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La guerre qui a opposé la Géorgie et la Russie à la suite de l’intervention géorgienne dans la province sécessionniste d’Ossétie du Sud en août 2008 a propulsé l’Union européenne (ue) sur le devant de la scène politique et diplomatique. Le Caucase du Sud, formé de la Géorgie, de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie, est en effet devenu une région charnière, placée aux frontières de l’Europe à la suite des élargissements successifs de 2004 et 2007. La perspective, même lointaine, d’une adhésion de la Turquie à l’ue renforce l’importance géostratégique de cette région située entre une Europe aux frontières floues et en pleine évolution (Christiansen, Petito et Tora 2000), une Russie qui entend s’affirmer comme l’acteur incontournable dans la région et un Iran au centre des préoccupations sécuritaires de la puissance américaine et d’Israël. Carrefour entre plusieurs cultures et religions, région de transit des hydrocarbures exploités en mer Caspienne, le Caucase du Sud se retrouve au centre d’enjeux géopolitiques de première importance. Parallèlement, cette région est marquée par une très forte instabilité : faiblesse étatique, porosité des frontières, conflits séparatistes qui ont donné naissance en Abkhazie, en Ossétie du Sud et au Nagorno-Karabakh à des États de facto (Lynch 2004a) ou à des quasi-États (Kolsto 2006). Les trafics multiples et le voisinage avec un Caucase du Nord russe secoué par des violences récurrentes constituent autant de menaces additionnelles. Enfin, les tensions, même en voie d’apaisement, entre la Turquie et l’Arménie et l’implication d’une multitude d’acteurs – la Russie, la Turquie et l’Iran, les États-Unis depuis 2001, l’onu, l’osce et l’ue – brouillent une équation déjà complexe.

Les conflits gelés d’Abkhazie, d’Ossétie du Sud et du Nagorno-Karabakh compromettent fortement tout effort de stabilisation de la région de la mer Noire (Blank 2008 : 23). La résolution de ces conflits figure d’ailleurs en bonne place parmi les priorités que l’ue s’est fixées au Caucase du Sud depuis le lancement de la Politique européenne de voisinage (pev) en 2004 (Lynch 2002 ; King 2001 ; Cornell 2002). Cette région revêt en effet une importance stratégique pour l’ue depuis la fin des années 1990. Le conflit d’août 2008 entre la Russie et la Géorgie n’a fait que relancer son intérêt à gagner en initiative dans les processus de résolution des conflits gelés. Toutefois, les discussions entamées dans le cadre des rencontres de Genève parrainées entre autres par l’ue piétinent[1]. Si la situation en Abkhazie et en Ossétie du Sud évolue – reconnaissance de l’indépendance de ces deux entités par la Russie, le Nicaragua et le Venezuela ; renforcement considérable de la présence russe ; fin de la mission de l’onu et de l’osce en Abkhazie... –, les processus de résolution des conflits sont plus que jamais dans l’impasse et l’implication de l’ue n’a pas engendré une nouvelle dynamique (Popescu et Wilson 2009 : 18). Dans le cas du Nagorno-Karabakh, l’ue reste quasi absente et les discussions avancent peu, malgré une implication plus forte de la Russie[2].

Cet article interroge l’échec relatif de l’ue à peser sur les processus de résolution des conflits gelés au Caucase du Sud. Nous partons d’une définition large de la résolution de conflit[3], que nous envisageons comme « une situation où les parties en conflit parviennent à un accord qui résout leurs incompatibilités centrales, accepte leur existence respective comme parties et met fin à toute action violente de l’une contre l’autre » (Wallensteen, 2002 : 8). Dans cette perspective, le concept de résolution des conflits englobe les différentes initiatives de négociations, médiation visant au règlement du conflit, et les processus de gestion et transformation de ce conflit. La cee[4]/ue possède une large expérience en matière de résolution et de prévention de conflits, le projet européen étant porteur depuis sa naissance d’un idéal de paix et de sécurité. Munuera constate que le pouvoir d’attraction de l’ue a pu agir comme un instrument de prévention des conflits (1994 : 55). D’ailleurs, les élargissements de 2004 et 2007[5] relèvent en partie d’une logique de résolution et prévention des conflits, aussi bien entre les États candidats qu’au sein de ces mêmes États[6]. Toutefois, les expériences de l’ue en matière de résolution des conflits en dehors de ses frontières sont beaucoup plus récentes et ses « capacités plus incertaines » (Hill, 2001 : 326), particulièrement au Caucase du Sud où elle reste un acteur relativement marginal.

Nous basant sur des publications officielles et sur une analyse des actions entreprises par l’ue depuis 1991 à partir de la littérature existant sur le sujet, nous montrons que l’impossibilité de l’ue à agir sur les processus de résolution des conflits relève avant tout de logiques propres à l’organisation supranationale. Plusieurs auteurs se sont penchés sur la capacité de l’ue en matière de résolution de conflits (voir entre autres Hill 2001 ; Rummel 2004 ; Diez 2005 ; Emerson et al. 2005 ; Tocci 2007) ou sur la politique de l’ue au Caucase du Sud (Popescu 2007 ; Coppieters et al. 2004 ; Noutcheva et al. 2004 ; Coppieters 2007 ; German 2007 ; Tocci 2008). N. Tocci en particulier propose un cadre théorique qui permet d’envisager l’ue à la fois comme un acteur et comme un cadre (Tocci 2007). Cet article considère l’ue comme un acteur. Il s’intéresse aux instruments et mécanismes mis en place par l’ue dans ses relations avec les États du Caucase du Sud et aux dynamiques politiques à l’intérieur de l’organisation supranationale.

