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Née sur les ruines de l’Union soviétique à la fin de 1991, la Fédération de Russie en transition a très rapidement dû faire face aux défis posés par la mondialisation. Cet ouvrage collectif, dirigé par D. Blum, offre une analyse des effets engendrés par la mondialisation sur les politiques intérieures et étrangères et sur la société russes. Il adopte un angle jusque-là peu privilégié dans l’étude des transformations sociales et politiques qui ont affecté la Fédération de Russie, et propose un regard renouvelé sur l’évolution de la politique étrangère russe depuis 1991. En effet, il interroge les interconnexions entre la construction de la puissance et celle d’une identité politique aux contours incertains, et se penche sur les tensions multiples engendrées par ces processus.

Les thématiques abordées par les auteurs sont très diverses. Elles concernent aussi bien le déclin démographique, le sous-développement de la société civile russe que la conception russe de la justice dans les relations internationales et les doctrines géopolitiques. Les différents chapitres s’appuient avec plus ou moins de réussite sur le cadre interprétatif proposé dans l’introduction par U. Hedetoft et D. Blum. Ces derniers analysent les dialectiques entre la mondialisation et quatre « noeuds ». Se plaçant dans une perspective constructiviste, ils étudient les effets de la mondialisation sur la souveraineté, sur les interactions entre les élites et les masses, sur l’élaboration d’une histoire collective et d’une identité politique, de même sur la perception des menaces et l’évolution des scénarios de sécurité.

La question de la souveraineté apparaît centrale dans les différents chapitres. Comme le relèvent les auteurs de l’introduction, cette question est la plus épineuse en Russie et recouvre des dimensions tant territoriales, politiques, symboliques qu’économiques. D’ailleurs, les différentes analyses montrent que la vision de la souveraineté, telle qu’elle est développée dans les cercles dirigeants russes depuis 1991, a fortement conditionné l’insertion de la Fédération de Russie dans les processus globaux.

La question de la souveraineté imprègne ainsi très largement les visions de la politique étrangère. Mikhail Troiskiy montre que la Russie est vue en Russie même comme une puissance, malgré le net recul qu’elle a subi durant les années 1990. Dès lors, la politique étrangère est articulée autour de la notion de justice : les dirigeants russes cherchent à asseoir leur « juste poids » dans les décisions internationales et, pour ce faire, réclament l’intégration de la Fédération dans les organisations internationales. Eduard Solovyev rappelle d’ailleurs que le concept d’ordre juste se trouve au centre de la conception de la multipolarité, telle que définie en Russie. Légèrement diluée par la vision plus pragmatique adoptée par Vladimir Poutine, la notion de justice refait surface dans les discours, alors que le redressement opéré depuis les années 2003-2004 a permis à la Russie d’étendre son influence, en particulier auprès de ses voisins. Solovyev parle de retour de la géopolitique comme d’une réponse à la réaction des États-Unis, au contournement par ces derniers des organisations internationales et à l’échec de la Russie à intégrer l’Organisation mondiale du commerce, entre autres. Ce retour de la géopolitique, s’il révèle parallèlement la crise d’identité que traverse la Russie depuis 1991, semble consacrer la vision dominante d’une nécessité pour le pays de dessiner sa propre trajectoire de développement dans un environnement sécuritaire changeant.

La stratégie adoptée pour lutter contre les restrictions imposées à la souveraineté russe par la mondialisation oscille, comme le montre A. Fenenko, entre deux tendances en politique étrangère : l’étatisme et le libéralisme. La première semble l’emporter depuis 2004. Une telle tendance s’observe également sur la scène politique intérieure, avec, notamment, la reprise en main des régions. Toutefois, certaines pratiques qui se sont développées dans les années 1990 et qui ont conduit à un renforcement de l’identification locale même dans les sujets constitués sur une base territoriale et non ethnique, ne semblent pas, selon E. Vodichev et V. Lamin, enrayées. Bien au contraire, le décalage entre « la totalité du pays » et les constituantes de la Fédération apparaît aujourd’hui patent.

Malgré une grande disparité entre les chapitres et le caractère peu original de certaines analyses, il est à noter que tous les textes sont basés sur une recherche empirique fouillée. Ils ajoutent sans conteste à la compréhension des évolutions de l’État et de la société russes, des transformations de la politique étrangère russe et des positionnements de la Russie sur la scène internationale. En particulier, ils replacent les efforts de recentralisation décidés par Vladimir Poutine depuis son arrivée au pouvoir dans une perspective plus large. Ils montrent ainsi les difficultés de l’État russe à s’adapter à la mondialisation et à ses contraintes. Comme le souligne D. Blum en conclusion, l’État russe ne parvient pas à gérer la mondialisation et à contrer les tensions sociales créées à la fois par son incapacité à se réformer et à résoudre les problèmes qui semblent aujourd’hui les plus cruciaux (Tchétchénie, montée de l’Islam radical, migrations).

La reprise en main de l’État apparaît dès lors comme l’une des solutions à ces tensions sociales et politiques et aux incertitudes liées à l’émergence d’un nouvel environnement sécuritaire. Le repli sur soi que l’on peut observer depuis 2004 participe de la volonté politique de maintenir, voire de renforcer, dans un contexte d’interdépendances accrues, une ligne claire entre l’« internalisation » et la mondialisation. Cet ouvrage intéressera donc au plus haut point les spécialistes de la Russie, mais aussi tous ceux qui étudient des États en transition ou encore ceux qui analysent les effets de la mondialisation à différents niveaux.