Corps de l’article

Les élargissements de l’Union européenne à douze nouveaux États, en 2004 et 2007[1], résultent pour partie d’une révolution géopolitique : la fin de la guerre froide (1990). L’adhésion à l’Europe communautaire[2] de dix pays qui étaient précédemment partie intégrée de l’Union des républiques socialistes soviétiques – les trois États baltes – ou satellites de l’urss constituent en soi une oeuvre de politique étrangère considérable. Certes, Washington donne l’impression de prendre indirectement en charge le volet sécurité, par les élargissements de l’otan – en 1999, 2004 et 2009[3] –, mais l’Union européenne (ue) doit s’occuper de tout le reste[4]. D’une certaine manière, il revient à l’ue de « gérer l’intendance » de la victoire des États-Unis sur Moscou.

L’Union européenne élargie doit maintenant relever de nouveaux défis géopolitiques. Considérons successivement les défis internes puis les défis externes.

I – Les défis géopolitiques internes

Sans prétendre à l’exhaustivité, cernons deux fondamentaux de la puissance : la démographie et l’économie.

A — Les incidences démographiques des élargissements de l’Union européenne

Avec une population de près d’un demi-milliard d’habitants, l’Union européenne élargie pourrait sembler bien mieux placée que les États-Unis (305 millions en 2008). Il n’en est rien, parce que les dynamiques démographiques diffèrent considérablement. Dans les années 2000, alors que les États-Unis affichent un indice de fécondité de 2,1 enfants par femme – auquel s’ajoute un accroissement migratoire largement positif –, l’Union européenne doit plus des quatre cinquièmes de son léger accroissement total à l’accroissement migratoire.

Loin de résoudre la faible fécondité et le vieillissement qui caractérisaient déjà l’Europe communautaire, les élargissements de 2004 et 2007 forcent le trait (Verluise 2008 : 11-68). Une approche multiscalaire le démontre.

À l’échelle des régions, les élargissements de 2004 et 2007 accroissent significativement le nombre et la proportion de régions qui combinent une variation naturelle négative et un solde migratoire négatif. Il en résulte une augmentation du nombre de régions et de villes qui connaissent un dépeuplement, et plus nombreuses encore sont celles qui enregistrent un vieillissement de leur population. Le taux de dépendance vieillesse, c’est-à-dire le ratio des personnes âgées de 65 ans ou plus par rapport à la population de 15 à 64 ans, est particulièrement élevé dans plusieurs régions du centre et du nord de l’Allemagne, dans le centre de la France (Limousin), au Portugal, en Suède, au sud-ouest du Royaume-Uni, dans le nord de l’Espagne et dans plusieurs régions de Grèce et d’Italie.

À l’échelle nationale, ces nouvelles adhésions se soldent par l’intégration d’États généralement peu peuplés, mais le plus souvent en situation de vieillissement du fait d’une faible fécondité et même de dépeuplement. En 2008, l’indice synthétique de fécondité est ainsi de 1,4 enfant par femme en Lituanie, en République tchèque et en Bulgarie ; de 1,3 en Roumanie, en Pologne et Hongrie ; et de 1,2 en Slovaquie. Dans plusieurs pays, l’immigration ne fait qu’amoindrir la diminution de la population active.

À l’échelle de l’ue, le solde migratoire est d’ailleurs le véritable moteur de l’accroissement total de la population depuis le début des années 1990. Pour l’Europe communautaire, ces élargissements renforcent la tendance antérieure au vieillissement. Ainsi, non seulement ils ne résolvent pas les faiblesses démographiques notoires de l’Union européenne – faible fécondité et vieillissement –, mais ils les accentuent et ajoutent des régions menacées de dépeuplement.

Afin de prendre la mesure du défi démographique à relever, il faut se pencher maintenant sur les projections. Selon les projections moyennes d’Eurostat pour 2060 (Giannakouris 2008), l’ensemble formé par l’ue pourrait voir s’accentuer le vieillissement de sa population.

Entre 2008 et 2060, seuls sept États de l’ue-27 pourraient afficher une croissance naturelle positive : l’Irlande, Chypre, le Luxembourg, le Royaume-Uni, la France, la Suède et le Danemark. Parallèlement, pour tous ces pays, le solde migratoire projeté serait positif.