La pev comme les différents instruments adoptés par l’ue relèvent de la politique étrangère de l’ue, un domaine encore peu intégré, traversé de multiples débats et d’incertitudes relatives qui modèlent l’action de l’ue en tant qu’acteur. Ces contraintes agissent avec d’autant plus d’acuité dans le cas des processus de résolution des conflits gelés que l’ue ne s’est pas dotée d’instruments spécifiques lui permettant d’y intervenir directement. En cela, il est pertinent d’analyser le positionnement de l’ue dans ces dossiers au prisme des logiques internes qui la caractérisent – approche civile, inspirée d’expériences antérieures et s’appuyant sur des incitatifs extérieurs qui se révèlent peu efficaces – et des dissensions qui l’animent. À cet effet, nous proposons une analyse interprétative qui permet de saisir les différents ressorts de l’intervention européenne, l’influence de dynamiques relationnelles complexes et changeantes et de les replacer dans un contexte régional spécifique.

Après avoir présenté les différents instruments mobilisés par l’ue au Caucase du Sud depuis 1991, nous reviendrons sur le rôle de l’ue dans les processus de résolution des conflits gelés, rôle qui peut être qualifié de subsidiaire. Puis nous examinerons les logiques propres à l’organisation supranationale qui expliquent les impasses auxquelles l’ue doit faire face. Nous en avons identifié deux principales. Premièrement, la pev constitue un projet à plusieurs vitesses qui comporte et entretient plusieurs incertitudes et ambiguïtés. Nous nous arrêterons particulièrement sur le poids des hésitations initiales, sur les difficultés à promouvoir une coopération régionale ainsi que sur les décalages entre les promesses faites par l’ue et sur ces moyens d’action sur le terrain (capability-expectations gaps, Hill 1993). Deuxièmement, nous analyserons la cacophonie institutionnelle et politique et les concurrences intra-européennes.

I – L’ue au Caucase du Sud

A — Les instruments mobilisés au Caucase du Sud

La cee/ue est présente au Caucase depuis 1991. Les instruments mobilisés ont évolué en fonction de l’intérêt que l’organisation supranationale a porté à cette région. Ces instruments divers visent à d’abord transformer les conflits, même si le représentant spécial de l’Union européenne au Caucase du Sud participe régulièrement depuis 2003 à des consultations ou à des négociations multilatérales, qui s’intègrent dans un processus de règlement de ces conflits. Il est à noter que ces instruments ne sont pas différents de ceux destinés à réguler les relations de l’ue avec ses autres voisins[7].

Les pays du Caucase du Sud ont bénéficié au début des années 1990 des mesures d’aide à la transition prévues par les programmes Technical Assistance to the Commonwealth of Independant States (tacis), au même titre que les autres pays de la cei (Khrimian, 2005 : 2). Les objectifs des programmes tacis ont été progressivement élargis, à mesure que les instruments de coopération de l’ue avec ses voisins se diversifiaient. Les programmes tacisii adoptés en 1999 comportent un important volet consacré aux réformes institutionnelles, administratives et légales. On constate toutefois que l’accent a principalement été mis tout au long des années 1990 sur l’assistance au développement de projets d’intégration économique.

La signature d’accords de partenariat et de coopération en 1996 (apc) vise d’ailleurs à approfondir la coopération économique. Bien qu’ils ne soient entrés en vigueur qu’en 1999 au terme de difficiles négociations, les apc avec la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie ont fixé un cadre de dialogue par la création d’institutions de coopération. Puis, l’intérêt stratégique pour une région riche en hydrocarbures grandissant, l’ue se dote d’un nouvel instrument chargé d’accroître sa présence politique : un représentant spécial de l’ue pour le Caucase du Sud. Le diplomate finlandais Heikki Talvitie est nommé à ce poste en juillet 2003 ; Peter Semneby lui succède le 20 février 2006. Les mandats des deux représentants spéciaux ayant occupé cette fonction en font des interlocuteurs directs de l’ue auprès des trois États de la région. La mission de Semneby, élargie par rapport à celle de Talvitie[8], va de l’assistance à la réalisation des projets économiques, politiques, culturels, éducationnels financés par l’ue à la contribution à la résolution des conflits dans la région. Le représentant est chargé d’intensifier le dialogue et, parallèlement, de promouvoir la coopération régionale.

La coopération de l’ue avec les pays du Caucase du Sud s’est intensifiée avec l’intégration de ces trois États dans la Politique européenne de voisinage (pev) en 2004. La pev est définie comme un ensemble de politiques ayant pour objectifs principaux de resserrer les liens entre l’ue et ses nouveaux voisins ainsi que d’exporter la stabilité et la sécurité afin de créer « les conditions de la prospérité » (Attina et Rossi 2004 : 7). Il ne s’agit en aucun cas d’une étape préparatoire à un nouvel élargissement. D’ailleurs, les représentants de l’ue ne cessent de répéter que l’élargissement aux États partenaires de la pev n’est ni à l’ordre du jour, ni même envisagé[9]. Ainsi, la pev institutionnalise une relation fortement asymétrique. Elle fournit donc une approche globale, et sa mise en oeuvre est conditionnée par des négociations bilatérales entre l’ue et l’État partenaire.

Les initiatives menées dans le cadre de la Politique européenne de sécurité et de défense (pesd) offrent des instruments qui complémentent ou suppléent la pev. Elles s’inscrivent d’ailleurs dans une perspective et une dynamique semblables. Deux missions ont été mises en oeuvre avant août 2008 en Géorgie, État de la région avec lequel l’ue entretient les relations les plus étroites. La mission « Eujust Themis », lancée en juillet 2004[10], vise à assister la Géorgie dans la préparation de la réforme de son système judiciaire. L’eusr Border Team, qui a entrepris ses activités le 1er septembre 2005[11], a pour fonction d’assister les autorités géorgiennes et les représentants des forces de l’ordre dans la préparation d’une réforme de la gestion des frontières. Ces différents instruments, auxquels s’ajoute un partenariat oriental adopté en juillet 2008, ne font de la résolution des conflits qu’un aspect de l’action de l’ue dans la région. Cet investissement éclaté se traduit sur le terrain par des résultats relativement mitigés.

