux (Stein et Lang 2007). Dans le cas de l’Irak, le Canada a refusé toute participation même s’il était clair que, pour l’administration américaine, il s’agissait d’une vitale question d’intérêt national.

Si les Américains ont choisi de ne pas soumettre le Canada, malgré ses vastes ressources naturelles, cela s’expliquerait peut-être par le fait qu’ils se sont inspirés de la stratégie machiavélienne du « diviser pour mieux régner ». La façon la plus efficace de diviser le Canada aurait été, par exemple, d’appuyer le mouvement souverainiste au Québec en lui promettant d’assurer sa sécurité, son intégrité territoriale et ses privilèges commerciaux avec les États-Unis en cas de sécession. À Ottawa, avant le référendum de 1980, certains hauts fonctionnaires croyaient, à ce propos, qu’un petit signe de sympathie souverainiste de la part des autorités américaines aurait assuré la désintégration du pays. Selon Allan Gotlieb, sous-secrétaire d’État aux Affaires extérieures : « Ç’aurait été si facile […]. Nul besoin pour le Président de se prononcer publiquement. Il aurait suffi qu’un diplomate quelconque lâche quelques mots d’encouragement […]. La capacité des Américains de semer le trouble était, toujours selon Gotlieb, gigantesque, gigantesque » (Lisée 1990 : 199). L’ancien ambassadeur du Canada aux États-Unis, Charles Ritchie, se demandait même si les Américains ne souhaitaient pas l’éclatement du Canada, qui serait alors plus facile à dominer.

Pourtant, le gouvernement américain a été très discret et respectueux du gouvernement fédéral sur cet enjeu. Sur l’indépendance du Québec, le mantra de la politique américaine est composé de trois éléments, selon Louis Balthazar, professeur émérite de l’Université Laval,  :

  • 1) Les États-Unis n’entendent pas intervenir dans les affaires intérieures du Canada. En conséquence, ils ne prendront pas position dans le débat constitutionnel canadien. 2) Les États-Unis favorisent tout ce qu’ils peuvent pour renforcer l’unité canadienne et expriment donc leur préférence pour un Canada uni plutôt que pour la sécession du Québec. 3) Il appartient aux Canadiens de décider de l’avenir de leur pays. Les États-Unis respecteront donc la volonté populaire des citoyens du Canada (Balthazar 2006 : 158).

Les théoriciens plus à gauche et ceux de tendance néomarxiste de la puissance américaine diront que tout cela n’est pas nécessaire, car la domination du Canada et du Québec ne nécessite pas le contrôle effectif du territoire ou la division du Canada. Puisque c’est l’économie qui prime le politique, la soumission du Canada et du Québec aux États-Unis est liée à la dépendance économique du Canada à l’égard du géant américain. Plus cette dépendance est forte, plus le Canada devient un satellite de l’Empire et moins le Canada ne possède de réelle autonomie. Le libre-échange aurait accentué la dépendance du Canada envers les États-Unis, ce qui aurait eu pour effet qu’il ne possède plus l’autonomie nécessaire pour déterminer ses propres politiques sociales, économiques et fiscales. Le politologue de l’Université de Toronto Stephen Clarkson croit que la signature de l’alena ne représente rien de moins que la fin du Canada tel qu’on le connaît (Clarkson 2002b). Daniel Drache de l’Université York de Toronto soutient pour sa part que l’intégration nord-américaine n’a été bénéfique que pour les États-Unis et que le libre-échange n’a pas généré des millions de nouveaux emplois (Drache 2007).

Il ne fait aucun doute que les États-Unis forment, et de loin, le plus important partenaire commercial du Canada. À la fin des années 1930, 37 % des exportations canadiennes prenaient la direction des États-Unis, contre 43 % vers la Grande-Bretagne. En 1950, 65 % des exportations canadiennes étaient destinées aux États-Unis, contre un maigre 15 % pour la Grande-Bretagne. En 1970, les exportations canadiennes vers les États-Unis atteignaient 70 % et en 1985, 75 %. En 2003, c’est plus de 87 % des exportations canadiennes qui se dirigeaient au sud de la frontière, alors qu’en 2008 cette proportion tournait autour de 66 %. En 1988, les exportations canadiennes à destination des États-Unis représentaient 105 milliards de dollars. En 2008, ce chiffre a atteint 376 milliards, un bond prodigieux même si l’on tient compte de l’inflation (Picher 2007 ; Institut de la statistique du Québec 2009 ; Nossal et al. 2007 : 72 ; Heynen et Higginbotham 2004 : 13).

Est-ce que cela signifie que le Canada et le Québec ont perdu la bataille du libre-échange avec les États-Unis ? Pour une majorité de Québécois, 67 %, ce sont les États-Unis qui ont « surtout profité du libre-échange ». Pourtant, en 2004, parmi ceux qui étaient les plus libre-échangistes au Canada, 18 % croyaient que le libre-échange a surtout bénéficié au Canada, selon un sondage réalisé par la société de sondage Léger Marketing (La Presse canadienne 2004).

La réalité est cependant très différente. Le Canada a très largement gagné la bataille du libre-échange avec les États-Unis. De 1989 à 2007, les exportations québécoises en direction des États américains ont augmenté de 153 %. Le Québec exporte dix fois moins en France que dans le seul État de New York. Et, surtout, le Québec exporte, selon les chiffres de 2008, près de deux fois plus qu’il n’importe des États-Unis (Fortin 2009 : 32).

