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Depuis le démantèlement de l’Union soviétique, les relations entre la Russie et la Géorgie sont marquées par une tension plus ou moins forte, mais récurrente. Z. Gamsakhourdia, le premier président de la Géorgie, a formulé des politiques nationalistes, très anti-russes[1]. Peu de temps après, E. Chevardnadzé[2], qui doit son retour au pouvoir à l’appui de la Russie, a dans une certaine mesure contribué à l’amélioration des relations entre les deux pays. Fort de son expérience au sein des services secrets soviétiques et de l’appareil bureaucratique du parti communiste, Chevardnadzé, surnommé le Renard blanc, a su naviguer entre la Russie et le reste du monde : il a offert de l’aide au Kremlin pendant la première guerre tchétchène[3] tout en tissant des liens avec les voisins proches et lointains de la Géorgie. L’arrivée à la présidence de Mikhaïl Saakashvili en 2004, appuyé par une vague populaire et le soutien des États-Unis, a modifié la dynamique des relations russo-géorgiennes. Saakashvili voyait le rétablissement de l’intégration territoriale ainsi que l’intégration euro-atlantique de la Géorgie comme l’objectif crucial de sa présidence, ce qui suscitait un mécontentement profond à Moscou.

Entre 2006 et 2008, les tensions entre les deux pays ont augmenté dangereusement. Le boycott russe des produits géorgiens a entraîné des pertes sérieuses pour l’économie de la république caucasienne, déjà affaiblie par l’accumulation de problèmes internes. Gazprom, qui détient le monopole de l’exportation du gaz russe, a cessé de pratiquer des tarifs préférentiels à l’endroit de la Géorgie, et les prix de gaz ont atteint les 235 dollars américains pour 1 000 m3. Après le scandale lié aux accusations des officiers russes en espionnage, Moscou a bloqué les voies de communication avec la Géorgie et a expulsé de nombreux travailleurs géorgiens du territoire russe, portant ainsi un coup supplémentaire à l’économie géorgienne, largement dépendante des contributions des travailleurs vivant à l’étranger et surtout en Russie.

Toutefois, les tensions les plus vives concernaient les États de facto abkhazes et ossètes du Sud. La position internationalement reconnue de la Russie en tant que pourvoyeur des troupes de maintien de la paix en Abkhazie (objet d’une mission d’observation onusienne, la monug) et en Ossétie du Sud ainsi que celle de médiateur dans les négociations qui portent sur le statut des républiques indépendantistes offraient au Kremlin des leviers d’influence puissants. L’ensemble de la crise s’est développé dans des conditions où les dirigeants abkhazes et ossètes lançaient des appels persistants en faveur de la reconnaissance de l’indépendance de leurs républiques respectives, appels encouragés par la Douma russe qui a adopté des recommandations favorables à la reconnaissance formelle des républiques de facto indépendantes dont la plupart des citoyens détiennent des passeports russes.

C’est dans ce contexte que, le 8 août 2008, les troupes géorgiennes ont entamé « l’opération de rétablissement de l’ordre constitutionnel[4] » sur le territoire de l’Ossétie du Sud. Les forces géorgiennes sont presque parvenues à en prendre le contrôle quand, un jour après le déclenchement des hostilités, l’armée russe est intervenue en force pour « accomplir sa mission de maintien de la paix[5] ». Le même jour, les autorités abkhazes ont ouvert le deuxième front dans la gorge de Kodori dans le but de prendre possession de cette partie de territoire abkhaze encore contrôlée par les Géorgiens. Après cinq jours de combats, D. Medvedev a annoncé que « le but était atteint, et l’agresseur puni » (Lenta 2008a). Le 26 août 2008, après avoir signé l’accord de cessez-le-feu, la Russie a reconnu officiellement l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud.

Il y a donc lieu de se demander quelles sont les causes de cette volonté d’engagement de la Russie en Transcaucasie. La prise de position ouverte et puissante en faveur des républiques indépendantistes a aggravé des tensions déjà bien palpables dans les relations russo-américaines. Elle a également remis en question les relations de bon voisinage de la Russie avec l’Europe et a conduit à la suspension des activités du Conseil otan/Russie[6]. Enfin, elle a compliqué le processus déjà contrarié de son adhésion à l’omc[7]. Cependant, malgré tous ces éléments, la Russie a fait preuve d’une intransigeance étonnante et inattendue pour plusieurs. Qu’est-ce qui explique cette volonté de s’impliquer en subjuguant un pays qui ne lui pose pas de menaces immédiates compte tenu de l’écart de puissance et ne possède pas des richesses capables de susciter un intérêt particulier de la Russie ? Quelles implications la victoire militaire russe et la reconnaissance unilatérale[8] des deux républiques sécessionnistes auraient-elles pour la stabilité de cette région explosive et la configuration des forces dans le monde ?

Pour répondre à cette question, il faut faire appel aux outils théoriques capables de mettre en évidence les motivations de l’engagement de la Russie en Géorgie. Dans le débat opposant les auteurs qui avancent que des considérations affectives/altruistes sont à l’origine de l’engagement d’une tierce partie dans un conflit civil et ceux qui postulent que ce sont des considérations réalistes/instrumentales, nous prenons position en faveur des derniers et avançons que la politique russe en Géorgie s’explique par l’intérêt qu’a la Russie de préserver sa position dans la région transcaucasienne en faisant face aux efforts des États-Unis pour s’y implanter. Nous utilisons notamment le concept de soft balancing pour expliquer l’aggravation récente des relations russo-géorgiennes qui s’est soldée par le conflit armé en août 2008. Le présent travail se pose donc un défi scientifique double : celui de contribuer au débat sur les causes des interventions dans les conflits civils ainsi que celui d’offrir une étude de cas pour tester la validité et l’utilité du concept de soft balancing, qui est loin de faire consensus parmi les chercheurs en ri et suscite de nombreux questionnements.

I – Outils théoriques

A — Motivations de l’intervention russe

C.R. Mitchell (1970) a été le premier à se pencher sur la nature des motivations d’une tierce partie à s’engager dans un conflit civil en élaborant la théorie transnationale de l’intervention. Il y affirme que les liens idéologiques, ethniques et religieux entre les groupes de l’État intervenant et de l’État cible rendaient l’intervention plus probable, tandis que les liens d’ordre économique, politique et militaire entre ces mêmes groupes n’étaient pas aussi forts.

