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Parler des relations entre la France et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan), c’est revenir sur un axe structurant – en négatif ou positif – de la diplomatie française des cinquante dernières années. C’est aussi, tant il est vrai que les rapports entre pays sont largement faits de mots et d’images, éclairer des perceptions, des discours sur soi et sur l’autre qui fondent le monde politique. Tenter, mots et faits télescopés, de cerner « la réalité de la réalité ».

I – Un héritage multiple et contradictoire

Les perceptions sont d’abord déterminées par un héritage. Le regard français sur l’Alliance – on préférera ce terme à celui d’otan, plus délicat politiquement à employer en France, du moins jusqu’à ces derniers temps – est fait à la fois d’adhésion, de méfiance et d’espérance déçue.

L’adhésion est le plus traditionnel des sentiments français vis-à-vis de l’Alliance (Vaïsse et al. 1999). Pour évidente qu’elle soit en France, cette adhésion doit être encore soulignée : à aucune des époques historiques traversées en bientôt soixante années elle n’a été mise en cause. Les Français ont tendance à le rappeler sous forme litanique quand de temps à autre on s’interroge sur leur fidélité au camp occidental. Mais il est parfaitement exact qu’aucun dirigeant français n’a remis en question cet engagement : ni les responsables de la IVe République pour qui l’alliance américaine fonde le rebond diplomatique de la France d’après-guerre ; ni aucun des présidents de la Ve : du Charles de Gaulle solidaire de la crise de Cuba au Nicolas Sarkozy prévoyant le retour à la structure intégrée, en passant par Georges Pompidou qui ouvre la Communauté économique européenne (cee) à Londres, Valéry Giscard d’Estaing qui se rapproche de la doctrine militaire de l’otan, François Mitterrand ou Jacques Chirac qui amorcent un mouvement de rapprochement, même s’ils sont mus par des considérations différentes. L’adhésion de la France, de ses dirigeants, de son opinion à une Alliance qui représente traditionnellement l’accrochage à l’Amérique en matière de sécurité, et aussi sous la guerre froide le parapluie à l’abri duquel se construit l’unité européenne, ne s’est jamais démentie.

Certes, cette adhésion sans état d’âme fondamental fut rapidement contrebalancée par une grande méfiance à l’égard du mode de fonctionnement de l’Alliance. Finalement, Paris n’a jamais osé le dire ainsi, mais la France n’aime pas plus le fonctionnement « démocratique », « égalitaire » de l’Alliance que Washington. Comme ancienne puissance dominante, comme contributeur militaire majeur, la France a toujours estimé qu’elle devait être traitée singulièrement : c’est le fond de sa critique sur la « domination » américaine dans l’Alliance. Cette domination est un fait dans l’appareil de l’Alliance, et surtout dans son appareil militaire, mais à Paris on se serait accommodé d’une domination partagée : c’est l’idée de Charles de Gaulle (le directoire proposé en 1958) ou de Jacques Chirac (la France, dans sa grandeur, tente de négocier en 1995 avec Washington, au nom des Européens). La dénonciation de la domination américaine dans l’Alliance est donc éminemment contradictoire. Elle renvoie au refus des États-Unis de la partager avec Paris. Elle met en cause, et les Français le savent, une base essentielle de l’Alliance, les Américains n’acceptant de s’engager de manière permanente en Europe que s’ils en maîtrisent l’appareil et donc les risques. Et, de toute façon, l’histoire récente a montré que Washington, en circonstances exceptionnelles, contrôlait nettement moins bien l’appareil que prévu : militairement en 1999 dans l’épisode kosovar, politiquement en 2003 dans l’épisode irakien. La dénonciation de la domination américaine n’en demeure pas moins fondamentale dans les rapports de l’opinion française à l’Alliance.

