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Le but de cet article est d’apporter une contribution constructiviste en vue d’éclairer la politique française de conservation de l’arme nucléaire[1]. Cette approche incite en particulier à prendre en considération le processus intersubjectif par lequel les acteurs produisent des représentations communes par rapport à leur situation, à leurs problèmes et aux solutions envisageables pour faire face à ceux-ci en matière de sécurité. Ces éléments sont centraux dans toute décision sociale. Aucune action sociale, concertée et organisée ne sera possible s’il n’existe pas à l’origine un consensus, aussi minime, fragile ou fragmentaire soit-il, sur ces différentes représentations. En d’autres termes, l’accord social préalable à la décision collective doit prendre appui sur la reconnaissance de l’existence d’un monde commun. Dans le cas de l’armement, plusieurs registres interviendront certainement pour justifier une décision collective d’acquisition ou de conservation et permettre d’arriver à ce fameux consensus. Ainsi, on peut d’abord penser que des considérations relatives à l’ordre sécuritaire international joueront un rôle de premier plan dans une politique d’armement (Zisk 1993). On peut aussi estimer que des considérations morales entreront ponctuellement en jeu quant au choix (ou au rejet) de certains équipements (Price et Tannenwald 1996 ; Irondelle 2009). Enfin, des raisons de prestige international peuvent contribuer à la décision de se procurer des armements (Eyre et Suchman 1996 ; Kinsella et Chima 2002).

Autrement dit, si l’on veut bien comprendre une politique d’armement, ils s’avère essentiel de s’interroger sur la façon dont ces registres se sont historiquement sédimentés et comment les acteurs parviennent ensuite à les mobiliser ou à les adapter pour parvenir à certaines fins. En fait, si l’on prend le temps d’analyser avec un minimum d’attention l’une ou l’autre décision en matière d’armement, on notera habituellement l’existence d’explications multiples, tour à tour apportées par des officiers, des responsables budgétaires, des industriels, etc. C’est d’ailleurs par ce biais que se construit un référent historique. Le cadrage historique, ou le contexte, n’existe en effet pas a priori, mais est construit par les acteurs (et éventuellement relayé par des journalistes, des historiens, des sociologues, etc.) lorsqu’ils donnent consistance, dans leurs discours, aux tropes de la situation internationale conflictuelle de la guerre froide, à la notion d’intérêt national ou encore à la menace que représente tel ou tel État (Latour 1993). Partant de là, la question qui se pose donc n’est pas tant de savoir comment un contexte international agit sur les acteurs stratégiques français, mais plutôt comment ces acteurs lisent l’univers dans lequel ils évoluent et, prenant appui sur cette lecture, produisent un contexte ou un cadre historique. En d’autres termes aussi, dans l’analyse qui suit, nous ne précisons guère de cadrage historique car, fondamentalement, les discours qui nous allons analyser sont ceux-là même qui participent à la création d’un cadre historique à travers l’idée selon laquelle l’arme nucléaire présente une utilité.

En fait, il raisonnable de supposer que la décision finale en matière d’armement reposera sur l’agrégation, l’articulation ou la hiérarchisation de plusieurs registres de justification[2]. Reconnaissons que ce processus de négociation sociale mériterait d’amples recherches sur la création des différents registres et ensuite sur les opérations précises menées par les acteurs à partir de ces registres pour parvenir à la décision finale. Dans le cas qui nous occupe, nous avons choisi de nous focaliser sur la construction d’un seul registre relatif à la décision française de conserver ses capacités nucléaires militaires après la guerre froide ; celui qui fonde la conviction sociale selon laquelle l’armement nucléaire s’avère techniquement utile. Nous sommes donc partis du point de vue selon lequel l’utilité stratégique de l’arme nucléaire, que ce soit à travers le concept de dissuasion ou celui d’arme de combat pure et simple, n’existe pas a priori au niveau social mais qu’elle repose sur un travail de médiation, de traduction, de diffusion (Latour 2009)[3]. Qu’il soit cependant bien clair que ce n’est pas le problème de l’efficacité « physique », « matérielle » ou « réelle » des pratiques stratégiques qui nous préoccupe. Ce qui nous intéresse, c’est bel et bien la question de savoir par quelles dynamiques la foi en l’utilité des armes nucléaires, qui contribue à les normaliser, a été forgée[4]. Insistons encore : l’objectif de cet article n’est donc pas d’analyser une décision politique en matière d’armement, mais d’étudier la formation d’un appui conventionnel incontournable à cette même décision (Dodier 1993). Plus précisément encore, nous nous sommes interrogés sur la façon dont les stratégistes français ont produit et reproduit une représentation de l’arme nucléaire en tant qu’objet utile entre 1990 et 2000[5]. Pendant ces années, un débat stratégique nucléaire relativement important s’est développé dans une série de textes disponibles publiquement. Il est l’occasion pour les stratégistes de réaffirmer l’utilité de l’arme conçue comme une arme politique de stricte dissuasion ou comme une arme capable non seulement de dissuader, mais également de jouer un rôle plus opérationnel. Ce faisant, les stratégistes participent à l’élaboration d’une communauté (peu importe qu’elle soit minimale, fractionnée ou peu consciente de son existence) de conviction[6]. Finalement, non seulement l’appui conventionnel consiste en l’existence de cette communauté, mais il repose aussi sur les ressources léguées par cette dernière (dans notre cas de figure, un ensemble de discours qui fondent l’idée selon laquelle l’arme est utile). L’appui conventionnel est ainsi le point de départ nécessaire à toute décision coordonnée (telle que la décision de conserver l’arme nucléaire).