Dans son étude portant sur sept conflits sécessionnistes entre 1960 et 1980, Heraclides (1990) distingue deux types de motivations : d’une part, les motivations instrumentales, telles que les gains économiques, les enjeux politiques, les considérations stratégiques, le prestige et les raisons internes, et, d’autre part, les motivations affectives, à savoir l’identité ethnique, la religion, l’idéologie, l’injustice historique, l’irrédentisme ainsi que des considérations humanitaires. En se basant sur certains critères d’évaluation – fréquence, persistance et envergure de l’engagement –, il affirme que, dans les cas étudiés, les motivations instrumentales sont moins importantes que les motivations affectives lorsqu’il s’agit d’un engagement de basse intensité. Selon lui, plus le degré d’engagement est élevé, plus les motivations instrumentales sont fortes. Toutefois, les considérations affectives restent pour lui les plus importantes.

Carment et James (1995) soutiennent aussi l’importance des facteurs affectifs. En étudiant le comportement des États lors des conflits ethniques irrédentistes, ils mettent en évidence l’importance du facteur ethnique dans l’intervention extérieure. Selon ces auteurs, les facteurs instrumentaux fournissent rarement une explication complète du comportement des acteurs et l’ethnicité devrait être considérée comme un facteur affectif d’une importance majeure.

Pourtant, d’autres auteurs postulent que les motifs « instrumentaux » sont plus importants que les considérations affectives, y compris humanitaires. Ainsi, Laura Neack (1994), en s’intéressant surtout aux activités de l’onu, se demande si la participation aux opérations de maintien de la paix dépend de l’engagement idéaliste de l’État à la cause de la communauté mondiale et de la paix internationale ou plutôt de son intérêt national. Après avoir examiné la participation de différents États aux 18 opérations de maintien de la paix (1948-1990), l’auteure conclut que les réalistes, qui postulent que la politique étrangère est façonnée par l’intérêt national, expliquent mieux la participation aux opérations de maintien de la paix. Les États restent souvent assez réticents à s’engager dans un conflit car ils ont peur de s’y enliser (la situation autour de la Bosnie sert d’exemple). Selon Neack, le schéma de participation des États dans les opérations de maintien de la paix, la distribution géographique des opérations, l’histoire des réussites et des échecs de différentes opérations confirment que l’engagement dans les opérations de maintien de la paix s’explique surtout par les intérêts égoïstes des États participants soucieux d’établir, de préserver ou d’améliorer leur position dans le monde.

La raison suivante nous porte à privilégier, à l’instar de Neack, les considérations instrumentales pour expliquer une intervention étrangère : toute intervention, et surtout une intervention active, exige des investissements importants en termes de coûts matériels et souvent de vies humaines. Il faut que l’incitation soit suffisamment forte pour susciter l’engagement, surtout dans les cas où le pays intervenant dispose de peu de ressources (en Abkhazie, au début de l’intervention en 1992), ou bien court des risques élevés (en Ossétie du Sud en 2008). Le fait que l’engagement russe dans le conflit en Géorgie a coûté cher à Moscou ne peut pas être remis en question, même si les pertes en vies humaines et les coûts économiques de l’intervention pendant les hostilités ouvertes ne sont pas faciles à évaluer : la Russie n’a jamais admis son engagement militaire dans le conflit abkhaze. Par contre, les données sur les coûts des opérations de maintien de la paix sont disponibles : la Russie aurait dépensé entre 500 000 $ et 1 000 000 $ par mois pour des forces de maintien de la paix en Abkhazie pendant les quinze dernières années, ce qui a représenté un lourd fardeau pour le budget du ministère de la Défense, surtout dans les années 1990. La Russie a perdu plus de cent soldats dans les opérations sur le terrain. Pour ce qui est de la guerre en Ossétie du Sud en 2008, la Russie y a perdu 71 soldats dans les combats (Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de la Russie 2004) ; selon les experts, chaque jour de guerre lui a coûté approximativement 2,5 milliards de roubles[9] et les pertes indirectes ont représenté 7 milliards de dollars américains[10]. Cela nous amène logiquement à mettre en relation causale les intérêts propres de l’État et la décision d’intervenir et de maintenir son engagement.

La prise de position en faveur de l’importance prépondérante des considérations instrumentales pour expliquer l’engagement de la Russie dans les conflits géorgiens constitue le point de départ de l’élaboration d’un modèle théorique susceptible d’expliquer la crise russo-géorgienne actuelle. Dès lors, en quoi consiste l’intérêt instrumental que représente la Géorgie pour que la Russie y soit engagée ?

B — Intérêts instrumentaux de la Russie

Sans surprise, les auteurs qui se penchent sur cette question trouvent la réponse sur le terrain géopolitique en définissant les intérêts instrumentaux du pays en termes géopolitiques, économiques et militaires. Ils insistent surtout sur deux groupes d’enjeux, stratégiques et économiques. En ce qui concerne l’importance stratégique de la Géorgie pour la Russie, Roy Allison (1999) met en évidence l’objectif stratégique russe de créer une « ceinture de pays amis » qui protégerait les frontières russes contre toute pénétration stratégique d’envergure sur le flanc sud de la Russie. Cette pénétration inclurait, selon lui, l’éventuelle assistance militaire ou l’approvisionnement en armements de n’importe quelle tierce partie. Pierre Jolicoeur (2000) indique que la situation géographique de la région pivot, dont la Géorgie fait partie, lui confère une importance stratégique comme zone tampon. Svante Cornell (2001) souligne l’importance de l’accès de la Géorgie à la mer Noire, autre aspect de son importance géopolitique pour l’infrastructure militaire russe. L’indépendance de l’Ukraine a limité de façon spectaculaire le contrôle russe sur le littoral de la mer Noire. Si en 1989 Moscou contrôlait la mer Noire de la frontière bulgaro-turque jusqu’à la frontière turco-géorgienne, cet accès s’est réduit à 300 modestes kilomètres de la mer d’Azov jusqu’à la frontière géorgienne en 1991. Il est également à noter qu’avec le déclenchement de la guerre en Tchétchénie en 1994, la Géorgie a encore gagné en importance stratégique en tant que partenaire stratégique dans les combats avec les forces indépendantistes tchétchènes. Tous ces objectifs stratégiques sont liés entre eux et constituent une explication importante de l’engagement de la Russie sur le terrain.

Cependant, il faut introduire également des explications économiques. Comme l’a formulé Cornell (2001 : 352) : « Pendant que le Département d’État était occupé à arranger différents crédits pour la Russie, […] le secteur privé a découvert les ressources pétrolières de la Caspienne. » En 1999, le Congrès américain a adopté le Silk Road Strategy Act (Senate of the us 1999), qui prévoit l’organisation du transport des hydrocarbures via la Turquie en contournant la Russie. L’oléoduc Bakou-Ceyhan qui passe par le territoire géorgien et se dirige vers la mer Noire fait partie de cette stratégie. L’oléoduc est long de 1 767 km, dont 248 km en Géorgie ; sa capacité est de 50 millions tonnes de pétrole par an (Kazakhstan Today 2003). Contesté par les experts pour son coût élevé (2,9 milliards de dollars américains) et sa réalisation difficile, cet oléoduc est favorisé par l’Administration américaine parce qu’il contourne la Russie et l’Iran, tout en renforçant le rôle de la Turquie dans la région. Le domaine économique rejoint le domaine militaire, car Washington réalise la sécurisation directe de la zone de l’oléoduc.