Troisième sentiment, l’attente, ou l’espérance déçue. Les Français, qui doutent peu d’eux-mêmes et de ce qu’ils pensent, sont toujours dépités que l’autre ne se range pas à leurs raisons : or, l’Alliance ne s’est jamais rangée à la force des raisonnements français sur le nécessaire rééquilibrage entre les deux rives de l’Atlantique. Et ce, même après que la liquidation des logiques de la guerre froide eut semblé mettre en cause l’Alliance dans ses fondements mêmes. Le début des années 1990 semble en effet propice à Paris pour repenser le rôle d’une Alliance historiquement anti-soviétique, et ses relations avec les autres institutions de sécurité en Europe. Pour Paris, l’Alliance doit demeurer comme organisme de réassurance suprême, destiné à parer à des hypothèses non actuelles, mais qui ne peuvent encore être définitivement négligées. Cependant, pour l’essentiel des accidents quotidiens, la gestion de crise au jour le jour en quelque sorte, c’est à d’autres institutions que les Européens doivent désormais faire appel : l’Union européenne (ue) ou l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (osce) en voie de constitution. L’hypothèse française a fait long feu, et Paris a adopté d’autres positions, alors que l’Alliance mimait nombre de réformes. Pourtant, près de vingt ans après, il reste dans l’esprit français l’idée que cette dernière n’a pas su ou pas pu s’adapter au monde nouveau.

Face à l’Alliance, la France se trouve donc d’ordinaire la proie de désirs contradictoires – peut-être est-ce ce qui fait le grand « amour » ? Le désir de confirmer sa centralité, une centralité et une nécessité qui demandent, qui exigent la réforme afin que l’Alliance soit plus efficace dans une mission incontestée. Et le désir de la marginaliser, de l’insérer dans un dispositif qui l’encadre, lui faisant savoir qu’elle n’est pas le tout de la politique de sécurité et, encore moins, de la diplomatie françaises : car la France, contrairement à l’Allemagne ou à d’autres pays européens, n’a jamais considéré que l’Alliance pouvait épuiser son rapport à l’autre.

II – Quid de l’après-guerre froide ?

On l’a dit, la période de l’après-guerre froide, deuxième âge de l’Alliance, importe au plus haut point pour modeler les conceptions françaises. La France mitterrandienne construit sa propre illusion, celle que l’Alliance va se redéfinir et se marginaliser dans l’ensemble du dispositif de sécurité européen – une illusion fugace, mais qui va pourtant organiser les discours officiels français pendant plusieurs années. L’idée de la « Confédération européenne » est mort-née, mais elle vise bien à exprimer qu’il pourrait y avoir une autre structure, européenne celle-ci, pour produire directement de la sécurité en Europe – ce dont les Américains et la grande majorité des Européens ne veulent pas entendre parler. En parallèle à cette idée en forme de provocation, Paris développe celle de l’Identité européenne de sécurité et de défense (iesd) : les Européens doivent, en développant une personnalité propre à l’intérieur de l’Alliance, pousser à la réforme de son fonctionnement. Cette iesd sera vaguement bénie par un sommet de l’Alliance en 1991 – sans effets concrets.