La situation est similaire au Canada dans son ensemble. En 2005, le Canada était le 5e pays importateur et exportateur au monde. Les États-Unis sont, et de loin, le plus important partenaire commercial du pays. En 2008, le Canada exportait pour 376 milliards de dollars vers les États-Unis, alors qu’il importait pour 227 milliards de celui-ci. Un surplus colossal (Institut de la statistique du Québec 2009). À titre de comparaison, le second partenaire commercial du Canada en 2008 était le Japon. Le Canada y exportait pour 11,1 milliards et enimportait pour 15,3 milliards de dollars (ibid.). Parmi les 13 principaux partenaires commerciaux du Canada, le Canada est en déficit commercial avec tous, sauf un : les États-Unis (maeci 2005). Depuis la mise en oeuvre de l’accord de libre-échange, les exportations canadiennes en direction des États-Unis ont presque doublé en pourcentage du pib. Environ 30 % du pib du Canada est lié au commerce avec les États-Unis. Pour prendre un exemple encore plus frappant : les entreprises canadiennes exportent plus chez Home Depot qu’en France ou en Allemagne !

Les États-Unis sont les premiers investisseurs étrangers au Canada avec plus de 65 % du total, alors que 43 % des investissements directs étrangers canadiens se dirigent vers ce pays. Si les exportations américaines au Canada ne représentent qu’environ 2 % de son pib, le Canada est le premier partenaire commercial des États-Unis et de 36 des 50 États américains (maeci 2009). Depuis le milieu des années 1990, la majorité des provinces entretiennent des rapports commerciaux plus étroits avec les États américains contigus qu’avec les provinces voisines. Les exportations canadiennes vers les États-Unis sont pratiquement deux fois plus importantes que le volume des échanges interprovinciaux. Neuf provinces canadiennes sur dix exportent plus en direction des États-Unis que dans le reste du Canada (Fry 2009 ; Courchene 2000 et 2003).

Est-ce que cette dépendance commerciale et ces investissements massifs ont limité les choix du gouvernement canadien et des provinces ? Est-ce que le libre-échange a forcé les Canadiens et les Québécois à adopter le modèle économique et social américain ? Encore une fois, les preuves empiriques ne confirment pas cette hypothèse. Il est vrai que le modèle social canadien connaît des problèmes en matière d’efficacité et de financement, mais il est difficile d’expliquer ces problèmes par l’impérialisme américain. On peut même soutenir le point de vue exactement inverse. Depuis la conclusion de l’accord de libre-échange et de l’alena, le Canada profite d’une forte croissance économique, mais également d’importants surplus commerciaux qui s’expliquent uniquement par le commerce avec les États-Unis. Cette croissance et ces surplus ont permis au gouvernement canadien d’éliminer ses déficits publics, de diminuer la dette, de baisser les impôts, en plus de réinvestir dans les programmes sociaux et les transferts fiscaux aux provinces. Le gouvernement du Québec a même mis sur pied un très coûteux programme d’assurance médicaments et un système public de garderies. On peut ainsi affirmer que l’alena a été très bénéfique pour le Canada, car il lui a permis d’avoir une croissance forte, ce qui apporte pour les gouvernements plus de revenus, favorisant ainsi le maintien de l’État-providence canadien et québécois tout en laissant une marge au gouvernement pour effectuer les plus fortes baisses d’impôts de l’histoire canadienne ! Si les gouvernements provinciaux doivent composer avec des situations budgétaires difficiles, cette situation s’explique plus facilement par les baisses d’impôts accordées par ces derniers que par l’impérialisme américain.

Est-ce que l’intégration continentale et les investissements américains colossaux ont eu pour effet la prise de contrôle effective des entreprises canadiennes par des multinationales américaines ? Le cas du Québec est à ce propos très instructif. Alors que dans les années 1960 l’économie québécoise était majoritairement détenue par des étrangers, depuis 1965 le chemin parcouru par les Québécois est étonnant et probablement inédit en Occident. Les Québécois francophones ont repris le contrôle de leur économie. Selon l’économiste François Vaillancourt de l’Université de Montréal, en 1961 l’économie québécoise était détenue à seulement 47 % par les francophones (qui représentent plus de 80 % de la population), contre 39 % par les Canadiens anglophones et 14 % par des étrangers, principalement américains. En 2003, les francophones possédaient 67,1 % de leur économie, une progression spectaculaire dans un contexte de mondialisation, de libéralisation des échanges ainsi que de fusion et d’acquisition record (Vaillancourt et Vaillancourt 2005). C’est exactement le contraire qui s’est produit dans le Canada anglophone (Picher 2005 ; Gravel 2003). Ce qui est important ici, c’est que, dans le cas du Québec, l’intégration nord-américaine n’a pas empêché la prise de contrôle de l’économie québécoise par les francophones.

Est-il possible que l’hégémonie ou l’impérialisme américain s’exprime ailleurs ? Se peut-il que les Américains tolèrent le sous-investissement du Canada sur le plan militaire, ses politiques sociales « libérales » et les gigantesques surplus commerciaux face aux États-Unis simplement parce que, pour eux, ce qui compte vraiment c’est ce qui se passe dans les organisations internationales lors des négociations multilatérales ? Autrement dit, le prix à payer pour l’autonomie du Canada est d’appuyer les États-Unis dans ses initiatives internationales à l’onu par exemple (Drache 2007 : Deonandan 2005). On entend souvent que les Américains instrumentalisent la bonne réputation du Canada dans le monde afin de légitimer des politiques américaines qui sont controversées. Michael Ignatieff écrivit par exemple, alors qu’il était professeur à Harvard, relativement à la politique canadienne à l’onu et dans les organisations multilatérales : « Nous avons quelque chose qu’ils veulent. Ils ont besoin de légitimité » (Henrikson 2005 : 70). Est-ce le cas ? Le Canada fait-il figure de 51e État américain dans les grandes réunions multilatérales ? Pourtant, certains auteurs soutiennent le point de vue inverse. Selon le politologue Alexander Moens de l’Université Simon Fraser : « […] à l’Assemblée générale de l’onu, le Canada vote plus souvent contre la position américaine que la majorité des pays occidentaux. Nous détenons une longue liste de traités internationaux et d’idées, comme ceux concernant les mines antipersonnel, le protocole de Kyoto, […] où nous sommes diamétralement opposés aux États-Unis » (Moens 2005 : A21).

