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Dans le contexte de la guerre internationale contre le terrorisme, il est généralement admis que les États en faillite et les zones affectant la stabilité régionale représentent une menace sérieuse à la sécurité internationale. Par conséquent, les institutions euro-atlantiques sont de plus en plus préoccupées par les conflits sécessionnistes qui ont marqué la dissolution de l’Union soviétique. Dans ce contexte, les conflits sécessionnistes en Moldova (Transnistrie), en Géorgie (Ossétie du Sud et Abkhazie) et en Azerbaïdjan (Nagorno-Karabakh) ne sont plus considérés comme de simples affaires internes des États concernés, mais comme un sérieux problème de sécurité régionale.

Parallèlement, les élargissements successifs de l’Union européenne (ue) et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan) ont rapproché ces organisations des zones de conflit, accroissant d’autant leur intérêt dans la promotion d’une résolution permanente de ces conflits gelés. Cette nouvelle proximité géographique n’explique que partiellement la recrudescence de l’intérêt des institutions euro-atlantiques pour ces zones d’instabilité. Ce développement est en effet doublé d’un appel régional, notamment de la part de la Moldova et de la Géorgie, qui milite activement en faveur d’un engagement accru de la communauté internationale dans les processus de résolution de ces conflits (Radvanyi 2008).

Considérant la longue stagnation des processus de paix en cours, entamés au début des années 1990, leur efficacité se trouve remise en cause. Par conséquent, des voix de plus en plus nombreuses appellent à une révision en profondeur des cadres de négociation existants (Renaud 2007). Le défi consiste donc non seulement à trouver des solutions pour accommoder tant les entités sécessionnistes que les États de jure[1] desquels ces entités veulent se séparer, mais également à jeter un nouveau regard plus critique sur l’implication profonde de la Russie dans ces processus de paix et sur l’influence de cette dernière sur la persistance des conflits gelés dans l’espace postsoviétique. Le processus de réajustement des politiques de la communauté internationale face aux conflits sécessionnistes dans l’espace postsoviétique se trouve doublement encombré à la suite de deux événements récents : la déclaration d’indépendance du Kosovo, autre foyer d’un conflit gelé à proximité des frontières européennes, en février 2008, et la guerre russo-géorgienne de l’été 2008.

Cet article fera d’abord état des politiques de la Russie face aux conflits sécessionnistes. Par une série d’exemples, nous montrerons, dans la première partie du texte, que les politiques russes à l’égard des conflits sécessionnistes sont devenues ouvertement proactives au cours des dernières années. Les politiques russes incluent les appuis politiques, économiques et diplomatiques, l’assistance à la construction de l’État (statebuilding), l’invocation du « précédent du Kosovo » et, finalement, même le conflit ouvert contre la Géorgie durant l’été 2008. Ces politiques ont contribué de manière significative au maintien du statu quo. La seconde partie de ce texte compare les réponses politiques de l’ue et de l’otan à l’égard de cette stratégie de plus en plus interventionniste de la Russie. Les approches adoptées par ces deux institutions révèlent des divergences politiques importantes. En guise de conclusion, nous tenterons d’évaluer à quel point ces approches sont susceptibles d’aboutir à des accords de paix permettant de mettre un terme aux conflits gelés.

I – Russie, puissance régionale cherchant à préserver son influence traditionnelle

A — Politiques russes : niveau multilatéral

Notons d’abord que la Russie fait partie de toutes les initiatives multilatérales de résolution des conflits gelés de la cei. Il est évident qu’il s’agit d’un acteur intéressé, tant pour des raisons historiques que géopolitiques. Le simple réalisme dicte cet intérêt de Moscou : ces conflits se situent à proximité des frontières russes, la Russie héberge de nombreux ressortissants de toutes les parties en conflit et une reprise des hostilités affecterait immanquablement sa propre stabilité. Ce qui est plus surprenant est le rôle prépondérant que Moscou a pu remplir dans ces processus, exerçant un véritable droit de veto accepté par la communauté internationale. Le groupe de Minsk, chargé de la résolution du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, a été créé en 1992 par la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (csce, devenue l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe – osce en 1994) afin d’encourager une solution négociée mettant fin au conflit. L’objectif était de mettre en place, le plus rapidement possible, une conférence sur le Nagorno-Karabakh sous l’égide de la csce afin de créer un forum permanent pour les négociations en vue d’un règlement pacifique de cette crise dans le respect des principes, engagements et procédures de la csce. La conférence devait se dérouler à Minsk, mais elle fut jusqu’à maintenant impossible à organiser en raison des désaccords entre les différentes parties du conflit. Par le nombre de pays engagés dans le groupe de Minsk, il s’agit du conflit le plus internationalisé parmi tous les conflits gelés[2].

La Russie copréside le groupe de manière permanente, tandis que les autres membres de l’osce doivent normalement assurer une rotation pour le poste de vice-président. En pratique, toutefois, la France occupe cette position depuis 1997 et résiste aux efforts de convertir ce poste en une vice-présidence de l’ue. De plus, également en 1997, les États-Unis ont pris possession d’un autre poste permanent à la vice-présidence du groupe. Malgré la tenue de deux rencontres au sommet à Key West en 2001 et à Rambouillet en 2006, le groupe de Minsk n’a obtenu aucun résultat tangible (Cutler 2001 ; Mouradian 2006). Les négociations achoppent sur des questions difficiles comme l’échange de territoires entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, l’organisation d’un référendum sur l’autodétermination de la population du Nagorno-Karabakh et le processus même de résolution du conflit. Ici, l’objectif de parvenir à un accord global s’oppose à une approche plus pragmatique par étapes (Danielyan 2005 ; Jacoby 2005). Cette formule de négociation est rendue plus complexe par l’absence de coopération entre les coprésidents du groupe et par l’absence de confiance exprimée par les parties du conflit dans le processus de négociation (Hancilova 2006).