B — Une implication mesurée dans les processus de résolution des conflits gelés

Les différents instruments décrits plus haut se superposent, même si l’on peut dire que la pev et le partenariat oriental offrent une approche plus intégrée. Dans le cadre de la résolution des conflits, ils proposent avant tout une aide matérielle et une assistance à la reconstruction des zones affectées par la guerre. Les États sièges des conflits séparatistes (Géorgie et Azerbaïdjan) sont les premiers bénéficiaires de l’aide européenne, mais les États de facto abkhaze et ossète du Sud n’en ont pas été écartés. Le soutien financier fourni par la Commission européenne a d’abord eu pour objectif de venir en aide aux populations touchées par le conflit. Le service d’aide humanitaire de la Commission européenne (echo) a déployé une aide d’urgence, puis s’est engagé dans la réhabilitation des régions détruites par la guerre. Impliqué dans la reconstruction postconflit en Abkhazie et en Ossétie du Sud jusqu’en 2000, echo a adopté de nouvelles mesures pour venir en aide aux Géorgiens et Ossètes victimes du conflit d’août 2008 (echo 2008a).

Les programmes de réhabilitation économique, axés sur la reconstruction des infrastructures (transport, électricité, eau, agricole, santé…), se sont succédé en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Ils ont été accompagnés d’initiatives financées par la Commission européenne et mises en oeuvre par des ONG internationales et locales, visant à reconstruire la confiance entre communautés, à inciter les réfugiés au retour, à améliorer la vie quotidienne des groupes considérés comme « vulnérables » (personnes âgées, femmes, enfants, handicapés) (echo 2008b ; echo 2008c). Ces projets à petite échelle visent à stabiliser les zones ayant été touchées par le conflit (icg 2006 : 17-18). Un total de 45 millions de dollars américains ont ainsi été investis directement en Abkhazie depuis le début des années 1990 (Peuch 2008). L’investissement de l’ue est moins important en Ossétie du Sud, mais beaucoup plus intégré au processus de résolution du conflit (Popescu 2007a : 14). En Azerbaïdjan, l’aide technique, le financement de la reconstruction d’infrastructures et l’assistance aux personnes déplacées par le conflit se chiffrent à quelque 400 millions d’euros depuis le début des années 1990, tous programmes confondus (Nuriyev, 2007b : 16). Toutefois, contrairement à ce que l’on observe dans les deux autres cas, l’ue n’est pas impliquée dans des projets de réhabilitation au Nagorno-Karabakh même (Popescu, 2007b).

Parallèlement, l’ue participe au financement d’actions menées par d’autres organisations internationales[12] (Peuch, 2008). Ainsi, le Conseil de l’ue alloue des subventions à la mission de l’osce en Géorgie pour financer une partie des activités de la commission mixte de contrôle, formée en 1992 et composée de l’Ossétie du Sud, de l’Ossétie du Nord, de la Géorgie et de la Russie. Avant l’arrêt des travaux de la commission au printemps 2008, l’ue agissait comme acteur complémentaire. Son principal levier de négociation résidait dans les fonds qu’elle mettait à la disposition de chacun de ses membres, après négociations bilatérales et multilatérales (icg 2006 : 20). De fait, elle pouvait influer à la fois sur les processus de prise de décision et sur le contenu des programmes. C’est d’ailleurs dans les processus de résolution du conflit en Ossétie du Sud que l’ue était le plus directement engagée.

L’approche privilégiée par l’Union européenne ne consiste pas seulement à financer des projets visant une normalisation relative de la situation sur le terrain. L’ue agit également autour des conflits en conjuguant encouragements à la démocratisation des États touchés par les conflits et soutien à la société civile (Tocci 2008 : 25). Elle s’attache prioritairement à promouvoir un ensemble de normes, de valeurs et de principes[13]. Elle concentre ses efforts sur le dialogue, la démocratisation, l’instauration de l’État de droit et la promotion du respect des droits de l’homme. La pev en représente certainement le principal vecteur depuis 2004. Par la promotion d’une approche civile globale basée sur des réformes constitutionnelles, institutionnelles, juridiques, l’ue entend introduire des changements profonds en matière de gouvernance à l’intérieur de ces États (Hänggi et Tanner 2005 : 15).

La logique suivie au Caucase du Sud, comme auprès de ses autres voisins, s’inspire des expériences antérieures de l’ue en matière d’élargissements et de résolution de conflit. L’ue concentre aussi ses efforts sur une amélioration des capacités civiles des États (Korski et Gowan 2009 : 27-28). Elle place son action sur le long terme, conjuguant renforcement des processus démocratiques et travail dans les communautés. Une telle approche a pu donner des résultats, mais elle ne lui fournit aucun levier politique direct. Les initiatives de l’ue sur le terrain comportent en effet des dimensions politiques notables, comme les programmes en matière de retour des déplacés internes l’illustraient avant le conflit d’août 2008. Mais ces actions restent peu visibles ; elles ne pèsent pas directement sur les négociations ; surtout, elles n’ont qu’une envergure limitée. En ce sens, elles sont dépolitisées et se révèlent peu efficaces. Cette inclinaison explique en partie la difficulté, voire l’impossibilité, pour l’ue de s’insérer dans les processus de résolution des conflits gelés. Elle ne constitue toutefois qu’un des facteurs explicatifs. D’autres logiques intérieures à l’ue entrent en ligne de compte. Imbriquées les unes dans les autres et remises dans leur contexte régional, ces logiques permettent de mieux saisir l’inefficacité de projets divers et peu articulés les uns avec les autres.