Puis l’histoire s’emballe. En Yougoslavie, les Européens entendent être présents, mais, divisés et sans moyens militaires, ils ne peuvent que constater leur peu de prise sur l’événement. La diplomatie sans armes appelle le militaire à la rescousse ; et le militaire commun des Européens, quand on lui demande d’être opérationnel, concrètement, c’est celui de l’Alliance. Cette alliance dont nombre de bons esprits français raillaient depuis 1989 le caractère décalé, les attachements et les habitudes hors d’âge fait son retour par la grande porte – et d’abord dans les manoeuvres françaises. La France et l’Alliance, entre 1992 et 2007, se rapprochent avec constance, sous les présidences qui se succèdent. Un rapprochement plus ou moins négocié et, quand il l’est, avec plus ou moins de bonheur (Védrine 1996). On peut citer, parmi de multiples mouvements et glissements, trois dates symboliques. 1994, d’abord, où la France accepte lors du sommet de Bruxelles de l’otan la création des Combined Joint Task Forces (cjtf), groupements de forces pouvant être placées sous commandement atlantique ou sous commandement européen, ce qui est pour Paris reconnaître la pérennité du rôle de l’Alliance, tout en incitant cette dernière à reconnaître l’existence même d’un rôle européen. En 1995, la France chiraquienne tente de pousser son avantage et proclame son intention de se réinsérer pleinement dans l’Alliance, annonçant parallèlement une négociation sur sa position et sur le fonctionnement de cette dernière. La manoeuvre tourne court et s’enlise en 1997 : la France est seule à manoeuvrer, et nul ne semble prêt, ni outre-Atlantique ni en Europe, à poser sur la table le prix de sa réintégration. Demeure pourtant de l’année 1995 une série de décisions qui augmentent, entre autres, la présence de la France au Comité militaire de l’otan – présence effective depuis 1992, décidée donc par F. Mitterrand, pour les opérations « non-article 5 ». 2002 est la troisième date symbolique, quelques années après le lancement de la Politique européenne de sécurité et de défense (pesd). La France décide de sa participation à la nrf (nato Response Force) et demande la certification de plusieurs unités françaises ; elle décide de sa participation au commandement otan de la Transformation et affecte à nouveau des officiers à Mons. Toutes mesures éminemment symboliques : elles ont un poids fort de légitimation de l’Alliance de la part du pays qui l’a le plus contestée dans l’immédiat après-guerre froide.

On voit pourtant le caractère ambigu de ce rapprochement. S’il est constant, c’est qu’il est vu comme inévitable. D’abord, parce que les Européens n’ont pas la force militaire de leur volonté politique – quand ils veulent exprimer cette dernière, par à-coups – et que donc le recours à l’Alliance est imparable. Ensuite, parce que quand les Européens, à partir de 1999, se mettront en tête de développer leur pesd, un rapprochement avec l’Alliance sera le prix exigé par nombre de partenaires de Paris. Mais si ce rapprochement est vu comme inévitable, il est négocié par la France de manière fort inégale, et finalement peu négocié : on serait en peine de décrire ce que la France a gagné pour elle-même in fine à l’opération. Enfin, il n’efface pas en France le « désir d’Europe » qui, à Paris, reste vécu dans une logique concurrentielle, au moins à terme, même si celle-ci n’est, par prudence, pas trop affirmée. La pesd est, elle aussi, l’héritière des expériences politiques et militaires multiples des années 1990, et surtout de deux constats majeurs : les intérêts politiques et stratégiques des États-Unis, d’une part, et des Européens de l’autre ne sont désormais plus systématiquement convergents. Si le Kosovo a pour Washington démontré la difficulté à contrôler de bruyants et bavards alliés européens, les mêmes événements ont démontré aux yeux de la France la difficulté des Européens à contrôler les États-Unis dans une opération concrète, en dépit de la démocratie formelle du Conseil atlantique.

III – Éléments pour le débat actuel

Les bases du débat sur les rapports entre France et Alliance jetées dans les années 1990 et au début de ce siècle ont plus été confirmées qu’affectées par les développements récents. Plus que jamais, l’Alliance atlantique apparaît aujourd’hui à la fois inévitable et insaisissable, et la cristallisation de l’Europe de la défense comme lente et indéfinissable.