Deux processus de paix distincts sont en cours en Abkhazie et en Ossétie du Sud, même si ces deux conflits se déroulent à l’intérieur du même pays, la Géorgie. Cela s’explique en partie par les organisations qui supervisent les négociations, soit respectivement l’onu et l’osce, et par leurs cultures organisationnelles différentes qui demeurent des obstacles importants à la coordination des deux processus de paix. En Ossétie du Sud, la phase active du conflit a commencé en 1990 et a duré jusqu’à l’accord de cessez-le-feu du 14 juillet 1992. Dans le cadre de cet accord, les parties au conflit ont convenu d’établir une opération de maintien de la paix trilatérale comprenant des troupes russes, géorgiennes et ossètes. Une commission mixte de contrôle (ccc), composée d’observateurs venant de la Russie, de l’Ossétie du Sud, de l’Ossétie du Nord (une région russe) et de la Géorgie, a été mandatée pour veiller à la sécurité et au développement des négociations en vue d’un règlement du conflit. Or, d’après le gouvernement géorgien, la ccc institutionnalise un déséquilibre des intérêts en incluant deux acteurs qui ont un parti pris en faveur de la position de l’Ossétie du Sud, à savoir l’Ossétie du Nord et la Russie. Ce forum de négociation marginalise donc la Géorgie dans le processus de paix (Font de Mora 2007). Mentionnons au passage que l’ue et l’osce participent également aux travaux de la ccc, mais que l’ue n’occupe qu’une fonction d’observateur au sein de la Commission ; elle ne peut intervenir que sur des questions économiques. Pour sa part, l’osce est chargée de surveiller la situation globale, mais elle n’a pas construit de stratégie d’intervention cohérente. Comme la Russie possède de facto un droit de veto au sein de l’osce et que les décisions doivent être prises par consensus, la Russie peut neutraliser à sa guise les décisions de l’organisation. Enfin, toutes les discussions de la ccc étant par ailleurs entreprises et organisées par la Russie, cette dernière ne laisse pas de rôle déterminant à l’osce ni à d’autres organisations internationales dans ce processus. Avant l’éclatement du conflit d’août 2008, l’osce avait déployé en Ossétie du Sud une mission limitée à huit observateurs militaires, qui travaillaient en liaison avec les forces de maintien de la paix. Dans le but de faire diminuer les tensions sur le terrain et de contribuer à la mise en oeuvre du cessez-le-feu contracté par le président français Nicolas Sarkozy, l’osce a décidé le 19 août de porter à cent le nombre de ses observateurs militaires. Ces derniers sont toutefois confinés aux zones adjacentes à l’Ossétie du Sud, les autorités de Tskhinvali leur refusant l’accès au territoire.

Le processus de paix engagé pour régler le conflit abkhaze est fort différent. Une déclaration sur les mesures pour un règlement politique du conflit géorgio-abkhaze a été signée en avril 1994 à Moscou (onu 1994b), puis un accord sur le cessez-le-feu et la séparation des forces l’était en mai 1994 (onu 1994a). Une opération de maintien de la paix dirigée par la Russie est en cours, sous mandat de la Communauté des États indépendants (cei) et sous la supervision de l’onu (Mission d’observation de l’onu en Géorgie – monug) (Jolicoeur 2008b ; Ghabali 2008). En tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’onu, la Russie s’est opposée à un rôle important pour l’onu, limitant ainsi la présence de cette dernière en Abkhazie. La monug est essentiellement une mission d’observation non armée constituée de 147 observateurs en septembre 2008. La véritable force de maintien de la paix est la force de la cei, composée exclusivement de 1500 soldats russes (Jolicoeur 2004a ; Mackinley et Sharov, 2003)[3]. Cette mission a été adoptée au moment où l’onu était incapable de recruter des troupes pour ses propres opérations de maintien de la paix et à un moment où ce type d’opération prenait un caractère de plus en plus régionalisé. L’engagement de l’onu dans la résolution de ce conflit s’est surtout traduit par la nomination d’un envoyé spécial. En 1997, l’envoyé spécial de l’onu a notamment mis en place le processus de Genève pour favoriser le dialogue. Un groupe de contact a également été formé, incluant de nombreuses puissances occidentales[4], mais il n’a pu réduire la domination russe au sein du processus de résolution du conflit. La contribution principale de ce processus politique est le document Boden, Basic Principles for the Distribution of Competencies between Tbilisi and Sukhum[5], dont la version finale a été rendue publique en janvier 2002[6]. Les initiatives de l’onu n’ont qu’un rôle consultatif et la Russie agit comme facilitateur au sein de ce groupe[7]. Mis à part ces quelques éléments, l’intérêt international pour le conflit abkhaze est demeuré assez faible et la domination russe dans le processus de résolution du conflit n’est pas vraiment contestée (icg 2007 : 4-5).

Le conflit en Transnistrie, située en Moldova, a duré quelques mois en 1992 (Radvanyi et al. 2003). Un accord de cessez-le-feu a été signé le 21 juillet 1992. La guerre a pris fin après l’intervention de la 14e armée russe en faveur des séparatistes de la Transnistrie, victorieux contre les troupes moldaves. La Moldova et la Russie ont signé un accord en octobre 1994 établissant le retrait des troupes russes trois ans après la ratification de cet accord. Ce retrait n’a jamais eu lieu puisque la Douma russe a refusé de le ratifier. L’accord prévoyait également une synchronisation entre le retrait militaire russe et la résolution du conflit, expliquant ainsi la persistance de la présence militaire russe dans la région (Charlotin 1999). Une force de maintien de la paix trilatérale est active depuis l’accord de cessez-le-feu. Comme en Ossétie du Sud, les troupes de maintien de la paix sont composées de soldats des deux parties en conflit (Transnistrie et Moldova) et de la Russie comme force principale. L’osce supervise la situation. Les négociations sur le règlement pacifique du conflit ont été menées par cinq parties, comprenant les deux parties en conflit, la Russie ainsi que l’Ukraine et l’osce comme médiateurs. En octobre 2005, l’ue et les États-Unis ont été intégrés dans le processus comme observateurs (Löwenhardt 2004)[8].

