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L’internationalisme libéral dont l’Union européenne s’est faite le chantre est en crise. Au moment où l’Amérique redécouvre les mérites du multilatéralisme, de l’engagement et de la diplomatie, l’Europe commence peu à peu à reconnaître que sa politique étrangère éthique et morale a atteint ses limites. Certes, un programme libéral international ne peut manquer de susciter des impasses stratégiques, des frustrations politiques et des résultats mitigés. Néanmoins, la crise européenne actuelle ne s’explique pas uniquement par les tares ordinaires et familières de l’internationalisme libéral. Comme nous le montrerons ici, l’Europe est en butte aux obstacles inhérents à la position qu’elle soutient, à ses engagements et à ses capacités. Nous aborderons chacun de ces aspects en insistant sur les opérations militaires et en particulier sur la politique européenne de sécurité et de défense (pesd) qui sous-tend les actions externes dans lesquelles l’Union européenne est actuellement engagée.

Certaines mises en garde sont de mise. Premièrement, la politique étrangère et de sécurité commune – l’adjectif « commune » a désormais remplacé celui d’« européenne » dans les documents officiels, hyperbole à tout le moins équivoque – en est encore à ses premiers balbutiements et reste largement à préciser. Si des accomplissements notables ont jalonné la dernière décennie, cette politique comporte encore des lacunes et des faiblesses considérables. Elle a donné lieu à nombre de développements institutionnels plus ou moins officiels, mais ces initiatives ont encore une fois été bloquées à la suite du rejet par l’Irlande du traité de Lisbonne en juin 2008. Deuxièmement, il reste encore une grande place à l’amélioration. L’apprentissage par essai et erreur semble au coeur de la dynamique interne qui sous-tend la prise de décision en matière de politique étrangère (Everts et Keohane 2003 ; De Schoutheete 2004). Après chaque crise, l’Europe se fixe de nouvelles ambitions plus vastes, se dote de nouveaux outils et de nouvelles institutions, adopte de nouvelles pratiques. Il a fallu la réunification de l’Allemagne pour qu’émerge une union monétaire et politique plus forte ; le fiasco des Balkans pour que soit mise en place une politique de défense et de sécurité ; et les dissensions relatives à l’Irak pour que se dessine une stratégie de sécurité européenne. Toutefois, la crise actuelle est latente et les leçons que l’on peut en tirer ne sont pas suffisamment claires pour susciter un nouvel élan. Troisièmement, évaluer les progrès accomplis en matière de défense et de sécurité est par nature une entreprise subjective. En particulier, estimer les forces et les faiblesses d’un instrument militaire équivaut par définition, au mieux, à proposer une hypothèse bien fondée. Un jugement juste appartient soit à d’éventuels adversaires, soit aux alliés potentiels de l’Europe. Une analyse prudente des instruments européens de sécurité passera en revue les ambitions et les responsabilités auxquelles ces outils sont censés répondre, mais l’Union européenne est un cas à part du fait que la stratégie de sécurité qu’elle a adoptée n’entretient aucun lien véritable avec l’état de ses ressources militaires. L’Europe ne dispose d’aucun livre blanc qu’elle pourrait publier régulièrement comme le font les ministères de la Défense nationaux. Néanmoins, la référence que constitue le document rédigé par Javier Solana en décembre 2003 – « Une Europe sûre dans un monde meilleur » – permet d’évaluer les capacités et les missions de la politique européenne de sécurité et de défense (pesd) en regard de son cadre stratégique d’ensemble[1] (Haine 2004).

Ces limites désormais précisées, le présent article entend examiner la stratégie européenne telle que le texte de Solana la définit globalement, circonscrire ses bornes tant théoriques que pratiques et proposer quelques éléments de conclusion.