La question de cet article est très simple : lorsque des enjeux qui sont particulièrement importants pour les États-Unis sont abordés dans les forums internationaux, le Canada appuie-t-il la position américaine ? Est-ce que le Canada vote plus souvent du côté des États-Unis que de celui de ses partenaires transatlantiques ? Dans les faits, le Canada vote, dans la très grande majorité des cas sélectionnés, contre la position américaine. La position canadienne ressemble beaucoup plus à celle des pays européens du G8. De plus, le Canada vote moins souvent avec les États-Unis que ne le fait l’Australie.

Puisque, dans les forums internationaux, les États membres votent sur une très grande variété de sujets, les budgets par exemple, il est préférable d’isoler de ces milliers de votes les enjeux qui sont très sensibles pour les Américains afin de constater si le Canada possède une autonomie dans les forums internationaux. Si l’on prend l’ensemble des votes de l’onu sur une longue période, on risque de noyer dans l’analyse quantitative les oppositions vraiment importantes entre les États-Unis et le Canada, puisque la majorité des votes sont sans réelles conséquences politiques. Ainsi, pour rendre l’étude significative, nous avons sélectionné des enjeux qui sont particulièrement sensibles aux États-Unis, notamment dans les débats politiques. Les cas retenus sont : l’embargo cubain, le conflit israélo-palestinien, les mines antipersonnel, la peine de mort, la convention sur la diversité culturelle, la Cour pénale internationale et les changements climatiques. Pour l’ensemble de ces cas, nous comparerons les positions américaines, canadiennes et celles des autres pays du G8, lorsque c’est possible, entre 1993 et 2007. Dans certains cas, nous avons ajouté le vote de l’Australie. Nous avons volontairement commencé cette étude au moment de la présidence de Bill Clinton afin de constater si les États-Unis ont changé de politique sur ces questions entre l’administration démocrate et l’administration républicaine de George W. Bush. En agissant de la sorte, on pourra mieux anticiper l’effet de l’élection de Barack Obama sur les relations Canada–États-Unis.

Si de nombreuses études ont été menées sur les relations canado-américaines avant 1990, notre analyse porte sur à la période de l’après-guerre froide, celle qui a été qualifiée de moment unipolaire ou de période d’hyperpuissance américaine (Mahant et Mount 1999). En théorie, plus la puissance américaine s’exprime sans rivaux, plus le Canada devrait être vassalisé. Cette étude s’intéresse plus particulièrement à la capacité de choisir du Canada au sein d’organisations multilatérales, sujet qui reste négligé dans les relations Canada–États-Unis, ce qui ne manque pas d’étonner, car le Canada possède une véritable tradition multilatéraliste (Keating 2001).

Il ne faut cependant pas tirer de cette recherche une théorie à prétention universelle. En effet, si les cas sélectionnés démontrent que le Canada possède une véritable autonomie de décision dans les organisations multilatérales par rapport aux États-Unis, on aurait pu retenir des cas où les deux pays endossent les mêmes positions, comme l’élargissement de l’otan ou encore la guerre du Kosovo, et arriver à la conclusion inverse. Il reste cependant que les cas choisis démontrent une autonomie réelle pour le Canada dans les organisations internationales.

I – L’embargo cubain

La question cubaine a constitué un enjeu de taille dans la politique étrangère américaine depuis la chute du régime de Batista en 1958. À la suite de la prise du pouvoir de Fidel Castro et de l’expropriation des entreprises américaines sur le territoire, le gouvernement américain a imposé un embargo sur l’île de Cuba en 1962, qui a été renforcé par la suite à deux reprises, soit en 1992 avec la loi Torricelli (Cuban Democracy Act) et en 1996 avec la loi Helms-Burton (Cuban Liberty and Democratic Solidarity Act) (Cruz Herrera 2007).

Les politiques canadiennes à l’égard de l’embargo américain sur l’île de Cuba depuis 1993 montrent une divergence claire entre les deux pays. Selon le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international du Canada (maeci) : « [l]e Canada s’est opposé avec énergie au caractère extraterritorial de la loi Helms-Burton et aux effets nocifs qu’elle a sur les liens légitimes qu’il a noués avec Cuba en matière de commerce et d’investissement » (maeci 1999). Ainsi, dès 1996, le Canada a apporté certaines modifications à la Loi sur les mesures extraterritoriales étrangères (lmee) afin de permettre aux entreprises canadiennes de mieux se défendre et de pouvoir obtenir compensation face aux mesures provenant de la loi Helms-Burton. Il a également annoncé « certaines actions de concert avec ses partenaires commerciaux » (Cruz Herrera 2007 : 209). 

Toutefois, certains auteurs perçoivent dans les politiques extérieures canadiennes et américaines sur la question de l’embargo cubain une certaine convergence, puisque les finalités des différentes politiques étrangères dans la région restent similaires (Deonandan 2005). En ce sens, Kalowatie Deonandan affirme que les principes régissant les relations du Canada avec les États-Unis ont un effet direct sur la politique étrangère canadienne envers Cuba et que, de ce fait, on ne peut conclure que le Canada observe une stratégie indépendante dans l’élaboration de sa politique étrangère de celle des États-Unis sur la question cubaine (Deonandan 2005).