Deux aspects sont particulièrement importants à souligner : premièrement, la rivalité entre la Russie et les États-Unis, et, deuxièmement, l’enjeu que représente le contrôle des voies de transit des hydrocarbures. Cela nous amène à sortir du cadre strictement bilatéral des relations russo-géorgiennes et à considérer ces relations dans le contexte plus large des relations russo-américaines. Il est vrai que la Géorgie ne pose aucun danger immédiat à la Russie ; cependant, son engagement en faveur des États-Unis pourrait être considéré comme menaçant par la Russie.

Certains auteurs s’entendent pour dire que la compétition entre la Russie et les États-Unis au sujet de la présence sur le territoire géorgien représente un enjeu de taille pour les deux rivaux, mais surtout pour la Russie. Hrair Dekmejian et Hovann Simonian (2001) soulignent ainsi que le vide de puissance après le démantèlement de l’Union soviétique a offert un milieu propice à la pénétration politique et économique de l’Occident dans la région caucasienne. Breault, Jolicoeur et Lévesque mentionnent que la décision des dirigeants géorgiens de faire appel aux États-Unis pour une aide militaire « a indisposé plusieurs dirigeants russes, qui avaient déjà beaucoup de mal à accepter l’implantation militaire américaine en Asie centrale » (Breault et al. 2005 : 195-196). Craig Nation souligne l’importance des ressources stratégiques de la Caspienne et des voies d’accès à ces ressources qui passent par la Géorgie : « La compétition est souvent considérée comme une partie d’un nouveau grand jeu pour les leviers géopolitiques dans l’arc de crise au flanc sud de la Russie » (Nation 2007 : 32).

Si les explications économiques et stratégiques sont valables, elles ne permettent pas cependant d’expliquer l’aggravation des relations russo-géorgiennes survenue entre 2006 et 2008, ni le déclenchement d’une guerre entre les deux voisins. Bien que les relations entre les deux pays aient connu plusieurs périodes de refroidissement, elles ne se sont fortement dégradées qu’assez récemment, parallèlement aux changements de même nature survenus dans les relations russo-américaines. Les auteurs mentionnés plus haut expliquent ce changement par l’arrivée au pouvoir de M. Saakashvili, qui serait à l’origine de la crise dans les relations bilatérales entre Moscou et Tbilissi. Si nous croyons que le changement du leadership géorgien n’a en effet pas contribué à leur amélioration, force est de constater qu’au début de sa présidence rien ne laissait présager une crise d’une telle ampleur. Plus encore, avec la fin de la guerre tchétchène[11], la Géorgie a perdu en partie son importance pour la Russie en tant que terrain de combat contre les groupes rebelles en provenance de cette république indépendantiste. On pourrait donc s’attendre à une atténuation des tensions, ce qui n’a pas été le cas. Pour expliquer ce changement, évaluer sa pertinence et saisir la dynamique de l’interaction, nous proposons d’utiliser le concept du soft balancing.

II – Soft balancing

Fruit d’adaptation de la théorie classique de l’équilibre des puissances à la complexité du monde moderne, le soft balancing (l’équilibrage) est défini comme une des stratégies du comportement étatique à la différence de l’équilibre des puissances qui en est le résultat. Ce concept a été proposé par T.V. Paul et al. (2004) et largement repris depuis dans les écrits de différents auteurs (Paul 2005 ; Pape 2005). Paul suggère d’introduire une distinction entre le concept de hard balancing, qu’il comprend dans une optique traditionnelle, donc « intense, ouvert, souvent à somme nulle ; […] alliances formelles, développement des capacités militaires » (2004 : 18), et celui de soft balancing, « construction limitée des capacités militaires, alliances informelles, tacites ou ad hoc entre des pays concernés, à l’intérieur ou à l’extérieur des institutions internationales, […] stratégies préventives ». Robert Pape (2005) définit quant à lui ce concept comme des moyens non militaires pour retarder et décourager des politiques unilatérales agressives des États-Unis. Étant donné que l’écart en matière de moyens et de ressources est trop grand entre les États-Unis et tout autre pays, les coûts du balancing traditionnel contre les États-Unis sont trop élevés, alors que la stratégie du soft balancing se révèle abordable.

Le passage de la confrontation non militaire au conflit armé fait de la Géorgie un cas particulièrement intéressant à analyser. D’une part, il n’y a pas de conflit militaire ouvert entre les deux acteurs concernés, la Russie et les États-Unis. Il s’agit donc d’une forme de confrontation militaire « par proxy », indirecte, ce qui ne contredit pas le concept de balancing en soi. D’autre part, nous assistons au durcissement des moyens, au passage du soft balancing (outils non militaires) à une forme plus traditionnelle qui inclut des éléments militaires. Cependant, la logique reste la même : décourager des politiques considérées comme menaçantes et préserver les moyens de défense.

Lorsque l’on parle des outils non militaires qui visent à décourager les politiques hostiles (ou jugées comme telles), on pense le plus souvent aux instruments économiques. Comme l’a dit Edward Luttwak : « La rivalité idéologique de la guerre froide a cédé la place à la compétition économique où le commerce et la finance sont plus importants que la puissance militaire » (1990 : 17-24). Les moyens de pression économique font donc à juste titre partie de la stratégie de soft balancing.

Pourtant, des critiques ont été formulées à l’endroit de ce concept. Stephen Brooks et William Wohlforth (2005) mettent ainsi en évidence la difficulté de distinguer entre les frictions ou négociations diplomatiques routinières et le balancing, qui, par définition, est engendré par la volonté de contrebalancer la puissance menaçante. Ils proposent les motivations alternatives suivantes : intérêts économiques, préoccupations sécuritaires régionales, motifs qui relèvent de la politique intérieure et différends politiques, tout en mettant en évidence l’absence de preuves empiriques prouvant l’existence de balancing. Selon nous, leurs arguments ne tiennent pas pour les raisons suivantes. Premièrement, les intérêts économiques divergents ainsi que les différends politiques cadrent facilement avec le concept de balancing. En effet, si la Russie déploie des efforts considérables pour incommoder les États-Unis en Transcaucasie (oléoduc Baku-Ceyhan), cela signifie que les activités américaines portent ombrage non seulement à ses intérêts économiques, mais aussi à ses intérêts sécuritaires. L’un ne contredit pas l’autre, et le concept de soft balancing permet d’inclure les considérations d’ordre économique dans l’analyse. Plus encore, dans le monde actuel, l’économie devient un synonyme de sécurité. En effet, la conception réaliste traditionnelle, par exemple celle de Stephen Walt (1987) qui considère comme une menace toute atteinte potentielle contre la souveraineté étatique et l’intégrité territoriale d’un État, est appelée à évoluer dans le contexte de mondialisation. Le concept même de souveraineté est désormais lié non seulement au territoire, mais aussi, et beaucoup plus qu’avant, à l’économie. À l’instar du concept de soft balancing qui inclut les outils non militaires, la notion de la menace à l’époque quasi unipolaire comporterait une forte composante économique. Cette importance de l’économie pour la sécurité se confirme empiriquement dans la doctrine de la sécurité nationale russe (1997) :