I – L’origine du cadre stratégique libéral de l’Europe

Comme nous l’avons déjà souligné, les politiques étrangères et de sécurité élaborées par l’Union européenne constituent des instruments relativement nouveaux dont la création répondait pour l’essentiel à des facteurs et à des perturbations externes. L’accord de Saint-Malo qui a constitué la plateforme de lancement de la pesd a été la première et la principale conséquence de l’échec de l’Europe dans les Balkans. De même, le document Solana entendait tirer une leçon des dissensions suscitées par l’Irak. En proposant une stratégie européenne de sécurité, il rappelait clairement aux États membres que la désunion a un coût tactique et que l’influence de l’Europe repose en définitive sur la capacité de ses membres à agir ensemble. L’élaboration de cette stratégie supposait des choix difficiles : il fallait atteindre un vaste consensus sans faire fi des différentes cultures ou traditions tactiques des États membres, dresser une carte des menaces stratégiques tout en reconnaissant que ces menaces affectent chaque pays différemment et élaborer une approche globale pour y faire face tout en tenant compte de l’identité et des acquis spécifiques de l’Union européenne. De ce fait, le document Solana proposait inévitablement plus une vision que des intérêts stratégiques, plus des attitudes que des politiques (Bailes 2005 ; Bishop 2005 ; Haine 2004). S’il n’entendait pas offrir un modèle d’intervention spécifique en matière de politique étrangère, il présentait néanmoins une véritable conception du monde et des affaires mondiales relevant d’un internationalisme libéral spécifiquement européen. De fait, l’Union européenne se présente au monde, par son identité plutôt que par ses actions, comme un acteur unique et compétent sur les plans civil et éthique, porteur d’une vision libérale prudente qui défend la démocratie et la primauté du droit, la protection des droits de la personne et la résolution pacifique des conflits. Favorisant la diplomatie plutôt que la force, les changements progressifs plutôt que les bouleversements brusques, le libéralisme européen présuppose une vision du monde internationaliste et interventionniste qui est actuellement largement remise en question au sein de l’Union européenne, toujours aux prises avec une crise constitutionnelle qui l’a profondément affaiblie et qui a miné la crédibilité d’une grande partie de ses dirigeants. La tendance à l’autocentrisme demeure un sérieux obstacle à une Europe véritablement « globale » et effectivement « morale ». Car une vision éthique n’est telle que si les discours qu’elle engendre s’accompagnent d’actions efficaces.

En dépit de toutes ses lacunes et, diront certains, de l’urgence de sa mise à jour – objectif annoncé mais non encore atteint de la présidence française –, le texte de Solana demeure une source d’inspiration pour les myriades d’acteurs collaborant à la politique européenne de sécurité et de défense. Selon ce document, l’internationalisme libéral européen s’appuie sur les deux piliers que constituent la prévention des conflits et un multilatéralisme efficace. Le rôle préventif des opérations de l’Union européenne porte sur la gestion des crises et la construction nationale ; il suppose le recours non seulement aux forces traditionnelles de maintien de la paix, mais aussi à du personnel policier, à des employés administratifs et civils et à des représentants de la justice chargés de renforcer la primauté du droit. Si cette approche préventive s’appuie d’abord et avant tout sur la diplomatie et l’assistance économique, les interventions militaires et civiles en constituent néanmoins une composante importante. À cet égard, on lui doit indubitablement la plus grande partie des actions en matière de pesd. Comme nous le verrons plus loin, l’Europe a revu à la hausse les ressources allouées à la pesd en tenant compte de ces objectifs. Sur le plan militaire, des groupements tactiques – formations d’attaque constituées d’environ 1 500 soldats –, dont deux sont des troupes de réserve, peuvent désormais être déployés rapidement afin de restaurer l’ordre et de prévenir l’aggravation d’un conflit civil. Une gendarmerie européenne chargée d’assurer la stabilisation après un conflit a également été mise sur pied. Sur le plan civil, l’Union dispose d’une solide force de 5 000 policiers de réserve qu’elle pourrait envoyer à l’étranger, comme cela a été le cas au Kosovo. Ce large éventail d’instruments concrétise l’approche globale préconisée par l’Union.