Cette interprétation est contestable, car elle omet de prendre en considération les moyens entrepris par les politiques canadiennes pour répondre à l’enjeu cubain. Le Canada doit certes tenir compte de la position américaine sur la question cubaine. Toutefois, il n’appuie aucunement les actions entreprises et les moyens utilisés par les États-Unis pour mettre en oeuvre leurs objectifs de politique étrangère sur l’île cubaine. Ainsi, de ces moyens découlent des politiques étrangères profondément divergentes, comme la loi Helms-Burton aux États-Unis et la politique d’engagement constructif au Canada.

Si le Canada s’alignait réellement sur la position américaine, on devrait normalement pouvoir constater que le Canada et les États-Unis votent dans le même sens à l’Assemblée générale des Nations Unies. De 1993 à 2007, seize résolutions ont été adoptées par l’Assemblée générale sous le titre Nécessité de lever le blocus économique, commercial et financier appliqué à Cuba par les États-Unis d’Amérique. Alors qu’au départ 59 pays seulement appuyaient cette résolution, ils étaient 184 à l’approuver en 2007.

Au cours de cette période, le Canada a voté en faveur de la fin de l’embargo pour l’ensemble de la période, sauf en 1993, où il s’est abstenu. Les positions canadiennes se rapprochent de celles de la France qui, pour cette période, a toujours appuyé l’ensemble des résolutions sur l’embargo cubain. Les autres États du G8 ont pour leur part tardé avant d’approuver cette résolution. La Russie s’est abstenue jusqu’en 1994 avant de voter en faveur de la résolution, l’Italie jusqu’en 1995, l’Allemagne et le Royaume-Uni jusqu’en 1996, et le Japon jusqu’en 1997. Globalement, l’ensemble des pays du G8 présente une position divergente avec celle des États-Unis sur la question cubaine et le Canada est un des premiers pays du G8, juste après la France, à se désolidariser de la position américaine.

II – Le conflit israélo-palestinien

Le conflit israélo-palestinien demeure un objet très sensible de la politique étrangère américaine. L’analyse des votes entre 1993 et 2007 permet très clairement de constater un clivage dans les positions canadiennes et américaines. Le Canada vote traditionnellement dans le même sens que les pays du G8, alors que les États-Unis et Israël sont isolés.

De nombreuses résolutions portant spécifiquement sur le conflit israélo-palestinien ont été adoptées par l’Assemblée générale des Nations Unies depuis 1993. Quatre séries de résolutions regroupées en trois sections ont retenu notre attention, puisqu’elles permettent d’effectuer une analyse de l’évolution de la politique étrangère canadienne et américaine, entre 1993 et aujourd’hui. Ce sont : 1) Le droit du peuple palestinien à l’autodétermination (onu 2007d) ; 2) Souveraineté permanente du peuple palestinien dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem, et de la population arabe dans le Golan syrien occupé sur leurs ressources naturelles (onu 2007e), de même qu’un regroupement de deux séries de résolutions portant sur les 3) Pratiques israéliennes affectant les droits de l’homme du peuple palestinien dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem (onu 2007b) ainsi que sur Les colonies de peuplement dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem, et le Golan syrien occupé (onu 2007c). Le regroupement de ces deux dernières résolutions permet d’obtenir un portrait plus global de cette problématique. Cependant, certaines résolutions ont été écartées, car elles ne permettaient pas d’analyser l’évolution des politiques étrangères américaines et canadiennes.

A — Résolution sur le droit du peuple palestinien à l’autodétermination

Les résolutions qui portent sur le droit du peuple palestinien à l’autodétermination visent non seulement la reconnaissance du droit des Palestiniens à l’autodétermination, mais également leur droit à l’obtention d’un État palestinien indépendant (onu 2007d[1]). Ces résolutions somment les différentes instances de l’onu et les États à « apporter soutien et aide au peuple palestinien en vue de la réalisation rapide de son droit à l’autodétermination » (ibid.).

Tableau 1

Le droit du peuple palestinien à l’autodétermination

Pays

1994

1995

1996

1997

1998

2000

2001

2002

2003

2004

2005

2006

2007

Canada

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

A

A

France

O

O

O

O

O

O

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O

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Allemagne

O

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O

O

O

O

O

O

O

O

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Italie

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O

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O

O

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Japon

O

O

O

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O

O

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O

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Russie

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

Royaume-Uni

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

États-Unis

N

N

N

N

N

N

N

N

N

N

N

N

N

Source : Assemblée générale des Nations Unies. Consulté sur Internet (www.un.org/ga/search/voting.asp) le 18 août 2008.

-> Voir la liste des tableaux

Ces résolutions sur le droit du peuple palestinien à l’autodétermination révèlent qu’il existe un large consensus au sein de la communauté internationale, notamment au sein des pays du G8. Les États-Unis sont isolés sur la question. Entre 1994 et 2007, le nombre d’États appuyant cette résolution a augmenté de manière constante, passant de 147 États en 1994 pour à 176 en 2007. Le Canada, jusqu’en 2006, s’était toujours positionné favorablement par rapport aux principes soutenus par cette résolution. Depuis l’arrivée au pouvoir de Stephen Harper, le Canada a cependant tourné le dos à ses positions traditionnelles en s’abstenant sur cet enjeu, alors que les autres membres du G8 ont continué d’appuyer cette résolution.