L’intérêt national de l’État consiste à préserver la stabilité fondamentale des institutions constitutionnelles, la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Russie ainsi que sa stabilité politique, économique et sociale […] à développer la coopération internationale équitable et profitable mutuellement. La réalisation des intérêts nationaux de la Russie n’est possible qu’à la base du développement durable de l’économie. C’est pourquoi les intérêts nationaux dans ce domaine sont cruciaux (Conseil de Fédération de Russie 2000).

Deuxièmement, l’introduction du niveau régional contribue à écarter l’argument de Brooks et Wohlforth (2005) qui a trait aux préoccupations sécuritaires régionales. Il est parfaitement possible d’analyser la compétition politico-militaire au niveau régional en s’inspirant des écrits reconnus de Barry Buzan (1991). Celui-ci définit les complexes régionaux de sécurité comme des systèmes distincts et significatifs des relations de sécurité qui existent entre les États liés par la proximité géographique. Dans le cas de la Transcaucasie, il serait probablement plus approprié de parler d’un complexe de sécurité en formation (Lynch 2004 : 199). Cependant, il est clair que le concept de soft balancing reste applicable au niveau régional et paraît utile pour saisir et expliquer la dynamique de la compétition stratégique et économique entre la Russie et les États-Unis, notamment en Géorgie.

III – Hypothèse

Nous avançons que l’intérêt instrumental (surtout économique, mais aussi stratégique) que la Géorgie représente pour la Russie s’est renforcé depuis que Moscou a adopté, à la fin du premier terme de la présidence de Vladimir Poutine, en 2004, la stratégie du soft balancing contre les États-Unis. Pour parvenir à l’équilibre avec les États-Unis, alors que l’écart de puissance reste prononcé, la Russie mise prioritairement sur sa position sur le marché d’exportation des hydrocarbures. Une des priorités de la politique étrangère russe serait donc de préserver le monopole d’exportation du pétrole et du gaz naturel et de s’assurer que les voies de transit passent par le territoire russe ou, à tout le moins, par un territoire contrôlé jusqu’à une certaine mesure par Moscou. La politique russe entre alors en forte contradiction avec l’engagement pro-américain du gouvernement géorgien de Saakachvili, appuyé militairement et économiquement par Washington.

Un autre volet important de la stratégie de soft balancing relève du domaine d’alliances et comporte deux éléments : d’une part, empêcher l’adhésion de la Géorgie à l’otan considérée toujours comme hostile à la Russie ; et, d’autre part, créer certains clivages dans les relations euro-atlantiques dans le même but d’affaiblir la position des États-Unis. Cela serait la cause de la crise dans les relations russo-géorgiennes, car la logique du balancing laisse peu de place aux compromis qui auraient été nécessaires pour faire aboutir le processus de négociations. L’influence que Moscou exerce sur les parties sécessionnistes constitue un moyen de balancing parmi les plus forts.

IV – Vérification

La définition retenue du soft balancing suggère que ce type de stratégie étatique est de type réactif. Nous constatons que le soft balancing devient la stratégie dominante dans les relations russo-américaines approximativement depuis 2004, en réaction au renforcement des politiques américaines unilatérales ainsi qu’aux nombreux défis auxquels la Russie se trouve confrontée dans sa relation avec l’Occident en général. Les causes de l’émergence du soft balancing posent en soi une question fort intéressante, mais qui reste en dehors du cadre du présent article. En premier lieu, nous proposons une revue rapide de cette stratégie sur le plan systémique, puis nous nous concentrerons sur sa présence sur le terrain géorgien.

A — Soft balancing sur le plan systémique

Premièrement, la construction de capacités économiques, et en partie militaires, progresse :

Depuis 1999, la croissance annuelle est de 6 % et […] l’expansion cumulative représente 65 % pendant les dernières sept années. Avec des surplus budgétaires annuels, le gouvernement russe a accumulé dans son « fonds de stabilisation » environ 70 milliards de dollars. La Russie a payé sa dette au Club de Paris et possède aujourd’hui la troisième réserve monétaire du monde (Lévesque 2007).

Parallèlement, les investissements dans le domaine militaire augmentent de façon exponentielle : le budget de 2001 consacre 214 milliards de roubles à la défense nationale, tandis que le budget de 2007 lui octroie 821 milliards de roubles. La croissance équivaut donc à 350 % en six ans (Natsional’nye Interesy 2007). Deuxièmement, nous constatons un changement dans la dynamique des ententes, formelles et informelles, dans le domaine sécuritaire. Depuis 2003, la Russie établit, rétablit et renforce activement ses liens avec les pays non occidentaux, souvent considérés comme hostiles par les États-Unis, et, avant tout, avec les pays musulmans : la Syrie, l’Iran, l’Algérie, le gouvernement palestinien du Hamas. La Russie est ainsi devenue membre observateur de l’Organisation de conférence islamique et milite activement au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai. Le Kremlin cultive également son influence en Amérique latine (Venezuela, Bolivie, Cuba, Équateur). Diplomatiquement et stratégiquement, la Russie s’oppose de plus en plus aux États-Unis, ce qui représente un changement important comparativement à la période de l’après-11 septembre 2001 au cours de laquelle le partenariat antiterroriste semblait solide.

Il est important de noter que la Russie utilise activement des moyens de pression économiques, surtout dans le domaine énergétique. Ainsi, certaines entreprises américaines se voient évincées du marché russe. La création éventuelle d’un cartel des pays producteurs de gaz fait également partie de cette stratégie dont le but est de consolider le monopole énergétique russe, qui est devenu un moyen d’influence trop fort et dont la préservation a acquis une importance cruciale, ce qui a eu des répercussions majeures pour la situation en Géorgie.

B — Soft balancing en Géorgie

Nous soutenons que la pression que la Russie a exercée et exerce actuellement sur la Géorgie, y compris l’intervention militaire d’août 2008, s’inscrit dans la stratégie de soft balancing dans les relations russo-américaines. Comme il a été déjà mentionné, les enjeux de compétition entre la Russie et les États-Unis en Géorgie sont d’ordre économique et stratégique. Deux enjeux sont récurrents dans les politiques et le discours des leaders ainsi que dans les écrits des chercheurs : les alliances et les oléoducs.