Le second pilier de l’internationalisme européen – un multilatéralisme efficace – est au coeur de la vision européenne d’une sécurité fondée sur le droit. Le cadre fondamental des relations internationales reste la Charte et l’Organisation des Nations Unies – l’Union européenne contribue dans une proportion allant jusqu’à 38,9 % au budget onusien. En matière de politique étrangère, toute action unilatérale est considérée comme illégitime et contreproductive. Le multilatéralisme est une condition de la réussite et non une obligation juridique ou officielle. L’intervention au Kosovo sous l’égide de l’otan était une exception à cette règle. Aucune nation, si puissante soit-elle, ne peut espérer faire face seule aux menaces contemporaines. Simultanément, l’Union européenne reconnaît que le multilatéralisme en lui-même ne peut garantir une réponse efficace : il faut que les États membres bâtissent ensemble des instruments collectifs et qu’ils fassent preuve d’une volonté collective d’y avoir recours (Conseil de l’ue 2004). Le document Solana faisait d’ailleurs référence, de façon implicite mais manifeste, d’une part à l’invasion de l’Irak par les États-Unis – exemple de ce qu’il ne faut pas faire en matière de politique internationale – et, d’autre part, au précédent du Kosovo – exemple à suivre. En faisant de la légitimité internationale une condition de ses interventions, l’Union européenne compte sur la bonne volonté des États membres et sur la collaboration de pays moins fiables recherchant leur propre intérêt ou poursuivant des objectifs spécifiques. De fait, pour le Conseil de sécurité des Nations Unies comme pour d’autres instances, l’Union européenne ne peut désormais plus se passer de la collaboration des grandes puissances que constituent Moscou et Beijing si elle souhaite atteindre ses objectifs. Cet impératif diplomatique représente un véritable défi pour l’ue, dont les 27 membres ne partagent pas toujours les mêmes intérêts vis-à-vis de ces pays. Condition de l’action, le multilatéralisme peut ainsi rapidement devenir un alibi justifiant l’inaction. Cette impasse classique en politique internationale est particulièrement douloureuse pour l’ue. En outre, compte tenu de la présence de deux membres de l’ue au Conseil de sécurité, la coordination entre Paris et Londres est devenue une condition nécessaire et déterminante, de même que la participation de Berlin, comme nous l’ont montré les démarches diplomatiques entreprises auprès de l’Iran. Cependant, la pesd ne s’appuie guère sur un multilatéralisme efficace. On pourrait même avancer, en ce qui a trait à la pesd, que l’« autonomie » revendiquée avec une telle insistance depuis les accords de Saint-Malo montre clairement que l’Union préfère agir seule. La pesd relevait justement d’une tentative d’émancipation à l’égard des politiques de l’otan en matière de défense et de sécurité, et sa volonté explicite d’agir en toute autonomie, c’est-à-dire sans les États-Unis, est un facteur déterminant de sa création et de son développement. De fait, les accords de Berlin Plus, signés au printemps 2003, constituent une condition de l’engagement de l’Europe et de sa contribution à la sécurité dans les Balkans d’abord, puis en Afrique. Parallèlement, cette autonomie revendiquée est étroitement associée à la question de la légitimité internationale, et en particulier à l’approbation du Conseil de sécurité de l’Union européenne. Même si le document énonçant la stratégie européenne de sécurité évite soigneusement le mot « mandat », en pratique toutes les missions européennes, civiles ou militaires, répondent à un mandat des Nations Unies. Cet état de fait a eu de graves conséquences, en particulier au Kosovo où le Conseil de sécurité des Nations Unies est divisé sur la question de l’indépendance, et l’approche légaliste a permis à la Russie de pratiquer la méthode classique du diviser-pour-régner, d’autant plus efficacement que les États-Unis eux-mêmes n’ont pas réussi à s’entendre sur cette question.

Quant aux instruments à envisager, l’accord sur les groupements tactiques de février 2004 entre Londres, Paris et Berlin mentionnait que les missions éventuelles de l’Union européenne répondraient « explicitement mais non exclusivement » à un mandat des Nations Unies (eu iss 2005). Dans le climat post-irakien d’aujourd’hui, il demeure hautement improbable qu’une opération de la pesd puisse avoir lieu sans mandat onusien. Et même là où une résolution de l’onu existe, le mandat souvent vague et ambigu qui en découle n’offre pas de balises claires pour ces missions. Depuis la présidence irlandaise de 2004, le lien entre le Département des opérations du maintien de la paix réorganisé et les forces de la pesd a été renforcé. Cependant, ce partenariat privilégié souffre des contrecoups de l’expérience traumatisante qu’ont constitué des chaînes de commande multiples et conflictuelles en Bosnie, expérience qui a laissé des souvenirs amers dans certains États membres. La scène africaine, qui constitue le lieu d’élection des opérations militaires de la pesd, continuera de mobiliser l’Union européenne, les Nations Unies et l’Union africaine (Giegerich et Wallace 2004).

II – Le libéralisme européen et ses limites

Au-delà du document Solana, l’essentiel de la politique étrangère et des opérations externes de l’Union européenne, qu’elles concernent le voisinage ou les droits humains, s’inspire également d’une philosophie libérale internationaliste. En matière de politique internationale, l’internationalisme libéral a toujours été plus une vision qu’un programme, une aspiration sélective et donc injuste plutôt qu’une nécessité permanente (Hoffmann 1995) et il demeure ambivalent quant à l’utilisation juste de la force, ambigu quant à la possibilité d’interventions humanitaires, vague quant au degré d’engagement requis moralement et relativement impuissant – et silencieux – devant les effets dévastateurs du nationalisme, du tribalisme, de l’ethnicité et de l’extrémisme religieux. Si l’on ajoute la misère humaine à la fragilité et à l’incertitude de ces valeurs libérales, le fiasco en Irak a empoisonné le puits de l’internationalisme libéral. En effet, parce que l’intervention irakienne a été entreprise notamment sous le prétexte de motifs humanitaires, elle a jeté une lourde chape de soupçon sur la sincérité et le désintéressement de l’engagement européen à l’égard des droits de la personne, de la démocratie et de la sécurité collective[2]. Cependant, au-delà de ce conflit tragique, on assiste en Europe à une véritable crise de l’internationalisme libéral, crise qui révèle à bien des égards les travers du « wilsonianisme botté » américain. Certains prétendront que cette crise est inhérente aux balbutiements d’une pesd encore jeune et immature et ils n’auront pas tort. D’autres ajouteront que, comparativement à d’autres puissances, l’Europe peut s’enorgueillir d’un palmarès libéral relativement décent et honorable. Néanmoins, plusieurs de ses détracteurs ont une perception radicalement différente et considèrent que la politique étrangère et de sécurité européenne est remplie de mots vides et de promesses creuses, qu’elle refuse d’engager les ressources et les moyens nécessaires pour protéger les droits de la personne et qu’elle protège des intérêts stratégiques aussi froidement et cyniquement que n’importe quel autre acteur en politique internationale. Le fossé entre la foi qu’accorde Bruxelles au rôle de l’Europe et les perceptions étrangères de ce même rôle ne cesse de se creuser, minant la crédibilité de l’Union européenne. Dans ce qui suit, nous soutenons que la crise actuelle de l’internationalisme libéral européen ne relève pas d’une maladie infantile passagère du libéralisme européen, mais bien d’une faiblesse grave et tenace, dont trois aspects retiendront notre attention : le mantra de la bonne gouvernance, la foi erronée dans les institutions de sécurité et l’inefficacité de la politique sur les droits de la personne. Pour chacune de ces caractéristiques inhérentes à l’internationalisme européen, le fossé entre la rhétorique et l’action, ou, pour le dire autrement, entre les responsabilités et les engagements, menace la crédibilité de l’Europe en tant qu’acteur éthique.