II – Les logiques d’un échec relatif

L’implication de l’ue dans la résolution des conflits gelés au Caucase du Sud doit être analysée dans ses différentes dimensions : interventions directes, mais surtout indirectes (pev, pesd...). S’il est très difficile de mesurer l’impact de chaque instrument, on ne peut que constater le fossé entre les dispositions contenues dans les textes qui consacrent la mise en place de ces instruments et la réalité du rôle de l’ue, acteur subsidiaire, dont l’intervention est traversée de plusieurs ambiguïtés et incertitudes.

A — La pev, un projet à plusieurs vitesses

Un intérêt tardif

L’intérêt que l’ue porte à la région du Caucase du Sud doit beaucoup à la question énergétique et aux risques sécuritaires qui entourent l’exploitation, la production et le transport des hydrocarbures (Kelley 2006 : 48). Jusqu’en 2003, la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie bénéficiaient d’aides semblables à celles offertes aux pays de la cei. Il n’était pas question dans un premier temps de renforcer les instruments de coopération, et le Caucase du Sud n’a pas été intégré à la définition de « l’Europe élargie » présentée en mars 2003 (Commission of European Communities 2003). L’entrée en fonction du représentant spécial en juillet 2003 signale la volonté de l’ue de se positionner dans la région, mais ce n’est qu’en décembre 2003 que les relations entre l’ue et les trois États caucasiens prennent un autre tournant. Dans le discours qu’il prononce lors du sommet de Thessalonique, Javier Solana, haut représentant pour la Politique européenne de sécurité commune (pesc), plaide pour l’intégration de la Géorgie, de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie dans le voisinage de l’ue. Le Conseil donne une suite favorable à ses recommandations, relayées par le Parlement européen, la Commission et le représentant spécial (Council of the European Union2004). La Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie sont déclarés admissibles à la pev par le Conseil de l’ue du 14 juin 2004.

Adoptés en novembre 2006, les plans d’action énumèrent un certain nombre d’actions prioritaires, au nombre desquelles la résolution des conflits (Commission européenne 2006c et 2006b ). Si l’ue est intervenue autour des conflits depuis 1991, l’intérêt qu’elle marque pour la résolution des conflits arrive bien tardivement : les processus de résolution sont dans l’impasse depuis plusieurs années, les acteurs qui s’y sont investis sont déjà multiples, les États de facto se sont construits à l’intérieur des entités séparatistes. De plus, l’ue n’a pas adopté d’approche particulière en matière de résolution de conflits et, comme le note T. German, il existe un certain nombre de différences dans les plans d’action (2007 : 362). La différenciation introduite tient au fait que chaque plan est négocié sur une base bilatérale. Aucun ne contient de proposition concrète, mais les deux plans s’appuient sur des principes parfois contradictoires, comme l’impératif de respecter l’intégrité territoriale des États (Azerbaïdjan) et le droit à l’autodétermination des peuples (Arménie)[14]. Ces plans insistent également sur la nécessité de soutenir les initiatives existantes et soulignent le rôle que le représentant spécial peut jouer en tant que facilitateur et médiateur.

Au-delà des contradictions inhérentes à l’absence de position commune et d’une stratégie qui lui serait propre, l’ue ne se dote d’aucun moyen particulier lui permettant de participer activement aux processus de résolution de conflits, que ce soit en s’insérant dans les forums multilatéraux à l’oeuvre depuis plusieurs années, ou en développant ses propres efforts de médiation. À cet égard, la pev, si elle fournit un cadre, ne peut être vue comme une solution. De plus, certains décalages entre les volontés exprimées dans les documents et la pratique limitent sa portée.

L’ue entre décalages et ambiguïtés

La pev est directement inspirée des outils de l’élargissement (Kelley 2006 : 32), ajustés pour cadrer avec ses objectifs généraux, dont celui d’intensifier le rapprochement sans pour autant offrir une perspective d’adhésion. La pev comprend d’autant plus de contradictions que les attentes des pays qui en bénéficient peuvent varier considérablement. Les dirigeants de la Géorgie ne cachent pas leur volonté d’adhérer à l’otan et à terme à l’ue ; ceux de l’Arménie et l’Azerbaïdjan semblent se contenter du partenariat existant. De plus, l’intervention d’acteurs multiples au Caucase du Sud crée des effets de concurrence. Dans ce contexte, l’approche européenne lui permet de se donner une certaine image de neutralité et de se doter d’une flexibilité relative. Mais ce positionnement peut être à double tranchant dans la mesure où les moyens de pression et les mesures incitatives dont l’ue dispose ne sont pas efficaces. Quatre obstacles principaux peuvent être relevés, qui sont autant d’éléments soulignés dans l’approche européenne : la conditionnalité, la confusion entre incitatifs à la démocratisation et à l’européanisation, la faiblesse de la société civile et une coopération régionale illusoire.

Une conditionnalité problématique. Le premier obstacle que l’ue rencontre auprès des États bénéficiaires de la pev tient à un manque de cohérence. L’ue conditionne en effet son assistance et son aide financière à la réalisation de certaines réformes. La conditionnalité, mise en place lors des différentes vagues d’élargissement, a permis de faire pression sur les États candidats, même si elle a montré ses limites (Sjursen et Smith 2005 : 135). Elle a joué un rôle central dans la résolution des conflits (Tocci 2007 : 10-18). Or, dans le cas de la pev, l’ue exclut d’emblée la carotte de l’élargissement. De plus, elle s’est toujours refusée à suspendre un accord en cas de non-respect du critère de conditionnalité (Tocci 2007 : 11). Les motivations étant faibles et le non-respect de certains engagements n’ayant aucun impact réel, les changements dans les États destinataires de la pev sont minimes (Kochenov 2005 : 14). Les dissensions entre les États membres ajoutent au flou qui entoure les critères de conditionnalité (Sasse 2008 : 296), revus à la baisse dans le partenariat oriental adopté en juillet 2008. Cette dynamique mine la crédibilité de l’ue et prive celle-ci d’un important levier politique. Elle limite également la portée des réformes, particulièrement dans les domaines de la consolidation de l’État de droit et de la lutte contre la corruption.