B — Résolution portant sur la souveraineté permanente du peuple palestinien sur ses ressources naturelles

Les résolutions portant sur la souveraineté permanente du peuple palestinien sur ses ressources naturelles visent essentiellement à s’assurer du respect par l’État hébreu des ressources naturelles des populations palestiniennes, en demandant à Israël de cesser d’exploiter, de détruire ou d’altérer les ressources naturelles, dont les ressources en eau (onu, 2007e [2]).

Cette résolution a également recueilli un large consensus au sein de la Communauté internationale et des États du G8. L’ensemble des membres du G8 a appuyé cette résolution tout au long de la période étudiée. Il semble toutefois intéressant d’observer les cas canadien et australien au regard de cette résolution. Jusqu’en 2006, le Canada s’est prononcé en faveur de cette résolution qui reconnaît les répercussions de l’occupation du territoire palestinien par l’État hébreu, tout comme les membres du G8. Or, en 2006, le Canada s’est abstenu sur la question et il a même voté contre la résolution en 2007. Quant à l’Australie, elle s’est abstenue dès 2003 et a voté contre la résolution de 2005 à 2007. Les États-Unis, ainsi qu’on le voit dans le tableau qui précède, ont voté continuellement contre cette série de résolutions, appuyant leur allié l’État d’Israël.

Tableau 2

Évolution de la résolution sur la Souveraineté permanente du peuple palestinien dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem, et de la population arabe dans le Golan syrien occupé sur leurs ressources naturelles

États

1996

1997

1998

1999

2000

2001

2002

2003

2004

2005

2006

2007

Canada

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

A

N

France

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

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Allemagne

O

O

O

O

O

O

O

O

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O

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Italie

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

Japon

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

Russie

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

Royaume-Uni

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

O

Australie

O

O

O

O

O

O

O

A

A

N

N

N

États-Unis

N

N

N

N

N

N

N

N

N

N

N

N

Total Oui

133

137

144

145

147

148

155

157

156

165

164

166

Total Non

3

2

2

3

2

4

4

4

5

6

6

7

Total Abstentions

21

14

12

6

3

4

4

10

11

8

9

6

Source : Données tirées du site de l’Assemblée générale des Nations Unies. Consulté sur Internet (www.un.org/ga/search/voting.asp) le 18 août 2008.

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C — Résolutions portant sur les colonies de peuplement et les droits de l’homme du peuple palestinien

Les résolutions concernant les Pratiques israéliennes affectant les droits de l’homme du peuple palestinien dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem (onu 2007b), de même que sur Les colonies de peuplement dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem, et le Golan syrien occupé (onu 2007c) ont été regroupées afin d’observer les tendances des votes des différentes puissances durant la période de 1993 à 2007.

Les résolutions portant sur les colonies de peuplement stipulent, entre autres, que ces colonies implantées sur le territoire palestinien « sont illégales et constituent un obstacle à la paix et au développement économique et social » (onu 2007b[3]) et demandent notamment à l’État israélien de retirer ses troupes de certaines parties du territoire, de démanteler et d’arrêter les activités de ses différentes colonies de peuplement (ONU, 2007c[4]). Les résolutions portant sur les pratiques israéliennes touchant les droits de la personne du peuple palestinien consistent plus globalement à condamner tous les actes de violence commis par les forces israéliennes et par les groupes palestiniens[5].

Outre les États-Unis qui sont demeurés à l’écart des positions occidentales sur la question, on peut constater que l’Australie a également moins souvent appuyé les résolutions. Le Canada, à partir de 2004, s’est plutôt abstenu (2004-2005) et a même voté contre la résolution (2006[6]) intitulée Pratiques israéliennes affectant les droits de l’homme du peuple palestinien dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem (onu 2007b), car, selon le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, « la résolution ne condamne pas les actes violents commis par les Palestiniens contre les civils israéliens, dont les attentats suicides et les attaques à la roquette » (maeci 2006). Ce changement de politique du côté canadien à l’égard du conflit israélo-palestinien ne correspond pas aux positions des autres membres du G8. Néanmoins, entre 1994 et 2007, le Canada a adopté des positions qui reflètent plus les positions du G8 que celles des États-Unis en ce qui a trait aux pratiques israéliennes affectant les droits de la personne du peuple palestinien et les colonies de peuplement. Effectivement, sur une période de 13 ans, sur cet enjeu, les votes canadiens aux Nations Unies ne convergent vers la position américaine que 12,5 % du temps, contre 87,5 % du temps dans le sens des positions des membres du G8.Somme des votes entre 1994-2007 concernant les pratiques israéliennes affectant les droits humains du peuple palestinien et les colonies de peuplement. Effectivement, sur une période de 13 ans, sur cet enjeu, les votes canadiens aux Nations Unies ne convergent vers la position américaine que 12,5 % du temps, contre 87,5 % du temps dans le sens des positions des membres du G8.

Somme des votes entre 1994-2007 concernant les pratiques israéliennes affectant les droits humains du peuple palestinien et les colonies de peuplement

Somme des votes entre 1994-2007 concernant les pratiques israéliennes affectant les droits humains du peuple palestinien et les colonies de peuplement
Source : Assemblée générale des Nations Unies. Consulté sur Internet (www.un.org/ga/search/voting.asp) le 18 août 2008.