Tout d’abord, l’Europe insiste, plus qu’aucun autre acteur, sur l’importance d’une bonne gouvernance en tant qu’objectif valable en lui-même et pour la pacification des relations internationales. Comme le soutient le document Solana, « [l]a qualité de la société internationale dépend de la qualité des gouvernements qui en sont les fondements. La meilleure protection pour notre sécurité est un monde fait d’États démocratiques bien gouvernés. Propager la bonne gouvernance, soutenir les réformes sociales et politiques, lutter contre la corruption et l’abus de pouvoir, instaurer l’État de droit et protéger les droits de l’homme : ce sont là les meilleurs moyens de renforcer l’ordre international[3] » (Conseil de l’ue 2003 : 9). L’importance accordée à la gouvernance constitue l’expression directe de l’idée et de l’idéal kantiens d’une paix démocratique. Pour des tenants du libéralisme classique comme Locke et Kant, la paix internationale constituait une perspective raisonnable et possible pour les démocraties libérales parce que des citoyens éclairés finiraient par se rendre compte de la futilité des guerres et des coûts qu’elles engendrent, et par faire entendre raison à leur propre gouvernement. Ce mécanisme de prudence – ni parfait ni définitif – n’est possible qu’au sein de régimes libéraux qui imposent des limites aux pouvoirs des dirigeants en vertu de processus constitutionnels et électoraux[4]. À la longue, une bonne gouvernance finirait par aboutir à l’établissement d’une communauté de nations pacifiques, une communauté de sécurité au sein de laquelle les membres n’auraient plus recours à la force pour régler les conflits. L’Union européenne est bien sûr l’incarnation la plus aboutie d’une telle communauté et entend propager ce modèle, en particulier dans son propre voisinage. Même si la sécurité, la stabilité et d’autres considérations d’ordre intérieur ont toujours exercé un poids important dans la politique étrangère de l’Europe à l’égard de ses voisins, la promotion des valeurs démocratiques et libérales demeure en effet le point nodal de cette politique, à tel point que la commissaire Ferrero-Waldner (2006) a parlé de celle-ci comme de l’outil de démocratisation le plus nouveau de l’ue (citée dans Barré et Johansson-Noguès 2008 : 87). En pratique, toutefois, les politiques européennes insistent plus sur l’édification d’État (ou state-building) que sur la promotion de la démocratie. L’Union européenne n’accorde pas suffisamment d’attention ou d’appui à la société civile, aux organisations civiques, aux partis d’opposition ou aux ong. Qui plus est, l’agenda démocratique, lorsqu’il existe, compte sur les régimes existants, dont certains sont vigoureusement autoritaires, pour mettre en oeuvre des réformes libérales, sans qu’aucune mesure réelle n’incite ces gouvernements à se conformer aux règles démocratiques et humanitaires. En somme, l’approche préconisée par l’Union européenne privilégie l’ordre plutôt que les réformes, la stabilité plutôt que la démocratie et le statu quo plutôt que le changement. Pour les voisins de l’Europe qui n’aspirent pas à en faire partie, les récentes révolutions démocratiques n’ont guère été soutenues par l’Union européenne. Au contraire, celle-ci a été, au mieux, « légèrement en retrait du jeu, accueillant les résultats tout en veillant scrupuleusement à ne pas les encourager » (Emerson et al. 2005 : 215).