La Russie joue ainsi un rôle dominant dans chacun de ces processus de paix, surtout en Abkhazie, en Ossétie du Sud et en Transnistrie. La Russie joue un rôle clé tant dans les opérations de paix que dans les négociations, limitant ainsi la participation des organisations internationales. Ces opérations de paix et le format des négociations reflètent la situation géopolitique du début des années 1990, accordant à la Russie un contrôle sur les processus de paix malgré les transformations majeures qui ont eu lieu dans la région après la mise en place des cessez-le-feu. Les élargissements successifs de l’ue et de l’otan ont considérablement rapproché ces organisations des zones d’instabilité, une situation inconcevable au moment de la signature des accords initiaux au début des années 1990. De plus, ces États postsoviétiques se sont transformés pour devenir de véritables États européens. Ils ont radicalement fait évoluer la conduite de leurs affaires internes et des relations extérieures et ont, à des degrés divers, orienté ces relations vers l’Ouest en tentant de renforcer les liens avec les structures euro-atlantiques et européennes[9].

B — Politiques bilatérales russes

Ce n’est pas uniquement dans le contexte des négociations multilatérales que la Russie joue un rôle dominant dans les conflits gelés de la cei. La Russie a en fait adopté des politiques claires à l’endroit des entités sécessionnistes lui permettant de conserver son influence dans la région. Alors que la position officielle russe est caractérisée par la reconnaissance de l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan, de la Moldova et de la Géorgie, en pratique la Russie a plutôt ouvertement apporté son soutien aux États de facto indépendants. Cette ouverture de Moscou à leur endroit se traduit par une assistance multiforme, notamment sur les plans politique, diplomatique, financier et militaire. Cette assistance fournie par la Russie a non seulement permis la survie des régimes de facto, mais elle a encouragé ces derniers dans leur quête d’indépendance.

Sur le plan politique, la Russie a servi d’intermédiaire aux quatre républiques autoproclamées. Ces dernières ont ainsi pu créer leur propre communauté, appelée de manière informelle « otan-2 » (Socor 2005a). Même si le degré d’institutionnalisation de cette otan-2 ne doit pas être exagéré, cette organisation tient des sommets, des réunions ministérielles et dispose de réseaux de coopération (Socor 2007c, 2005c, 2005d). La plupart de ces rencontres ont eu lieu à Moscou, où de hauts dirigeants politiques russes ont reçu les chefs des entités sécessionnistes (Socor 2005b). Pendant les périodes de crise, Moscou a souvent aidé les gouvernements de facto à coordonner leurs efforts de solidarité (Bielawski et Halbach 2004 : 7). De plus, des députés de la douma ont adopté de nombreuses résolutions reconnaissant la position des gouvernements de facto et ont participé à des activités officielles dans ces territoires contestés (Corso 2006 ; The Messenger 2006). Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, a aussi fréquemment fait référence aux chefs des entités sécessionnistes comme des « présidents », impliquant ainsi un haut niveau de reconnaissance des États de facto.

Sur le plan diplomatique, la Russie est intervenue en faveur des États de facto au sein d’organisations internationales dont les entités sécessionnistes sont exclues. Par exemple, il a été impossible de parvenir à une déclaration finale lors des conseils ministériels annuels de l’osce en 2003, 2004 et 2005 en raison d’importants désaccords opposant la majorité des États membres de l’osce à la Russie. Ces désaccords portaient précisément sur les conflits en Géorgie et en Moldova et le retrait des troupes russes (Popescu 2006 : 5). Dans ce contexte, il n’est pas exagéré de parler d’obstruction russe. Il en va de même du rôle de la Russie dans le blocage du déploiement d’une force de maintien de la paix au Nagorno-Karabakh. En 1994, l’osce a développé sur papier une telle opération, prête à être déployée. Le seul obstacle demeurait le refus des parties en conflit. Même si la Russie est à la fois membre de l’osce et vice-présidente du groupe de Minsk, Moscou a proposé une solution alternative qui consistait en une mission de maintien de la paix russe. L’Azerbaïdjan, qui a accusé à plusieurs reprises Moscou d’appuyer les Arméniens dans ce conflit, privilégie le plan de l’osce, qu’elle considère comme plus neutre. L’Arménie, cependant, préfère la proposition russe. Par conséquent, les parties en conflit ne peuvent s’entendre sur le choix d’un plan d’opération de paix, ce qui fait en sorte que le Nagorno-Karabakh reste le seul conflit gelé de la cei où l’accord de cessez-le-feu n’est pas supervisé par une force de maintien de la paix. En d’autres termes, plutôt que de favoriser la promotion d’une opération de paix, le plan de paix alternatif de la Russie a pour effet de paralyser les discussions entre les parties[10].

Un autre exemple du soutien diplomatique s’observe dans la politique de passeport de la Russie qui accorde la citoyenneté russe aux résidents des États de facto. Selon des estimations, plus de 80 % des résidents de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, ainsi que 15 % de la population de Transnistrie, détiennent un passeport russe. Cette politique des passeports est une politique officielle de l’État russe (Jauvert 2008). Il est évidemment possible de critiquer le refus de la Géorgie de permettre aux populations des deux territoires sécessionnistes d’obtenir des passeports de l’onu. Cela donne ainsi la possibilité à la Russie de pourvoir à cette demande de passeports ; Moscou tire profit de cette situation en accordant la citoyenneté russe à des citoyens d’autres pays. Sous cet angle, la Russie peut donc justifier sa position consistant à représenter les intérêts des États de facto, puisque ces territoires sont techniquement habités par des citoyens russes. D’une certaine manière, la Russie crée un contexte politique, voire légal, pour justifier ses interventions extraterritoriales qui visent désormais à protéger ses propres citoyens dans les États de facto (German 2006 : 11 ; Chivers 2006). Cet argument, qui a d’ailleurs été évoqué pour justifier l’intervention russe en Géorgie en août 2008, est désormais intégré dans la doctrine Medvedev de politique étrangère, énoncé en septembre 2008. Cette doctrine stipule que, dorénavant, la Russie protégera tous ses citoyens, où qu’ils soient. Cela signifie qu’elle n’hésitera pas à violer la souveraineté territoriale et politique des États qui oseront s’en prendre aux minorités russes présentes sur leur territoire (Friedman 2008). L’introduction d’un régime de visas pour la Géorgie en 2000, dans le contexte de la guerre en Tchétchénie, s’inscrit dans cette même logique de renforcer la position des États de facto et de miner la légitimité des États de jure. Les résidents de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie furent exemptés de ce régime. Plusieurs observateurs, y compris le Parlement européen, parlaient déjà à l’époque d’une annexion de facto de ces deux territoires géorgiens par la Russie. Dans le même sens, Charles King utilise le terme « protectorats russes » pour désigner ces États de facto bénéficiant de ces politiques discriminatoires (King 2004).