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III – Les mines antipersonnel

Le Canada a été l’un des principaux instigateurs du dossier des mines antipersonnel dans les années 1990, plus précisément dans la promotion de la Convention sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction (onu 2007a). Lloyd Axworthy, ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement canadien, avait défendu ardemment ce traité, qui lui avait permis d’être en lice pour le prix Nobel de la paix en 1998 (maeci 2001). À l’heure actuelle, plus de 155 États ont ratifié cette convention. Toutefois, les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Inde refusent toujours de le faire. Le Pentagone juge en effet « “nécessaire” de disposer de mines antipersonnel “pour protéger des militaires américains, des militaires de forces alliées ou des civils” » (aidh 2001).

En ce qui a trait aux résolutions de l’Assemblée générale portant sur les mines antipersonnel, intitulées Mise en oeuvre de la Convention sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction, de 1996 à 2007, elles visaient essentiellement à inviter les États non signataires à la Convention à joindre les rangs de celle-ci (onu 2007a). Le Canada s’est constamment positionné en faveur du bannissement des mines antipersonnel, alors que les États-Unis, à partir de 2001, se sont abstenus lors du vote. Or, à l’exception de la Russie et des États-Unis, tous les pays du G8 ont appuyé de tels types de résolutions.

IV – La peine de mort

La peine de mort est un enjeu beaucoup plus fréquemment étudié par la Commission des droits de l’homme des Nations Unies ou par son successeur, le Conseil des droits de l’homme, que par l’Assemblée générale des Nations Unies. Néanmoins, ce thème a été abordé lors de la 62e séance plénière, par l’adoption d’un moratoire sur l’application de la peine de mort. Adopté par 104 voix pour, 54 voix contre, 29 abstentions et 5 non-votants, ce moratoire non contraignant sur les exécutions vise à plus long terme une abolition totale de la peine de mort. Les États-Unis se sont prononcés contre cette résolution, alors que le Canada et l’ensemble des pays du G8 (à l’exception du Japon) l’ont approuvée.

Au Canada, la peine de mort a été abolie en 1976. La dernière exécution a officiellement eu lieu en 1962 au Canada. Par ailleurs, à la suite d’un jugement de la Cour suprême en 2001 dans l’affaire États-Unis c. Burns, il a été déclaré que des citoyens canadiens accusés de meurtres dans un pays pratiquant la peine de mort ne pourraient être extradés pour subir un procès que si l’on obtenait l’assurance que celui-ci ne recevrait pas comme sentence la peine capitale (Cour suprême du Canada 2001). Parmi les facteurs influençant sa décision, la Cour suprême avait noté que « l’abolition de la peine de mort est l’objet d’une importante initiative canadienne à l’échelle internationale et reflète une préoccupation croissante dans la plupart des démocraties » (Cour suprême du Canada 2001 : 143). Dans ce contexte, la Cour suprême s’est référée à plusieurs instruments internationaux pour justifier sa décision, rappelant notamment que :

le Conseil de sécurité des Nations Unies a exclu la peine de mort des peines pouvant être infligées par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (résolution 827, 25 mai 1993) et par le tribunal pénal international pour le Rwanda (résolution 955, 8 novembre 1994), et ce, malgré la nature odieuse des crimes reprochés aux personnes accusées. Cette exclusion a été confirmée dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, que le Canada  a signé le 18 décembre 1998 et ratifié le 7 juillet 2000 (Cour suprême du Canada 2001 : pt 88). 

Toutefois, depuis l’arrivée du gouvernement conservateur en janvier 2006, la position à l’égard de la peine de mort s’est transformée. En effet, alors qu’il était coutume de demander aux États-Unis qu’un « Canadien dans le couloir de la mort aux États-Unis soit emprisonné à vie plutôt qu’exécuté » (Boisvert 2007 : A5), le gouvernement a décidé en novembre 2007 de ne plus demander cette clémence. Selon Hélène Buzzetti, journaliste au quotidien Le Devoir, « [i]l s’agit d’une rupture radicale avec la tradition canadienne consistant à dénoncer à chaque occasion la peine de mort pratiquée ailleurs dans le monde » (Buzzetti 2007 : A1).

De plus, alors qu’il avait constamment parrainé les résolutions portant sur la peine de mort au sein des Nations Unies, en novembre 2007 le Canada a affirmé que, même s’il adoptait la résolution concernant un moratoire sur l’application de la peine de mort, il ne parrainerait pas celle-ci, alors que le geste est grandement symbolique et marque la volonté du Canada de continuer à jouer un rôle de leader dans la promotion des droits de la personne (Dib et Fortin 2007).

Bien que depuis les années 1990 le Canada ait assumé un rôle de leader dans le domaine des droits de la personne et qu’il se soit opposé à la pratique de la peine de mort, force est de constater un changement d’attitude depuis l’arrivée des conservateurs au pouvoir. De son côté, l’Union européenne a poursuivi sa politique sur l’abolition de la peine de mort, dénonçant même la reprise des exécutions aux États-Unis en 2008. Elle déclare ainsi

qu’elle est opposée de longue date à l’application de la peine de mort, quelles que soient les circonstances, et qu’elle oeuvre par conséquent à son abolition partout dans le monde en cherchant à obtenir à l’échelle mondiale un moratoire sur les exécutions, première étape vers la réalisation de cet objectif. L’ue considère que l’abolition de la peine de mort est essentielle à la protection de la dignité humaine et au développement progressif des droits de l’homme (ministère des Affaires étrangères et européennes 2008).

V – La convention sur la diversité culturelle

Dès 1994, la notion d’exception culturelle devient un sujet de discorde important entre le bloc formé par les États-Unis et le bloc « exceptionniste » (formé notamment par la France et le Canada). Cette position se justifie assez facilement, d’autant plus que 85 % de la production du divertissement télévisuel et cinématographique dans le monde provient des États-Unis (Germann 2004). Alors que les exceptionnistes estiment que « les politiques culturelles, les industries du savoir et du divertissement outrepassent les questions économiques et sont intrinsèquement associées aux questions identitaires et linguistiques » (Frau-Meigs 2004 : 868), les États-Unis favorisent plutôt la déréglementation des mesures de protection culturelle.