Les 20 autres États membres de l’ue-27 pourraient présenter un déficit de naissances par rapport aux décès sur la période 2008-2060. Il s’agit des pays suivants : Belgique, Pays-Bas, Finlande, Autriche, Espagne, Malte, Estonie, Portugal, Grèce, Pologne, République tchèque, Italie, Slovaquie, Slovénie, Roumanie, Hongrie, Allemagne, Lituanie, Lettonie et Bulgarie. Leur déficit de population représenterait une perte cumulée de 20,6 millions d’habitants. Parmi ces 20 pays, seuls les trois États baltes auraient une très faible émigration. En revanche, l’apport du solde migratoire à l’échelle de l’ue-27 serait de 58,4 millions de nouveaux habitants, soit la population de l’Italie en 2008.

Pour la perspective 2060, le vieillissement s’amplifierait. Dans les sept pays dont la population connaîtrait une croissance naturelle positive, la population de 65 ans ou plus passerait du sixième au quart de la population totale, au détriment des 15 à 64 ans.

Pour les 20 pays où la natalité ne compenserait pas la mortalité, les 65 ans ou plus constitueraient presque le tiers de la population et les jeunes seraient réduits à un huitième environ de celle-ci. La classe des 15 à 64 ans composerait 55 % de la population, contre 67,8 % en 2008.

À l’exception des îles méditerranéennes, seuls les États de la frange maritime nord-ouest connaîtraient à l’horizon 2060 une proportion de la classe des 0 à 14 ans supérieure à la moyenne communautaire. À l’inverse, les pays d’Europe balte, centrale et orientale afficheraient en 2060 une proportion de 65 ans ou plus supérieure à la moyenne communautaire. Il s’agit d’une forme de « fracture démographique » entre deux parties de l’ue. Cette même source prévoit par ailleurs que tous les pays d’Europe balte, centrale et orientale, sauf la Hongrie, compteraient en 2060 un nombre d’habitants inférieur à leur effectif en 2008.

Les défis démographiques de l’ue élargie sont donc bien le vieillissement et la dépopulation.

Devant de telles perspectives, on comprend que les inhibitions antérieures finissent par être levées dans l’enceinte des institutions communautaires, notamment au Parlement.

Alors que la question du vieillissement a été mise en évidence dès la fin des années 1970, les institutions communautaires sont longtemps restées sourdes à cette préoccupation. Ce n’est qu’une fois l’élargissement de 2004 réalisé qu’une prise de conscience s’est imposée progressivement.

Au mois de mars 2005, la Commission européenne publie un livre vert intitulé Face aux changements démographiques, une nouvelle solidarité entre générations (Commission des communautés européennes, 2005). En 2008, le Rapport sur l’avenir démographique de l’Europe marque une nouvelle étape de la prise de conscience (Parlement européen, 2008). Dans le style qui convient à ce genre de production, le Parlement européen reconnaît ce qui suit :

que la condition pour améliorer le taux de natalité est d’avoir une société qui place les enfants au centre de ses préoccupations ; [il] insiste sur la nécessité de mettre en place un cadre favorable à la famille et d’améliorer les conditions de vie des familles et des enfants, qui devront permettre la réalisation des désirs familiaux réels (Parlement européen, 2008 : 5).

Puis les députés européens demandent :

aux États membres d’adopter des mesures susceptibles de prévoir la création de structures d’accueil des enfants et d’autres personnes dépendantes, de bonne qualité et à des prix accessibles, conformément aux objectifs fixés par le Conseil européen de Barcelone de 2002, qui invitent les États membres à créer, d’ici 2010, des structures permettant d’accueillir au moins 90 % des enfants entre 3 ans et l’âge du début de la scolarité obligatoire et au moins 33 % des enfants de moins de 3 ans ; [ils] souligne[nt] que ces mesures doivent permettre aux parents d’adapter leur participation au marché du travail en fonction de leur rythme de vie (Parlement européen, 2008 : 7 ).

Que restera-t-il de ces ambitions après la hausse des déficits publics induite par crise économique engagée en 2008 ? En attendant, considérons un autre défi interne : l’économie.