Inévitable, l’Alliance l’est parce que, sur un continent plus pacifié qu’avant-hier mais encore largement anarchique, elle représente le pôle de référence, la seule concentration militaire immédiatement opérationnelle, et la plate-forme évidente du débat de sécurité avec les États-Unis – à tel point que les Russes eux-mêmes peuvent affecter de se scandaliser quand les décisions de déploiement des systèmes antimissiles en Europe sont prises en dehors de l’Alliance. À cet égard, on peut juger que cette dernière a réussi un remarquable retour depuis l’orée des années 1990, où sa légitimité était, ouvertement ou entre les lignes, remise en cause. Pour inévitable qu’elle apparaisse dans les débats diplomatiques et militaires, l’Alliance n’en apparaît pas moins insaisissable. Pour Washington, Moscou, Paris, Berlin, Varsovie, elle revêt aujourd’hui des sens fort différents. En diplomatie, la multiplicité des sens peut faire la richesse des accords, mais, au-delà d’une certaine limite, la richesse tourne en cacophonie et en impuissance. Pour Washington, l’Alliance est désormais, très explicitement – au moins depuis Clinton et le Kosovo –, un réservoir de forces, où l’on vient puiser pour des besoins de soutien politique (Irak) ou militaire (Afghanistan). Avec l’intérêt supplémentaire d’être un vecteur de puissance, de contrôle ou de division d’alliés européens plus ou moins confiants, plus ou moins rétifs. Pour Moscou, l’Alliance est un Janus : on a pu hier l’imaginer comme cadre du débat singulier américano-russe, mais elle affiche un autre visage, trop classique, celui de paravent de l’expansion américaine sur le continent (Smith 2008). Pour Berlin, l’Alliance incarne une bonne part du malaise allemand : l’impuissance, en dépit des tentations, à dépasser l’ancrage atlantique. Pour Varsovie, elle symbolise le retour à l’Occident et une garantie de défense contre des entreprises russes largement fantasmatiques mais toujours essentielles à la mémoire nationale. Pour Paris, l’étrange animal atlantique est nécessaire à la manifestation militaire collective des Occidentaux, mais il exprime aussi (traditionnellement) une unité politique sous domination américaine, dans le contexte d’intérêts qui ne sont plus toujours identiques entre Européens et Américains.

Dans une telle cacophonie (naturelle) d’analyses et d’intérêts, il n’est guère aisé de répondre simplement à la question : « À quoi sert aujourd’hui l’Alliance ? » au-delà de l’affirmation d’une cohésion politique minimale. Elle n’a servi à rien dans le cas irakien. Elle peut certes aider à la gestion de crises, mais sur des créneaux limités et pas seule. Elle sert en Afghanistan, pour faire la guerre – ce qu’elle peut seule faire en théorie –, mais ses perspectives y sont pour le moins incertaines. À vrai dire, on ne sait pas bien si elle est allée à Kaboul pour servir l’Afghanistan, pour défendre les alliés ou parce qu’elle avait enfin trouvé une opération légitimante, à sa mesure. Si la nrf, autre exemple, est l’objet de toutes les attentions ces dernières années, qui peut décrire précisément les circonstances et les modalités de son emploi : crise, défense commune sur le territoire des alliés de l’Alliance, en quel format, suivant quel concept, avec quels moyens et quelle articulation avec les troupes américaines ?

Sans doute l’Alliance a-t-elle affermi ces dernières années une légitimité fortement remise en question, mais elle n’a guère clarifié sa position par rapport aux autres instances supposées co-produire de la sécurité au profit des Européens. Elle bénéficie pourtant des faiblesses persistantes de la pesd européenne. Cette dernière a notablement avancé à l’échelle de l’histoire, mais pas à celle des enjeux concrets de court terme. Les démonstrations techniques des diverses opérations de ces dernières années (dans les Balkans, en Afrique) constituent des acquis non négligeables, mais l’instrument technique lui-même garde ses faiblesses (défauts de capacités par exemple), et surtout il n’est toujours pas encadré d’une volonté politique lisible. Une fois encore, les Européens démontrent que la logique « monnetiste » n’est pas universelle, qu’elle ne peut s’appliquer à tous les domaines et que l’on peut très bien se retrouver à terme en Europe avec des procédures rodées à la décision et à l’action, sans la cristallisation politique qui les rendrait utiles, ou utilisables. L’explication est ici budgétaire et la situation de crise qui s’installe ne sera certainement pas propice à une réévaluation des budgets de défense, en particulier dans un sens de partage capacitaire européen. Mais elle est aussi psychologique et politique : la rupture qui consisterait à penser une problématique de sécurité européenne de manière autonome par rapport aux cadres atlantiques, c’est-à-dire américains, n’est nullement actée par l’immense majorité des Européens.