Plusieurs raisons peuvent expliquer ces tendances. Premièrement, la machine bureaucratique européenne est plus efficace quand il s’agit d’édifier des institutions intérieures, comme le montre le processus d’élargissement de l’Union européenne[5]. Deuxièmement, dans la politique de voisinage, la question de la sécurité a pris le pas sur la question démocratique. Bien sûr, des motifs stratégiques légitimes expliquent cet état de fait : depuis le fameux 11 septembre, la souveraineté de l’État (ou l’échec de cette souveraineté), c’est-à-dire le monopole du recours intérieur et légitime à la force (ou l’éclatement de ce monopole), est devenue un problème stratégique international. Ce qui se passe au sein d’un État compte autant que ce qui se passe entre deux États, comme nous le rappellent le Pakistan ou l’Afghanistan. Promouvoir l’efficacité de l’appareil d’État tout comme son caractère libéral est désormais un impératif stratégique[6]. Il est dans l’intérêt de l’Europe, par exemple, que le Maroc mette en place un système policier efficace pour surveiller l’extrémisme radical et gérer une démocratie pluraliste. Si ces deux dimensions ont une incidence stratégique, l’Union européenne a tendance à favoriser la première au détriment de la seconde. Les missions de la pesd reflètent cette priorité. Troisièmement, au-delà de cette politique de voisinage, le programme d’action de l’Europe est souvent limité et ne concerne essentiellement que le court terme. Comme l’a souligné l’organisme Human Rights Watch, « Washington et les gouvernements européens semblent prêts à accepter les élections les plus contestables, pourvu que le “vainqueur” soit un allié stratégique ou commercial » ; de l’opinion de cet organisme, le respect des droits électoraux semble moins compter que l’orientation politique de pays qui se posent en démocrates (Roth 2008). En dépit d’un budget d’un million d’euros qui sera consacré à la démocratie et aux droits humains au cours des six prochaines années, l’internationalisme européen libéral est largement plus westphalien que ce que la terminologie postmoderne est prête à admettre.

Une seconde caractéristique de l’internationalisme libéral européen est la foi bien ancrée de l’Union européenne dans ses institutions internationales. Raisonnablement efficace elle-même – si l’on écarte les crises récurrentes de légitimité auxquelles Bruxelles doit régulièrement faire face –, l’Union européenne cherche à exporter son modèle. Pourtant, il serait étonnant que d’autres régions du monde puissent imiter son expérience. Cette foi bien ancrée dans les institutions se heurte à de sérieux problèmes conceptuels et pourrait bien mener à l’échec. Sur le plan stratégique, la nature des menaces contemporaines ne permet pas de conclure au renforcement du rôle des institutions de sécurité. Le terrorisme a beau être un phénomène mondial, chaque pays développe ses propres politiques antiterroristes en fonction de son modus vivendi national entre l’immigration, les structures de sécurité, la culture, les expériences antérieures et le droit constitutionnel. On constate plus de différences que de points communs dans la manière dont la France et la Grande-Bretagne s’attaquent à l’extrémisme. Et les divergences sont encore plus flagrantes pour ce qui est de la manière dont l’Europe et les États-Unis réagissent aux menaces internationales. Le terrorisme est affaire de sécurité nationale plutôt que d’institutions internationales. Sur le plan de l’intervention humanitaire et de la sécurité collective, on peut douter de la valeur ajoutée des institutions de sécurité. En fait, la dynamique fondamentale de la sécurité collective est elle-même problématique : la défense collective constitue la tâche la plus aisée pour une collectivité, quand chacun de ses membres – pays alliés ou institutions comme l’otan ou la pesd – voit sa survie même menacée. Sa nécessité va de soi lorsque la survie de l’un conditionne la survie de tous. La sécurité collective, en revanche, est plus délicate lorsque la situation ne remet pas véritablement en jeu les intérêts nationaux et qu’il ne s’agit pour l’essentiel que de promouvoir des valeurs et des principes. Dans certains cas, les intérêts stratégiques peuvent même n’être touchés en rien. L’action à privilégier devient alors une question de choix national, et les degrés d’engagement varient d’un pays membre à un autre[7]. Cette disparité a été et demeure extrêmement difficile à gérer. Quitter le royaume de la nécessité pour entrer dans celui de la vertu, comme Machiavel aurait pu l’écrire, conduit les pays membres à faire passer leur politique intérieure avant la politique étrangère et favorise la résurgence de sensibilités et de préférences nationales. Pourtant, la complexité d’une crise de ce type exige un niveau de coopération élevé : un cadre commun et une compréhension partagée de la crise, une approche similaire pour y faire face et une même tolérance à l’égard des risques encourus. Sur le plan tactique, la coopération suppose une stratégie commune, une chaîne de commandement claire, des forces souples mais interopérables. Dans ces conditions, l’unilatéralisme est bien plus fréquent que le multilatéralisme. Il n’est pas surprenant que, dans l’histoire des opérations humanitaires, les plus réussies figurent parmi celles qui ont été menées unilatéralement par un seul État – le Vietnam au Cambodge, l’Inde dans l’est du Pakistan, la Tanzanie en Ouganda, la Grande-Bretagne au Sierra Leone. Certes, les choix sont douloureux. Les motifs et les intentions de l’un des pays membres doivent être vérifiés et endossés par le plus grand nombre. Aussi la prise de décision collective peut-elle mener à la paralysie et à l’inaction[8]. Dans ce cadre, l’institution risque d’être limitée par le plus petit commun dénominateur et, si elle fonctionne de façon consensuelle, elle peut être acculée à l’inaction ou à la coalition de volontés. En pratique sinon en principe, la pesd est devenue une communauté à la carte. L’Union européenne est souvent réduite au drapeau bleu et or dans les opérations qui ne sont « européennes » qu’en apparence et sur le papier. Les situations, et non les institutions, façonnent les choix en matière de politique étrangère.

