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Les relations entre la France, les États-Unis et l’Allemagne représentent depuis 60 ans le cadre principal de ce que l’on nomme communément « le monde occidental », cadre auquel il faudrait évidemment ajouter la Grande-Bretagne. Cependant, même sans cette dernière, le triangle franco-germano-américain constitue à lui tout seul l’un des éléments centraux de l’Ouest. Toutefois, si triangle il y a, celui-ci n’est pas de nature isocèle. En réalité, ce triangle renferme en son sein trois relations bilatérales de nature très différente, dont chacune a un caractère qui lui est propre et dont l’évolution a connu deux grandes phases diamétralement opposées. Une troisième phase pourrait s’ouvrir au lendemain du sommet de Strasbourg qui célébrera le 60e anniversaire de la création de l’Alliance atlantique et qui verra sans aucun doute le retour de la France dans le système militaire intégré de l’otan.

La première phase débute au sortir de la Seconde Guerre mondiale et durera jusqu’en 1966. Elle sera marquée par une profonde instabilité au sein du triangle, entre la France et les États-Unis d’un côté, la République fédérale d’Allemagne (rfa) de l’autre. Cette dernière, militairement vaincue, divisée et occupée était devenue un objet de la politique mondiale, la guerre froide étant indissociable de la « question allemande ». Mais, en aucune façon, l’Allemagne de l’Ouest ne pouvait marquer de son empreinte le nouveau système international qui était en train de se mettre en place avec le plan Marshall et la création de l’Organisation européenne de coopération économique (oece) et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan) à la fin des années 1940. Puissances nucléaires, puissances victorieuses assumant des responsabilités particulières vis-à-vis de l’Allemagne dans son ensemble, dotées chacune de sièges permanents au Conseil de sécurité, la France et les États-Unis se retrouvent dans une position de supériorité évidente vis-à-vis de la rfa qui ne sera atténuée, sur le plan des relations franco-allemandes, qu’avec l’entrée de la rfa comme partenaire à parts égales dans la Communauté européenne du charbon et de l’acier (ceca) et la Communauté économique européenne (cee) dans les années 1950. Mais cela n’a rien changé à la nature inégale qui caractérise les rapports entre l’Allemagne et ses deux nouveaux alliés, le tout étant évidemment amplifié par les différences qui existent également sur les plans économique, industriel, militaire et démographique entre ces trois États (Hellmann 1994).

Une deuxième étape s’ouvre en 1966 avec la sortie de la France du système militaire intégré de l’otan. Ce retrait, qui est allé de pair avec une critique sans cesse répétée à l’égard du système de Yalta et de la prédominance des deux superpuissances, marque une nouvelle donne. Confinée dans un rôle de reluctant ally, la France veillera par la suite à contrebalancer « l’hégémonie américaine » en développant la notion d’autonomie européenne, notion pourtant totalement en décalage avec les principes de l’indépendance de la politique étrangère française et avec la prédilection française pour une Europe intergouvernementale. Le départ du général de Gaulle n’a pas fondamentalement changé cette nouvelle donne. Après des débuts conciliants, visant à restaurer le climat de confiance franco-américain, les présidents Giscard d’Estaing, Mitterrand et Chirac ont chacun rapidement renoué avec une attitude critique à l’égard de la politique américaine, le premier ayant dénoncé l’absence de leadership américain durant les années Carter, le deuxième s’étant opposé à Washington au sujet notamment de la politique commerciale internationale et le dernier, hostile à l’intervention américaine en Irak, ayant plaidé pour un monde multipolaire.

Pour l’Allemagne, le raidissement de la position française à l’égard des États-Unis avait des retombées indirectes très positives. La sortie de la France du système militaire intégré de l’otan avait eu pour conséquence de faire de l’Allemagne fédérale la tête de pont du dispositif militaire américain en Europe. Douze ans après son entrée dans l’otan, la République fédérale allemande (rfa) devient le principal allié des États-Unis sur le continent européen. Les Allemands deviennent transatlantiques avant d’être européens, une tendance qui se confirme après le départ de Konrad Adenauer. La relation transatlantique deviendra l’axe privilégié de la politique étrangère ouest-allemande. Certes, des critiques à l’égard de la politique américaine s’expriment aussi outre-Rhin. Vietnam, Watergate, les hésitations de Jimmy Carter et la rhétorique jugée trop brutale de la première administration Reagan enveniment les relations germano-américaines, certes, mais sans jamais remettre en question le principe de « America first » qui inspire les responsables politiques allemands. La loyauté à l’égard de Washington sera recompensée en 1990, lorsque Washington accordera un soutien sans faille à Helmut Kohl et à sa politique de rapprochement avec la République démocratique allemande (rda). L’unification rapide de l’Allemagne doit donc beaucoup au rôle joué par les Américains dans les négociations « 2 + 4 », une donnée qui explique aussi la bonne entente qui régnera entre Bill Clinton et Helmut Kohl (Weidenfeld 1998). La relation germano-américaine ne se détériorera qu’à partir de l’arrivée au pouvoir de George W. Bush, dont l’idéologie en matière de politique internationale est violemment rejetée par le gouvernement rouge-vert sous Gerhard Schröder. Les divergences germano-américaines et les sentiments anti-américains en Allemagne atteindront leur paroxysme avec l’affaire irakienne et ne seront que partiellement résorbés après les élections allemandes de 2005 et l’arrivée à la Chancellerie de la très transatlantique Angela Merkel.