Alliances

Depuis longtemps, l’otan accorde une attention considérable à la Géorgie en évaluant sa position pro-occidentale comme stable à juste titre. Les opérations de l’otan au Kosovo ont fourni à la Géorgie une occasion de montrer sa solidarité avec l’alliance et, probablement, de défier la Russie, dont la position au sujet de l’intervention à Kosovo était pour le moins mitigée. Même si sa participation a été symbolique (34 militaires à l’oeuvre au sein du bataillon turc à l’intérieur de la zone de responsabilité allemande [Liklikadze 1999]), elle témoigne de l’engagement décidément pro-occidental du pays. Le programme Train and Equip (lancé en 2002), qui prévoit la formation des troupes d’élite géorgiennes par les instructeurs militaires américains, a marqué une nette accélération dans le rapprochement entre la Géorgie et les États-Unis. À la fin de sa présidence, au sommet de l’otan à Prague en 2002, le président Chevardnadzé a soumis une demande officielle faisant de son pays un aspirant à l’adhésion à l’otan, qui représente, selon lui, le seul organisme capable d’assurer la sécurité et les perspectives de développement de la Géorgie (otan Hebdo 2003).

Cette tendance s’est renforcée avec l’arrivée au pouvoir de M. Saakashvili. Même si, peu de temps après la Révolution des roses, le nouveau président a déclaré que la Géorgie démocratique ne deviendrait jamais un terrain de combat entre Moscou et Washington, ses actes contredisent ses paroles. La Géorgie renforce la coopération militaire avec l’otan par tous les moyens. Depuis 2005, la Géorgie participe au programme Sustainment and Stability qui vise à développer et augmenter les forces armées du pays. En octobre 2004, Tbilissi signe le Individual Partnership Action Plan qui définit les lignes directrices de son adhésion éventuelle à l’Alliance. Le droit de libre passage sur le territoire géorgien est octroyé aux troupes de l’otan. La nouvelle doctrine militaire nationale établit clairement l’allégeance euro-atlantique de la Géorgie et désigne les politiques russes en tant que menace principale pour la sécurité du pays (Nation 2007 : 25-26). L’orientation au sujet de l’adhésion de l’otan va de pair avec l’accroissement considérable des dépenses militaires nécessaires pour rebâtir l’armée selon les normes de l’otan. Ainsi en 2003, le budget militaire de la république était de 30 millions de dollars américains ; en 2004, il avait triplé (90 millions) ; en 2005, il a atteint les 200 millions ; en 2006, les 500 millions. En 2007, après deux augmentations votées par le Parlement, le budget représentait un milliard de dollars américains ; le sipri a d’ailleurs classé la Géorgie au premier rang pour ce qui est de la croissance des dépenses militaires (sipri 2007). La croissance des dépenses militaires va de pair avec le réarmement selon les normes de l’otan (M4 au lieu des AK-47 par exemple). À partir de 2004, les pays membres de l’otan et aspirant à l’adhésion à l’Alliance vendent de l’armement à la Géorgie : entre autres, des hélicoptères UH-1H (en provenance des États-Unis), des chars T-72 et T-55 (vendus par la République tchèque et l’Ukraine), des véhicules blindés RN-94 (originaires de Turquie), et des drones Hermes-450 (en provenance d’Israël, qui n’est de fait pas membre de l’Alliance, mais un allié très proche des États-Unis[12]). Selon les données du ministère de la Défense russe, l’armement et l’équipement sont souvent fournis gratuitement ou sous la forme des crédits sans retour (Regnum 2008).

Un autre enjeu stratégique lié à la Géorgie est celui des bases militaires. Les bases militaires russes en territoire géorgien ont été fermées en 2008, à la suite de l’accord d’Istanbul signé entre la Géorgie et la Russie après d’âpres négociations. En Russie, cette décision a été perçue par certains comme une défaite ; en Géorgie, elle est conçue comme une grande victoire. Les deux opinions sont quelque peu exagérées, car l’efficacité de ces bases militaires a été souvent remise en question par des spécialistes militaires[13]. Cela étant dit, les effectifs et le matériel qui y étaient déployés (5 000 soldats, 115 chars, 220 véhicules blindés, 170 systèmes d’artillerie[14]) permettaient de contrôler le couloir stratégique de la mer Noire vers l’Arménie le long de la frontière avec la Turquie. Le départ des militaires russes pourrait ouvrir la porte aux forces américaines ou otaniennes, et c’est ce que le Kremlin voudrait éviter.

Une autre alliance considérée comme anti-russe est certainement moins importante et moins efficace que l’otan. Le 10 octobre 1997, l’organisme guam (Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan, Moldavie) a été créé à Strasbourg (guam 2009). Officiellement, il s’agit d’une structure de consultation informelle chargée de coordonner les activités liées au pétrole caspien et de favoriser le règlement des conflits en Abkhazie, au Karabakh et en Transnistrie. En février 1999, les ministres de la Défense des pays membres ont décidé de créer une unité militaire mixte de maintien de la paix dont la tâche principale serait d’assurer la sécurité du transit du pétrole (Narotchnitskaia, 2000). Pour l’instant, la composante militaire des activités de cet organisme reste peu développée, mais son potentiel est grand, et les pays du guam (gouam au moment où l’Ouzbékistan en faisait partie entre 2000 et 2005) adoptent une orientation pro-occidentale et participent activement au programme Partnership for Peace de l’otan. Les États-Unis ont vivement approuvé la création du guam, et expriment leur volonté de l’appuyer matériellement tout en poursuivant leur stratégie de pluralisme géopolitique, dont l’idée a été proposée par Z. Brzezinski (1994).

Pour contrebalancer cette percée américaine sur le terrain, la Russie essaie de renforcer les alliances dans lesquelles elle joue un rôle dominant. Ainsi, elle investit beaucoup de moyens dans l’organisation de traité de sécurité collective (Russie, Biélorussie, Arménie, Kazakhstan et Tadjikistan) et milite activement au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai (ocs) (Russie, Chine, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan). Il est important de noter que l’Ouzbékistan a quitté le guam pour adhérer presque immédiatement après à l’ocs aux côtés de la Russie. La Russie favorise également l’adhésion de l’Iran à l’ocs. Il est vrai que ces efforts ne suffiront pas à contrebalancer l’influence de l’ensemble de l’otan, au moins à court terme. Cependant, ce sont des politiques susceptibles d’entraver l’avancement de l’Alliance atlantique dans la région transcaucasienne. Le démantèlement de l’armée géorgienne, la déstabilisation économique de la Géorgie par les mesures mentionnées au début de l’article et son éventuelle déstabilisation politique par la reconnaissance russe des républiques séparatistes vont dans le même sens, celui d’empêcher une éventuelle adhésion de la Géorgie à l’otan. Étant donné que l’otan est très réticente à intégrer en son sein des pays en proie à des conflits territoriaux non réglés, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud représentent des obstacles majeurs à une éventuelle entrée de la Géorgie à l’otan. Par ailleurs, le refus des dirigeants de l’Alliance de proposer à la Géorgie un plan d’action pour l’adhésion à l’otan en avril 2008 a pu servir de catalyseur aux hostilités, augmentant la pression à laquelle les leaders géorgiens ont dû faire face à l’interne et à l’externe.