Européanisation ou démocratisation ? Cette incohérence porte à conséquence sur les autres mécanismes qui peuvent, selon Tocci et Keller, influencer à long terme les processus de résolution des conflits, la socialisation (Kelley 2006 : 34) et la mise en oeuvre passive (Tocci 2007 : 17-18). Les partenariats établis par l’intermédiaire de la pev, les instruments de la pesd et le Partenariat oriental incitent à la démocratisation, mais ne conduisent pas à une européanisation au sens de ce que l’on a pu observer dans les pays candidats à l’ue ou à l’otan (Emerson et al. 2005 : 4). Le terme d’européanisation souffre certes d’un trop-plein de définitions (Radaelli 2000 ; Jachtenfuchs 2001), mais il comporte une dimension d’intégration dans les structures européennes (ue, mais aussi Conseil de l’Europe, osce...), d’adaptation d’un certain nombre de normes dans les législations nationales et d’évolution des pratiques. Les rares progrès enregistrés ne traduisent qu’une pénétration très partielle des normes et des valeurs véhiculées par la pev entre autres. De plus, comme le souligne Nodia, il ne peut y avoir de réelle socialisation sans intégration des acquis communautaires (2004 : 3). L’européanisation revendiquée par les chefs d’État caucasiens (Emerson et al. 2005 : 5) reste relativement factice et les effets socialisants, très difficiles à évaluer (Hill 2001 : 324). De plus, ceux-ci ne touchent pas les entités sécessionnistes, qui bénéficient de l’aide européenne, mais qui ne sont pas concernées par les efforts d’harmonisation soutenus par l’ue.

La société civile, un partenaire inexistant ? La démocratisation, pierre angulaire de l’approche civile européenne et incitation principale à la réconciliation dans les sociétés après-conflit, progresse très lentement. Aucun des États caucasiens ne peut revendiquer de progrès substantiels en la matière. La Géorgie peut se prévaloir de la mise en oeuvre de réformes de son système judiciaire, mais les pratiques évoluent peu (External Relations Directorate General 2009a). L’Arménie a traversé une crise politique après les élections présidentielles de février 2008, menant à l’instauration de l’état d’urgence et à la prise de mesures restreignant les libertés fondamentales (Bigg 2008). L’Azerbaïdjan a, selon le rapport européen de suivi, fait des progrès limités, quand il en a fait, dans la mise en oeuvre des réformes sur le plan politique (External Relations Directorate General 2009b). Ce peu d’avancées s’explique d’abord par les situations de départ, par les incohérences des politiques européennes relevées plus haut, mais également par l’influence des jeux diplomatiques, servis par des concurrences à l’échelle régionale.

Le rôle dévolu à la société civile dans l’approche européenne illustre ces décalages. Présentées comme des vecteurs premiers des changements et comme des partenaires de premier ordre (Tocci 2008 : 24), les organisations issues de la société civile exercent dans les faits peu d’influence sur ces processus. Cela tient d’abord à leur faiblesse, au peu d’interactions entre gouvernements et société civile, de même qu’à leurs difficultés de financement[15]. Mais l’ue manque d’une stratégie claire et homogène ; elle semble privilégier un financement par projets. Les États-Unis restent les principaux bailleurs de fonds de la société civile et des réformes des voisins orientaux de l’ue (Raik 2006 : 20). Cette réalité alimente les jeux qui s’instaurent autour de l’aide et de l’assistance fournie par différents États et organisations. D’un côté, les dirigeants caucasiens en tirent des bénéfices (King 2006 : 134) ; d’un autre, les organisations issues de la société civile trouvent une légitimation dans le soutien extérieur fourni. Mais, en l’absence de moyens de pression, les incitatifs extérieurs ne fonctionnent que peu et les pratiques n’évoluent pas. Le fossé qui existe entre gouvernants et société civile ne s’en trouve pas comblé.

Une coopération régionale illusoire. Ces décalages et ambiguïtés reflètent un manque d’adaptation d’outils élaborés dans d’autres contextes aux situations bien spécifiques des États sud-caucasiens. Une même observation pourrait être faite au sujet de la volonté européenne de renforcer la coopération régionale entre les trois États. L’ue souhaite introduire une « logique relationnelle de la sécurité » (Buzan 1991 ; Jeandesboz 2007). Mais cette volonté politique exprimée entre autres dans les plans d’action est paradoxale. D’une part, la pev ne représente pas une stratégie intégrée dans la mesure où cette politique et les instruments pesd sont basés sur des négociations bilatérales (Attina 2004 : 16). D’autre part, le Caucase du Sud reste une région définie négativement en matière de modèles d’ennemis et elle n’est pas conçue comme un ensemble unitaire (Coppieters 2003 : 162). La perception des menaces par les États qui le composent n’est pas la même ; partant, celle de la sécurité varie. Pour la Géorgie, la Russie constitue la plus grande source d’instabilité dans la région, aux côtés des séparatistes abkhazes et ossètes du Sud, désignés comme les ennemis de l’intérieur. La recherche de partenariats économiques, politiques et militaires avec les organisations euro-atlantistes est vue comme un nécessaire désenclavement (Nuriyev 2007a : 11).