La posture française qui consiste à jouer sur les deux tableaux – otan et pesd –, en les proclamant complémentaires, mais en suggérant que la pesd-de-gestion-de-crise ne peut constituer une fin en soi, est donc vécue par les partenaires comme ambiguë. Paris estime qu’elle est la plus logique et qu’elle l’avantage. Mais l’ambiguïté a ses limites. Il est toujours difficile, ou mal vu, de dire une chose et de paraître faire son contraire, comme proclamer que la légitimité de l’otan doit rester militaire, que l’Alliance est une coalition de défense militaire, et maintenir ses réticences sur la participation pleine et entière à ses organismes militaires.

IV – Les décisions de 2007

Les décisions prises en 2007 entendent officiellement résoudre cette dernière contradiction et mettre en phase la France, qui aime à rappeler qu’elle demeure un des intervenants militaires majeurs dans le monde de la puissance, et l’Alliance, l’un des principaux cadres des interventions militaires de ces dernières années. Ces décisions ont été annoncées publiquement à plusieurs reprises par Nicolas Sarkozy (2007a, 2007b et 2008) et devraient entrer en vigueur au printemps 2009 à l’occasion du 60e anniversaire de l’Alliance. Que va signifier pour Paris « reprendre toute sa place » dans la structure militaire de l’Alliance ? Symboliquement sans doute, le mouvement sera vu comme important : après tout, reprendre sa place signifie qu’on ne l’occupait pas, qu’une place était laissée vacante – ce que par parenthèse les gouvernants français précédents ont toujours nié depuis 1966. Concrètement, le mouvement sera moins visible. Il s’agira de participer désormais systématiquement au Comité militaire – où la France siège en réalité la plupart du temps, les opérations actuelles n’étant pas des opérations « de l’article 5 ». Et d’assurer une présence élargie dans les commandements intégrés, la structure militaire proprement dite : y multiplier le nombre des officiers français présents et y obtenir des postes de responsabilité visible – ces derniers devant être « gagnés » sur les alliés européens.

Les décisions du nouveau président français – annoncées très rapidement après son élection – ont jusqu’ici trouvé deux explications majeures. La première est le rapprochement français vis-à-vis de Washington. Il a d’abord été esquissé avec l’administration de George W. Bush, et ne peut que se préciser avec Barack Obama. Les États-Unis vont devoir faire appel à leurs alliés pour percer les impasses internationales où ils se sont enfermés ces dernières années, ils vont poser à leurs alliés des questions précises sur leur soutien : c’est le moment, jugent les responsables français, pour remettre en ordre le dispositif dans ses deux branches, européenne et atlantique. Il faut donc tenter de joindre un renforcement de la pesd et une restructuration interne de l’Alliance. Car la deuxième explication – en réalité la première dans l’ordre de la légitimité et de l’explication publiques –, c’est la nécessité de renforcer la pesd, ce qui est censé n’être possible qu’en clarifiant la position française vis-à-vis de l’Alliance et en affirmant par là même aux alliés européens que la pesd n’entend pas se développer en concurrence avec cette dernière.

À vrai dire, le renforcement de la pesd semble avoir dans le raisonnement une place plus ambivalente, à la fois objectif et condition du mouvement français. Paris s’engage dans ce rapprochement pour reconfigurer le dispositif de sécurité européen et donc renforcer une action européenne considérée comme essentielle, mais elle conditionne son mouvement aux progrès réalisés dans le cadre de cette pesd – sans qu’on comprenne bien si les deux mouvements seront simultanés, ou successifs. Renforcer la pesd est certes un objectif de long terme de tous les dirigeants français. Mais, au vu des résultats de la présidence française du Conseil européen en 2008, on peut douter que cela soit décisivement possible à court terme. Les mesures prises durant cette présidence sont intéressantes, mais relèvent une fois encore de l’ordre technico-institutionnel. Les problèmes centraux progressent peu : renforcements capacitaires, unification des programmes d’armement et de la structure même des armées importantes pour la projection de forces, et surtout disposition politique à user des maigres capacités européennes (Howorth 2007). On relèvera également que les divisions européennes, crûment éclairées par la crise russo-géorgienne en dépit d’un élégant habillage, augurent mal de la capacité des Européens à se doter d’une défense commune, ou même seulement de l’instrument militaire d’une diplomatie commune.