En 2001, alors que les États-Unis n’ont toujours pas réintégré l’unesco, les pays membres adoptent la Déclaration universelle sur la diversité culturelle. Les États-Unis tentent d’intervenir pour s’opposer au projet de déclaration, sans succès (Germann 2004). Cette déclaration constitue une raison majeure du retour des États-Unis au sein de l’unesco, ces derniers estimant qu’il s’agit d’une « attaque contre les règlements du commerce international établis par l’omc et comme une tentative de protection contre les produits américains » (Frau-Meigs 2004 : 875).

Ainsi, en 2003, les États-Unis réintègrent l’unesco et souhaitent lutter contre le projet de Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (cidc), qui est alors parrainée par le Canada, avec l’appui du Québec, et la France. Le Canada est d’ailleurs le premier État à avoir ratifié cette convention.

Malgré la forte opposition américaine sur la question, au terme du processus seuls les États-Unis et Israël ont voté contre l’adoption de la Convention. Les États-Unis ont même menacé de se retirer de l’unesco si elle était adoptée par les États membres. Condoleezza Rice a d’ailleurs affirmé que la Convention pourrait « “légitimer des violations des droits de l’homme” et permettre “l’écrasement de minorités” au nom d’une politique culturelle ou linguistique » (Dufour 2005). Les États-Unis ont même laissé entendre la possibilité d’exercer des pressions auprès des pays signataires de la Convention pour éviter que ceux-ci ne la ratifient ou qu’ils fassent une utilisation excessive de la Convention (oif 2006).

Les pressions américaines sur la question n’ont eu que peu d’effet au Canada, d’autant plus que ce dernier a continué à promouvoir une position indépendante face à son voisin, en devenant notamment l’un des principaux instigateurs et promoteurs de la Convention sur la scène internationale. Encore une fois, le Canada a voté avec les pays du G8 contre les positions de Washington.

VI – La Cour pénale internationale

Alors que de nombreux pays occidentaux, dont le Canada, ont fortement soutenu et encouragé la création de la Cour pénale internationale (cpi), les États-Unis souhaitaient une limitation importante de la portée de ce tribunal. De 1994 à 2004, de nombreuses résolutions ont été adoptées par consensus par l’Assemblée générale des Nations Unies. Les États-Unis ne s’opposaient pas à la forme, mais plutôt à la portée de la Cour.

L’objectif des pays soutenant le projet était de fournir à cette cour une « compétence inhérente pour tous les crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes de génocide, c’est-à-dire pour qu’elle puisse se saisir elle-même d’une affaire sans que soient nécessaires ni l’autorisation du Conseil de sécurité ni le consentement des États concernés » (Trean 1998 : 2). À la suite de cinq semaines de négociations, 120 pays votent en faveur de l’adoption du Statut de Rome qui crée la cpi, sept États se prononcent contre (dont les États-Unis, Israël et la Chine) et 21 États s’abstiennent. La cpi entre néanmoins en vigueur le 1er juillet 2002.

Les États-Unis avaient d’abord refusé d’adopter le Statut de Rome, jugeant ce dernier « totalement déséquilibr[é] dans la mesure où “le Statut favoriserait l’impunité des hauts responsables d’États non parties qui commettent des crimes à l’intérieur des frontières nationales, alors qu’il défavoriserait les États, tels les États-Unis, dont le personnel (militaire notamment) est très présent à l’étranger” » (Detais 2003 : 31). Toutefois, en décembre 1999, le président Bill Clinton, tout juste avant la fin de son mandat, signe le Statut de Rome « afin de participer aux futures négociations et de tenter d’influer sur le Statut avant une éventuelle ratification » (Detais 2003 : 32). Avec l’entrée en fonction de George W. Bush, les choses changent et les États-Unis refusent désormais de ratifier le Statut de Rome.

Le Canada qui avait une position diamétralement opposée à celle des États-Unis, a joué un rôle significatif en faveur de la création de cette institution internationale. Selon Tom Keating : « Le succès du gouvernement à répondre aux objections, malgré les objectifs américains, met l’accent sur la conviction et le talent des diplomates canadiens, mais aussi sur les bénéfices de travailler dans une coalition multilatérale » (Keating 2001 : 183). Le Canada a ratifié le Statut de Rome le 7 juillet 2000 et a été le premier État à adopter une loi relative à la mise en oeuvre de ce traité à l’échelle interne. Il s’agit de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

VII – Les changements climatiques

La problématique des changements climatiques constitue un des principaux enjeux du 21e siècle. Une première convention internationale avait été adoptée dès 1992, lors du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro, engageant les parties prenantes à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (ges) sur leur territoire. La participation des États-Unis à cette convention était primordiale étant donné qu’ils étaient les principaux émetteurs de ges dans le monde et la grande puissance mondiale. Ainsi, en octobre 1992, un plan de réduction volontaire de ges était approuvé, qui est devenu la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (ccnucc). Toutefois, on n’observait à l’époque aucune cible concrète et il s’agissait davantage de mesures volontaires.

Par la suite, lors des négociations pour le protocole de Kyoto, les pays industrialisés s’engagent à réduire leurs émissions de ges de 5,2 % par rapport aux émissions de 1990, pour la période 2008-2012. Alors qu’au Canada la signature de ce protocole est accueillie favorablement, aux États-Unis le résultat est tout autre. La signature du vice-président américain est vivement contestée par le Sénat, qui s’est opposé à l’unanimité au protocole. Le Sénat estimait que le protocole de Kyoto devrait inclure les pays émergents dans les cibles de réduction des ges (Radio-Canada 2005).