La préoccupation économique est, dans une tout autre perspective, partagée par l’Azerbaïdjan qui cherche à développer ses infrastructures de transport d’hydrocarbures pour tirer profit des appétits énergétiques de ses puissants partenaires, la Russie, l’ue et les États-Unis. Mais l’Azerbaïdjan est avant tout préoccupé par la perte de son intégrité territoriale et par l’occupation d’une partie de son territoire par des forces armées arméniennes. Quant à l’Arménie, elle s’estime entourée de voisins hostiles : la Turquie, qui reste, malgré le rapprochement historique entamé en octobre 2009, toujours considérée par beaucoup d’Arméniens comme l’ennemi numéro un (rfi 2009a; et l’Azerbaïdjan, avec lequel elle est en conflit au sujet du Nagorno-Karabakh. Quant à la relation avec la Géorgie, elle est qualifiée par le ministre arménien des Affaires étrangères de « stable, amicale, douteuse » et de « dramatique » (Chauffour 2006). La coopération est faible entre les deux États. L’alliance avec Moscou est donc perçue par l’Arménie comme une indispensable bouffée d’oxygène.

Dans la perspective européenne, une meilleure coopération régionale aiderait à l’intégration de la zone mer Noire et parallèlement à la résolution des conflits gelés (Gültekin 2007). Mais l’Union européenne paraît avoir, d’un côté, sous-estimé la force des contingences historiques ou des évolutions récentes et, d’un autre côté, surestimé le rôle qui pourrait être le sien. Car des projets de coopération existent, basés sur un pragmatisme certain de part et d’autre : des négociations visant à l’établissement d’un réseau électrique reliant la Russie, les trois États du Caucase du Sud, l’Iran et la Turquie ont été entamées (Kitous 2009). Si elles s’annoncent longues et difficiles, ces négociations montrent que les États de la région n’ont pas forcément besoin de l’ue pour discuter de projets communs. Elles illustrent également le nouveau jeu qui se joue au Caucase du Sud entre plusieurs acteurs clés comme les Russie–otan/Russie–États-Unis (Minassian 2007), mais aussi la Turquie et l’Iran, et dans lequel l’ue ne parvient que difficilement à se distinguer.

B — Une Europe aux voix dissonantes

L’une des difficultés que connaît l’Union européenne tient à la multiplicité des acteurs européens qui prennent la parole sur les conflits gelés et aux positions divergentes dont ils peuvent être porteurs. Une analyse du rôle de l’ue nous montre que le positionnement de l’organisation supranationale souffre des divisions entre ses États membres et des tensions qui peuvent exister entre États membres et institutions européennes. Il est à préciser que la participation directe de certains États membres aux processus de résolution des conflits ne plaide pas pour une approche unifiée. La France, l’Allemagne et le Royaume-Uni faisaient partie, aux côtés des États-Unis et de la Russie, du groupe d’amis qui a travaillé jusqu’en août 2008 à une solution au conflit abkhaze sous l’égide des Nations Unies. La France copréside également depuis 1997 avec les États-Unis et la Russie le groupe de Minsk, qui joue un rôle de médiation dans le conflit du Nagorno-Karabakh sous les auspices de l’osce. L’Allemagne a proposé sans succès en juillet 2008 un plan de paix aux Géorgiens et aux Abkhazes (rfi 2009b). Si l’ue appuie ces initiatives, elles se font toujours sans sa participation directe, et sans sa consultation.

L’argument principal utilisé par les représentants des différentes institutions européennes investies dans ces processus pour expliquer la prudence de l’ue relèverait d’un souci d’éviter toute redondance. Le premier représentant spécial, Heikki Talvitie, estimait en 2004 qu’une implication plus poussée de l’ue ne serait qu’un duplicata de ce qui se faisait déjà (Baku Turan 2004). Trois éléments d’explication permettent de mieux saisir cette mise en retrait : les désaccords entre États membres, les concurrences intra-institutionnelles et le rôle de la présidence tournante de l’ue.

Des États membres désunis

La résolution des conflits, et d’une manière plus large la pev, relève de la politique étrangère de l’ue. Or, c’est l’un des domaines où l’intégration est la moins développée (Campana 2007 : 43) et où prédomine une « logique de diversité » (K. Smith 2004 : 180). Certains États membres considèrent que les Nations Unies et l’osce sont responsables de ce dossier et que l’ue n’a pas à intervenir plus avant ; d’autres, au contraire, voudraient voir l’ue plus active pour exister politiquement ; d’autres encore insistent sur la nécessité de contrer la Russie dans la région (Peuch 2008). Cette hésitation reflète les débats qui sous-tendent l’investissement récent de l’ue dans des questions de sécurité et la mise en pratique d’une approche principalement civile.

Certains États membres, comme la France, pensent que la mobilisation de moyens militaires permettrait à l’ue de s’affirmer comme un acteur incontournable de la sécurité. D’autres États comme la Finlande ou la Suède préfèrent s’appuyer sur des instruments qui relèvent de la soft security (Pfister 2007 : 182). Le ministre allemand des Affaires étrangères semble se positionner entre les deux approches, estimant en février 2007 que l’ue devait devenir une « puissance civile avec des dents » et mettre en oeuvre une « pev plus » (Mayer 2007). Cette proposition n’a pas été retenue et l’Allemagne, d’abord réticente, a fini par soutenir le partenariat oriental proposé en 2008 par la Pologne et la Suède (Lang 2008 : 32). L’envoi d’une mission composée de 200 policiers et diplomates à l’issue du conflit russo-géorgien traduit ces hésitations. Définie comme civile, cette mission est dotée de peu de moyens et son mandat est flou (Conseil de l’Union européenne 2008) : surveiller le respect du plan de paix du 12 août 2008 en six points et créer les conditions d’une solution pacifique et durable. Les observateurs, qui n’ont accès ni à l’Abkhazie, ni à l’Ossétie du Sud, se contentent d’assurer une présence internationale avant tout symbolique.