Récemment, le soutien diplomatique russe aux États de facto indépendants a eu un impact majeur sur le processus de paix d’un autre conflit sécessionniste européen, celui du Kosovo. Moscou a dressé un parallèle entre le statut de la province serbe et le sort de ses protectorats dans la cei. La Russie s’était toujours opposée à toute forme de reconnaissance d’indépendance du Kosovo afin d’éviter d’accorder son appui tacite à la campagne aérienne de l’otan de 1999. Avec le début des discussions sur le statut final du Kosovo en octobre 2005, Vladimir Poutine a modifié la position traditionnelle russe (Tziampiris 2005 : 291)[11]. En janvier 2006, il a ouvert la porte à une reconnaissance d’un Kosovo indépendant, à condition que le cas du Kosovo soit considéré comme un précédent pour des situations similaires, en l’occurrence celles des États de facto de la cei[12]. Cette position russe a eu un effet important sur la dynamique des conflits gelés de la cei. Dès lors, le Kosovo représentait un dilemme pour les promoteurs de son indépendance, car aucun d’entre eux ne voulait que ce cas fasse école. À l’instar de Martti Ahtisaari, ils ont prétendu que le Kosovo constituait un cas unique et que, par conséquent, il ne pouvait constituer un précédent en droit international. La déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo en février 2008, la reconnaissance de cette indépendance par une cinquantaine de pays et la nouvelle ouverture pratiquée par la Russie donnent aux entités sécessionnistes une nouvelle raison d’être et les incitent largement à refuser tout règlement du conflit dans l’espoir de devenir le prochain Kosovo (Jolicoeur 2008d ; Nielsen 2009). La reconnaissance de l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par la Russie, suivie du Nicaragua et, un an plus tard, du Venezuela, indique que cet espoir n’est pas entièrement illusoire (Sariişik 2009 ; Chirikba 2009).

Sur le plan économique, le soutien russe prend diverses formes, recoupant partiellement les mesures politiques et diplomatiques mentionnées plus haut. Par exemple, en plus d’offrir la citoyenneté russe aux résidents des États de facto, la Russie paie la pension des retraités sur ces territoires. Ces pensions sont plus importantes que celles accordées par le gouvernement géorgien. Cette mesure crée une incitation supplémentaire pour les citoyens de ces régions à se joindre à la Fédération russe. De plus, plusieurs firmes russes apportent aide et investissements financiers, permettant à ces régions de survivre sur le plan économique. La Russie est le principal partenaire commercial de la Transnistrie, de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, même si ces territoires font officiellement l’objet d’un embargo. Ce soutien économique va de pair avec les pressions économiques que la Russie exerce sur la Moldova et la Géorgie. En 2005, la Russie a introduit des restrictions sur l’importation de viandes et de légumes provenant de la Moldova et la Géorgie. En mars 2006, elle a banni les importations de vins et de spiritueux moldaves et géorgiens, en plus de l’importation de l’eau minérale géorgienne, alors que ces produits sont parmi les principales sources de revenus de ces pays (Jolicoeur 2006). Au même moment, la Russie a augmenté le prix du gaz naturel pour la Moldova et la Géorgie. Puisque ces politiques économiques n’affectent pas les États de facto, elles sont à juste titre interprétées comme des mesures de rétorsion contre la Moldova et la Géorgie.

Les prix du pétrole et du gaz ont de longue date été utilisés par Moscou comme levier afin d’exercer des pressions sur ses partenaires commerciaux (Smith 2004 ; Boussena et Locatelli 2005) : dès 1998, avant le début des négociations avec la Moldova pour le redéploiement des troupes russes de maintien de la paix en Transnistrie, la Russie a menacé d’arrêter la livraison de gaz naturel vers ce pays. Ces pressions ont été faites par Gazprom qui réclamait le paiement immédiat des arriérés accumulés depuis 1992 par la Moldova. En plus d’être exemptée de cette mesure (Leijonhielm et Larsson 2004)[13], la Transnistrie a bénéficié de subventions généreuses – certains estiment que le secteur industriel transnistrien a obtenu plus d’un milliard de dollars américains en gaz naturel sans payer les charges de Gazprom (Socor 2007a). Cela a permis à cet État de facto de continuer sa production industrielle et d’assurer la survie économique du régime local (cisr 2003 : 28).

En dépit du discours officiel russe en faveur de la reconnaissance de l’intégrité territoriale des États devenus indépendants après la dissolution de l’Union soviétique, on peut donc considérer que Moscou a élaboré une politique cohérente de soutien aux États de facto qui se sont développés dans son proche étranger.

Pour expliquer cet apparent paradoxe, il faut savoir que la Russie considère son contrôle sur cette région comme un élément essentiel de sa propre sécurité nationale. Selon la conception géopolitique russe, les questions de sécurité régionale constituent un jeu à somme nulle où l’expansion de l’influence de tout autre acteur réduit nécessairement d’autant l’influence de la Russie. Dans cette optique, les dirigeants russes considèrent toute tentative d’un autre pays d’accroître son influence dans cette sphère non pas comme une stratégie de politique régionale, mais bien comme une politique agressive visant directement la Russie (Vahl et Celac 2006).