Deux précisions méthodologiques s’imposent encore. Tout d’abord, il existe incontestablement une critique radicale de l’arme nucléaire en France. Toutefois, en dehors de quelques exceptions, cette critique évolue majoritairement (qu’on le regrette ou non) en dehors des grands canaux traditionnels du débat stratégique classique. Pour cette raison, nous avons décidé de ne pas les prendre en compte ici[7]. Ensuite, il nous faut formuler une remarque relative au découpage temporel de l’étude. Depuis la fin de la guerre froide, les principaux arbitrages concernant les armes nucléaires françaises ont été réalisés en trois périodes : 1) entre 1991 et 1994 avec des questions à l’orientation pour l’après-guerre froide ; 2) entre 1998 et 2000 avec des questions relatives à la crainte de la prolifération, notamment à la suite des essais de l’Inde et du Pakistan ; 3) depuis 2008 avec les débats entourant la publication d’un nouveau Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale (2008) (Dumoulin 2006a, 2006b et 2009). Dans cette analyse, nous avons décidé de focaliser notre attention sur les deux premières périodes en cherchant à souligner l’existence d’une continuité dans le domaine de l’utilité attribuée à l’arme nucléaire.

I – La formation du cadre interprétatif stratégique

Les discussions relatives à l’utilité technique de l’arme nucléaire à la fin de la guerre froide n’apparaîtront pas ex nihilo. Elles se développeront en regard d’une première série de considérations plus anciennes en matière de stratégie nucléaire. Il existe donc un cadre interprétatif préalable, fondé sur l’expérience et des interactions anciennes, sur lequel les acteurs vont pouvoir s’appuyer pour débattre et prendre des décisions politiques (Goffmann 1974). Ce cadre contient l’idée selon laquelle l’arme nucléaire est utile pour la défense nationale[8]. Il est également responsable d’avoir fait de l’idée de dissuasion nucléaire une sorte de norme technique parmi les spécialistes de la défense française.

La construction de ce cadre stratégique repose d’abord sur un travail de mise en forme (ou de « mise en récit ») de la pensée stratégique nucléaire (Ricoeur 1983-1985). La pensée en question produit tout d’abord un savoir de type imaginaire (Adler 1992 : 107-109). Ce savoir n’est pas enraciné dans une expérience empiriquement observable ; il n’existe pas d’histoires de la guerre nucléaire comme il existe une histoire des batailles que les officiers peuvent disséquer. Ce savoir est plutôt élaboré par un travail de modélisation, plus ou moins formelle selon les auteurs, du comportement des personnes et des États. Souvent ils se structurent autour de deux pôles : l’acteur calculateur hyper rationnel ou l’acteur déterminé par sa culture (et considéré comme moins, peu ou non rationnel, mais jamais comme plus rationnel que les stratégistes français). Par ailleurs, ces modèles servent également à élaborer des scénarios tentant d’évaluer le futur. Dans l’ensemble, on a donc affaire à des constructions intellectuelles très abstraites. On notera aussi que c’est un savoir qui cherche la rupture par rapport au passé stratégique. Une pratique telle que la dissuasion, bien que largement associée au fait nucléaire, existe depuis bien avant ce dernier. Néanmoins, la majeure partie du corpus stratégique nucléaire ne prend pas (ou prend peu) appui sur des cas historiques, préférant généralement mettre en avant la nouveauté du phénomène. À cet égard, la modernité paraît être un synonyme de légitimité.