B — Les incidences économiques des élargissements de l’Union européenne

Les vastes élargissements de 2004 et 2007 de l’ue engendrent-ils une économie plus performante ? Nullement. À l’échelle régionale, jamais l’ue n’a été marquée par de telles disparités économiques.

Loin d’induire une économie globalement plus productive, les élargissements récents de l’Union européenne se soldent par un appauvrissement statistique relatif. Ils dessinent donc une nouvelle Union européenne et dressent sur sa route deux défis économiques majeurs : l’hétérogénéité et la compétitivité.

Selon les prévisions 2008 pour le produit intérieur brut (pib[5]) moyen par habitant de l’ue en standards de pouvoir d’achat (spa), ue-27 = 100, le passage de l’ex-ue-15 à l’ue-27 se traduit par une perte relative de 10,8 points.

En effet, aucun pays entré dans l’Union européenne en 2004 ou 2007 n’affiche en 2008 un pib par habitant en standards de pouvoir d’achat (spa) supérieur à la moyenne de l’ue-27 (base 100). Autrement dit, les 12 nouveaux États membres (nem) sont en dessous de la moyenne ue-27. Les plus riches sont Chypre (92,2 %), la Slovénie (91,3), la République tchèque (81,8) et Malte (76,5).

Les huit autres nem se placent à un niveau inférieur à 75 %. Le plus peuplé des pays entrés depuis 2004, la Pologne, affiche 55,4 % du pib par habitant moyen de l’ue-27 en spa. Les deux nem les plus pauvres sont la Bulgarie (39,4 %) et la Roumanie (43,6). Si ces données étaient calculées non pas sur une moyenne ue-27 mais sur une moyenne ex-ue-15, les performances des nouveaux États membres paraîtraient encore plus modestes.

Les élargissements réalisés mettent en concurrence des territoires où les coûts de la main-d’oeuvre diffèrent considérablement.

Par rapport à la France, le coût mensuel de la main-d’oeuvre en 2006 est presque cinq fois inférieur en Pologne. Toujours par rapport à l’Hexagone, le coût mensuel de la main-d’oeuvre est 18 fois inférieur en Bulgarie. On observe, cependant, d’importantes disparités de coûts entre nouveaux États membres : la main-d’oeuvre coûte six fois plus cher à Chypre qu’en Bulgarie.

Pour autant, la productivité des nem reste modeste. En 2007, la productivité de la main-d’oeuvre par heure de travail des 12 nem est inférieure à la moyenne ex-ue-15 = 100, et même inférieure à 76 %. Les pays caractérisés par la productivité la plus faible sont, par ordre croissant : Bulgarie (31,2 %), Roumanie (31,4) et Lettonie (39,7). Autrement dit, les trois pays où les coûts mensuels de la main-d’oeuvre sont les plus bas affichent aussi les productivités de la main-d’oeuvre les plus modestes. Ces paramètres, et bien d’autres, pèsent dans les décisions concernant la localisation des activités de production et de service. Ce qui peut nourrir les inquiétudes d’une partie des opinions publiques des anciens États membres au sujet de délocalisations d’activités.

Autre difficulté qui n’a pas été résolue par l’élargissement : le déficit de la balance commerciale extracommunautaire. Certes, l’Union européenne est une grande puissance commerciale. En 2006, il s’agit de la zone la plus exportatrice du monde, devant les États-Unis, la Chine, le Japon et le Canada. Cependant, la balance commerciale de biens de l’Union européenne est déficitaire. Il s’agit d’une tendance lourde, antérieure aux derniers élargissements.

Durant la période 1999-2006, la balance commerciale de l’espace ue-27 est régulièrement déficitaire. Le déficit commercial se creuse sans discontinuer depuis 2002. La raison tient à un manque de champions à l’export, mis à part l’Allemagne, la plupart des autres pays membres manquant de compétitivité à cet égard.

Les défis économiques de l’ue élargie sont donc l’hétérogénéité des niveaux de richesse et la compétitivité des personnes comme des territoires. Il va sans dire que les défis démographiques – vieillissement et dépeuplement – entrent en synergie, puisqu’une main d’oeuvre insuffisante et vieillissante peut pénaliser la compétitivité d’une économie.