Les décisions françaises de rapprochement vis-à-vis de l’Alliance apparaissent donc largement comme un pari, dont les termes ne sont pas connus ni même évaluables, et ce n’est pas le débat public qui a pu les éclairer. La négociation internationale qui devrait précéder leur entrée en vigueur, et d’abord dans le cadre atlantique, n’est pas publique. Ces décisions n’ont pas été discutées en France, où les questions de politique étrangère sont à la fois fort importantes pour l’ego national et largement ignorées du Parlement : le Congrès des États-Unis ou les Communes britanniques ont bénéficié d’annonces à peine faites au Parlement français. Les grands partis français sont divisés sur le sujet. C’est le cas d’une ump composite, tiraillée entre nostalgie gaulliste et mirage atlantique. C’est le cas du Parti socialiste, qui gère à la petite semaine le double héritage – néo-gaulliste ou atlantiste, selon les temps – de F. Mitterrand. Quant à l’appareil militaire français, il a peu pesé comme tel dans la décision. Il est lui-même l’objet de tentations contradictoires, selon les armées, ou les générations. Les armées techniciennes que sont l’armée de l’Air et la Marine s’accommodent bien de la perspective d’une perspective nouvelle qui pour elles n’est pas un « retour » mais la confirmation de pratiques quotidiennes. Dans l’armée de Terre, l’effet générationnel fait sans doute que les plus jeunes des officiers, qui ont beaucoup agi ces dernières années avec leurs alliés en opérations extérieures, considèrent ce rapprochement comme logique, leurs anciens se souvenant davantage des efforts déployés pour refonder l’autonomie militaire nationale. Pour plusieurs, le retour dans le système militaire de l’Alliance ouvre des perspectives de carrière qui ne peuvent être négligées.

V – Un jeu d’images ou d’illusions ?

En essayant de modifier l’image de la réalité avant de s’assurer d’avoir prise sur cette dernière, la France cherche sans doute l’effet d’optique susceptible de débloquer une situation complexe. Si la France en arrivait à être vue comme le fils prodigue de l’Alliance, alors elle pourrait rêver qu’on sacrifie pour elle le veau gras, et donc qu’elle engrange un regain d’influence à la fois dans l’Alliance et en Europe. On peut pourtant se demander si la situation actuelle promet de plus grands succès qu’en 2005, pour une manoeuvre sur le fond assez semblable. Certes, la situation internationale est différente : l’Alliance est confortée, le spectre des menaces s’est modifié depuis 2001, l’otan intervient en Afghanistan et l’ue se manifeste vaille que vaille à travers une pesd à éclipses.

Le gain d’influence dans l’Alliance pourrait pourtant être problématique. Il dépend en effet soit du choix des États-Unis de privilégier la puissance française, soit du choix de certains alliés européens d’ériger la France en interprète de leur position commune, soit du poids renouvelé de la France dans l’ensemble du dispositif de sécurité euro-atlantique, soit enfin d’une situation qui, objectivement, valoriserait les cartes françaises. On ne voit pas à quoi correspondrait stratégiquement pour l’Amérique l’élection d’un partenaire privilégié français, au-delà des retrouvailles de ces derniers mois et de rapprochements ad hoc dans les prochains. Les positions des alliés européens sont beaucoup trop composites pour qu’elles puissent être interprétées par la France vis-à-vis de Washington, même si, ici ou là, quelques capitales pourraient voir un avantage à se dissimuler, dans le débat interne à l’Alliance, sous un paravent français. Mais la prétention française à représenter l’Europe dans l’Alliance a toujours été fort mal vue de ses alliés. De plus, étant donné ses positions, la France ne pourrait « représenter » paradoxalement que certains des Européens les plus traditionnellement « atlantistes » – Grande-Bretagne ou Pays-Bas –, alors qu’ils n’ont pas vraiment besoin d’elle. Quant au poids propre de Paris dans l’Alliance, pourrait-il évoluer rapidement jusqu’à lui donner une nouvelle assise ? C’est peu probable dans l’avenir proche, car l’appareil militaire français fonctionne en flux tendu et exclut ainsi tout renforcement d’importance des moyens déployés dans le cadre de l’Alliance, ou même en dehors de ce cadre de manière décisive.