Ensuite, prenant appui sur cette mise en récit, l’idéal technique nucléaire résulte d’un premier maillage qui repose lui-même sur les interactions existant entre le travail d’énonciation politique et la réflexion stratégique menée principalement par des officiers issus de différentes armes (en tant que civil, Raymond Aron, qui s’impliquera surtout dans les questions stratégiques nucléaires avec l’ouvrage Le grand débat (1963), a fait figure d’exception pendant de nombreuses années) (Géré 1998 ; Malis 2005 ; Malis 2009). Le coup d’envoi de cette réflexion a été donné par l’amiral Castex dans Défense nationale (1945) (soit bien avant la première explosion atomique française remontant à 1960). Selon Castex, l’arme atomique doit être envisagée comme un outil de dissuasion plus que comme un moyen de vaincre sur le champ de bataille. On découvre aussi chez lui l’idée embryonnaire de « dissuasion du faible au fort » qui sera ensuite formalisée dans les travaux du général Lucien Poirier de l’armée de terre (1988). Il s’agit de la capacité, pour une force limitée, de dissuader un agresseur plus puissant par la menace de représailles disproportionnées par rapport à l’enjeu politique. Cette notion sera ensuite développée dans la réflexion de Pierre-Marie Gallois (1960), un officier de la force aérienne, à travers le concept de « pouvoir égalisateur de l’atome ». Le concept de « suffisance nucléaire » (qui deviendra « stricte suffisance » pendant les années 1980) en découle également. Il implique que la menace de provoquer des « dommages disproportionnés à l’enjeu » chez un adversaire ne dépend pas de la quantité d’armements nucléaires disponibles, mais d’abord de la crédibilité d’un arsenal qui peut être quantitativement limité. Autrement dit, le fait de disposer de quelques armes nucléaires permet de s’imposer face à un plus puissant que soi en lui faisant courir un risque jugé inacceptable. En fait, de façon plus générale, la réflexion stratégique nucléaire mène à repenser l’indépendance nationale en mettant en évidence la sanctuarisation du territoire que rend possible la menace de représailles nucléaires massives. Enfin, le général Charles Ailleret, de l’armée de terre, a présenté par ailleurs la doctrine nucléaire française comme « tous azimuts », ne nommant publiquement aucun adversaire (il faudra attendre 1983 pour que la France évoque l’urss en tant qu’ennemi potentiel), mais capable de défendre le territoire contre des attaques venant de n’importe quelle direction (Ailleret 1967). Enfin, la nature dissuasive de l’armement nucléaire est consacrée dans une série de prises de position officielles dont l’une des plus célèbres et des mieux articulées sur le plan doctrinal est un livre blanc publié en 1972 (Ministère de la Défense 1972) qui souligne clairement l’institutionnalisation de cette conception stratégique.

Il faut ensuite noter que les concepts élaborés par les pères fondateurs feront l’objet d’échanges au sein d’un « réseau secondaire » qui relaie leurs analyses. Ce « réseau secondaire » est composé de militaires, de diplomates, d’hommes politiques et d’une poignée d’analystes civils. Ces concepts sont diffusés lors d’allocutions (tout spécialement à l’Institut des hautes études de défense nationale (ihedn) ou de cours pour les officiers, dans des revues spécialisées (en particulier la Revue de défense nationale et Politique étrangère) fondées par des militaires ou par des diplomates ou encore dans des monographies spécialisées. Enfin, des traces de ces débats se retrouvent également dans certains quotidiens, surtout dans Le Monde. Ces quelques canaux permettent au cadre interprétatif de se sédimenter en se faisant la chambre d’écho des concepts de base développés par les pères fondateurs.

On notera par ailleurs que le cadre stratégique ne se construit pas uniquement dans l’accord entre tous les membres fondateurs. Les controverses sont également des moments importants dans la genèse du premier maillage (Latour 2005 : 87-111). Ainsi, des désaccords sont apparus lors des premières décennies de débat à propos des fonctions tactiques, qui impliquent l’emploi sur le champ de bataille des armes nucléaires pour détruire des divisions ennemies (Géré 1998 ; Heuser 1997). Des auteurs comme l’amiral Castex ou le général Gallois ont alors été associés à l’idée que les armes nucléaires ne devaient pas être utilisées dans un rôle tactique au risque d’altérer leur fonction dissuasive politique. Dans cette optique purement dissuasive, les armes sont uniquement conçues comme des objets menaçant de destruction des centres vitaux de l’ennemi (notion relativement ambiguë en ce qu’elle évite de parler de villes, où vivent les populations civiles, pour se référer à des centres industriels ou de décision politique qui correspondent de toute façon aux villes) et non pas ses unités blindées. L’option strictement dissuasive est cependant contestée dès les années 1960. En 1964 se tient en Bretagne un exercice nommé armor, dont l’objectif est de tester les défenses françaises contre une tentative d’invasion. Les forces armées comptent sur les capacités de la Défense opérationnelle du territoire (dot), qui pratique une forme de guérilla soutenue par des appareils basés sur un porte-avions dans la Manche. L’exercice est néanmoins considéré comme désuet et on tire alors la conclusion qu’une défense non nucléaire de la France est irréaliste. Cela nourrit les convictions du général Ailleret ainsi que de De Gaulle sur l’utilisation du nucléaire tactique en tant que moyen indispensable pour repousser une attaque potentielle du pacte de Varsovie. La controverse finit par générer des positions intermédiaires entre l’idéal des représailles dissuasives massives, combiné avec le rejet pur et simple des armements nucléaires tactiques, et l’emploi tactique assumé des armes nucléaires sur le champ de bataille (qui s’avère en fait plus proche de la notion de riposte graduée développée au sein de l’otan). Certains, comme le général Poirier, conféreront ainsi aux armements nucléaires tactiques une fonction d’ultime avertissement avant le passage à l’attaque stratégique disproportionnée. D’autres, comme le général Beaufre (1964), verront en ces armes un « détonateur » au sein de l’otan : l’emploi du nucléaire tactique en Europe aurait immanquablement polarisé la situation sur le théâtre européen au point de contraindre les États-Unis à intervenir. D’autres encore, comme les généraux Fourquet et Maurin, les percevront comme un moyen de provoquer un « coup d’arrêt » aux opérations ennemies en prouvant sa résolution (Heuser 1997).

