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Sujet rarement abordé en langue anglaise, la politique française en Afrique subsaharienne constitue un champ d’investigation passionnant. La Françafrique est en effet bien plus qu’une « politique étrangère ». Sa lente agonie informe, depuis la crise rwandaise de 1994, le « dedans » comme le « dehors » d’une république gaullienne qui doit beaucoup à l’imaginaire d’une France libérée en 1944 par ses propres colonies.

Dès le titre de son ouvrage, Bruno Charbonneau associe pourtant la politique africaine de la France à un « nouvel impérialisme ». Il se place ainsi, d’entrée de jeu, en opposition vis-à-vis du corpus africaniste pluridisciplinaire et critique qui, depuis plus de quinze ans, tente de faire sens des soubresauts d’un « complexe franco-africain » en fin de vie.

Le projet de Charbonneau ne manque donc pas d’ambition… ni de militantisme. L’auteur annonce ainsi dès l’exergue, emprunté à l’écrivain suédois Sven Lindqvist : « Nous en savons déjà assez. Ce n’est pas le savoir qui nous manque. Ce qui nous manque, c’est le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conclusions. »

Lindqvist avait, avec Eliminate All the Brutes (1992), produit une oeuvre profondément atypique, qui, entre témoignage littéraire à la première personne et exploration érudite d’archives coloniales européennes, amenait le lecteur à découvrir la logique exterminationniste présumée du projet colonial. Charbonneau, lui, renverse la démarche en postulant dès la première page que la France a été incapable d’apporter paix et développement à ses anciennes colonies.

À partir d’une telle entame, difficile pour l’auteur de respecter les contraintes méthodologiques de sa discipline, les relations internationales. Certes, il entreprend en introduction de tordre le cou à leur approche statocentrée. Il survole ensuite, sur trente-sept pages, une généalogie présumée de la politique africaine de la France qui va de l’institution imaginaire du Royaume capétien à l’image de « l’Autre » dans le projet colonial.

Sont ainsi couverts « l’État symbolique » français dans son ambition centralisatrice, puis son corollaire indissociable : l’émergence d’un projet colonial et républicain, riche de toutes les contradictions. S’il affirme « déconstruire la France symbolique », l’auteur vise surtout le péché originel des relations internationales : le statocentrisme. Pour cela, il rassemble en un étonnant raccourci les présupposés normatifs de l’imaginaire colonial et les a priori hégémoniques des relations internationales et de la « sécurisation ». Le lecteur cherchera en vain ce qui peut lier les élites coloniales françaises à un programme de recherche postérieur et presque exclusivement anglophone auquel l’université française est longtemps restée imperméable.

Certes, en s’appuyant sur l’historiographie critique de la période, Charbonneau décrit bien la réinvention perpétuelle de l’exception française au miroir du projet colonial. Mais se privant lui-même des instruments méthodologiques de la sociologie politique et évitant tout comparatisme, il verse dans le « paradigme du joug ». Il pose un regard invariablement victimaire sur l’Afrique et en évacue les acteurs africains, comme en témoigne la liste de ses treize entretiens, presque exclusivement menés avec des interlocuteurs canadiens ou français. L’absence de terrain. Voilà un autre défaut des relations internationales que Charbonneau se garde bien de critiquer.

S’engageant à mi-parcours dans la partie contemporaine de sa « démonstration », l’auteur semble alors resserrer le propos sur un objet aux dimensions plus raisonnables : la politique de coopération militaire française depuis 1960. De nouveau, certaines questions centrales du « complexe franco-africain » sont abordées : l’absence de contrôle parlementaire, le faible investissement du champ « françafricain » par la société civile et la « naturalisation » du fait ethnique comme justification de l’immobilisme. Pourtant, les allers-retours de l’auteur entre emprunts au corpus africaniste et éléments quantitatifs sur les programmes de coopération militaire ne peuvent tenir lieu de démonstration. Une fois de plus, rappeler le statocentrisme et les a priori positivistes de la théorie libérale de la « guerre juste » ne suffisent pas à déconstruire l’immobilisme longtemps associé à la gestion du « pré carré » français en Afrique.

L’auteur survole alors brièvement – toujours à partir de sources secondaires – les tâtonnements de la politique africaine de Paris dans l’après-guerre froide. Mais ce n’est qu’en dernière partie qu’il aborde des faits concrets : les crises rwandaise et ivoirienne. Or, sans terrain ou archives à exploiter, il se limite à un compte rendu prudent des différentes thèses connues.

La conclusion, longue de trois pages seulement, n’en est que plus surprenante : l’auteur y affirme avoir démontré les continuités fondamentales entre un passé colonial et un « présent colonial », de même que l’imbrication de la politique française de sécurité en Afrique dans l’ordre politique mondial contemporain.

On comprend alors le sens de ce « nouvel impérialisme » annoncé dans le titre et jamais défini par Charbonneau. Révélant en dernière page que son ouvrage a pour but de s’engager dans une politique de changement social, il indique sa filiation à une vision téléologique de la politique internationale, située à gauche de la gauche. Selon lui, la France n’a rien « perdu » en Afrique. Elle a reformulé et restructuré sa puissance et son influence en conformité avec les règles et les normes de la gouvernance libérale globale. La messe est dite. Devant un tel acte de foi, on comprend mieux que l’auteur n’ait ressenti que par intermittence le besoin d’ancrer sa thèse dans une méthodologie et des faits éprouvés.