Demeure donc une hypothèse. Paris pense que son retour lui permettrait de peser plus fortement dans un processus qui en est à ses premières étapes : la redéfinition du concept stratégique de l’Alliance et, à travers lui, une réforme profonde de l’Alliance elle-même. Nombre de voix s’élèvent en effet pour demander que la relecture du concept stratégique de 1999 soit l’occasion d’une révision en profondeur des engagements et des modes de fonctionnement de l’Alliance atlantique : définition géographique de la couverture, adaptation des commandements ou encore redéfinition des fonctions. Mais, pour l’heure, rien ne garantit que le débat aura vraiment lieu, au-delà d’une adaptation minimale du concept stratégique – adaptation qui intervient régulièrement et se garde tout aussi régulièrement de toucher à l’essentiel des problèmes. L’enjeu est donc aujourd’hui d’obtenir que le débat sur le concept stratégique ne soit pas clos à la va-vite, qu’il donne vraiment lieu à des discussions qui n’ont pas sérieusement été ouvertes depuis 1988 sur la nature et le futur de l’alliance occidentale. Puis vient l’acte de foi : que le rapprochement français donne à Paris, dans cet hypothétique débat, un poids déterminant. Ce n’est nullement sûr, mais c’est imaginable – donc possible (Boyer 2007 ; Bozo 2008 ; David 2008).

L’autre effet d’image recherché concerne le développement de la pesd. Il est vrai que les progrès réalisés depuis dix ans sont remarquables, mais aussi que le processus est très sous-dimensionné par rapport aux ambitions initiales. Ce qui pourrait le débloquer ? Des évolutions budgétaires peu probables en temps de crise économique ou des choix politiques neufs et décisifs, en rupture avec une frilosité jusqu’ici majoritaire. On peut penser qu’il n’y a aucune chance que de tels choix soient faits (qui en arriveraient à une définition parallèle et complémentaire, acceptée par tous, des rôles respectifs de l’otan et de l’ue) en dehors d’un débat fondamental sur l’avenir et le rôle de l’Alliance. Retour, donc, au problème précédent. Il est peu raisonnable de conditionner la négociation dans l’Alliance à une avancée de la pesd. Mais le dialogue dans l’Alliance pourrait-il déboucher à terme sur un renforcement de la pesd ? Peut-être, mais de quelle pesd s’agirait-il alors ? Sans doute pas de celle qui fut rêvée voici dix ans par Paris : combinaison de coopérations et de procédures générant une culture de sécurité commune aux Européens, susceptible de transcroître après-demain en défense commune. Il demeure qu’en ralliant la France, l’Alliance cherche à conforter son image de forum central et exclusif sur les questions de sécurité en Europe. Or, si elle est le lieu géométrique où se rencontrent les volontés des États membres, elle n’est pas seulement cela. Elle est une institution, qui sait jouer des déséquilibres et des contradictions entre membres pour assurer sa pérennité. Le poids de la nécessité de survivre comme institution, au-delà de son rôle politique, explique en large part les évolutions baroquement empilées depuis près de deux décennies.