I – Le double héritage bilatéral

Contrairement aux relations de l’Allemagne avec la Grande-Bretagne, la France et la Russie, celles avec les États-Unis n’ont jamais vraiment souffert du poids du passé. Certes, à deux reprises, en 1917-1918 et 1941-1945, les États-Unis ont empêché l’Allemagne d’exercer son hégémonie sur le continent européen. Pourtant, ni la double défaite allemande, ni le caractère politique si diamétralement opposé aux idéaux américains des régimes wilhelmien et, surtout, hitlérien n’ont donné naissance à une « inimitié héréditaire » comme ce fut le cas, notamment, entre Français et Allemands. Il n’y a jamais eu non plus de rivalités de grande puissance entre Allemands et Américains, comparables à celles qui ont empoisonné, jadis, les relations avec la Russie (en Europe centrale) et avec la Grande-Bretagne (à l’échelle maritime). D’où sans doute la facilité avec laquelle la population allemande a accepté et intériorisé le rayonnement culturel, voire la domination politique bienveillante des Américains au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, l’américanisation de la culture et de la société allemandes qui a eu lieu pendant les années cinquante et soixante est perçue comme une étape cruciale, voire comme l’élément clé de la démocratisation du pays. Aussi les soldats américains ont-ils été reçus comme des libérateurs par une population avide de connaître l’American Way of Life après douze années de totalitarisme – un accueil d’autant plus chaleureux que les gi ne se sont pas comportés en « occupants ». Cette attitude a sans doute été facilitée par le fait que la population américaine est elle-même issue en grande partie de l’émigration allemande vers les États-Unis (les Américains de « souche allemande » viennent en première position, avant les Britanniques et les Irlandais).

Dès les années cinquante, Américains et Allemands se sont ainsi liés par un double partenariat, fondé, du côté américain, sur des investissements massifs en rfa ainsi que sur la présence de l’armée américaine – puissance protectrice vis-à-vis du pacte de Varsovie – et, du côté allemand, sur l’engagement sans faille de la République fédérale dans le cadre du dispositif militaro-stratégique de l’otan. Très ouverte à l’influence culturelle des États-Unis (cinéma, télévision, musique, etc.) et à l’intégration d’anglicismes dans la vie de tous les jours, l’Allemagne fédérale s’inspirait de surcroît du modèle économique (basé sur le libre-échange) et politique (le fédéralisme) de son puissant allié. À la différence de la France et même de la Grande-Bretagne, pays moins dociles et défendant leurs propres intérêts à l’échelle mondiale (en tout cas jusque dans les années 1960), l’Allemagne fut vite perçue, à Washington, comme le « meilleur élève de la classe », réputation qui fut celle des gouvernements successifs de Bonn jusqu’en 1989 (malgré la crise des euromissiles et les controverses que l’Ostpolitik allemande avait suscitées à Washington au début des années 1980). D’où sans doute l’engagement américain en faveur de l’unification de l’Allemagne dans le cadre des négociations « 2 + 4 » en 1990, alors que la Grande-Bretagne et la France tentaient, au moins pendant quelques semaines, de s’y opposer. Selon les dirigeants allemands, sans la confiance et le soutien direct des Américains, le processus d’unification de l’Allemagne dans l’otan n’aurait jamais pu être mené à terme de façon aussi rapide.

La relation privilégiée entre les gouvernements américain et allemand ne s’explique pas seulement par le rôle que l’otan a joué dans le contexte de la politique de sécurité de l’Allemagne, mais aussi, inversement, par la volonté de réaffirmation nationale de la rfa depuis les années 1950, notamment dans le cadre de l’otan. Privée du plein exercice de sa souveraineté au lendemain de sa naissance en 1949, l’Allemagne fédérale a su utiliser l’otan comme un levier pour redevenir une nation « normale » faisant partie intégrante des structures politiques et économiques d’Europe occidentale : le réarmement en 1954, la réconciliation avec ses voisins (notamment la France et la Grande-Bretagne), la participation au processus de construction européenne, les initiatives prises dans le cadre de l’Ostpolitik n’auraient pas vu le jour sans l’intégration de la rfa dans l’otan et sans la présence de troupes américaines en Allemagne.

Le système d’intégration militaire de l’otan et les relations privilégiées avec les États-Unis sont donc devenus, à partir des années 1960, les principales ressources de la « normalisation » et donc de l’influence allemande, à la fois à l’intérieur de l’Alliance et au sein du monde occidental. Ce sont en effet les États-Unis qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ont contribué de façon décisive à l’instauration de la démocratie et à l’orientation politique et économique pro-occidentale de la République « rhénane ». C’est cette donnée qui explique en grande partie l’attitude atlantiste et pro-américaine des dirigeants allemands (surtout chrétiens-démocrates). L’influence allemande s’est encore accrue à partir de 1966, date à laquelle la France a quitté les structures militaires intégrées de l’otan. De nombreux postes laissés vacants par de hauts militaires français ont alors été occupés par des officiers allemands, dont la plupart y ont fait une brillante carrière avant de retrouver des postes importants dans la Bundeswehr ou même à la Hardthöhe. D’où ce véritable culte que les responsables politiques et militaires allemands vouent à l’intégration militaire de l’otan, perçue comme la garantie ultime de la sécurité de l’Allemagne et, de plus, comme un facteur d’entente intra-européenne dans la mesure où elle enlève, de facto, aux forces nationales des pays membres la capacité de conduire des actions autonomes.

