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La troisième édition revue et augmentée de cet ouvrage, paru pour la première fois en français dans les éditions de Sciences Po en 1996, s’inscrit dans le cadre d’une longue série de critiques radicales du concept de « développement » de Gilbert Rist, depuis Il était une fois le développement qu’il avait publié en 1986 avec Fabrizio Sabelli. L’auteur est connu par son approche anthropologique de la modernité qui fait apparaître la société occidentale comme étant aussi traditionnelle et exotique que les autres. Pluridisciplinaire, cet ouvrage s’adresse à un large public : aux sociologues, aux politologues, aux économistes, aux anthropologues et bien entendu à ceux qui s’intéressent à la problématique du « développement » en général.

Le lecteur y trouvera une vision d’ensemble sur l’idée de « développement » sous ses multiples facettes dans une perspective historique ; depuis ses origines dans le monde occidental jusqu’aux nouvelles préoccupations que sont la protection de l’environnement et la mondialisation, en passant par les différentes étapes du système international, comme la suprématie américaine ou le triomphe supposé du tiers-mondisme. L’auteur fait le point sur les théories et les stratégies qui ont selon lui prétendu, depuis la fin des années 1940, transformer le monde en mettant un terme à la misère et à la famine. Cette troisième édition revue et augmentée comporte deux nouveaux chapitres sur les controverses actuelles entre ceux qui veulent débarrasser le « développement » de ses dérives capitalistes et ceux qui estiment que c’est la décroissance qui ouvre la voie à l’après-développement.

Sur le registre des relations internationales, l’ouvrage décrit comment le concept de « développement » fit son apparition avec le discours du 20 janvier 1949 du président Truman qui allait infléchir la politique internationale de la seconde moitié du 20e siècle. À travers le concept de « sous-développement », le point 4 scindait en « développés » et « sous-développés » le camp occidental qui s’opposait au bloc soviétique. Ce nouveau découpage servait les intérêts américains, tout en affaiblissant le modèle colonial européen. Toutefois, la séduction exercée par la noblesse de ses objectifs a permis de dégager un consensus autour de leur réalisation et de mobiliser ainsi les forces de bonne volonté.

Figurant parmi les croyances centrales de la société occidentale, le « développement » a servi selon l’auteur à légitimer de nombreuses politiques économiques et sociales, au Nord comme au Sud, pour faire croire à l’avènement de la prospérité pour tous. Plus récemment, avec la mondialisation qui a pris le relais, l’action semble se limiter à la seule lutte contre la pauvreté. En dépit d’une volonté nourrie de bonnes intentions, force est de constater cependant que les perspectives de « développement » furent sans cesse ajournées. Malgré une production de plus en plus croissante, les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres n’ont cessé de se creuser. Enfin, on s’est aperçu que la poursuite des politiques productivistes découlant de l’idéologie développementaliste mettait sérieusement en danger les écosystèmes. Sur ce point précis, l’analyse de Gilbert Rist permet d’observer que la notion de développement durable, dérivée de celle de préservation de l’environnement, n’engendre pas de modifications profondes en intégrant l’environnement comme une dimension supplémentaire aux politiques de développement. Car c’est bien un modèle de développement prédateur mettant en avant la croissance industrielle qui porte atteinte à l’environnement. En ce sens, la « durabilité » du développement ne fait que maintenir une vision erronée. Finalement, les différentes observations témoignent du fait que tout a été remis en question sauf le concept lui-même. Gilbert Rist se demande alors, si le « développement » a largement échoué, comment il se fait qu’il demeure encore au centre des débats passionnés. C’est parce qu’il repose selon lui sur une croyance profondément ancrée dans l’imaginaire occidental et que le besoin de croire est plus fort que les doutes que l’on peut avoir sur le contenu de cette croyance.

L’auteur soutient dans un style convaincant que malgré les bonnes intentions le « développement », qui n’a été qu’une illusion collective, a en réalité abouti à l’élargissement des relations marchandes dans le cadre du marché. En écartant toute forme de présupposé, il saisit certaines caractéristiques à partir des pratiques économiques et sociales. Bien que contradictoires en apparence, ces pratiques sont destinées à assurer une production croissante de biens et de services marchands, quitte à transformer et à détruire l’environnement naturel et les rapports sociaux pour maintenir la domination d’un groupe social. Le « développement » devient alors une réalité virtuelle destinée à donner un sens aux pratiques économiques et sociales.

Cet ouvrage très riche en analyses critiques nous livre plusieurs idées originales exposées de façon limpide et conduit à réfléchir aux solutions alternatives. En effet, bien que les critiques formulées à l’encontre du « développement » soient pertinentes et que l’idée que celui-ci mène à une impasse paraisse fondée, les solutions alternatives restent en chantier. Chantier qui présente d’autant plus d’intérêt que rien ne prouve pour l’instant que les autres solutions soient meilleures ou moins mauvaises que le « développement ».