Sur le fond, les manoeuvres françaises risquent de peu influer sur une réalité triple. L’Alliance, pour s’être montrée remarquablement ductile à maintes reprises, ne s’est pas fondamentalement adaptée aux tâches de l’heure : les nouvelles formes d’agressions pouvant relever de l’article 5, la gestion des crises et ses suites complexes ou même les formes actuelles des interventions militaires extérieures, comme le montre l’expérience afghane. De plus, l’Alliance est divisée – et le sera d’autant qu’elle s’élargira. Ce n’est sans doute pas un problème pour le premier de ses membres, les États-Unis, qui ont acté cette division dans leur conception du « réservoir de forces ». L’union sacrée ne pourrait revenir qu’avec la cristallisation d’une nouvelle menace fondamentale. Celle-ci n’est heureusement pas en vue, en dépit des craintes auto-attisées de certains pays d’Europe centrale, et des tentatives artificielles d’ériger en menace à venir le Sud méditerranéen ou l’Est chinois. Enfin, troisième réalité, le retour de la France dans le système militaire ne changera guère la donne militaire, puisqu’elle y est déjà, avec un poids à la fois bien réel et limité.

VI – Que faire de la singularité française ?

On peut aussi imaginer ce que l’actuelle manoeuvre pourrait faire perdre à la France, là aussi d’abord sur le plan de l’image. La voix singulière de la diplomatie française, contestée et horripilante pour beaucoup de ses partenaires, risque de s’en trouver brouillée. Qu’on s’en réjouisse ou non, cette voix, insubmersible dans la pratique française depuis cinq décennies, est un identifiant fort du pays. Certes, tout peut évoluer, mais il vaut mieux choisir judicieusement l’objectif et le moment. Les cartes aujourd’hui détenues permettront-elles de peser décisivement sur les débats ouverts ou d’ouvrir les débats nécessaires ? Le premier « moment Obama » pourrait venir à la rescousse d’une manoeuvre française qui l’a précédé. Mais il faudrait que la nouvelle administration américaine honore ses promesses à la mesure des espérances françaises : ce n’est pas acquis. De plus, en ravalant quelque peu sa voix singulière, Paris se normalise, c’est-à-dire se positionne dans l’ensemble atlantique en compétition avec d’autres acteurs européens. Et il n’est pas sûr que sa détermination et son poids militaire – incontestable mais une fois encore déjà présent dans l’Alliance – permettent de faire la différence. Enfin, on risque de s’apercevoir que, pour exaspérante qu’elle apparût souvent, cette voix française garantissait hors Europe une bonne partie de la crédibilité et de l’image européennes. Le retour au droit commun atlantique de Paris pourrait avoir pour effet de déclasser une image d’autonomie européenne imposée avec difficulté. Et s’il intervient, ce déclassement pourrait être plus rapide – effet d’image, toujours – que la réforme de l’Alliance susceptible de l’annuler : dans le meilleur des cas, celle-ci sera le fruit d’un long processus, alors que l’image produite par le « retour » de la France sera acquise instantanément.

Il est donc difficile d’imaginer l’issue, et les conséquences, de la manoeuvre lancée par N. Sarkozy très tôt après son élection à la présidence de la République. L’avenir de l’Alliance dépend à court terme de multiples paramètres, la position de la France vis-à-vis de la structure militaire de l’otan n’y figurant qu’à titre d’élément mineur : l’attitude de l’administration de B. Obama, la situation en Afghanistan, les négociations avec Moscou, les évolutions en Ukraine et dans le Caucase, notamment. Il reste à espérer que les politiques – et d’abord les nouveaux responsables américains – choisissent d’insérer ces problèmes certes pressants dans un cadre plus général de réflexion sur une réforme fondamentale de l’Alliance et que les Français puissent alors bénéficier d’un « moment » atlantique inédit, en même temps qu’ils l’accéléreraient. Le pire n’est pas toujours sûr, dit le poète, et la « divine surprise » ne peut être exclue. Le sommet du 60e anniversaire pourrait-il être celui du renouveau ? Faute d’une telle évolution qui s’apparenterait à une véritable rupture, les débats sur les relations avec un système militaire atlantique vieilli risquent de tourner une fois encore au jeu de dupes.