Au final, ces divers éléments forment un cadre stratégique qui sédimente un sens et une utilité à l’armement nucléaire et qui servira de point de départ à un travail de maillage de la part des stratégistes dans l’après-guerre froide.

II – Maillage stratégique orthodoxe…

Au sortir de la guerre froide, nombre de stratégistes restent convaincus que la pensée stratégique nucléaire élaborée préalablement reste globalement d’actualité (même si quelques inflexions sont déjà perceptibles) (Dumoulin et Wasinski 2006 ; Grand 1998 ; Boniface 1996 ; Yost 1994-1995). Il leur reviendra donc de prendre appui sur le cadre stratégique évoqué ci-dessus pour établir un travail de maillage et de continuité. Selon ces stratégistes, les éléments centraux du contexte international, soit un univers étatique relativement anarchique, restent inchangés et justifient le maintien de l’arsenal nucléaire (voir par exemple les propos du socialiste Hubert Védrine [Boniface et Thual 1991]), interrogé par Relations internationales et stratégiques à propos de la dissuasion, se demandant simplement en quoi elle aurait pu être considérée comme dépassée). Pour plusieurs de ces auteurs, les armes nucléaires gardaient aussi, il est vrai, une valeur importante contre une éventuelle résurgence de la menace soviétique/russe. Néanmoins, comme on va le voir, ceux qui assurent la reproduction de l’idée d’utilité nucléaire se répartissent en deux groupes relativement distincts ; celui des tenants d’une doctrine strictement dissuasive et celui des tenants d’une doctrine plus opérationnelle. Les uns comme les autres s’appuient sur le cadre interprétatif évoqué plus haut. Toutefois, ils traduisent différemment le legs de ce dernier. Commençons par mentionner le groupe des défenseurs de la dissuasion pure et dure, composé du président François Mitterrand, d’un grand nombre de membres du parti socialiste, d’une partie de l’Union pour la démocratie française (udf), du personnel du ministère des Affaires étrangères, des officiers supérieurs et de quelques analystes civils spécialisés dans les questions de défense.

Cette communauté d’opinion, aussi souple ou informelle soit-elle, a participé au travail de normalisation stratégique de l’arme nucléaire dans l’après-guerre froide en commençant par prendre la parole dans les revues spécialisées en matière de politique internationale et de sécurité. Les analystes civils et militaires en faveur du modèle stratégique classique s’expriment ainsi régulièrement dans les pages de Défense nationale, de Relations internationales et stratégiques ou encore dans Le Monde diplomatique et rendent leur position identifiable (Quintard 1991 ; de la Gorce 1991 ; Dufour 1992 ; Buis 1992 ; David 1994 ; Sanguinetti 1995).