Dans un contexte de crise majeure, les pays d’Europe centrale et orientale (peco) disposent cependant d’une forme de « bonus » : une large part des fonds de la politique régionale communautaire destinés à mettre à niveau les régions les plus pauvres de l’ue. Pour les années 2007-2013, les fonds structurels et de cohésion atteignent parfois des montants considérables. En Pologne, l’apport des fonds européens représente chaque année près de 5 % du pib. En République tchèque, les subventions européennes pèsent chaque année environ 2,5 % du pib. Cette manne tombe fort à propos pour amoindrir les effets de la crise. Les peco bénéficient ainsi d’un « plan de relance » qui ne dit pas son nom – décidé bien avant 2008 – qui peut les aider à amortir des chocs violents. Encore faudrait-il remplir au moins trois conditions. En premier lieu, il faut trouver les cofinancements indispensables, ce qui peut s’avérer difficile dans une période de raréfaction du crédit. Ainsi, pour les dix premiers mois de 2008, l’Estonie éprouve des difficultés pour le cofinancement nécessaire à l’utilisation des fonds européens, consommant seulement 10 % des sommes prévues pour l’année. En deuxième lieu, les pays considérés doivent être capables d’imaginer des projets. Ils doivent conjointement renforcer leur lutte contre la corruption, faute de quoi la Commission européenne pourrait bloquer les versements. En troisième lieu, il importe que les politiques économiques mises en oeuvre par les gouvernements ne touchent pas aux facteurs qui contribuent au dynamisme économique et social du pays.

Au-delà de ces défis démographiques et économiques, il faut relever un paradoxe. Plus d’un demi-siècle après la création de l’Europe communautaire, il existe encore entre pays membres de l’ue un véritable déficit d’interconnaissance et un grand besoin d’inter-culturalité autour des questions européennes, aussi bien au niveau des institutions que des entreprises ou des citoyens. Il subsiste une tendance à conserver une perception exclusivement nationale – voire émotionnelle – d’enjeux qui sont maintenant également communautaires. Cela est vrai des questions intracommunautaires comme des enjeux extracommunautaires (frontières de l’ue, relation transatlantique, aide au développement, etc.). Les « parties du tout » ne pourraient que s’enrichir d’une interconnaissance porteuse d’une cohérence plus grande, aussi bien en interne qu’à la face du monde. Ce qui nous conduit maintenant à considérer les défis externes.

II – Les défis géopolitiques externes

Sans prétendre davantage être exhaustif, observons la nature des relations de l’Union européenne avec les deux Grands de la guerre froide : les États-Unis et la Russie, héritière de l’Union soviétique.

A — Les conséquences stratégiques des élargissements de l’ue sur ses relations avec les États-Unis

En 1994, alors que l’adhésion à l’Union européenne semble une perspective éloignée et aléatoire, les gouvernements des pays d’Europe balte, centrale et orientale voient dans le Partenariat pour la paix proposé par l’otan un gage de sécurité, voire d’identité. Dans les représentations communes de ces décideurs, la perspective d’une appartenance à l’otan ressemble à une confirmation identitaire d’appartenance à l’Occident d’autant plus précieuse que l’Europe communautaire manque d’enthousiasme. L’otan apparaît comme une forme de « labellisation » d’appartenance à l’Europe, ce qui peut sembler paradoxal considérant le poids prédominant des États-Unis dans cette structure. Derrière le mot « Europe » se cache en fait le concept d’Europe occidentale, qui renvoie en partie à la guerre froide, donc aux États-Unis. Derrière le paradoxe apparent se faufile une forme de cohérence.