Depuis 1949, les relations avec les États-Unis revêtent ainsi une importance toute particulière pour l’Allemagne, non seulement sur le plan de sa sécurité extérieure, mais aussi du point de vue de son identité culturelle et de son appartenance au monde occidental. Aujourd’hui, l’une des questions qui se posent de part et d’autre de l’Atlantique est de savoir si cette relation privilégiée germano-américaine a pu résister à la fin de la guerre froide et si elle a toujours un effet structurant sur l’ensemble transatlantique. À première vue, la fin du conflit Est-Ouest n’a guère affecté la solidité des liens entre Bonn et Washington. En effet, à deux reprises, en 1989 (avant la chute du mur) et en 1994, George H.W. Bush et Bill Clinton avaient proposé aux Allemands un partnership in leadership, invitant le gouvernement fédéral à prendre une place au sein de l’otan au moins équivalente, sinon supérieure à celle occupée par les Britanniques pendant plus de quarante ans. Cette proposition met en lumière la persistance d’un partenariat germano-américain étroit, fondé sur des bases géopolitiques (otan), commerciales (General Agreement on Tariffs and Trade [gatt], puis Organisation mondiale du commerce [omc]) et socioculturelles solides (acceptation par l’Allemagne du « modèle de société » américain), qui est également à l’origine de « l’américanophilie » et de la fidélité atlantiste de nombreux dirigeants et responsables allemands. Mais, si cette offre n’a pas manqué de flatter la classe politique allemande, celle-ci n’en est pas moins consciente des difficultés et des risques qu’un tel partenariat impliquerait pour la diplomatie allemande. D’abord, l’Allemagne occupe de concert avec la France une place toujours plus importante au sein de l’Union européenne, Union que certains pays membres (dont la France en particulier) perçoivent de plus en plus comme un instrument appelé à défendre les intérêts européens contre des velléités d’hégémonie américaine. Mais, surtout, l’Allemagne ne pouvait répondre favorablement à la demande des États-Unis, tant pour des raisons militaires (refus de participer pleinement à des actions « hors zone ») que pour des raisons de divergences d’approche en ce qui concerne le recours à la force comme instrument privilégié pour le règlement des conflits. Ainsi, malgré les professions de foi pro-américaines, l’Allemagne a perdu de son importance aux yeux des Américains, une tendance qui s’est encore renforcée à partir de 2000 sous le triple effet de la réorientation pro-américaine des Britanniques sous Tony Blair, de l’entrée dans l’otan des pays centre-européens très pro-transatlantiques et de l’incompréhension réciproque qui caractérise les relations entre l’Amérique de Bush et l’Allemagne de Schröder. L’opposition de ce dernier à l’égard de l’intervention américaine en Irak a provoqué une crise sans précédent dans l’histoire des relations germano-américaines, une crise aujourd’hui surmontée, certes, mais qui a néanmoins laissé des traces.