Parallèlement, à peu près à la même époque, certains analystes cherchèrent à s’exprimer dans des livres. À ce propos, il faut en particulier prendre en considération le travail de défense de la doctrine dissuasive « classique » menée par l’analyste Pascal Boniface dans les ouvrages Vive la bombe (1992), Contre le révisionnisme nucléaire (1994a) et Repenser la dissuasion (1997). Dans le premier ouvrage, l’auteur s’oppose au désarmement général, qu’il considère comme potentiellement déstabilisant, mais accepte les réductions d’armements mises en place au début des années 1990, tant qu’elles restent compatibles avec la doctrine de dissuasion minimale (il prévient malgré tout contre plus de réductions qui risqueraient de mettre en péril la crédibilité de la dissuasion française). De plus, il réitère la valeur des lignes de force de la doctrine stratégique française classique : stratégie tous azimuts, distinction très claire entre l’option classique et l’option nucléaire, limite de la valeur de la dissuasion conventionnelle et rejet de la riposte graduée otanienne. Plus encore, Pascal Boniface condamne les concepts dits du « fort au faible » ou de « fort au fou », associés à la notion de contre-force qui impliquerait que la France (qui symboliserait le fort) soit en mesure de détruire les moyens de dissuasion d’un autre État (Boniface 1993a ; Boniface 1994b ; Tertrais 1996 : 42). Deux ans après Vive la bombe, l’analyste récidive avec Contre le révisionnisme nucléaire. Cet ouvrage reprend sa critique du discours sur le « fort au faible », ou le « fort au fou », et poursuit le travail ébauché dans le livre précédent (Boniface 1994a)[9]. Le dernier ouvrage du triptyque est Repenser la dissuasion nucléaire (Boniface 1997). Ici, l’auteur reconnaît l’impopularité de l’arme nucléaire. Il continue néanmoins de penser qu’elle constitue une garantie ultime pour la France et confirme ainsi son utilité. L’attachement à la doctrine traditionnelle est, une fois de plus, également affirmé. Pascal Boniface considère donc qu’il convient de pratiquer une politique pédagogique – vers l’intérieur autant que vers l’extérieur de la France – à propos de la dissuasion, toujours si mal comprise selon lui.

La publication d’un Livre blanc sur la défense en février 1994 constituera, chronologiquement, la troisième étape du processus (Ministère de la Défense 1994 ; Gautier 1999 : 254-278). Le texte sera perçu comme la victoire officielle de la dissuasion dans ce qu’elle a de plus classique. Il est vrai que, de façon générale, le Livre blanc accorde une place plus importante aux éléments « conventionnels » de la défense de la France. Mais, en même temps, en matière de nucléaire militaire, il commence par réaffirmer les principaux points mis en évidence par son prédécesseur, le Livre blanc de 1972, et confirme, de cette manière, l’attachement au cadre classique. Notons cependant, pour être précis, que, si l’on prend le temps de lire attentivement le texte de 1994, on y décélera quelques inflexions (telles que le concept de dissuasion du fort au faible qui n’est pas explicitement repris, pas plus que la notion de dissuasion « anti-cités » jugée de plus en plus difficile à soutenir sur le plan moral) qui peuvent être perçues comme des éléments potentiels de remise en question de la doctrine classique (Tertrais 2000)[10].

Il faut également prendre en considération les propos ponctuels de diverses personnalités politiques et militaires en défense de l’orthodoxie stratégique qui sont relayés dans les revues et les quotidiens après la publication du Livre blanc. Ainsi, en juillet 1994, l’amiral Jacques Lanxade, chef d’état-major des forces armées françaises, affirmera le caractère dissuasif de l’arme nucléaire et insistera sur le fait que celle-ci doit être cantonnée à la défense des intérêts vitaux français (Lanxade 1994 : 23). Le premier ministre Édouard Balladur réitère ensuite des propos identiques dans un discours à l’ihedn en septembre 1994 (Balladur 1994 : 14). En mai 1994, le président Mitterrand monte personnellement au créneau. Dans une allocution retransmise à la télévision et ensuite relayée dans Le Monde, devant un parterre de 200 personnalités du monde de la défense, le président précise les lignes directrices de la doctrine nucléaire française. Il condamne les « dérives doctrinales » (ni attaques « décapitantes », ni attaques « chirurgicales » nucléaires) et insiste lui aussi sur la notion de dissuasion pure et dure (Isnard 1994 ; Buffotot 1998 : 423). Entre 1995 et 1996, c’est au tour d’Alain Juppé (rpr) et de Jacques Chirac (rpr) de confirmer l’orthodoxie nucléaire (Juppé 1995 ; Chirac 1996 : 9 ; Chirac 2000). Ensuite, en 1996, la ligne dissuasive classique est encore défendue par les généraux Claude Le Borgne, Maurice Schmitt, Étienne Copel ainsi que par le très écouté journaliste Paul-Marie de la Gorce (ce dernier indiquait aussi qu’il ne voyait pas quels scénarios auraient pu amener la France à brandir la menace nucléaire, d’où son interrogation sur la nécessité de se doter d’une nouvelle doctrine) dans un ouvrage rassemblant les actes d’un colloque où se sont opposées les nombreuses opinions relatives à la stratégie nucléaire (Le Borgne 1996 ; Schmitt 1996 ; Copel 1996 ; de La Gorce 1996).