II – Politiques de l’otan et de l’ue face aux conflits gelés européens

Les organisations euro-atlantiques doivent réagir aux conséquences de leurs élargissements successifs qui les ont rapprochées de ces zones de conflits. Avec l’entrée de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’ue et au sein de l’otan, la Transnistrie se trouve à moins de 100 km des nouvelles frontières et l’Abkhazie est située tout juste de l’autre côté de la mer Noire. Même si l’ue et l’otan reconnaissent toutes deux l’importance stratégique de résoudre les conflits gelés de la cei, elles ont adopté des politiques fort différentes pour stabiliser la région.

A — L’hésitation de l’Union européenne

De manière générale, l’ue est pratiquement absente des processus de paix. Évidemment, l’organisation a émis des déclarations exprimant la nécessité de trouver une solution pacifique aux différents conflits et réaffirmant son soutien à la poursuite des processus politiques, sans toutefois prendre part de manière active à ces processus (icg 2006 : 16).

L’ue a toutefois collaboré avec l’onu et l’osce, notamment par ses contributions financières aux programmes d’assistance frontalière. Plus précisément, l’ue a financé le programme des agents frontaliers en collaboration avec l’osce en 2001-2002. Récemment, en décembre 2005, l’ue a contribué aux efforts faits par l’onu afin de mettre en place une mission d’assistance pour le contrôle des frontières entre l’Ukraine et la Moldova. Ces modes de participation indirecte demeurent toutefois assez limités et confèrent à l’ue un rôle plutôt passif, puisque celle-ci n’intervient que de façon ponctuelle pour assister d’autres organisations internationales dans le cadre d’actions spécifiques. Même si ces programmes sont utiles pour résoudre certains problèmes de sécurité à court terme, ils n’encouragent pas les belligérants à réviser leurs positions et à faire avancer activement la résolution des conflits (Ritter 2006 : 6). L’ue n’a ainsi pas déployé de policiers ou des forces de maintien de la paix. Certains analystes en concluent que la politique non officielle de l’ue se limite à attendre passivement une résolution des conflits (icg 2006 : 16).

La création, en 2003, de la Politique européenne de voisinage (pev) et l’extension de cette politique au Caucase du Sud en mai 2004 promettaient une évolution importante de la stratégie d’intervention de l’ue dans la région. La pev s’est cependant avérée une amère déception pour les États visés par cette politique.

La Politique européenne de voisinage doit être considérée comme un développement majeur, puisqu’elle constitue le début d’une approche européenne commune. La mise en place de cette politique ainsi que l’adoption de quatre plans d’action pour chacun des pays de la région de la mer Noire témoignent de l’importance que l’ue accorde maintenant à ces États voisins. Calqués sur le modèle des politiques d’élargissement de l’ue (Kelley 2006), ces plans d’action comportent plus de critères à remplir par ces États que de projets concrets. L’Instrument européen de voisinage et de partenariat (ievp), mis en oeuvre en 2007 et dont l’objectif est la consolidation et la coordination des efforts et programmes existants, semble plus prometteur. Notamment, le programme tacis devrait augmenter l’efficacité de l’assistance apportée par l’ue à ses régions frontalières (Di Puppo 2007). De plus, la pev va de pair avec une nouvelle diplomatie de l’ue dans la région, représentée par la nomination d’un représentant spécial de l’ue pour le Caucase du Sud le 7 juillet 2003 (German 2006 : 16)[14]. La création de ce poste représente ainsi une excellente occasion pour l’ue d’augmenter sa visibilité dans la région (icg 2006 : i).

Ce nouveau dynamisme européen masque toutefois mal l’objectif réel de cette politique de voisinage, soit celui d’empêcher l’intégration de ces États au sein du processus d’élargissement[15] et de créer un cercle de partenaires avec lesquels les membres de l’ue peuvent tout partager, sauf des institutions communes (Sourander 2008). Et c’est précisément dans ce contexte de la gestion des conflits gelés que la pev devient importante, puisque c’est par cette politique que l’ue veut développer et renforcer ces relations avec les États en conflit. Pour ces États, il s’agit d’une politique moins intéressante dans la mesure où elle consacre l’impossibilité de leur adhésion à l’ue dans un avenir rapproché. De plus, cette politique introduit une nouvelle division dans la région de la mer Noire opposant les États qui seront intégrés à ceux qui ne le seront pas. La pev établit ainsi une distinction claire entre les États des Balkans et les autres États voisins. Dans les Balkans, l’ue s’est montrée prête à s’engager de manière plus active dans la résolution des conflits, de créer des opérations de gestion de crises et d’imposer sa vision du jeu politique.

La pev représente ainsi une déception pour les États de la région qui avaient exprimé leur désir de se joindre à l’ue dans un avenir rapproché. Cette politique, élaborée afin de résoudre les conflits gelés, pourrait ainsi avoir l’effet pervers d’amener les États concernés à renoncer à l’implantation des réformes politiques et économiques qui auraient été nécessaires pour leur admission au sein de l’ue. Ces États sont alors moins portés à mettre en place des réformes qui créeraient un contexte plus favorable à la résolution des conflits (Haukkala 2008 ; Jolicoeur 2002)[16]. Il s’agit d’un paradoxe dans la mesure où Bruxelles justifie sa réticence quant à son implication dans les processus de paix en invoquant l’absence de réformes et de transformations politiques considérées comme des conditions préalables à toute résolution des conflits (Popescu 2007 ; Tchanturia 2007).

Cette dernière stratégie européenne illustre avec éloquence les limites de la capacité et de la volonté des États membres de l’ue à s’engager sérieusement dans le processus de résolution des conflits dans la région. Considérant l’importance de la stabilité régionale des États de la mer Noire, les membres de l’ue se sont entendus sur la nécessité d’intervenir. Toutefois, aucun consensus sur les modes d’intervention appropriés n’a été atteint. Cela s’explique en partie par un épuisement européen face aux élargissements successifs, illustré par le refus de la France, des Pays-Bas et de l’Irlande d’adopter le projet de constitution européenne. La pev représentait alors une manière d’associer l’ensemble des États de la région de la mer Noire tout en écartant la possibilité d’un nouvel élargissement incluant ces États. Toutefois, il est clair qu’une pleine et entière intégration européenne demeure l’instrument le plus efficace pour éliminer de manière permanente les sources de l’instabilité régionale[17].