La relation franco-américaine se distingue assez radicalement de celle qui s’est nouée entre l’Allemagne et les États-Unis. Elle se caractérise d’abord par son ancienneté, si l’on remonte à la fin du 18e siècle, et par le fait que, depuis la dernière guerre, la France et les États-Unis sont des puissances alliées. La France, à la différence de l’Allemagne, n’a jamais dû se servir de l’alliance avec les États-Unis pour affirmer sa souveraineté. C’est bien au contraire en résistant à la prédominance américaine en Europe et dans le monde que la France a cherché à asseoir sa souveraineté. La sortie de la France du système militaire intégré de l’otan en 1966 témoigne parfaitement de cet état d’esprit. Si l’Allemagne et la France ont formé une alliance dans l’Alliance, la France, quant à elle, a représenté « l’opposition » au sein de l’Alliance, jouant le rôle du reluctant ally (Harrison 1981). Mais le refus d’accepter les réalités d’un ordre bipolaire, voire unipolaire, n’explique pas à lui seul la position française. Celle-ci est aussi la conséquence somme toute logique d’un affrontement idéologique entre les États-Unis et la France. Tous les deux sont porteurs d’idées politiques universelles quasi identiques. Les premiers sont auréolés par le prestige de la Constitution de 1787, la seconde par le souvenir de la « grande révolution » de 1789, ce qui fait des deux pays le berceau de la démocratie et du principe républicain sur fond de régime présidentiel. La France, qui se veut le pays « des droits de l’homme », peine à accepter que les États-Unis se perçoivent comme l’incarnation même « du monde libre ». Washington et Paris défendent tous les deux depuis la fin de la Première Guerre mondiale la vision d’un ordre mondial reposant sur une philosophie idéaliste – garanti par un leadership qui fut d’abord français, puis américain. Et c’est la contestation de ce dernier par la France, fût-ce à des degrés divers, qui nourrit l’opposition entre Paris et Washington depuis les années 1960. L’opposition n’a cependant jamais été totale, ni irréversible, mais au contraire ponctuée de rapprochements considérables. Les accords Ailleret-Lemnitzer de 1967 ont ainsi défini une coopération opérationnelle France-otan assignant aux forces françaises un rôle de « réserve régionale » en cas de conflit, au côté d’autres forces alliées, mais sous commandement national. De même, tous les successeurs du Général se sont efforcés, une fois élus, de relancer les relations germano-américaines. Valéry Giscard d’Estaing a même été perçu comme un atlantiste en France, même si les dernières années de son mandat ont été marquées par des désaccords profonds entre lui et Jimmy Carter (Bozo et Parmentier 2007). François Mitterrand, au moment de la crise des euromissiles, avait pris des positions en matière de désarmement et de contrôle des armements qui étaient pratiquement identiques à celles de l’administration Reagan. Mais ce n’est que sous la présidence de Jacques Chirac, le même Chirac qui s’est opposé à la guerre en Irak, ce qui a provoqué une détérioration notable des relations entre Washington et Paris en 2003, que les rapports franco-américains se sont réellement intensifiés. En effet, en 1995, la France a mis en oeuvre une révision fondamentale de sa politique vis-à-vis de l’otan en normalisant ses relations avec les structures militaires de l’Alliance et en définissant sa volonté de contribuer à l’émergence d’une identité de défense et de sécurité européenne au sein de l’otan, réalisée dans le cadre des accords de Berlin en 1996. De même, la réforme des armées, entreprise à partir de 1997, a fait évoluer les forces armées françaises en fonction d’une doctrine militaire qui accordait clairement la priorité à la politique de prévention et de règlement des crises régionales – alors qu’à cette époque l’Allemagne fixait encore pour l’essentiel son attention sur les besoins de la défense territoriale. Contrairement à cette dernière, la France était donc à la pointe du processus de réforme dans l’ensemble transatlantique, réforme que les Américains ont appelée de leurs voeux. La France a notamment tiré profit du fait que la structure d’alliance était en train de changer pour un modèle beaucoup plus souple, moins axé sur l’intégration permanente et davantage sur des formes de coopération ad hoc, moins sur la participation à des structures multinationales stables et davantage sur la participation à des opérations ponctuelles précises – une évolution perceptible dès la fin des années 1990 et qui a été clairement confirmée sous le premier mandat de George W. Bush. En répondant mieux aux critères requis en matière de « projection de force » et en étant bien plus apte à intervenir « hors zone » au besoin, la France était davantage en phase avec l’orientation générale de la politique américaine en général et avec celle de l’otan en particulier, dont le Conseil des ministres avait décidé, en juin 1996, une structure de commandement plus flexible. Le rapprochement franco-américain intervenu au début du septennat de Jacques Chirac s’est toutefois arrêté net en juillet 1997. Lors du sommet de l’otan à Madrid, la France n’a pas obtenu les contreparties escomptées pour son retour annoncé dans le système militaire intégré de l’otan. D’abord, les candidatures slovène et roumaine à l’adhésion à l’otan, soutenues par l’Élysée, n’ont pas été retenues. Mais, surtout, la revendication française visant à confier à un Européen le poste de commandant en chef de l’otan pour l’Europe-Sud, revendication qui avait précisément pour objectif de témoigner du renforcement du pilier européen de l’otan, n’avait pas pu être satisfaite par les États-Unis (Haftendorn 1996).

Jacques Chirac avait tiré des leçons évidentes de ce rendez-vous manqué avec l’Amérique en renouant aussitôt avec les crédos traditionnels du gaullisme, axés sur une dénonciation de la domination américaine ainsi que sur le refus d’un monde unipolaire, et en mettant l’accent sur la nécessité d’une politique européenne autonome en matière de défense et de sécurité. La Politique européenne de sécurité et de défense (pesd) est donc une version moderne des plans Fouchet qui bénéficie en plus des acquis des traités de Maastricht et d’Amsterdam et de l’échec de la communautarisation de l’Union de l’Europe occidentale (ueo).

II – La France, l’Allemagne et l’Amérique de George W. Bush

Les tensions qui se sont accumulées entre Français, Américains et Allemands durant la deuxième moitié des années 1990 se sont encore considérablement amplifiées après l’élection à la Maison-Blanche de George W. Bush. Que la France et l’Allemagne se soient aussi ouvertement rangées du côté des opposants à la guerre contre l’Irak s’explique cependant par une série de facteurs très largement influencés par les premiers pas et gestes de la nouvelle administration Bush. Ainsi, de nombreux stratèges des courants néoconservateurs ont été nommés à des postes clés et leurs sentiments à l’égard de l’Europe, et tout particulièrement de la France et de l’Allemagne, ont été d’emblée très négatifs. Ainsi, non seulement l’unification européenne ne bénéficiait plus de l’attention américaine, si ce n’est pour monter les Européens les uns contre les autres (Old Europe versus New Europe), mais surtout, et malgré le soutien sans faille des Européens (et notamment de la France et de l’Allemagne) après le 11-Septembre, les conseillers de Bush avaient décrété que l’Alliance atlantique n’avait plus la même importance, sauf dans le cas où celle-ci pourrait servir les intérêts américains au Moyen-Orient (Smyser 2004).