La troisième caractéristique du libéralisme européen en matière d’affaires mondiales est qu’il met l’accent sur la protection des droits de la personne et sur la sécurité humaine. Nous nous concentrerons sur deux aspects spécifiques de cette question, eux-mêmes étroitement interreliés : d’abord le discours de l’Union européenne sur la « sécurité humaine » ; ensuite le lien que ce discours entretient avec le devoir de protection nouvellement entériné par l’ue. La mission de sécurité humaine, développée à l’origine par les Nations Unies pour la protection des civils en cas de conflits, s’est frayé un chemin jusqu’aux plus hauts échelons de l’Union européenne avec le rapport de Barcelone de septembre 2004, commandé par Solana, qui l’a explicitement associée au processus de la pesd[9]. En termes simples, la sécurité et la protection des personnes constituent le paradigme autour duquel doivent être articulées les opérations internationales. C’est une façon postmoderne de prendre en compte la protection des civils, au-delà des concepts traditionnels comme ceux de frontières nationales, de souveraineté étatique et de guerres entre États. Le rapport de Barcelone affirme que le principe de sécurité humaine doit guider les missions de la pesd. Il suggère de nouvelles façons d’intervenir, parmi lesquelles le recours à une force civilo-militaire ayant pour objectif la protection des populations locales, une sorte de Croix-Rouge armée et bottée. Pour ce faire, il appelle à la création d’une force d’intervention d’environ 15 000 personnes, dont un tiers comprendrait des éléments civils et policiers[10]. La dimension civile, selon les auteurs de ce rapport, fait écho aux dispositions de la pesd, dont les éléments policiers et civils répondaient à l’objectif principal d’Helsinki. Bien entendu, on retrouve une bonne part d’idéalisme dans ce concept de sécurité humaine. Ce dernier présuppose un environnement paisible dans lequel une force civilo-militaire opérerait de façon neutre et bienfaisante. Dans de tels cas, on peut se demander pourquoi les ong ne seraient pas mieux équipées et mieux formées à une telle tâche. Au contraire, dans le cas de conflits complexes – comme c’est souvent le cas –, la dimension agissante de cette force prendrait rapidement le dessus. Ce serait une « guerre civile », mais une guerre néanmoins, nécessitant stratégie et luttes, luttes pour le coeur et l’esprit, mais aussi combats véritables dont l’objectif serait de tuer, voire d’anéantir l’ennemi. Même en cas d’opérations humanitaires – et comme je m’apprête à le montrer surtout dans ces cas –, le recours à la force constitue, sur le plan national, une décision éminemment politique et, sur le plan international, une opération stratégique. En théorie, la sécurité humaine constitue sans doute un concept intéressant, mais en pratique un tel concept ne peut faire fi du contexte géopolitique dans lequel il s’insère.