Enfin, on a assisté au début des années 1990 à un débat relatif à l’utilité de l’arme nucléaire pour une possible dissuasion européenne. L’idée se retrouve dans un discours du président François Mitterand en janvier 1992 avant de donner lieu à diverses prises de position positives dépassant le clivage politique gauche-droite (Bozo 1992 ; Chabannes 1992 ; Zadra 1992 ; Dumoulin 1996a ; Burkard 1997 ; Dumoulin et Wasinski 2006). Toutefois, les réactions mitigées des Européens (qui voient là une tentative française de renforcer la légitimité de l’arme) entraînent un déclin de ce débat, qui pourrait néanmoins encore rebondir à l’avenir. Sur le fond, ces débats ont également permis de répéter l’idée selon laquelle l’arme nucléaire était une arme de dissuasion classique.

L’ensemble de ces éléments prouve donc l’existence d’une communauté de pensée non pas monolithique, mais simplement unie autour de l’idée selon laquelle les armes nucléaires ont toujours une utilité en matière de dissuasion. Plus précisément, les acteurs de cette communauté disent deux choses intimement liées : 1) ils affirment que la dissuasion reste utile pour faire face à une menace potentielle et 2) ils maintiennent que la doctrine classique est la bonne, en dépit de quelques inflexions. En d’autres termes, ils soulignent la validité de l’acquis datant de la guerre froide en procédant à un travail de maillage et d’adaptation limité par rapport au cadre stratégique.

III – … et maillage stratégique critique

Les tenants d’une approche plus opérationnelle de la doctrine nucléaire constituent le second groupe qui contribue à la construction d’une justification utilitaire de l’armement nucléaire. Cette école est généralement associée au rpr (Rassemblement pour la République), avec des personnalités telles que Pierre Lellouche et Jacques Baumel, et à une partie de l’udf. Dans les faits, elle transcende le clivage politique gauche-droite, car certains socialistes se sont ralliés à cette façon de concevoir l’armement nucléaire. Bien entendu, outre le personnel politique, ce groupe rassemble des militaires, des diplomates et des analystes civils.

Sur le fond, bien souvent, leur argumentation ne repose pas sur une remise en question radicale de la dissuasion pure et dure. La plupart d’entre eux pensent que la dissuasion a eu son utilité et qu’elle remplit encore une fonction dans nombre de situations pour peu que l’on adapte la doctrine (notons que les orthodoxes, eux, pensent que toute altération rendra la doctrine irrémédiablement incohérente). En ce sens, ce groupe de commentateurs prend également largement appui sur le cadre stratégique classique pour avancer ses arguments, tout en cherchant à le traduire d’une façon jugée mieux adaptée à la situation d’après-guerre froide.

Chronologiquement, ce groupe se structure autour d’une double rhétorique qui voit le jour entre 1990 et 1993 et s’exprime d’abord dans les pages de la revue Défense nationale. Cette rhétorique commence par adosser son raisonnement à une critique « culturelle » de la dissuasion. Plusieurs analystes se sont effectivement demandé si la dissuasion ne devait pas être considérée comme une construction intellectuelle occidentale difficile à exporter (de Rose 1992 ; de Saint Germain 1992 et 1990). Ainsi, l’un d’entre eux écrira : « Parions donc que nous allons à long terme, non pas vers une prolifération de la stratégie de dissuasion, mais vers une acculturation de la notion de dissuasion, à savoir une réappropriation partielle et peut-être déroutante de nos concepts, pour le meilleur et pour le pire » (Garcin 1992 : 44 ; de Saint Germain 1990 ; Laulan 1996). Un argument sous-jacent est que l’emploi nucléaire pouvait être facilité par la nature autocratique et la faiblesse du poids de l’opinion publique dans beaucoup de régimes du Sud. Fanatisme religieux et instabilité endémique au Sud pouvaient même être envisagés comme des facteurs aggravants. On l’aura saisi, les considérations universalistes de la rationalité, au coeur de la dissuasion nucléaire, et l’idée directement liée de pouvoir égalisateur de l’atome se trouvaient largement remises en question de cette manière (Delpech 1991 : 99).

Le second grand registre rhétorique, loin d’être incompatible avec le premier, prend appui sur la guerre du Golfe de 1991 et le cas de la Bosnie-Herzégovine pour soulever la question de l’utilité des armements nucléaires dans les opérations extérieures. En effet, d’après les tenants d’une approche plus opérationnelle, la doctrine de défense du sanctuaire national n’apporte strictement rien dans ces situations ; elle ne contribuerait pas à avancer les objectifs français ni même à protéger les troupes déployées. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’intervention de colonel Henry de Roquefeuil de l’armée de l’air lorsqu’il écrit :

Aujourd’hui la menace conventionnelle n’est plus la seule à entrer en ligne de compte. La dissuasion doit également être efficace contre une menace nucléaire, biologique ou chimique brandie par un pays plus faible. Dans l’esprit d’un adversaire potentiel, la crainte de la riposte nucléaire française doit être plus forte que l’avantage retiré d’une attaque missile ou aérienne isolée. C’est la dissuasion du fort au faible (de Roquefeuil 1993 : 41 ; Duval 1991 et, plus tardivement, Forget 1997 : 50).