L’une des questions qui font le plus débat parmi les États membres concerne l’arrimage de la politique de voisinage à l’Est avec le partenariat avec la Russie. La recherche d’un compromis et de zones de convergence semblait l’emporter lors du lancement de la pev. Prévalait alors une logique relationnelle qui donne à la Russie une place importante dans la stratégie mise en place auprès des voisins caucasiens (Mayer 2007). Cette dynamique a toutefois sensiblement évolué sous les effets des fréquentes « déconnexions », qui marquent depuis 2003 la relation ue-Russie (Makarychev 2006). Les élargissements de 2004 et 2007 et l’évolution des rapports de force géopolitiques n’ont fait qu’accroître les décalages. L’adhésion à l’ue d’anciens satellites soviétiques, qui nourrissent à l’égard de la Russie de profonds ressentiments, a insufflé une nouvelle orientation aux relations ue-Russie (Delcour 2006). Les conflits commerciaux, politiques et les controverses historiques avec la Pologne et les pays baltes ont fait naître des tensions entre les États membres de l’ue. Le soutien ouvertement apporté par les chefs d’État de la Pologne et des trois pays baltes au président Sakaashvili lors du conflit d’août 2008 a donné une visibilité nouvelle aux divisions qui traversent l’ue (Kramer et Barry 2008).

Ces dissonances affaiblissent la position européenne face à une Russie qui a durci sa politique étrangère. Celle-ci profite de cette indécision européenne pour mettre en avant sa propre stratégie dans la région. Réticente à parler « voisinage » (Lynch 2004a ; Facon 2007), elle entend s’affirmer comme le maître du jeu dans une région qu’elle perçoit comme appartenant à sa sphère d’influence naturelle (Trenin 2005). Parallèlement, elle continue d’affirmer vouloir établir des relations spécifiques avec l’ue. Mais elle ne veut pas être considérée comme un voisin comme les autres (De Wilde D’Estmael 2004). Si certains États membres, comme l’Allemagne, appuient la nécessité d’une relation spécifique, tous n’abondent pas dans ce sens. La place de la Russie dans la politique de voisinage est donc marquée par une certaine ambiguïté, que la force des relations bilatérales avec certains États membres de l’ue et les relations énergétiques ne font qu’accentuer.

Concurrences intra-institutionnelles

Le deuxième élément d’explication renvoie aux tensions qui persistent entre certains États membres et les institutions européennes, ou entre les institutions de l’ue. La politisation des enjeux en matière de politique extérieure se fait sur un mode purement interétatique (A. Smith 2004 : 140), ce qui contraint l’action des institutions européennes. Les entretiens menés par l’International Crisis Group montrent que la position officielle dissimule de fortes dissensions au sujet de la stratégie à adopter au Nagorno-Karabakh en particulier. La Commission se dit empêchée d’intervenir dans ce dossier et prête à s’investir davantage, si les parties au conflit et les États négociateurs lui en faisaient la demande (icg 2006 : 25-26). Or, les membres du groupe de Minsk, et dans une autre mesure le représentant spécial, semblent défendre chacun de leur côté un certain monopole dans l’intervention (icg 2006 : 26). La concurrence qui semble se dessiner autour de la résolution du conflit au Nagorno-Karabakh illustre la difficulté qu’a la Commission à s’imposer dans les dossiers pesc et pesd ou revendiqués par certains États membres comme relevant de leur compétence.

Le représentant spécial se retrouve également contraint à un triple jeu d’équilibriste. Comme pour toutes les actions communes, il est soumis aux aléas de la Politique étrangère et de sécurité commune (pesc). Bien que son mandat le définisse comme l’interlocuteur unique de l’ue pour les questions politiques, il doit composer avec les intérêts des États membres et les relations bilatérales que certains entretiennent avec les États de la région. Ses interventions peuvent également créer des tensions avec la Commission, comme ce fut le cas avant août 2008 quand cette dernière participait à la commission mixte de contrôle en Ossétie du Sud (Popescu 2007 : 16). La nomination le 25 septembre 2008 d’un représentant spécial de l’Union européenne pour la crise en Géorgie, Pierre Morel, a renforcé la présence européenne dans ce dossier. Bien que son mandat diffère de celui de P. Semneby[16] et qu’il dépende directement du Comité politique et de sécurité du Conseil (Official Journal of the European Union 2009), sa désignation par la présidence tournante française a suscité des interrogations quant à la capacité de ses différents acteurs à articuler leurs actions. Si les deux représentants semblent travailler de concert, cette nomination a suscité de la confusion chez leurs principaux interlocuteurs. Cette impression de trop-plein institutionnel est renforcée par la multiplicité des acteurs qui interviennent : le bureau du haut représentant pour la pesc, auquel est rattaché le représentant spécial pour le Caucase du Sud ; la Commission et plus particulièrement la direction générale des Affaires extérieures et de la politique de voisinage, qui est chargée de la pev ; le Conseil de l’ue et la présidence tournante européenne.