Le second élément, le devoir de protection, est mieux connu et en tant que tel nécessite une moins longue discussion. À plusieurs égards, ce concept répond au même problème, si ce n’est qu’il l’envisage d’un point de vue totalement opposé, soit à partir des lois internationales et des normes inter-États. En substituant au débat sur le droit d’intervention celui du devoir de protection et en affirmant que ce dernier relève d’abord de la politique intérieure, le Nord et le Sud sont parvenus, en septembre 2005, à un vaste consensus autour des principes qui sous-tendent ce nouveau concept. Considérant que la souveraineté confère des droits internationaux, mais aussi des obligations intérieures, le rapport impute le fardeau de la responsabilité aux gouvernements dont le devoir essentiel et minimal est de protéger leur population. Dans ce cadre, une intervention militaire étrangère ne constitue qu’une réponse de dernier recours, qui ne doit être envisagée que dans des cas extrêmes, dans des situations impliquant ou pouvant impliquer des tueries massives, des opérations de « purification ethnique » et autres atrocités du même type (Evans 2007), lorsqu’il s’avère impossible d’y mettre fin autrement que par le recours à la force. Néanmoins, la décision d’intervenir dans les affaires intérieures d’un État doit faire l’objet d’un examen prudent et s’appuyer sur des critères extrêmement rigoureux : le sérieux de la menace, l’objectif de l’intervention, la proportionnalité de la réponse et l’équilibre des conséquences. À cet égard, l’adoption du concept de devoir de protection par les Nations Unies en 2005, concept auquel a clairement souscrit l’Europe, a constitué une victoire notable, en particulier dans le contexte irakien. La prévention des génocides et des crimes contre l’humanité est sans conteste l’un des principaux consensus auxquels est parvenue l’Europe quant à son rôle dans le monde, et pourtant les événements du Darfour jettent sur ce concept un éclairage bien différent et plutôt décourageant. La pesd même existe en raison de l’échec de l’Europe à prévenir Srebrenica, le pire massacre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La protection des droits de la personne et la sécurité humaine auraient dû être la principale raison et le principe organisateur de son élaboration. Comme nous le verrons plus loin, cela n’a pas été le cas.

III – L’illusion de la puissance douce

Une politique de sécurité axée sur la promotion de la démocratie, le renforcement d’institutions internationales et la protection des droits de la personne s’accompagne immanquablement d’impasses morales et stratégiques, de mises en oeuvre complexes et insatisfaisantes, de conséquences inattendues et de dommages collatéraux. Une telle politique exige un difficile équilibre entre fin et moyens, intérêts stratégiques et motifs altruistes, légitimité et efficacité. Le choix qui est fait des opérations à mener révèle souvent des iniquités dans la manière de considérer les choses, si ce n’est une hypocrisie manifeste. Les mesures prises se limitent parfois aux effets plutôt que de s’attaquer aux causes, ce qui du coup alimente les violations des droits de la personne au lieu d’y mettre fin. Ces difficultés sont inhérentes à l’internationalisme libéral même. Néanmoins, la politique de sécurité de l’Union européenne comporte certaines faiblesses qui lui sont propres. Loin d’être bénignes, ces faiblesses devront être corrigées dans un avenir très proche si l’Europe souhaite conserver un peu de son capital éthique, déjà fortement miné à l’international.

Globalement, les faiblesses de la politique de sécurité européenne résultent d’une confusion récurrente des enjeux et d’un fossé toujours plus grand entre ses objectifs, mal définis, et les moyens qu’ils nécessitent, très limités. En bref, à la question de la responsabilité se greffe une crise de l’engagement. Bien entendu, ces deux problèmes sont liés et s’alimentent l’un l’autre, mais leur intrication est bien plus complexe et va au-delà de la simple faiblesse militaire qui, selon Robert Kagan, influencerait – sinon prédéterminerait – les décisions en matière de politique extérieure (Kagan 2003). La relative impuissance militaire de l’Europe semble plus un symptôme qu’une cause. Après tout, près de dix ans se sont écoulés depuis l’acte fondateur de Saint-Malo, mais aucune véritable mesure visant à corriger les insuffisances de capacité n’a été prise ou encore moins n’a porté fruit. Même si certains pays européens ont en effet augmenté les ressources militaires consenties à l’Europe, celle-ci, dans sa globalité, n’atteint toujours pas son « poids » économique. Le problème est plus profond : l’Union européenne s’y refuse, et c’est pourquoi elle s’est dotée d’un instrument militaire relativement modeste. Aussi la nécessaire corrélation entre fin et moyens commence-t-elle, sans surprise, par la première plutôt que par les seconds, par une stratégie d’ensemble plutôt que par des moyens tactiques ou, selon le vocabulaire consacré, par une politique étrangère et de sécurité commune plutôt que par une politique européenne de sécurité et de défense. Comme le souligne Robert Cooper, « l’Europe pourrait avoir choisi d’écarter une politique de puissance en raison de sa faiblesse militaire, mais il est également vrai qu’elle est faible militairement parce qu’elle a choisi d’abandonner la politique de la force armée » (Cooper 2003 : 159). Responsabilité et engagement sont donc interreliés, et le manque d’effectifs tend, comme nous allons le montrer, à dicter le type de missions militaires que les dirigeants européens sont prêts à entreprendre.