L’autre partie de l’explication réside dans une hésitation manifeste de l’ue à confronter la Russie. Même s’il y avait une véritable volonté européenne de jouer un rôle plus actif dans les processus de paix dans la région au moyen d’une intégration européenne, on peut douter que l’ue soit en mesure de tenir tête à la grande puissance régionale traditionnelle. Bruxelles est en quelque sorte confrontée à ce dilemme : adopter un rôle plus actif dans la gestion des conflits gelés ou plutôt laisser Moscou user de son influence dans ce qu’elle revendique être sa sphère d’influence naturelle. Tous comprennent que Moscou ne permettrait pas un développement des processus de paix de ces conflits sans y interférer. Bien sûr, il n’est pas question ici de confrontation armée[18]. À l’heure de la dépendance énergétique de l’ue à l’endroit de la Russie, les capitales européennes semblent plutôt craindre pour la sécurité de leur approvisionnement énergétique. La Russie a maintes fois usé de l’arme énergétique pour signifier son opposition aux politiques jugées inappropriées de ses partenaires commerciaux. Jusqu’à maintenant, seuls les États de la cei ont directement été visés par ces mesures de rétorsion, faisant au passage ressentir ses effets chez les membres orientaux de l’ue – comme l’a illustré le conflit du gaz avec l’Ukraine en janvier 2009. À Bruxelles, certaines chancelleries européennes semblent craindre que la Russie emploie la même méthode à leur endroit. Au-delà de la simple question énergétique, plusieurs États européens considèrent tout simplement qu’ils partagent trop d’intérêts en commun avec la Russie pour risquer de les sacrifier en échange d’une influence accrue dans ces zones instables situées aux franges de l’Europe (Mikhelidze 2009).

B — La stratégie d’inclusion de l’otan

Pour l’otan, la région des pays riverains de la mer Noire était perçue comme une région distincte de l’Europe de l’Est après les attentats du 11 septembre 2001. Pour la première fois de l’histoire de l’otan, ses membres ont exprimé leur solidarité avec les États-Unis dans leur guerre contre le terrorisme en s’appuyant sur l’article 5 de la charte de l’Organisation. Ce précédent a donné naissance à l’opération Liberté immuable en Afghanistan. Afin d’assurer le soutien logistique de l’opération militaire, il était essentiel pour les forces de l’otan d’obtenir le droit d’utiliser l’espace aérien dans plusieurs États situés dans le corridor qui s’étend de l’Europe de l’Est à l’Ukraine, au Caucase et jusqu’à l’Asie centrale. Dans ce contexte, la collaboration des États de la région est indispensable à l’atteinte des objectifs stratégiques de la mission de l’otan en Afghanistan (Rozoff 2009 ; Vahabov 2009).

Ce nouveau cadre a permis à une majorité de pays de la région de faire valoir leur importance stratégique et d’obtenir le soutien des membres de l’otan. Ce développement a fait monter les tensions existantes et pourrait, à terme, contribuer à une plus grande militarisation de la région. Tant la Turquie (membre de l’otan) que la Russie (non membre de l’otan) veulent maintenir le statu quo en termes militaires, étant toutes deux fortement opposées à l’augmentation de la présence américaine dans la région. La Russie a imposé des conditions si restrictives pour l’utilisation de son espace aérien par l’otan qu’il a été quasi impossible pour les troupes de l’otan d’utiliser efficacement ce corridor. Après avoir accordé à la coalition antiterroriste les droits aériens pour les opérations en Afghanistan, la Turquie a empêché que les États-Unis lancent une offensive dans le nord de l’Irak.

La Bulgarie et la Roumanie ont permis aux membres de l’otan d’établir des bases militaires et d’utiliser l’espace aérien pour les opérations en Afghanistan et en Irak[19]. Ces pays ont également fourni des troupes pour ces deux opérations. Cette coopération remarquable ainsi que leur participation au programme du Partenariat pour la paix (ppp) et leur respect des plans d’action pour l’adhésion à l’otan ont été récompensés par leur adhésion à l’otan en 2004 (Zulean 2004 : 96). D’autres États voulant renforcer leurs relations avec l’Alliance atlantique, comme la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Ukraine, ont autorisé des vols de l’otan sur leur territoire et ont envoyé des troupes en Irak[20]. Même la Moldova, le pays le plus pauvre d’Europe, a participé à la guerre en Irak en envoyant des soldats.

Cette coopération considérable démontrée par les États de la région de la mer Noire a amené l’otan à considérer une lutte à long terme contre le terrorisme dans la région. Selon le concept militaire de « défense contre le terrorisme » (otan 2005), adopté par l’otan en 2002, l’Alliance doit entreprendre des actions afin de contrer les menaces et attaques terroristes et gérer les conséquences de ces attaques avec des procédures préétablies afin de limiter les effets du terrorisme. Ce concept fait la promotion de la coopération militaire non seulement entre les membres de l’otan, mais aussi avec les partenaires à l’extérieur de l’Alliance. Des documents officiels de l’otan élaborés peu après ont signalé un certain nombre de domaines de coopération que l’Alliance atlantique devrait explorer avec les pays de la mer Noire (otan 2002c).

Un outil important pour la mise en pratique de ce programme et pour le renforcement de la collaboration avec les États de la région est l’adoption d’une série de statuts intermédiaires entre la simple participation au ppp et le plein statut de membre de l’otan. Ces différents statuts n’ont pas été introduits au même moment à l’intérieur d’une stratégie cohérente et globale. Ils ont plutôt été ajoutés, un après l’autre, dans un continuum allant du statut de « non membre » à la pleine adhésion (voir l’illustration plus bas). Le premier statut intermédiaire a été créé dans le contexte du Plan d’action pour l’adhésion (map) en avril 1999. Ce nouveau statut a donné à l’otan la possibilité de récompenser certains États en leur offrant une véritable porte d’entrée, sans leur donner de garanties formelles d’admission[21].

