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L’ouvrage de Giacomo Chiozza intitulé Anti-Americanism and the American Order est une remarquable contribution à l’étude des sentiments d’hostilité et des attitudes de rejet suscités dans diverses régions du monde par les États-Unis d’Amérique. Dès lors qu’on considère que la dynamique d’un État dans les relations internationales ne peut être totalement comprise si l’on ne prend pas en considération les représentations, les préjugés et les sentiments qui déteignent sur sa perception et dans la définition par l’Autre de son identité, alors on appréhende mieux l’intérêt de l’ouvrage de Giacomo Chiozza.

L’objet de l’ouvrage, c’est l’anti-américanisme. À peine cet objet est-il évoqué que l’on pourrait être enclin à penser qu’il s’agit de déjà lu, de déjà entendu. Erreur. Même si Giacomo Chiozza, conformément à la dimension cumulative de la recherche scientifique, fonde son travail sur diverses traditions de réflexion sur l’antiaméricanisme, il reste qu’il innove de manière saisissante. L’innovation tient en partie à la définition de l’objet. L’anti-américanisme est perçu et expliqué non seulement comme un syndrome, comme un phénomène indifférencié de rejet des États-Unis, de sa culture et de son système, fondé sur la haine, l’envie, mais aussi comme un phénomène mixte fait  d’hostilité et d’admiration selon qu’il s’agit soit des dirigeants américains, soit de la culture et du peuple américains, etc. En d’autres termes, l’antiaméricanisme n’est pas un bloc monolithique ; il fait plutôt référence à un ensemble fluide, dynamique et conflictuel traduisant la complexité des sentiments à l’égard des États-Unis : tantôt on apprécie la culture populaire américaine ou encore le championnat américain de basket-ball, tantôt on condamne les options de politique étrangère des dirigeants américains. Ainsi, au coeur de la déglobalisation de l’étude de l’anti-américanisme entreprise par Chiozza, se trouvent deux récits majeurs : le récit de l’anti-américanisme comme idéologie de la haine indiscriminée à l’égard des États-Unis, de son gouvernement, de son peuple et de sa culture ; le récit de l’antiaméricanisme comme attitude contextualisée, influencée par l’attrait que les États-Unis exercent sur le monde. Chacun de ces récits est démontré à partir d’une enquête empirique dans 42 États situés en Afrique, en Amérique latine, en Europe, au Moyen-Orient, en Asie du Centre, du Sud et de l’Est. L’auteur a une préférence marquée pour la contextualisation de l’antiaméricanisme en fonction du type de régime politique, de la qualité des relations avec les États-Unis, de la religion, de l’équation personnelle du président américain, de la période d’enquête, etc. Il en découle une analyse sociologique fine et nuancée de l’antiaméricanisme, une explication de la cohabitation entre rejet des États-Unis et admiration des États-Unis à partir d’une pluralité d’hypothèses.

L’innovation dont fait montre Giacomo Chiozza tient aussi à la réfutation convaincante de l’idée du soft power (puissance douce) avancée par Joseph Nye. En effet, à s’en tenir à Joseph Nye, l’admiration à l’égard de la culture des États-Unis et de son système politique emporte le soutien à l’égard des États-Unis ou « américanophilie ». Cette relation de cause à effet ne résiste pas à l’épreuve de vérification faite par Chiozza : à partir des résultats des sondages d’opinion, il apparaît que dans les pays musulmans et européens il existe un clivage entre, d’une part, l’admiration des États-Unis d’Amérique au regard de son régime démocratique, de ses performances technologiques, de son industrie cinématographique, de son système éducatif et, d’autre part, le rejet simultané et massif de la politique étrangère des États-Unis.

Au total, dans neuf chapitres d’une égale importance, Giacomo Chiozza parvient à éclairer, dans sa complexité, le phénomène de l’antiaméricanisme et à poser des bases nouvelles pour l’étude de la « puissance douce » selon des affinités électives et non plus dans une relation de cause à effet. Toutefois, il aurait été intéressant que cette conclusion épistémologique soit dégagée de manière explicite lorsque l’auteur réfute la thèse de Joseph Nye ; de même, l’analyse aurait été enrichie si l’auteur avait montré dans quelles circonstances d’action ou de jugement le citoyen ordinaire procède à l’exclusivisme sentimental aux dépens de la cohabitation observée d’ordinaire entre admiration et rejet ; la simplification des attitudes ou des préférences est un champ fécond. Par ailleurs, puisque Giacomo Chiozza a opté pour une approche biographique de l’antiaméricanisme montrant que la vie de ce phénomène est fonction d’une multiplicité de facteurs, il aurait été convenable de s’interroger sur l’universalité et l’opérationnalité du concept d’antiaméricanisme.