L’adhésion des pays d’Europe balte, centrale et orientale à l’otan en 1999, 2004 ou 2009 affirme symboliquement la place prédominante des États-Unis en Europe. Il faut bien admettre que « la pénétration américaine en Europe centrale et orientale ne dépend pas que de la seule volonté de Washington, mais qu’elle repose également sur les attentes des pays anciennement communistes » (Hatto et Tomescu, 2007 : 5). L’alignement relatif de plusieurs de ces pays découle d’une fascination pour les États-Unis et de la crainte d’un retour en force de la Russie. La réceptivité des sociétés concernées facilite le jeu de Washington. Depuis les années 1990, de nombreux jeunes diplomates et hommes d’État est-européens ont été formés dans les universités américaines. Et les États-Unis font la preuve de leur engagement, notamment à travers le redéploiement de leurs bases militaires au bénéfice des nouveaux membres de l’otan, notamment en Pologne, Roumanie, Bulgarie et peut-être Hongrie. Ce qui leur permet à la fois de rapprocher les troupes américaines des « arcs d’instabilités » et de consolider leur primauté dans un espace clé de la planète.

Pour autant, les nouveaux États membres de l’ue n’ont pas tous la même relation avec les États-Unis. En 2007, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne et la Roumanie s’affichent comme des atlantistes convaincus. En République tchèque et en Slovaquie, les dirigeants semblent atlantistes mais certaines franges de la population sont plus réservées. La Hongrie et la Bulgarie se trouvent quelque part entre ces deux postures. Notons, cependant, que ce genre de relation évolue dans le temps.

Globalement, le jeu des États-Unis a été initialement facilité par les ambivalences de l’Europe communautaire à l’égard des pays d’Europe balte, centrale et orientale après la guerre froide. Les ressources et les garanties de la Politique européenne de sécurité et de défense (pesd) n’ont pas été jugées suffisantes, au grand désespoir de Paris. De surcroît, l’attitude de plus en plus offensive de la Russie dans son « étranger proche » et les relations parfois ambivalentes de l’ue avec Moscou n’ont fait que consolider l’influence de Washington dans la zone. Résultat, la stratégie des États-Unis en Europe est facilitée par les huit nouveaux États membres de l’ue issus du bloc de l’Est. C’est le résultat majeur des mutations géopolitiques de l’Europe de 1989 à 2004. L’élargissement de 2007 à la Roumanie et à la Bulgarie s’inscrit dans cette dynamique, bien que les relations de ces pays avec la Russie soient assez solides. Depuis le 1er janvier 2007, il importe de prendre en compte que 21 des pays membres de l’Union européenne à 27 sont aussi – voire dans certains cas d’abord – membres de l’otan.

La France a bien été obligée d’en prendre acte et de revoir sa relation à l’otan (Dumont et Verluise, 2009 : 250-254). Après avoir quitté en 1966 les structures du commandement intégré de l’otan, Paris admet l’esquisse d’une nouvelle donne au milieu des années 1990. Sans revenir pleinement dans le commandement militaire intégré de l’otan, la France monte progressivement en gamme dans ses engagements auprès de l’Alliance. Par exemple, elle obtient en 2005 le label de « nation cadre » de la composante aérienne. En 2006, les forces françaises sont engagées au Kosovo, mais aussi en Afghanistan.

Le 6 mai 2007, l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République française joue un rôle d’accélérateur dans l’évolution de la place de la France dans l’otan. Le 11 septembre 2007, le ministre de la Défense, Hervé Morin, déclare :

Jamais, à mon sens, nous ne ferons progresser l’Europe de la défense si nous ne clarifions pas notre position dans l’otan. C’est ma conviction profonde. Car pourquoi voudriez-vous que nos partenaires perdent confiance dans un système qui a assuré la paix depuis cinquante ans pour un système [l’Europe de la défense] qui n’existe pas encore ? (Morin, 2007)

Le 3 avril 2008, à l’occasion du sommet de l’otan à Bucarest, le président Nicolas Sarkozy confirme la nouvelle orientation de la politique française :

L’Alliance atlantique, c’est notre alliance : la France est l’un de ses membres fondateurs et l’un de ses principaux contributeurs. […] Nous avons besoin de l’otan et d’une défense européenne. Nous avons besoin des États-Unis et les États-Unis ont besoin d’alliés forts. Cela ouvre la porte pour la France à une rénovation forte de ses relations avec l’otan (Sarkozy 2008).