Du point de vue strictement militaire et considérant les lacunes européennes qui se sont manifestées durant la guerre au Kosovo, cette attitude pouvait s’expliquer. L’espoir américain de voir la Bundeswehr assumer des responsabilités militaires et stratégiques accrues avait été déçu par les Allemands qui ont mis plus de dix ans à normaliser leur politique étrangère qui, du reste, demeure inhibée par la « culture de retenue » manifestée par la République fédérale sur le plan militaire. Mais surtout, du fait qu’outre-Rhin les dépenses militaires ont diminué de près de 30 % entre 1990 et 2002 et que l’Allemagne ne consacrait plus que 1,4 % de son produit intérieur brut (pib) au budget de la défense, la Bundeswehr a dû faire face à un sous-financement chronique. Parmi les pays membres de l’otan, seuls la Belgique, le Canada, l’Espagne et le Luxembourg consacrent encore moins de dépenses aux besoins de défense (Kamp 1999). De fait, l’armée allemande est dépourvue de capacités élémentaires dans des secteurs clés, tels que le commandement, la reconnaissance, la mobilité et l’aptitude au déploiement rapide de matériel et de troupes sur de grandes distances – des domaines essentiels sur le plan des missions d’intervention « hors zone » (Meiers 2000 : 60). Par conséquent, comme l’a montré la guerre du Kosovo, l’interopérabilité des forces allemandes et américaines n’était plus assurée. Il en résulte qu’aux yeux de l’administration Bush qui a choisi ses alliés en fonction de l’intérêt que ces derniers représentent sur le plan géopolitique mondial, l’Allemagne n’a plus qu’une importance très relative, voire négligeable. Enfin, l’intensification des relations franco-allemandes depuis 1991 (avec des hauts et des bas), l’émergence (quoique timide) d’une Europe politique et surtout la naissance de la monnaie unique ont sans doute été perçues par une partie des dirigeants américains (et là encore en particulier du côté des néoconservateurs) comme une tentative ayant pour objectif de créer des contre-pouvoirs afin de contrebalancer l’« hyperpuissance » américaine. Cette interprétation montre que du point de vue américain, très marqué par les analyses des partisans de l’école « néoréaliste », les relations transatlantiques sont entrées dans un stade où domine dorénavant le jeu des rapports de force et de l’équilibre des pouvoirs.

En prenant ouvertement position contre la politique irakienne de l’administration Bush et en s’intégrant dans un « axe » franco-germano-russe opposé à l’adoption d’une seconde résolution par le Conseil de sécurité de l’onu légitimant le recours à la force contre Bagdad, Paris et Berlin avaient ainsi pris le risque d’une rupture ouverte des relations franco-germano-américaines. Or, non seulement les Américains auraient pu et peut-être même dû tirer davantage profit du refroidissement des relations franco-allemandes des années 1998-2002, mais surtout, en participant activement dans la guerre au Kosovo et en proclamant une « solidarité illimitée » avec les Américains au lendemain du 11-Septembre, la France et l’Allemagne de Schröder ont manifesté leur désir de maintenir des liens transatlantiques forts et solides. Ainsi, les deux pays se sont engagés dans la lutte contre le terrorisme international. Ils contribuent à la lutte contre le réseau Al-Qaïda et assument des responsabilités considérables en Afghanistan tant dans le cadre de l’International Security Assistance Force (isaf) (avec les Pays-Bas) qu’à l’intérieur de l’opération Enduring Freedom.

Mais ces actes n’ont suscité qu’une approbation très relative de la part des dirigeants de Washington qui affichent en plus un dédain croissant pour les opérations de maintien de la paix et pour l’action diplomatique des organisations internationales, donc pour l’opération isaf. Ainsi, en quelques mois, l’administration Bush a épuisé le capital de sympathie dont elle bénéficiait en France et en Allemagne depuis le 11-Septembre. Schröder et Chirac, qui ont pris chacun d’énormes risques sur le plan de la politique intérieure en engageant des soldats aux côtés des Marines en Afghanistan, ont surtout été très surpris et déçus de ne pas avoir été informés par le président George W. Bush lui-même des intentions américaines à l’égard de Saddam Hussein. En effet, le chancelier Schröder a même risqué la survie de sa coalition gouvernementale en demandant, le 16 novembre 2001, un vote de confiance des parlementaires afin d’obtenir l’aval du Bundestag pour l’envoi de troupes de la Bundeswehr en Afghanistan.