Pétrole

Le rôle du pétrole caspien dans l’engagement russe en Géorgie est parfois exagéré. Il est vrai que la construction et la mise en exploitation du btc et du gazoduc Baku-Tbilissi-Erzurum (bte) ont mis fin au monopole historique russe d’accès aux ressources de la Caspienne et que la Russie a été incapable d’empêcher la construction de ces nouvelles voies de transit. Cependant, le pétrole azéri ne suffit pas pour l’instant à rentabiliser le btc, et la Russie utilise avec succès son influence pour détourner les ressources pétrolières du Kazakhstan et d’autres pays voisins vers ses propres oléo- et gazoducs.

Toutefois, la position géographique de la Russie et la forte dépendance de l’économie russe à l’industrie de l’exploitation et de l’exportation des ressources énergétiques lui laissent une marge de manoeuvre assez restreinte concernant les voies de transit. Il n’est donc pas surprenant que la Russie fasse tout son possible pour décourager les investissements dans la construction de voies de transit qui contourneraient son territoire. Tout projet énergétique d’inspiration occidentale sans participation russe est automatiquement considéré comme hostile, car il affaiblirait l’arme la plus importante de la Russie moderne – ses ressources énergétiques. Étant donné que le monopole énergétique est au coeur de la stratégie dominante du soft balancing de la Russie dans ses relations avec ses différents voisins, toute contestation, même indirecte, à ce monopole augmente de manière considérable la probabilité d’une riposte. Le conflit en Ossétie a envoyé un signal clair à ceux qui espèrent briser ce monopole : la Russie ne cédera pas ce qui lui a permis de se relever après la crise profonde des années 1990 : la manne pétrolière.

Ainsi, nous constatons que la présence du rival américain dans le soft underbelly (Brzezinsky 1997) russe est tangible, et inacceptable pour la Russie. Pour y répondre, celle-ci a maintenu sa présence militaire sur le terrain à travers une force de maintien de la paix et n’a pas hésité à envoyer l’armée régulière russe appuyer ce contingent en Ossétie du Sud. Le conflit d’août 2008 a surpris plus d’un expert. Cependant, il représente un aboutissement tragique, mais logique de la politique que la Russie mène dans la région depuis les années 1990 : utiliser les conflits séparatistes comme un levier de pression sur la Géorgie pour la garder dans sa sphère d’influence. Plus sa volonté de sortir de cette sphère est menaçante, plus la pression devient forte. Cette stratégie prend la forme de soft balancing avec l’arrivée au pouvoir de M. Saakachvili à cause de son orientation résolument pro-américaine. Étant donné l’écart en termes de moyens, la Géorgie seule ne représente pas de menace pour la Russie, mais son adhésion à l’otan et sa participation éventuelle à la construction des oléo- et gazoducs contournant la Russie sont perçues comme une menace, ce qui explique la nature et l’ampleur de la réaction russe. Même si le conflit a eu des répercussions considérables sur la situation dans la région, ses résultats n’ont presque rien changé dans la précarité de la paix : la reconnaissance unilatérale de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud ne règle pas la question de leur statut juridique international ; l’intervention russe n’a pas découragé M. Saakachvili de poursuivre sa quête atlantique ; l’espoir des réfugiés de revenir un jour chez eux a fondu, tandis que leur nombre a augmenté. La Géorgie reste donc aussi fragile qu’avant la guerre et elle continue de faire face aux mêmes problèmes non résolus qui entravent son adhésion à l’otan et sont susceptibles de décourager des investisseurs potentiels. Pour renforcer notre argument et apporter des preuves supplémentaires montrant que les intérêts instrumentaux ont toujours joué un rôle décisif dans l’engagement de la Russie en Géorgie et que la logique du soft balancing définit sa politique étrangère depuis approximativement 2004, nous proposons une analyse chronologique de la présence de la Russie dans le conflit abkhaze depuis le début des hostilités en 1992 jusqu’en 2008.

V – Impact de la stratégie du soft balancing sur le règlement du conflit en Abkhazie

A — Historique du conflit

La Géorgie est confrontée à la sécession de deux entités autonomes, la république d’Abkhazie et la région d’Ossétie du Sud, soit de 17,9 % de son territoire. En octobre 1992, Edouard Chevardnadze, fort de l’appui russe et occidental, s’est fait élire président du Parlement à une large majorité. Dans le même temps, le Soviet de l’Abkhazie adoptait une déclaration unilatérale d’indépendance qui a provoqué des affrontements entre les troupes abkhazes et les forces gouvernementales (Breault et al. 2003 : 182). Soutenues, entre autres, par des contingents de volontaires étrangers (y compris tchétchènes et cosaques, entraînés et armés par la Russie), les forces abkhazes ont pris le contrôle de toute l’Abkhazie entre août 1992 et septembre 1993, à l’exception d’une partie de la gorge de Kodori. Le conflit a fait près de 10 000 morts et a contraint entre 200 000 et 300 000 personnes de quitter la république autoproclamée[15].

B — Changement du pouvoir

L’examen de la chronologie des négociations de la paix nous amène à constater qu’après la signature de l’accord de cessez-le-feu et de l’accord qui confirme l’établissement d’une opération du maintien de la paix (Moscou, le 14 mai 1994), aucun progrès visible dans les négociations relatives d’une part au statut politique de l’Abkhazie et d’autre part au retour des réfugiés internes n’a été enregistré. En 2003, la dernière rencontre entre Chevardnadzé et Poutine avec la participation du représentant abkhaze Gagulia, largement commentée dans les médias, a paru encourageante pour toutes les parties : « Il y a maintenant des espoirs, mais pas de certitude », a commenté le conseiller du président géorgien de l’époque (Vremya Novostei 2003). Les présidents russe et géorgien se sont entendus sur la réalisation de projets économiques susceptibles de contribuer à l’intégration de l’Abkhazie et sur le règlement du problème des réfugiés. Malheureusement, ces espoirs ne se sont jamais concrétisés. Comme dans le cas des relations bilatérales russo-géorgiennes, le changement de leadership en Géorgie ne l’explique que partiellement.