Au mois de juin 2008, le Livre blanc sur la défense écarte toute divergence en arrêtant la nouvelle doctrine française quant aux relations entre l’ue et l’otan. « Il n’y a pas concurrence entre l’otan et l’Union européenne, mais complémentarité : nous avons besoin des deux pour faire face aux menaces et aux crises. » Au mois de mars 2009, la France fait officiellement son retour dans le commandement militaire intégré de l’otan. Il ne faut pas se cacher qu’au sein d’une partie des élites militaires françaises ce changement de posture contrarie une lecture des intérêts nationaux, mais la doctrine est désormais arrêtée.

Dans ce contexte, le développement hypothétique de la puissance de l’ue semble ne pouvoir se faire qu’à l’intérieur d’une relation transatlantique rénovée. Les défis des relations de l’ue élargie avec les États-Unis sont donc l’invention de nouvelles modalités relationnelles entre l’Europe communautaire et l’otan. Après avoir longtemps freiné par divers biais le développement de l’Europe de la défense, l’administration finissante de G.W. Bush avait elle-même admis la nécessité d’une Europe forte, à partir du début de 2008. En difficulté en Afghanistan comme en Irak, les États-Unis ont enfin compris qu’une Union européenne capable de peser davantage dans le monde se justifie. Il semble envisageable que l’administration de B. Obama (2009- ) voie les relations avec l’ue sous un angle plus coopératif. Reste à savoir ce que les pays membres de l’ue sont prêts à consentir comme efforts politiques, stratégiques et financiers pour peser davantage sur l’échiquier mondial. Ils doivent également s’accorder à propos de leurs relations avec Moscou.

B — Les incidences stratégiques des élargissements de l’ue sur ses relations avec la Russie

Il faut d’abord admettre que « […] le pouvoir russe tout comme le fut le pouvoir soviétique est hanté par la menace de l’exclusion, de l’encerclement et de l’humiliation » (Durandin, 2005 : 102). L’intégration à l’Union européenne en 2004, puis en 2007, d’États marqués par une relation forte avec l’urss durant quatre décennies ne peut rester sans incidences sur les relations entre l’ue et la Russie postsoviétique. Certes, tous n’ont pas la même histoire. La Slovénie, intégrée à la Yougoslavie de Tito, ou la Roumanie de Nicolae Ceauşescu n’avaient pas les mêmes rapports avec l’urss que la Pologne ou bien encore les pays baltes, intégrés à l’urss à la faveur de la Seconde Guerre mondiale. Il en résulte des représentations variées de la Russie d’aujourd’hui. Il n’empêche que la plupart des ressortissants d’Europe balte, centrale et orientale aspirent à conserver leur indépendance récemment acquise à l’égard de la Russie. Les mémoires restent à vif, à l’image d’une blessure non cicatrisée.

Tout en conservant des liens économiques importants avec la Russie, les gouvernements des nouveaux États membres peuvent aussi affronter directement les intérêts russes. En 2004, la Pologne et la Lituanie sont particulièrement actives pour soutenir la Révolution orange en Ukraine, à laquelle la Russie reste très attachée. En 2006, ces mêmes pays incitent l’Union européenne à s’engager en faveur de l’opposition biélorusse lors des élections présidentielles anticipées. Chaque fois, l’Union européenne s’avance sur un terrain que Moscou considère comme son « étranger proche ». La Pologne apporte également son soutien à la Géorgie pour qu’elle puisse s’émanciper de la tutelle russe. C’est peut-être pourquoi la Russie interdit les importations de viande polonaise, sous des prétextes sanitaires. Quoi qu’il en soit, à partir de novembre 2006 la Pologne se permet de bloquer durant plus d’un an le lancement de la négociation d’un nouveau partenariat ue-Russie. Que de chemin parcouru depuis la guerre froide, voire depuis la fin des années 1990... En 1999, qui aurait envisagé publiquement qu’un candidat fragile puisse devenir moins d’une décennie plus tard le fer de lance d’une tension manifeste entre l’ue et la Russie ?

Dans le même temps, la Russie est devenue le premier pays fournisseur de l’Europe communautaire pour le gaz (40 %) comme pour le pétrole (20 %). Cependant, les relations ue-Russie se dégradent (Bayou et Verluise 2007 : 81-110).