Ainsi, lors de sa brève visite d’État en Allemagne, le 22 mai 2002 – son seul et unique séjour en Allemagne depuis son arrivée au pouvoir du temps où Schröder était au pouvoir –, George W. Bush a rassuré son homologue allemand en affirmant que le gouvernement américain « n’avait aucune intention de faire la guerre et que c’était la vérité » (Der Spiegel 2003 : 53). Deux mois plus tard, la décision américaine d’ouvrir des hostilités contre l’Irak de Saddam Hussein a été prise – sans qu’il y ait eu auparavant la moindre consultation entre les dirigeants allemands et américains à ce sujet. Cette absence de concertation constitue à bien des égards une rupture avec le passé qui fut marqué par une étroite coordination entre Bonn et Washington, y compris sur des sujets conflictuels.

Avec ou sans concertation, les positions franco-allemandes et américaines à propos de l’Irak étaient diamétralement opposées. Paris et Berlin ne partageaient pas l’analyse américaine quant à la menace émanant du régime Hussein et doutaient de la volonté américaine de s’impliquer durablement au Proche et au Moyen-Orient en contribuant à un nouvel ordre de paix dans cette zone. Ainsi, le chancelier fédéral a dit et répété qu’il n’avait aucune intention de participer à une quelconque « aventure » militaire contre l’Irak, tandis que la France a brandi la menace d’un recours à l’arme de veto au Conseil de sécurité de l’onu pour empêcher un mandat de l’onu autorisant le recours à la force contre l’Irak. Cette prise de position avait mécontenté les dirigeants américains, qui considéraient une guerre contre l’Irak non pas comme une aventure, mais comme un acte de légitime défense « préventive ». Les dirigeants américains se sont déclarés d’autant plus révoltés par les prises de position du chancelier fédéral et du président de la République que ces derniers ont politiquement tiré profit des sentiments anti-Bush, voire anti-américains des populations allemande et française – une donnée qui explique le caractère « empoisonné » des relations germano-américaines, expression utilisée le 19 septembre 2002 par la conseillère du président Bush, Mme Condoleezza Rice, et le refus de nombreux « patriotes » américains, au plus fort de la crise irakienne, de consommer des French fries. Le froid qui régnait à l’époque entre Berlin, Paris et Washington se résumait à peu de choses : il s’agissait de punir les Français et d’ignorer les Allemands.

Si les opinions publiques allemande et française ont massivement soutenu sa fermeté vis-à-vis de Washington, la politique transatlantique du chancelier fédéral, qui a entraîné une rupture profonde entre Berlin et Washington, n’a pas fait l’unanimité au sein de la classe politique allemande. Ainsi, Angela Merkel, présidente de l’Union chrétienne-démocrate, s’est rendue en février 2003 à Washington où elle a été reçue par l’administration américaine avec tous les honneurs d’un chef d’État. Elle s’est déclarée solidaire avec la politique irakienne de George W. Bush tout en rendant le gouvernement fédéral responsable de l’échec diplomatique de l’onu. Les dirigeants chrétiens-démocrates et les milieux conservateurs allemands se sont donc inquiétés de la dégradation des relations germano-américaines, ce qui explique l’empressement avec lequel Angela Merkel, à peine élue chancelière, s’est efforcée de rétablir la confiance entre Berlin et Washington. Les difficultés croissantes des Américains en Irak, la défaite du Parti républicain aux élections législatives de 2006 et l’impopularité croissante de George W. Bush aux États-Unis ont sans doute été des facteurs qui ont permis de faciliter le rapprochement entre les trois pays. De même, la visite en France de George W. Bush en juin 2004 pour la commémoration du débarquement du 6 juin 1944, en Normandie, si elle n’a pas pu combler le fossé qui s’était creusé entre Chirac et Bush en 2002 et 2003, a pu rappeler utilement aux responsables français et américains que les deux pays étaient de solides alliés en dépit des profondes divergences qui les séparaient sur l’appréciation de la conduite des relations internationales en général et en Irak en particulier.

Toutefois, la restauration d’un climat de confiance dans les relations entre la France, l’Allemagne et les États-Unis sera difficile à réaliser. Car non seulement la majorité des Américains rejettent désormais l’alliance avec une Allemagne considérée comme pacifiste, lâche et ingrate, mais, en plus, l’image de l’Amérique a profondément changé en Allemagne. D’après des sondages effectués au début de l’année 2003 par l’institut de démoscopie d’Allensbach, 54 % des Allemands considèrent que les Américains sont sans scrupules et violents. Ils sont même jugés arrogants par les deux tiers des Allemands, alors que seulement 17 % d’entre eux pensent que les Américains sont honnêtes et attachés à la paix dans le monde. Pour un quart seulement des personnes interrogées, les Américains sont en mesure et ont la volonté d’assumer leurs responsabilités (Petersen 2003 : 5). Or, considérant que plus de la moitié des Allemands ont pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale une opinion négative des Américains, le rétablissement de l’entente et du partenariat entre la République fédérale et les États-Unis sera difficile à mettre en oeuvre. Des chiffres semblables ont été constatés en France, où l’on dresse, sans surprise, un bilan négatif des années Bush. Soixante-dix pour cent des Français disent avoir vu leur opinion des États-Unis se détériorer au cours des trois dernières années. Les plus jeunes sont plus négatifs que les plus âgés (61 % des 65 ans et plus ont une opinion plus défavorable des États-Unis contre 74 % chez les plus jeunes). L’image de George W. Bush s’en trouve, évidemment, très affaiblie. Soixante-quinze pour cent des Français ont une opinion négative du président sortant. L’intervention militaire américaine en Irak est condamnée par 77 % des Français. Comme aux États-Unis, les plus diplômés sont les plus critiques à l’égard de la politique étrangère américaine (83 % des diplômés de l’enseignement supérieur pensent que l’intervention américaine en Irak était injustifiée contre 71 % chez les moins diplômés). Toutefois, les États-Unis demeurent dans l’opinion française un acteur incontournable au niveau international, même si leur leadership n’est pas vraiment accepté. Quarante-neuf pour cent des Français estiment qu’il est « très » ou « assez » important que les États-Unis jouent un rôle de leader dans le monde, contre 48 % d’avis inverses (Rainsard 2004).