D’autres commentateurs poussent le raisonnement encore plus loin et se montrent alors favorables à une doctrine incluant des « frappes décapitantes » visant à tuer les responsables politiques ennemis. D’après ces auteurs, l’emploi d’armes nucléaires miniaturisées et précises aurait permis de réduire les « dommages collatéraux » et, par conséquent, de limiter le problème éthique inhérent à leur utilisation (Compagnon 1991 ; Cadix 1992 ; Conze et Picq 1993 ; Berteimer 1993 ; Bonnemaison 1993 ; Comité éthique et armement 1998 : 22). En fait, dans ces discours, la validité de la dissuasion n’a jamais été véritablement nulle mais plutôt circonscrite à une aire géographiquement délimitée. Les tenants de cette position ne remettent donc pas tant en question le cadre interprétatif classique qu’ils n’en délimitent le domaine de validité.

Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ces considérations égrenées dans les pages de la revue Défense nationale trouvera aussi un écho dans le monde politique où une première salve de critiques est lancée approximativement à la même période, c’est-à-dire entre 1991 et 1993, à l’encontre de la dissuasion traditionnelle. Encore une fois, l’expérience de la guerre du Golfe semble aussi avoir motivé la réaction de plusieurs parlementaires qui se montrent alors en faveur de l’évolution de la doctrine prenant en compte la possibilité de mener des attaques de précision[11]. La critique est ensuite reprise par Xavier de Villepin (udc) en faveur d’une approche ciblant avec précision les forces adverses plutôt que ses villes (de Villepin 1992a et 1992 b). Puis elle se retrouve chez Jacques Baumel (rpr), Marisol Touraine (ps) et Pierre Joxe (ps) (Touraine 1992 ; Boniface, 1993b ; Biays 1993). L’ensemble de ces considérations est finalement répercuté au niveau ministériel lorsque, le 2 septembre 1993, le ministre de la Défense François Léotard s’exprime à l’ihedn en faveur d’une réflexion sur des « frappes crédibles et adaptées pour dissuader des adversaires éventuels dotés d’un arsenal rustique et limité » (Léotard 1993 : 13).

Dans un second temps, la parution du Livre blanc de 1994 est l’occasion de faire rebondir la critique. La publication du Livre blanc ne parvient pas à endiguer le débat sur la stratégie nucléaire (Paris 1996 ; Salavan 1996 ; Betermier 1996) (ce qui explique les mises au point officielles préalablement évoquées). En guise d’exemple, en février 1994, un rapport rédigé à la suite d’une initiative parlementaire, ce qui est assez rare, évoque la nécessité d’adapter la doctrine nucléaire à des attaques limitées (Boyon 1994). Un député rpr, Jacques Boyon, se défendra de faire de ce rapport un « contre-Livre blanc », ce qui ne sera pas le cas du Livre noir sur la défense du général Gallois (1994). Dans ce dernier texte, publié en 1994, l’un des pères fondateurs de la doctrine classique fait montre d’un intérêt pour les stratégies de coercition et pas simplement pour la dissuasion pure et dure. Selon lui, la capacité coercitive devait donner une assurance aux contingents français en opérations extérieures, surtout face à des États munis d’armes de destruction massive.

Il est également intéressant de prendre acte de l’impact des très controversés essais nucléaires de 1995 décidés par le président Chirac. Il est vrai que ces essais ont plutôt donné lieu à des débats techniques relatifs aux risques écologiques et à la sécurité nucléaire (Dervilla 1997). Cependant, ces essais ont ponctuellement été l’occasion de réactiver des prises de position relatives à l’utilité de l’arme. Certains ont accusé les responsables politiques de mener des essais dans le but de développer des armes plus précises et donc adaptées à des stratégies opérationnelles (Sanguinetti 1995 ; Ramonet 1995 ; Boniface 1995 ; Heisbourg 1995 ; Tatu 1996). Les défenseurs des essais, comme le conseiller présidentiel Pierre Lellouche (1995), de leur côté, n’insisteront pas sur cette dimension opérationnelle et se contenteront de souligner l’utilité dissuasive générale des armes nucléaires.

