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The American Challenge de Robert Catley et David Mosler est le dernier ouvrage d’un cycle de trois consacrés à l’hégémonie américaine dans le monde de l’après-guerre froide. Analysant la dynamique de l’ordre international américain de l’après-11 septembre, cet opus insiste tout particulièrement sur le paradoxe des années de présidence de George W. Bush : les États-Unis, bien qu’outrageusement puissants dans ce début de 21e siècle, n’ont pas été en mesure d’obtenir les résultats escomptés en matière de politique étrangère. Dans la plus pure tradition réaliste (distinction entre hard et soft power, statocentrisme, démarche historique, insistance sur le pouvoir exécutif, supériorité de la politique étrangère sur la politique domestique), les auteurs analysent la politique étrangère des États-Unis en cherchant à comprendre pourquoi cet échec s’est produit et s’il s’explique par le déclin de l’hégémonie américaine.

Leur thèse est que la politique étrangère de l’administration Bush, notamment la guerre contre la terreur, a été une erreur stratégique majeure dans la mesure où elle a poursuivi un programme beaucoup trop libéral, notamment de promotion de la démocratie au Moyen-Orient, à la fois bien plus coûteux que ne le permettent leurs capacités, globalement contre-productif pour répondre à la satisfaction de l’intérêt national, notamment dans le domaine de la prolifération nucléaire, et enfin contradictoire avec le comportement traditionnel américain dans la zone. Autrement dit, l’échec des États-Unis dans leur « croisade » contre le terrorisme islamique (phénomène conjoncturel), et plus généralement dans leur tentative de contrôle de la zone contestée qu’est le monde musulman (phénomène structurel), s’expliquerait bien plus par le choix maladroit de la diffusion de la démocratie au Moyen-Orient que par la perte de leurs capacités d’action.

D’une part, l’analyse s’appuie sur une description historique rigoureuse des fondements et implications de la « guerre globale contre la terreur », marque de fabrique de l’administration Bush depuis les attentats du 11 septembre 2001. Les auteurs considèrent qu’elle s’explique par les priorités politiques des néoconservateurs à Washington, à la fois héritiers de l’idéalisme wilsonien de l’entre-deux-guerres et de l’interventionnisme pragmatique de la guerre froide, mais aussi dans le même temps par la sous-évaluation du risque terroriste, notamment islamique, que les États-Unis ont contribué à créer durant et après la guerre froide. Ayant en tête une vision libérale du monde, insistant sur l’exceptionnalisme américain et sur la pacification par la démocratisation, violente si nécessaire, les néoconservateurs ont ajouté un nouvel objectif à la politique moyen-orientale américaine, à savoir la transformation des régimes politiques autocratiques, en plus des deux axes traditionnels que sont la liberté d’accès aux ressources pétrolières et la protection d’Israël.

D’autre part, l’analyse insiste longuement sur l’idée que cette politique de transformation n’a pas pu avoir les effets escomptés pour trois raisons qui tiennent à la méthode employée. D’abord, les États-Unis n’ont pas vu que la résistance du monde musulman s’expliquait par la volonté traditionnelle des peuples musulmans de se défendre contre les forces de la modernisation et par la lutte contre la présence de non-musulmans en terre d’Islam (héritée de la stratégie américaine de prépositionnement à la suite de la première guerre du Golfe). En choisissant l’invasion de l’Irak, les États-Unis n’ont fait que renforcer le terrorisme islamiste et ouvert de nouveaux fronts, et ils ont surtout favorisé la prise du pouvoir par la majorité chiite pro-iranienne. Ensuite, les États-Unis n’ont pas su garder leurs alliés traditionnels, alors qu’ils disposaient d’un énorme capital de sympathie à la suite des attentats du 11-Septembre, leur garantissant une coalition solide en Afghanistan par exemple. Même si, au début des années 2000, la sphère anglo-saxonne a fortement soutenu les interventions américaines, ce soutien a été de plus en plus symbolique et s’explique notamment par les conjonctures politiques internes et les personnes au pouvoir à ce moment-là, et par leur capacité initiale de contrôle des opinions. Enfin, l’administration Bush n’a pas été en mesure de maintenir un soutien interne à cette politique étrangère, surtout après 2004, et ce, en dépit du caractère exceptionnel de l’emprise républicaine sur les institutions américaines. L’opinion publique américaine a basculé sur ce point lors de l’insurrection iraquienne après la réélection de George W. Bush, notamment en raison du décalage entre les objectifs libéraux affichés et les méthodes violentes employées.

Est-ce à dire pour autant que l’hégémonie américaine est en déclin à cause de cet échec ? En dépit des comparaisons faciles avec la guerre du Vietnam, les auteurs répondent très clairement par la négative pour deux raisons. D’une part, les analystes ont tendance à fortement sous-estimer les capacités des États-Unis, quand bien même celles-ci, notamment dans le domaine économique, seraient fragilisées. D’autre part, les analystes ont tendance à fortement surestimer les capacités des challengers potentiels que sont la Chine, l’Inde ou la Russie et, dans une moindre mesure, le Brésil.

C’est d’ailleurs sur ce dernier point que l’argumentation du livre semble la moins solide. L’idée que les capacités matérielles des États-Unis, quoiqu’en déclin relatif, soient très nettement suffisantes pour qu’ils demeurent encore pour longtemps l’hégémon est recevable, de même que l’idée selon laquelle leur échec provient d’une mauvaise politique et non d’une perte de capacités. Il n’en demeure pas moins que, suivant les enseignements de Gilpin, nous ne pouvons que nous étonner du fait que les auteurs oublient l’essence même de l’hégémonie chez les réalistes, à savoir la mise en place et la protection d’un ordre international libéral.