En effet, la première visite de Saakashvili à Moscou se caractérise par un optimisme certain et comporte une déclaration significative du leader géorgien : « Ni Poutine ni moi, nous n’avons de responsabilité pour cette guerre [en Abkhazie]. Ça signifie que nous pouvons commencer une nouvelle page » (Vremya Novostei 2004). Si l’on compare ce discours à celui de l’été 2004, il est évident qu’il s’agit d’un changement important :

Il faut appeler un chat un chat. Nous avons perdu le contrôle de l’Abkhazie en 1993, à cause du soutien russe accordé aux séparatistes abkhazes, ce qui équivaut à une guerre russo-géorgienne non proclamée. Quant à l’Ossétie du Sud et à l’Adjarie, si la situation dans ces régions résultait avant tout de l’incompétence de l’équipe de mon prédécesseur, Edouard Chevardnadze, je n’oublie pas que les Russes y ont également leur part de responsabilité (Ackerman 2004).

Au même moment (août 2004), Poutine rencontre à Sotchi une délégation d’anciens combattants abkhazes et le premier ministre de l’époque, Raul Khadjimba, ce qui suscite inévitablement une réaction très négative de la part des autorités géorgiennes. En quelques mois, la situation change de façon spectaculaire. Fort du soutien populaire et de l’aide américaine, le jeune président géorgien réussit en mai 2004 à destituer Aslan Abachidzé du poste du président de l’Adjarie, région séparatiste du centre de la Géorgie (Abachidzé trouve refuge à Moscou). Il promet alors que le tour de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie viendra bientôt. Depuis ce moment, la situation ne s’est jamais détendue.

L’orientation pro-américaine adoptée par Saakachvili, qui comprend l’adhésion possible de la Géorgie à l’otan, les activités du pays au sein du guam et surtout son implication dans les projets énergétiques sans la participation de la Russie, représente une menace claire pour le Kremlin. L’implication des États-Unis sur le terrain géorgien, considérée non sans raison comme une perte d’influence pour la Russie, met en marche la logique de soft balancing qui incite le pouvoir russe à utiliser les moyens disponibles pour entraver la présence économique et militaire américaine. Le séparatisme représente donc un levier d’influence efficace que Moscou emploie de façon récurrente en période de crise : ainsi, en 1993, l’engagement russe sur le terrain a permis l’adhésion (forcée) de la Géorgie à la Communauté des États indépendants.

La Russie est très présente pendant les élections présidentielles de 2004 dans la république autoproclamée ; elle soutient le candidat jugé pro-russe Raul Khadjimba. Cependant, après une lutte électorale acharnée, des confrontations violentes et la contestation des résultats des élections, c’est Serguei Bagapch, que plusieurs voyaient comme un politicien indépendant de la Russie, qui est devenu président de la république non reconnue. Selon certains experts, en Géorgie, en Russie ou en Occident, son arrivée au pouvoir aurait pu se concrétiser par un assouplissement de la position abkhaze et une orientation de sa politique en faveur du règlement des conflits avec la Géorgie (Gusep 2005 ; Anjaparidze 2004 ; Peuch 2004). Mais il n’en fut rien. Khadjimba est devenu vice-président, responsable des questions de sécurité, et Bagapch et Khadjimba ont réussi à s’entendre sur ce qui devrait être l’objectif principal de la république rebelle, à savoir la reconnaissance de son indépendance. Jusqu’à présent, les dirigeants de l’Abkhazie n’ont cédé sur aucun des enjeux et des acquis. De surcroît, Bagapch a déclaré en 2005 que « pour nous, les relations avec la Russie, les autorités russes, les politiciens russes, sont essentielles » (Bagapch 2005). Serguey Ivanov, alors ministre de la Défense russe, a répliqué en octobre 2006 : « La Russie ne va pas se battre avec la Géorgie, mais si la Géorgie prend les initiatives militaires en Abkhazie ou en Ossétie du Sud, qui pourraient mettre des citoyens russes en danger, la Russie ne restera pas les bras croisés » (Ivanov 2006). Deux ans plus tard, il s’est avéré que cette déclaration n’était pas sans fondement.

Le principe de l’intégrité territoriale face au droit à l’autodétermination

Malgré plusieurs changements politiques, l’attachement au principe de l’intégrité territoriale est longtemps resté immuable, au moins dans le discours des dirigeants russes. Cette position a été réaffirmée dans tous les contextes, peu importe le moment ou la conjecture : « Nous croyons, nous avons toujours cru et nous n’avons pas l’intention de changer notre position à cet égard : l’intégrité territoriale de la Géorgie doit être assurée » (Poutine 2001). Et S. Ivanov d’ajouter « je n’ai jamais remis cette thèse en doute », ni en 2001, ni en juin 2007, quand Ivanov, alors vice-premier ministre russe, déclarait la veille de la rencontre des leaders de toutes les républiques sécessionnistes à Tiraspol : les conflits en Géorgie doivent être résolus « sur la base des mécanismes existants. Nous pensons que le principe de l’intégrité territoriale est universel » (Socor 2007). Cependant, dans le contexte de la victoire de facto de l’Abkhazie, de son inclinaison à camper sur les positions acquises et du soutien moral et matériel, explicitement et implicitement octroyé par la Russie, l’application de ce principe n’a eu paradoxalement pour effet que de sceller le statu quo d’une paix précaire, d’une instabilité larvée et de problèmes humanitaires non résolus. Le respect formel de ce principe a créé un cercle vicieux dont le résultat est connu : le gouvernement à Tbilissi n’a jamais été suffisamment fort, ni institutionnellement ni militairement, pour mettre son droit à l’intégrité territoriale en pratique. Comme la Russie en tant que médiatrice ne lui a jamais offert aucun autre soutien qu’une adhésion déclaratoire, Tbilissi a cherché du soutien outre-mer et en a trouvé. Ce soutien a suffi pour que Tbilissi puisse se montrer moins enclin au compromis, mais il n’a pas suffi, comme la situation l’a montré, pour permettre à Tbilissi d’imposer un règlement du conflit en sa faveur, que ce soit par des incitations économiques et institutionnelles ou par la force militaire. Par ailleurs, les tentatives géorgiennes pour renforcer l’alliance de Tbilissi avec Washington n’ont fait qu’inciter Moscou à protéger les républiques indépendantistes dans l’optique d’affaiblir la Géorgie conformément à la logique du soft balancing.