En définitive, ces éléments prouvent l’existence d’un second groupe d’opinion contribuant à la reproduction d’une utilité stratégique nucléaire. Il convient d’insister, cependant, sur le fait que ce second groupe est encore moins structuré que le premier. Cela se constate entre autres dans ses propositions variées (en faveur de « frappes décapitantes » ou d’une dissuasion couplée à des pratiques coercitives) et dans l’absence de tentative de regroupement. Mais, insistons encore sur ce point, il est important de noter que ce groupe ne remet pas complètement en question la dissuasion classique ; il s’interroge plutôt sur le domaine de validité de l’idée ou cherche à redéfinir la notion même. En fait, ce qui rassemble avant tout les membres de ce groupe, c’est l’idée selon laquelle il faut adapter la doctrine française dans le sens d’une plus grande opérationnalité. Bien entendu, sur le fond, cette position revient à affirmer que les armes nucléaires sont encore et toujours utiles.

Conclusion

Il existe certes encore d’autres positionnements, plus minoritaires, relatifs à la question de l’utilité stratégique des armements nucléaires. Certains analystes, sans véritablement contester ces armes, sont par exemple en faveur d’une position doctrinale minimum (Poirier 1994 : 40 ; David 1996 : 19 ; Duval 1996 : 23 ; Debouzy 1997 ; Heisbourg 1998 : 332 ; Géré 2000 : 9 ). Ces auteurs pensent souvent qu’il est plus intéressant de rendre les armes nucléaires moins visibles que de les brandir à tout-va. Ils présentent alors cette utilité comme une potentialité future. Des stratégistes aussi ont plaidé en faveur d’une doctrine dissuasive qui repose beaucoup plus largement sur le concept de dissuasion « conventionnelle » (Dabezie 1990 : 34 ; Heisbourg 1990 : 163 ; Orsini 1992 : 104 ; Boniface, 1993b : 9 ; de Chergé 1995 et 1996 ; Guillaume 1996 ; Dumoulin 1996b ; Denis 1996 ; Tertrais 2000). Loin d’être marginale, cette façon de concevoir la dissuasion ne constitua cependant qu’une contestation partielle de l’utilité de l’arme nucléaire, surtout tactique, les armes stratégiques conservant toujours leurs vertus d’après la grande majorité des stratégistes évoqués.

Au terme de cette analyse, nous voudrions également indiquer que la question de l’impact du débat doctrinal sur les comportements stratégiques français nous paraît a priori des plus difficiles à évaluer. Certes, on peut parier que, dans le cas d’une crise, les décideurs politiques prendront appui, d’une manière ou d’une autre, sur ce corps de doctrine pour clarifier et exprimer tel ou tel choix. Toutefois, la question reste ouverte quant à savoir comment, dans une telle situation, ces décideurs se réapproprieraient et traduiraient effectivement la doctrine. Insistons encore sur ce point ; il ne nous paraît pas évident de postuler l’existence d’un lien automatique de cause à effet entre la doctrine dominante et les pratiques. Doit-on en conclure que les discours tenus lors des grands colloques organisés par les clubs de réflexion, les « moments » que constituent les numéros spéciaux des revues de défense sur le nucléaire, les interviews diverses, etc., n’ont aucun effet ? Loin s’en faut. Mais il faut avant tout rechercher cet effet dans le présent, au moment où est énoncée la pensée, plutôt que dans un futur plus ou moins lointain où la pensée pourrait avoir une influence dans une confrontation internationale plus ou moins sérieuse. Ce débat (qui s’est poursuivi par ailleurs tout au long des années 2000 avec une intensité variable) a surtout un effet au niveau le plus basique de la stratégie nucléaire : il est l’un des vecteurs par lesquels se crée et se diffuse l’idée selon laquelle l’arme nucléaire est potentiellement utile. En d’autres termes, avec leurs débats, leurs ballons d’essai, leurs « mises au point » et autres clarifications, les discours des stratégistes ne sont pas uniquement révélateurs de jeux d’influence politique ; ils sont aussi parties prenantes dans la création de l’idée d’utilité stratégique. En ce sens, ils contribuent à la formation d’un point d’appui conventionnel. La communauté stratégique évoquée, ainsi que ses discours, lègue un regard commun et relativement bien structuré (en dépit de certaines dissensions entre option plus ou moins opérationnelle et option plus ou moins purement dissuasive) sur la question technique de l’utilité stratégique. Les hommes politiques qui doivent effectivement décider de maintenir l’arsenal nucléaire pourront prendre appui sur le consensus ainsi formé pour justifier leur choix. Ce consensus, peut-être érodé mais pas vraiment mis en péril au sortir de la guerre froide (Yost 1990 ; Boniface 1999), constitue bel et bien un point d’appui conventionnel à l’action politique.