D’un côté, la Russie tire d’importants bénéfices financiers et stratégiques de ses hydrocarbures. Au nom de la défense de ses intérêts, elle peut à la fois imposer son contrôle sur l’exploitation et son monopole sur le transit, et profiter de l’ouverture des marchés européens pour s’y implanter. Ce qui lui permet de se ménager des positions de force pour l’avenir.

D’un autre côté, les membres de l’ue sont devenus de plus en plus dépendants des hydrocarbures russes, mais leurs entreprises voient les accords signés durant les années Eltsine (1990-1999) remis en question … et s’élever le prix à payer pour les opportunités qui les font rêver. Enfin, l’ue n’a pas été en mesure d’imposer au Kremlin la ratification de la Charte de l’énergie.

Il existe donc un déséquilibre croissant entre l’ouverture progressive des marchés de l’ue et une monopolisation nationale renforcée sur le plan des approvisionnements et du transit russes. Si l’accès européen à la production en amont des hydrocarbures russes n’est pas véritablement garanti, alors l’ouverture du marché communautaire risque d’être un marché de dupes.

Pendant ce temps, Moscou fait tout pour démonétiser la situation stratégique des pays par lesquels passent actuellement ses tubes – à commencer par l’Ukraine – en construisant des infrastructures de contournement. Au nord, il s’agit du gazoduc North Stream, entre la Russie et l’Allemagne, via la mer Baltique. Au sud, la Russie entend installer le gazoduc South Stream via la mer Noire, la Bulgarie et la Serbie, en particulier au bénéfice de l’Italie. Ce gazoduc serait notamment alimenté par le gaz du Kazakhstan et le Turkménistan… que visait le projet communautaire appelé Nabucco. Ce dernier reste pour l’instant dans les cartons.

Quelle stratégie l’Union européenne devrait-elle avoir avec la Russie de D. Medvedev et V. Poutine ? Toute la difficulté de cette question tient à son singulier : une stratégie. En effet, l’Union européenne compte 27 États membres, tous forts d’une histoire différente, notamment vis-à-vis de la Russie. Et chaque pays rassemble des acteurs qui peuvent avoir des approches contradictoires. Les entreprises, les cercles d’experts, les réseaux d’influence, les différents ministères et la direction politique d’un État membre n’ont pas nécessairement les mêmes intérêts. Il en résulte le plus souvent à l’échelle d’un même pays non pas une mais des stratégies. Que dire, alors, à l’échelle de l’Europe communautaire ? Celle-ci est elle-même divisée en plusieurs institutions et cercles, qui cherchent chacun à faire valoir un point de vue, évidemment au nom de l’intérêt général.

Face à la multitude d’acteurs et de stratégies des pays membres de l’Union européenne, un interlocuteur unique : la Russie. Certes, la Russie est elle-même, ne serait-ce que par son immensité, à la fois une et multiple. Cependant, l’organisation de sa stratégie n’est pas autant dispersée. Elle est pour partie dans les mains de responsables compétents qui connaissent les contradictions intra-communautaires. Il existe même en Russie des synergies porteuses entre le monde de l’entreprise et l’État, par exemple dans le secteur énergétique. Après avoir refusé les conditions de la Politique européenne de voisinage, Moscou privilégie les relations bilatérales. C’est le cas de l’accord germano-russe pour le gazoduc nord-européen North Stream.

Comment construire une stratégie communautaire face à la Russie ? Il importe d’abord d’admettre que les relations de l’ue avec ce pays-continent ne peuvent être les mêmes à 27 qu’à 15 pays membres. Parce que la plupart des nouveaux États membres ont une histoire à la fois riche et complexe avec ce pays, et que cela ne peut rester sans effets sur les relations entre l’ue et la Russie. S’imaginer pouvoir continuer « comme avant » serait une illusion destructrice. Encore faut-il se donner les moyens de comprendre, de partager et de construire une approche commune.

Conclusion

Face à de tels défis géopolitiques dans un monde globalisé, il est frappant de constater que les pays membres de l’Union européenne et les institutions communautaires tardent à se donner réellement les moyens d’analyse et d’action pour construire une Europe globale. Faire de la diversité des approches des pays membres de l’ue un facteur de puissance serait une manière de réinventer le projet des pères fondateurs pour l’inscrire dans le monde du 21e siècle.