L’accession de George W. Bush à la présidence des États-Unis a transformé la politique étrangère des États-Unis relativement aux changements climatiques. L’administration Bush demeure très critique au regard de l’origine anthropique des émissions de ges, et ce, malgré les conclusions du giec sur la question (Kraft 2002). En mars 2001, le président refuse donc de ratifier le protocole de Kyoto.

Le Canada ratifie le protocole le 17 décembre 2002, devenant ainsi le 100e pays à le faire (Environnement Canada 2002). Le Canada s’engage donc à réduire de 6 % ses émissions de gaz à effet de serre selon les émissions de 1990, et ce, d’ici à 2012. Toutefois, lorsque le gouvernement fédéral a ratifié le protocole, le gouvernement de Jean Chrétien savait que le Canada ne serait pas en mesure de respecter la première phase, soit la réduction de 6 % pour 2008-2012. Eddie Goldenberg, ancien conseiller de Jean Chrétien, a d’ailleurs affirmé récemment que « le gouvernement Chrétien n’était pas prêt à l’époque à atteindre les objectifs de Kyoto, qu’il qualifie “d’extrêmement ambitieux” » (Castonguay 2007 : A5). De plus, depuis la ratification canadienne en décembre 2002, le Canada n’a cessé de faire augmenter sa « contribution » de ges dans l’atmosphère. Peu de mesures ont été mises en place au niveau fédéral et l’arrivée du gouvernement Harper n’a fait qu’accentuer cette réalité. Cette attitude canadienne est très curieuse, car il aurait été si facile politiquement en 2001 de suivre les États-Unis dans leur refus, mais ce ne fut pas le cas. Avant l’arrivée du gouvernement Harper au pouvoir, le Canada semblait suivre une tangente, sur le plan du discours, assez divergente des États-Unis sur la question. Depuis l’arrivée d’Obama à la Maison-Blanche, le Canada semble s’aligner sur les positions américaines. Il est ainsi très difficile d’avoir un constat définitif sur la question des changements climatiques.

Conclusion 

La conclusion de cette étude est que, pour les cas sélectionnés, lorsque des enjeux qui sont d’une importance particulière pour les États-Unis sont traités dans les forums internationaux, le Canada penche plus généralement du côté de ses alliés transatlantiques membres du G8 que de celui des États-Unis. L’analyse des résultats des votes aux Nations Unies provenant des résolutions étudiées précédemment (concernant l’embargo cubain, le conflit israélo-palestinien et les mines antipersonnel) est sans appel à ce sujet.

Les positions canadiennes demeurent fortement corrélées avec celles des pays membres du G8, alors que les États-Unis s’opposent de manière constante aux différents enjeux sélectionnés. Alors que la France a toujours approuvé les différentes résolutions (ce qui signifie qu’il a toujours adopté des positions contraires aux positions américaines), le Canada a voté contre les États-Unis dans près de 89 % des cas. L’ensemble des pays du G8 exerce des positions assez semblables que le Canada sur ces enjeux, votant contre les États-Unis dans des pourcentages assez similaires.

Au sein d’autres forums internationaux que l’onu, sur les enjeux de la peine de mort, de la diversité culturelle, de la Cour pénale internationale et des changements climatiques, un effet similaire est observé : le Canada s’oppose aux positions américaines, exerçant même parfois un certain leadership qui va dans le sens contraire de la position américaine.

Fait intéressant à noter, le refus canadien d’appuyer les positions américaines dans les forums internationaux pour les cas sélectionnés ne peut pas s’expliquer par les politiques unilatéralistes de l’administration Bush, car elles sont présentes également sous l’administration Clinton. Depuis l’arrivée des conservateurs de Stephen Harper au pouvoir en 2006, le Canada s’est rapproché de la position américaine sur plusieurs enjeux controversés. Il reste maintenant à voir si le Canada suivra plus volontiers les politiques du président Obama.

Certains auteurs ont souligné que depuis la fin de la guerre froide le Canada poursuit ses stratégies multilatérales en politique étrangère, ce qui permet « d’atténuer l’influence considérable des États-Unis sur la politique étrangère et de sécurité canadienne » (Fortmann et Viau 2001). Le moment unipolaire américain des années 1990 aurait eu pour corollaire le développement d’une politique étrangère canadienne distincte de son voisin, certains avançant même que « l’unilatéralisme croissant des États-Unis accroît[rait] l’importance du lien transatlantique pour le Canada » (McFarlane, cité dans Fortmann et Viau 2001 : 45-46). Cette affirmation semble être confirmée par cette recherche.

Est-ce que le Canada aurait pu s’opposer aussi systématiquement à la position américaine si les autres partenaires transatlantiques du Canada ne votaient pas dans le même sens que lui ? Il est difficile de répondre avec certitude, mais on peut penser qu’il s’agit d’un facteur très important. Le fait qu’il vote dans le même sens que la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne ou l’Italie rend probablement moins radicale, aux yeux des Américains, la position du Canada dans les forums internationaux. Cette situation fait écho à une déclaration de Lester B. Pearson, alors ministre des Affaires étrangères, qui croyait que l’implication du Canada dans les organisations internationales « nous aide à échapper au danger d’une relation trop exclusivement continentale avec notre voisin sans abandonner les avantages économiques et politiques de cette importante association à la fois inévitable et vitale » (Keating 2004 : 13).