À la suite des attentats du 11 septembre 2001, de nouveaux statuts ont été créés. En 2002, des plans d’action individuels pour le partenariat (ipap) ont été mis sur pied afin de renforcer les capacités de lutte antiterroriste de ces pays partenaires (otan 2008). Ces plans constituent une étape qui s’insère entre les ppp et le map. Enfin, en 2005, un nouveau statut intermédiaire a été créé par la formule du « dialogue intensifié » (di). Hiérarchiquement, cette formule est située au-dessus du niveau de l’ipap, mais elle est inférieure au statut de map. Cette hiérarchie se résume ainsi :

Étapes de l’adhésion à l’otan
Non membre → pppipapdimap → membre à part entière

La majorité des pays membres du pacte de Varsovie ont bénéficié du statut du PpP depuis 1992. Les pays ayant établi des ipap avec l’otan sont surtout ceux de la région de la mer Noire. Les premiers plans individuels ont été ceux de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan, respectivement en 2004 et 2005, puis l’Arménie, le Kazakhstan et la Moldova ont emboîté le pas. L’Ukraine et la Géorgie, les États qui désirent le plus accélérer le processus d’intégration avec l’Alliance atlantique, ont été les seuls à entamer le processus du dialogue intensifié[22]. Jusqu’au conflit d’août 2008 entre la Russie et la Géorgie, cette dernière était considérée comme étant le pays le plus susceptible d’être admissible au Plan d’action pour l’adhésion.

Ces développements indiquent clairement que les dispositions institutionnelles prises par l’otan pour s’associer avec des pays non membres ont été élaborées spécifiquement pour la région de la mer Noire. L’Albanie et la Macédoine, situées sur la frontière occidentale de la région, ont un statut map ; tous les autres pays ayant un statut ipap ou di se trouvent dans la région de la mer Noire. On peut ainsi prétendre que le processus d’élargissement de l’otan vise directement cette région (Cornell et al. 2004). Une conséquence de cette politique est l’augmentation rapide de l’influence de l’otan dans la région de la mer Noire, qui s’explique partiellement par l’importance stratégique de la région dans le contexte de la guerre au terrorisme et par le désir de certains États de contrebalancer l’influence russe dans la région. Toutefois, cette montée en puissance de l’otan s’explique aussi par l’incapacité de la pev à conférer à l’ue un rôle de chef de file dans la région.

Jusqu’à récemment, les membres de l’otan hésitaient à étendre leur clause de sécurité collective à un pays qui pourrait devoir affronter une guerre civile contre des territoires sécessionnistes jouissant ouvertement du soutien de la Russie. On considérait de plus que, si la Géorgie devenait membre à part entière de l’otan, elle résisterait encore davantage à faire des concessions lors des négociations sur le statut de ces territoires, une perspective qui constituerait une menace permanente pour la stabilité dans la région. Or, la condition posée par l’otan, exigeant que la Géorgie règle ces problèmes avant toute adhésion à l’Alliance atlantique, conférait de facto à la Russie un « droit de veto » sur l’adhésion de la Géorgie à l’otan. Essentiellement, la décision d’intensifier le dialogue avec la Géorgie, puis celle d’accepter à Bucarest en 2008 le principe d’une adhésion de la Géorgie au sein de l’otan ont annihilé ce droit de veto dont bénéficiait la Russie.

La Russie fait la même lecture des intentions de l’otan dans la région. Ce n’est pas un hasard si la crise des espions russes en Géorgie a éclaté en octobre 2006, à peine deux semaines après l’inscription de la Géorgie dans le dialogue intensifié avec l’otan (Jolicoeur 2006). Moscou a saisi l’occasion de cette crise pour mettre en garde l’Alliance atlantique contre toute perspective d’adhésion d’un membre de la cei, une ligne rouge à ne pas franchir (Carpenter et Logan 2008 : 558). Cette crise a servi de répétition générale pour celle beaucoup plus grave de l’été 2008, qui suivait de peu la décision de l’otan, au sommet de Bucarest en avril, de permettre l’adhésion de la Géorgie à l’otan (Lévesque et Jolicoeur 2008 ; Jolicoeur 2008c ; Shearman et Sussex 2009). Une des conséquences de son intervention militaire en Géorgie a été de restaurer, momentanément, ce droit de veto perdu sur le prochain élargissement de l’otan, puisque cette dernière a repoussé à une date ultérieure, sans précision, l’éventuelle adhésion de la Géorgie.

Conclusion

Autrefois vus comme des crises éloignées, les conflits gelés européens se situent désormais aux frontières de l’ue et de l’otan, dans ce qu’on pourrait appeler la région de la mer Noire. Cette région a été l’une des plus transformées par la dissolution de l’Union soviétique et elle doit encore faire face à des défis sécuritaires fondamentaux liés à ces bouleversements. La nécessité d’une intervention euro-atlantique est d’autant plus grande que la position de la Russie face à ces conflits est devenue de plus en plus biaisée, ce qui mine la crédibilité de cette dernière comme force de maintien de la paix et comme honest broker. Étant donné la nouvelle proximité, les deux organisations ont intérêt à ce que la région aux multiples conflits gelés se stabilise. Elles ne veulent cependant pas s’impliquer au même degré dans la résolution des conflits.

L’affrontement russo-géorgien de l’été 2008 illustre le risque que ces conflits peuvent entrer à nouveau dans une phase de violence ouverte – l’Europe serait alors secouée par le déferlement de vagues de réfugiés et par l’augmentation des activités de réseaux criminels de tout genre. Reconstruire la stabilité de cet environnement sécuritaire devient progressivement une priorité pour l’otan et l’ue. Les stratégies d’intervention par l’otan et l’ue envers la région de la mer Noire sont toutefois divergentes, voire diamétralement opposées. Ces divergences illustrent ainsi l’écart stratégique entre Washington et une majorité de pays européens – un écart qui s’était déjà dessiné en 2002 et 2003 dans le contexte de la question épineuse de la guerre en Irak (Asmus 2003). Les divergences se basent essentiellement sur deux points.