III – Le tournant Sarkozy

L’attitude des Français, qui se montrent à la fois très hostiles à l’administration Bush et majoritairement favorables au leadership américain, une position qui rejoint sans doute celle des Allemands, témoigne finalement de la solidité du lien transatlantique. Que le président Sarkozy ait donc choisi de se rapprocher à nouveau des Américains ne peut donc pas vraiment surprendre, compte tenu de cet état d’esprit, mais considérant aussi l’évolution des rapports France-otan depuis une dizaine d’années. Force est de constater que la France, malgré l’échec de sa réintégration dans le système militaire intégré de l’Alliance, est devenue au fil des ans le troisième plus grand contributeur financier de l’otan, qu’elle se situe dans le peloton de tête des pays en matière de mise à disposition de soldats pour les différentes missions de l’otan et qu’elle a participé à la plupart des missions de l’otan de ces dernières années. Si l’on y ajoute une attitude globalement critique à l’égard du bilan de la pesd en France et si l’on tient compte du fait que non seulement la France assume ses responsabilités vis-à-vis de l’otan dans le cadre des accords « Berlin + », mais que le nouveau président français affiche, pour des raisons de politique intérieure et de politique extérieure, un intérêt et une sympathie pour les États-Unis et même pour l’administration Bush, on comprend alors que la prise de distance de la France à l’égard de l’otan a été jugée à la fois anachronique et contre-productive par Nicolas Sarkozy. Ce dernier, dès son arrivée au pouvoir, a donc annoncé son intention de « normaliser » les relations entre la France et l’otan (David 2008).

Le rapprochement franco-américain, que les Allemands appellent de leurs voeux depuis quarante ans, changera sans doute l’équilibre transatlantique, et ce changement s’effectuera au profit des États-Unis et sans doute plutôt aux dépens de l’Allemagne. Le « retour » de la France offrira à Washington la possibilité de surmonter les divisions internes au sein de l’Union européenne à propos de la politique étrangère américaine, divisions qui se sont manifestées dans le contexte de la crise irakienne et qui sont encore perceptibles. Bien que l’on s’efforce d’aplanir les divergences de part et d’autre de l’Atlantique, celles-ci persistent, tout comme la division de l’Europe en deux camps, provoquée par la crise irakienne. Le premier camp, pro-américain, regroupe la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et la plupart des États est-européens membres de l’ue et de l’otan, tandis que le second, animé par la France et l’Allemagne (malgré l’amélioration des rapports avec Berlin depuis l’arrivée au pouvoir d’Angela Merkel), a pris l’habitude d’exprimer des réserves à l’égard des positions de Washington. Ces deux groupes se forment chaque fois que des questions internationales importantes sont à l’ordre du jour de l’ue ou de l’otan, qu’il s’agisse de la mise en oeuvre de la Politique européenne de sécurité et de défense (pesd), de la crise géorgienne, de la guerre en Afghanistan, des rapports avec l’Ukraine et la Russie ou des élargissements à venir. Depuis 2003, les États-Unis doivent donc s’attendre à une opposition systématique de la part des pays les moins pro-atlantiques, quel que soit l’objet des discussions. Le débat sur le renforcement du dispositif militaire de l’otan dans l’est de l’Afghanistan était significatif à cet égard, puisque ce sont surtout la Grande-Bretagne et les Pays-Bas qui ont répondu favorablement à la demande de soutien des Américains (suivis de la France en 2008).

Le « retour » de la France va sans doute modifier cette donne. Des trois grands États européens, deux affichent dorénavant une position « structurellement » pro-américaine. La France non seulement ne jouera plus le rôle du reluctant ally à l’égard de Washington, mais deviendra un interlocteur privilégié des États-Unis en Europe pour toutes les grandes questions internationales. Les États-Unis ne devront plus craindre de se heurter à un blocage systématique de la part des Français, même si ces derniers n’épouseront pas non plus de façon automatique les positions américaines. Cela marque sans doute la fin de l’exception gaullienne, mais celle-ci a été perçue à Paris comme une source de faiblesse, isolant la France sur le plan international compte tenu de l’émergence de nouveaux acteurs internationaux convoités par les États-Unis, comme la Chine, l’Inde ou même, par moments, la Russie. La marge de manoeuvre de la France dans ce contexte sera d’ailleurs d’autant plus grande que Gordon Brown s’abstient pour le moment de mener une politique étrangère clairement identifiable.