Le rôle de la présidence tournante du Conseil de l’ue

D’une manière générale, la présence européenne au Caucase du Sud a bénéficié des réflexions ou actions impulsées par la présidence tournante. L’Allemagne a joué en cela un rôle important. Alors qu’elle présidait l’ue en 1999, elle amorce une réflexion sur la possibilité d’étendre l’implication de l’ue au Caucase du Sud, en particulier face aux menaces que représentent les conflits non résolus (Kahn 2004 : 9). La présidence allemande s’est également particulièrement investie dans l’élaboration de la pev (Marchetti 2007). La médiation de la présidence française de l’ue en août 2008 pour mettre fin au conflit armé entre la Géorgie et la Russie a projeté l’ue sur le devant de la scène politique. Si cette intervention s’est faite au nom de l’ue, elle en a ignoré les processus décisionnels et les équilibres institutionnels. Ainsi, la France n’a pas pris le soin de consulter systématiquement ses partenaires européens. Elle n’a agi ni comme « faiseur de compromis » (Dumoulin et al. 2003 : 294), ni comme interface entre les États membres et les institutions européennes. Si la Commission a fini par réagir, les autres institutions européennes ont été écartées (Popescu et Wilson 2009 : 19). Le haut représentant, qui est chargé d’intervenir en cas de crise, s’est effacé devant la présidence tournante.

La position de la présidence française, formulée au nom de la « nécessité d’intervenir » (di Puppo 2008), a fait grincer bien des dents au sein des États membres et des institutions européennes. Sitôt la République tchèque à la tête de l’ue, le haut représentant et P. Semneby ont repris pour partie l’initiative. Si les États assurant la présidence tournante de l’ue ont tendance à sélectionner leurs priorités en fonction de leurs intérêts (Dumoulin et al. 2003 : 296), cette dimension crée une impression de discontinuité et renforce le manque de visibilité de l’ue au Caucase du Sud.

Faute d’être porteuse d’une position consensuelle, l’ue continue à naviguer au milieu des efforts entrepris par les acteurs investis dans la résolution des conflits (onu, osce, États membres, Russie, États-Unis). Cette position se révèle toutefois très inconfortable. L’impossibilité de parler d’une seule voix renforce l’impression d’une cacophonie institutionnalisée au sein de l’ue. Elle se traduit, entre autres, par des difficultés à s’insérer dans la compétition entre organisations internationales dont le Caucase du Sud est l’objet (Tocci 2007 : 140). Le manque de consultation entre acteurs internationaux entraîne des problèmes de coordination, là où la mise en commun d’efforts pourrait éviter une trop grande dispersion et donc fournir un levier supplémentaire auprès des acteurs en conflit (Blank 2008 : 28). Les dissensions au sein de l’ue ne sont pas les seules responsables de cette situation, mais elles accentuent l’effacement de l’ue dans les dossiers des conflits gelés et consacrent son échec relatif à s’imposer comme un acteur solide dans les processus de résolution des conflits.

Conclusion

Cet article montre les limites de l’intervention de l’ue dans la résolution des conflits gelés. Nous avons d’abord considéré les instruments élaborés par l’ue et mis en évidence les principaux décalages et incohérences qui minent leur efficacité. Nous avons ainsi constaté que les objectifs poursuivis par l’ue sont définis de manière floue : l’ue donne l’impression d’être présente sur tous les fronts à travers la pev, les instruments civils de la pesd et les actions des présidences tournantes, mais n’obtient pour l’instant que des résultats mitigés. En ce qui concerne la résolution des conflits au Caucase, la définition même des problèmes et des solutions qui y sont attachées empêche la mise en oeuvre de stratégies unifiées. De fait, l’ue se retrouve désarmée politiquement. Son absence de ressorts politiques rend pour ainsi dire caduc le principe de conditionnalité, pourtant défini comme l’un des principes directeurs de la pev. De plus, la politique de démocratisation et de transformation des États, siège de conflits séparatistes, n’atteint pas les objectifs fixés. Cette politique, ancrée dans le long terme, pose un autre défi de taille, au centre des préoccupations européennes dans la région. Elle demande en effet d’articuler la pev, officiellement sur les rails, et un partenariat avec la Russie, qui peine à redémarrer. Or, cette dernière perçoit mal les ambitions européennes dans une région qu’elle considère comme relevant de ses seuls intérêts. Si l’ue et la Russie sont confrontées à une même contradiction entre moyens et désirs de puissance (De Wilde d’Estmael et Spetschinsky 2004 : 15), la gestion de défis pourtant identifiés comme communs n’est pas à l’ordre du jour, tant les perceptions et les intérêts divergent.

L’intégration de ces dimensions à l’analyse est essentielle à une meilleure compréhension de l’échec relatif de l’intervention de l’ue dans la résolution des conflits gelés du Caucase du Sud. Toutefois, l’ue ne peut être considérée comme un acteur unifié. Nous avons ainsi montré que les ambiguïtés qui caractérisent l’action de l’ue relèvent avant tout de dynamiques qui lui sont propres. La prise en considération des dissonances et des concurrences intra-européennes permet d’introduire un niveau supplémentaire d’analyse et de replacer les incohérences observées dans un contexte politique et institutionnel d’autant plus complexe qu’il touche à l’un des domaines parmi les moins intégrés de l’action européenne : la politique extérieure. La multiplicité des acteurs qui interviennent à différents niveaux et qui peuvent être porteurs de positions divergentes explique en grande partie l’incapacité de l’ue à s’imposer comme acteur à part entière des processus de résolution des conflits gelés.

Ainsi, l’ue ne parvient pas encore à définir un ensemble de stratégies sur le terrain qui lui permettent de prétendre à la place qu’elle revendique dans les discours. Son manque de visibilité politique, les dissonances entre les États membres, au sein des diverses instances européennes, entre les premiers et les secondes, constituent autant de freins à un investissement plus poussé au Caucase du Sud. En ce sens, l’ue reste un acteur complémentaire au Caucase du Sud, région qui a tardivement intégré le cercle des voisins d’une Europe en constante évolution. Devant les divisions internes l’empêchant de s’imposer dans des processus aux enjeux multiples, l’ue peine à se définir comme un acteur de la sécurité dans une région convoitée pour les ressources en hydrocarbures de la mer Caspienne et la zone de transit qu’elle constitue.