Le premier point concerne l’attitude des deux organisations envers la Russie. Washington persiste ainsi à percevoir Moscou comme un adversaire, voire un rival sur les questions de réformes et de démocratisation de la région, tandis que la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni considèrent comme légitimes, dans une certaine mesure, les efforts déployés par la Russie pour conserver sa sphère d’influence près de ses frontières (Lynch 2003). C’est entre autres en raison de sa dépendance aux ressources énergétiques russes que l’ue se voit contrainte d’accepter que la Russie conserve un rôle dominant dans les forums de négociation des conflits. Cette réticence diplomatique explique que certaines capitales européennes adoptent une position prudente face aux efforts de la Géorgie de se tourner vers l’Ouest et que certains dirigeants européens se montrent hésitants à appuyer la révolution orange en Ukraine (Le Figaro 2006), alors que l’otan adopte une logique de confrontation.

Le second point de divergence relève directement de la « fatigue de l’élargissement », largement éprouvée au sein de l’ue. Avec l’adoption de la pev, Bruxelles semble rejeter la possibilité de maintenir le rythme de l’élargissement après le « big bang » de 2004, l’adhésion de la Roumanie et la Bulgarie en 2007 ainsi que l’entrée éventuelle de la Croatie, qui devrait être admise sous peu, et de la Turquie, qui a entamé les négociations préalables à son adhésion. Il est indéniable qu’une intégration économique et sociale dans les structures européennes est beaucoup plus lourde à porter pour les autres pays membres qu’une collaboration purement militaire au sein de l’otan. Pour cette raison, un éventuel nouvel élargissement n’est plus considéré comme un avantage par les capitales européennes.

Certains y voient même un mécanisme servant d’autres intérêts (Schnapper 2001 : 91-100). D’une certaine façon, il est vrai que la progression de l’ue vers l’Est a eu pour effet de favoriser la position des États-Unis dans la région, car l’intégration européenne tend à augmenter la stabilité sociale et économique des régions récemment intégrées dans l’espace sécuritaire euro-atlantique au cours des élargissements de l’otan. Après la fin de la guerre froide, on a ainsi assisté à une corrélation entre l’adhésion de pays anciennement communistes d’Europe centrale et orientale à l’otan et à l’ue. En règle générale, c’est l’adhésion à l’otan qui a précédé à l’intégration dans les structures européennes. Il est évident qu’à présent ce schéma ne s’applique plus. Certains estiment même que Washington cherche délibérément à saper l’unité et l’intégration politiques de l’Europe en procédant de façon excessivement hâtive à de nouvelles étapes d’élargissement (Rupnik 2003).

Il ne fait aucun doute qu’il n’y aura pas de nouveau processus d’élargissement de l’ue dans la région postsoviétique de la mer Noire au cours de la prochaine décennie. Étant donné le rejet d’une approche passant par l’intégration européenne et en l’absence d’une prise de position claire de l’ue dénonçant les manipulations russes dans la région – par souci de ne pas indisposer la Russie –, la médiation européenne est condamnée à rester marginale et inefficace. La résolution des conflits gelés européens a peu de chances de passer par une intervention de l’ue. Le récent conflit russo-géorgien d’août 2008 n’a en rien modifié les positions de l’ue. En effet, la présence de troupes russes en Géorgie a tout au plus conduit Bruxelles à geler les pourparlers sur le nouveau partenariat stratégique avec Moscou. Les Vingt-Sept, et en particulier la Grande-Bretagne, la Pologne et les pays baltes, ont certes condamné « fermement » la décision du président Medvedev de reconnaître unilatéralement l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud (Barluet 2008). Il n’en demeure pas moins que l’ue reste hésitante, en proie à ses sempiternelles divisions internes.

Pour sa part, inspirée par la position américaine, l’otan semble prête à s’opposer à la Russie tout en poursuivant sa politique d’inclusion face aux États de la région. La création de nouveaux niveaux de relations avec les pays non membres de l’otan, le développement des programmes id et la considération de l’Ukraine et de la Géorgie comme pays candidats à une adhésion complète témoignent clairement de la volonté de l’otan d’augmenter son influence dans la région. Si le conflit russo-géorgien d’août 2008 semble avoir repoussé les perspectives d’adhésion de la Géorgie à court terme, cet objectif de Washington reste bien ferme. Alors que certains identifient l’attitude de l’otan comme la cause indirecte de ce conflit, ce dernier a servi aux faucons à Washington pour justifier la nécessité d’offrir le parapluie sécuritaire de l’otan à cet État candidat. Les tractations ayant mené au retour de la Géorgie et de l’Ukraine au statut du dialogue intensifié ont par ailleurs amplifié les divergences entre la « vieille » et la « nouvelle » Europe apparue au moment de la guerre d’Irak. La première – qui privilégie le dialogue avec la Russie – a une plus grande prise sur la position de l’ue et la seconde – plus encline à s’opposer à la Russie – adopte le discours pro-élargissement de l’otan de Washington (ria Novosti 2008). La position de l’otan, tributaire de la position américaine, n’est pas susceptible de changer à court terme. Même si les Républicains ont perdu le pouvoir à la Maison-Blanche et que Barack Obama a peu commenté la crise caucasienne, se démarquant grandement du candidat républicain John McCain, qui s’était posé en champion des défenseurs de la Géorgie contre « l’agresseur russe » pendant la course à la présidence, l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement à Washington aura vraisemblablement peu d’impact. Bien que, pour l’instant, peu d’indices portent à croire que Washington s’apprête à modifier sa politique agressive au sein de l’otan. On n’a qu’à penser à la volonté de l’équipe Obama de poursuivre les travaux du bouclier antimissile en Europe de l’Est, d’abord annoncé comme étant abandonné pour ensuite être présenté sous une nouvelle mouture a priori plus acceptable pour la Russie (Benjamin 2009 ; Jones 2009).