La nouvelle configuration de l’échiquier transatlantique risque en revanche de marginaliser les responsables allemands au sein de l’Alliance. Certes, les relations germano-américaines ont été marquées par une nette amélioration après l’arrivée à la Chancellerie d’Angela Merkel. Cette dernière a réussi à rétablir le contact avec la Maison-Blanche, ce dont témoignent d’innombrables entretiens personnels entre elle et George W. Bush. Toutefois, malgré la confiance qui semblait régner entre celui-ci et la chancelière, l’Allemagne ne s’est pas réellement rapprochée des États-Unis sur le plan politique. Qu’il s’agisse du renforcement du dispositif occidental en Afghanistan ou de la politique climatique, un fossé sépare les deux alliés, fossé qui voit l’Allemagne de plus en plus assumer le rôle de celle qui s’oppose aux États-Unis et qui se plaît dans son rôle du reluctant ally. Mais avec le retour de Berlusconi aux affaires et la réorientation de la politique française à l’égard de Washington, l’Allemagne se trouve finalement être le seul allié européen presque systématiquement hostile aux initiatives américaines (Busse 2008).

Cela s’est notamment manifesté au sommet de l’otan à Bucarest, en avril 2008, et au moment de la crise géorgienne au mois d’août de la même année. L’opposition allemande contre l’élargissement du Membership Action Plan à la Géorgie et à l’Ukraine a non seulement accentué les divisions européennes et transatlantiques, mais elle a surtout montré, une fois de plus, que les tensions qui sont apparues entre Berlin et Washington sous le gouvernement Schröder ont survécu au départ de ce dernier de la vie politique. Sous Gerhard Schröder, l’homme qui avait fait participer la Bundeswehr à la première mission militaire de l’otan et qui s’était prononcé en faveur d’une « solidarité illimitée » avec les États-Unis après le 11-Septembre avant d’effectuer un virage pro-européen et pro-russe assez spectaculaire, un clivage stratégique profond a fini par séparer l’Allemagne des États-Unis, clivage stratégique qui ne s’est pas résorbé depuis. Sur le fond, les positions allemandes sont certes difficilement réfutables. Du point de vue allemand, on ne peut considérer l’Ukraine et la Géorgie comme des États démocratiques uniquement en fonction des positions pro-occidentales que leurs présidents jugent opportun d’afficher. Faire rentrer l’Ukraine dans l’otan, contre l’avis de la majorité de sa propre population, risque, d’après le gouvernement allemand, d’exacerber les tensions avec la Russie et de faire naître des tensions au sein de l’otan dont cette dernière, empêtrée en Afghanistan, pourrait bien se passer. Le bouclier antimissile que les États-Unis s’apprêtent à installer en Pologne et en République tchèque suscite critiques, inquiétudes et une incompréhension d’autant plus grande en Allemagne que l’on se demande à Berlin s’il sert réellement à dissuader l’Iran. Quant à la stratégie qui serait la mieux adaptée pour endiguer le retour des talibans en Afghanistan, les Allemands estiment que l’opération Enduring Freedom sape les bases de l’action de l’International Security Assistance Force (isaf), qui serait la seule à même d’établir une base de confiance entre Afghans et Occidentaux.

Sur la plupart des grandes questions touchant à l’avenir de l’Alliance atlantique, l’Allemagne prend donc le contre-pied des positions américaines. Loin d’être une parenthèse, les désaccords des années Schröder-Bush marquent la fin de l’alliance germano-américaine au sein de l’Alliance. Mais le gaullisme « à l’allemande » n’est pas sans risques. Au fur et à mesure que de grands pays européens s’inspirent, à l’instar de la France, de la voie britannique et polonaise, l’Allemagne, se trouvant seule entre l’Ouest et la Russie, renouera, sans le vouloir, avec une politique de bascule qui ne lui a jamais réussi (Asmus 2008). Au lieu d’assumer le rôle d’un intermédiaire entre Paris et Washington au sein d’un triangle stratégique, l’Allemagne se verra isolée tant au sein de l’otan qu’au sein de l’ue. Le rapprochement franco-américain obligera l’Allemagne à repenser sa stratégie à l’égard des États-Unis. Beaucoup dépendra alors de la façon dont la nouvelle administration américaine et ses alliés européens parviendront à régler les problèmes inhérents au partage financier et militaire des fardeaux hérités des années Bush. Cela concernera tout particulièrement l’Afghanistan et la poursuite de la lutte contre Al-Qaïda. Quant à l’Allemagne, elle ne peut être à la fois au centre des discussions politiques quand il s’agit de décider de l’avenir de l’otan et se tenir à l’écart lorsqu’il s’agit de renforcer sa crédibilité militaire. L’évolution des relations germano-américaines dépend donc en grande partie de la façon dont les Allemands réagiront à la demande du nouveau président américain, qui s’appuiera beaucoup plus sur ses alliés que ne l’a fait George W. Bush, d’augmenter leurs dépenses militaires et d’accroître leur contribution aux opérations de l’otan (Braml 2008).