La dynamique autour de la reconnaissance de l’indépendance de Kosovo démontre également la réticence de la Russie à trancher la question du statut des républiques indépendantistes. Il est vrai que la Russie a réitéré plusieurs fois son respect du principe de l’intégrité territoriale de la Serbie. Il est vrai aussi que la menace permanente de la Russie d’appliquer son veto en cas de vote au Conseil de sécurité a probablement incité l’Occident à éviter les mécanismes onusiens au moment de la reconnaissance de l’indépendance de Kosovo. La Russie a su tirer son épingle du jeu au maximum : elle n’a jamais reconnu le caractère exclusif et spécifique du conflit kosovar, qu’elle conçoit depuis comme un précédent de reconnaissance de l’indépendance d’une entité sécessionniste sans l’aval, du moins formel, de l’onu. Plus encore, l’enjeu entourant la qualification des faits au Kosovo, construits comme un crime contre l’humanité et par certains comme une tentative de génocide, et servant à justifier la séparation du Kosovo de la Serbie, a été détourné par Moscou, qui a légitimé son intervention en Ossétie à l’aide d’une rhétorique semblable. Les Russes font valoir que la population ossète du Sud comptait avant le conflit approximativement 100 000 personnes, selon les données ossètes (appuyées sans surprise par le ministère des Affaires étrangères de la Russie). Selon ces mêmes sources, les pertes lors de l’attaque de Tskhinval oscilleraient entre 1 200 et 2 000 personnes, ce qui représente entre 1 % et 2 % de la population. Cependant, ces données sont largement contestées et le nombre de 300-400 morts est avancé. L’emploi des termes « crimes contre l’humanité » et « génocide » par les Russes renvoie donc au scénario kosovar. D’ailleurs, dès 2006, le représentant de la Géorgie auprès de l’onu, Revaz Adamiya, faisait remarquer dans une lettre adressée au président du Conseil de sécurité de l’onu que la Russie pourrait se prononcer pour l’indépendance de l’Abkhazie en fonction de l’évolution de la situation au Kosovo (Simonian 2006). Et Poutine d’abonder dans ce sens quelques mois plus tard en déclarant : « Si certains croient que l’on peut octroyer l’indépendance étatique complète au Kosovo, pourquoi la refuser aux Abkhazes ou aux Ossètes du Sud ? » (Poutine 2006a). Inspiré par la logique de soft balancing, la Russie a appuyé la Serbie tant et aussi longtemps que cela a pu porter atteinte aux intérêts occidentaux. Plus encore, Moscou préservait son image de protecteur du sacro-saint principe de l’intégrité territoriale ainsi que des intérêts des démunis du monde entier oppressés par l’Occident (dans ce cas, des Serbes). Ainsi, quand le de facto Parlement de l’Abkhazie a lancé en 2007 un appel formel de reconnaissance de son indépendance aux autorités russes, la réaction a été plutôt mitigée de toutes parts : « éviter toute prise de décision hâtive, d’autant plus qu’une décision sur le statut de l’Abkhazie relève plus de la compétence du Président » d’après Kosatchev, président de la Commission des affaires étrangères de la Douma (2006) ; aussi, « il n’existe aucune base légale pour procéder à la reconnaissance de l’indépendance abkhaze » selon Mironov, président du Conseil de la Fédération (2006) ; et probablement, le plus important :

il existe certaines contradictions dans le droit international ; d’une part, le principe d’intégrité territoriale, et la Russie s’y tient – que ce soit à l’égard de la Géorgie ou d’un autre pays – ; d’autre part, le droit des nations à l’autodétermination. Malgré ces contradictions, nous devons chercher la possibilité de régler la situation. Cependant, nous allons observer avec beaucoup d’attention la création de précédents, y compris au Kosovo (Poutine 2006b).

Alors, pourquoi reconnaître l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie ? Premièrement, parce que cela permet à la Russie de préserver la situation sur le terrain dans les conditions où la Géorgie s’est montrée plus intransigeante que jamais. Deuxièmement, parce que cela envoie un signal clair à l’ensemble de l’espace postsoviétique : la Russie ira jusqu’au bout pour appuyer ses alliés, tandis que les États-Unis les ont délaissés.

Conclusion

Ce sont les intérêts instrumentaux, à savoir la volonté de préserver sa position dominante dans la région de Transcaucasie, qui sont à l’origine de l’engagement de la Russie dans les conflits ethniques sur le territoire de la Géorgie. Si, au début des années 1990, il y avait lieu d’évoquer surtout des intérêts géopolitiques traditionnels, tels que la protection des frontières et des voies stratégiques de communication ainsi que le maintien des sorties maritimes, pour expliquer l’intervention de la Russie sur le terrain, au milieu des années 2000 il est plus approprié de parler de la stratégie du balancing qui façonne la politique étrangère russe et définit les relations de la Russie avec les États-Unis. Cette stratégie a pour but de décourager les politiques hégémoniques unilatérales et elle est surtout caractéristique du domaine économique.

Les relations russo-géorgiennes suivent la trajectoire des relations entre Moscou et Washington, mettant en évidence des contradictions, des pressions et des déceptions mutuelles. La position de la Russie défie celle des États-Unis sur plusieurs enjeux importants, que ce soient le marché énergétique, le développement de nouveaux types d’armements, la dynamique diplomatique ou le nucléaire. Sa politique vise à porter atteinte aux intérêts américains. L’orientation pro-américaine de Tbilissi, ses efforts pour rejoindre l’otan ainsi que son implication dans les projets énergétiques qui excluent la Russie suscitent une réaction hostile de Moscou qui se traduit en pressions économiques, diplomatiques et politiques vigoureuses et, finalement, en guerre. Les conflits séparatistes sur le territoire géorgien ont été et demeurent le principal levier d’influence.

Paradoxalement, la guerre et la reconnaissance formelle des deux républiques sécessionnistes n’ont pas véritablement changé leur statut international. La Géorgie jouit toujours de l’appui américain et ne paraît pas découragée en ce qui concerne ses plans d’adhésion à l’otan même s’ils semblent reportés pour l’instant. Le plan de la reconstruction de la Géorgie prévoit jusqu’à 3 milliards de dollars américains d’aide, en provenance principalement des États-Unis et de l’Union européenne. Les alliés les plus fidèles de la Russie, dont la Biélorussie, ne se sont pas précipités pour suivre son exemple, et ce, afin de ne pas susciter l’ire de la majorité de la communauté internationale qui est plus que réticente à l’endroit de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, mais aussi pour garder un outil de balancing éventuel contre la Russie elle-même. En même temps, la configuration des forces dans la région est en évolution : l’Azerbaïdjan hésite toujours, tandis que les pays de l’Asie centrale se rangent plutôt du côté russe ; l’Ukraine, alliée principale de la Géorgie, est en proie à une crise politique interne. La seule chose ayant changé est le titre de la mission de l’onu qui a été prorogée sur le terrain en février 2009 : le Conseil de sécurité a renouvelé pour quatre mois son mandat sans faire mention explicite de la Géorgie, ni du nom de la monug (Conseil de sécurité de l’onu 2009). Mais cette mission a pris fin le 15 juin 2009, le Conseil de sécurité n’étant pas parvenu à un consensus sur une nouvelle prorogation. Avec ou sans appui d’une mission onusienne, les perspectives d’apporter une paix durable dans la région paraissent utopiques étant donné la politique de puissance menée par tous les acteurs sur le terrain.