Le libéralisme européen est fondé sur une sensibilité aiguë à la mondialisation, qui fait que des désordres dans une région éloignée du monde peuvent avoir un impact direct sur l’Europe. En ce sens, celle-ci fait preuve d’un internationalisme véritablement wilsonien en cherchant à déployer une diplomatie proactive et préventive susceptible d’empêcher que les aspects plus négatifs de la mondialisation se répercutent sur son territoire. La stratégie européenne de sécurité ne définit aucune frontière géographique qui viserait à limiter le rôle de l’Europe ; au contraire, elle insiste sur les problèmes d’ordre international plutôt que sur les questions régionales. Trois types de régimes peuvent être distingués. Comme toute classification, ces trois catégories relèvent davantage de types idéals que de cas empiriques. Dans le monde complexe où nous vivons, elles tendent à se fondre les unes aux autres et appartiennent à un continuum plutôt qu’à l’une ou l’autre de ces catégories. Le premier type de régime est constitué d’États modernes, mais non libéraux, qui souhaitent et peuvent devenir postmodernes. Dans ces pays, l’Europe est un modèle et une inspiration et ses actions portent de nombreux fruits. Bien sûr, les progrès n’y sont pas linéaires, les reculs sont nombreux et le processus est progressif et fragile, comme nous le voyons actuellement en Bosnie. Les missions de la pesd dans ces pays sont conformes à celles de la Commission européenne et visent le maintien de l’ordre, la formation et la primauté du droit. Sécurité et défense n’existent que de nom. Dans le deuxième type de régime entrent les États non libéraux qui n’entendent pas mettre en oeuvre de réforme ; c’est le cas de la plupart des régimes autoritaires qui entourent l’Europe à l’est et au sud. Dans ces pays, hélas nombreux, le libéralisme européen est beaucoup moins efficace. Comme nous l’avons déjà souligné, l’Union européenne a tendance à considérer ces régimes comme faisant partie de la solution plutôt que du problème ; il est logique, sur le plan stratégique, de ne pas imposer la démocratie à la pointe du fusil, mais la stabilité a un coût humanitaire que l’Europe semble trop souvent prête à payer. Dans la troisième catégorie figurent les pays prémodernes qui ont besoin de passer à la modernité. Dans ces pays, l’État est inexistant et un gouvernement artificiel et souvent illégitime n’en contrôle ni le territoire ni la population. Différents groupes armés – milices agissant au nom d’un groupe ethnique, troupes privées défendant une minorité opprimée ou dominante ou gangs criminalisés cherchant leur propre intérêt – exercent diverses formes de violence. La Somalie est un exemple parfait de ce monde hobbesien où l’autorité centrale a tout sauf disparu.

Il n’est pas surprenant que ce soit dans les deux dernières catégories que tendent à survenir les assassinats de masse, les génocides et les crimes contre l’humanité. C’est aussi dans ces pays-là, malheureusement, que l’Europe est la moins efficace. Cette dernière y joue un rôle limité : négociation d’un cessez-le-feu, déclenchement d’un processus politique de réconciliation ou établissement des conditions rendant possibles des élections. Derrière ces interventions réside l’idée de base ou, selon les termes employés par Solana, la prémisse, voulant que, quel que soit le conflit, une négociation soit toujours possible (J. Solana cité dans Barros-Garcia 2007). Mais ces initiatives louables ne suffisent pas à faire cesser ou du moins à limiter les assassinats de masse. Pour y parvenir, une politique humanitaire efficace doit s’appuyer sur des vertus que l’Europe semble extrêmement réticente à cultiver. Tout d’abord, en cas de violation massive des droits de la personne par un régime non libéral mais efficace, comme cela s’est produit dans les Balkans, la première tâche est d’identifier la source de ces violations et d’agir en conséquence. Durant la guerre bosniaque, le fait que Milosévitch était la cause de la crise humanitaire plutôt que la solution à cette crise n’a pas été reconnu assez rapidement. Sous un vernis de neutralité, l’opération humanitaire s’est traduite en réalité par une collusion avec le gouvernement délinquant plutôt que par la défense de ceux et celles qui en étaient victimes. La neutralité a rendu l’intervention humanitaire inefficace et contreproductive ; elle n’a pas résolu la cause des souffrances endurées par la population ; elle n’a pas prévenu Srebrenica ; et elle a eu l’effet pervers d’encourager les combats au lieu d’y mettre un terme. Prendre parti, à savoir prendre Milosévitch pour ce qu’il était – un criminel de guerre – et non pour ce qu’il ne pouvait pas être – un négociateur de paix – a fini par constituer une condition nécessaire à la résolution du conflit. La guerre en Bosnie a pris fin lorsque la communauté internationale a pris des mesures contre la Serbie. L’Union européenne aurait dû tirer profit de cette leçon fondamentale, mais ses tentatives diplomatiques et les mesures minimales qu’elle a prises au Darfour montrent que cela n’a pas été le cas. Elle tient encore le régime soudanais pour une partie de la solution, alors qu’il lui faudrait reconnaître son rôle déterminant dans les assassinats de masse. À l’été 2004 s’est présentée l’occasion de changer le cours des choses, de prévenir véritablement le génocide ne serait-ce qu’en assurant la protection et la défense des camps de réfugiés. Pour sauvegarder un accord de paix fragile entre le nord et le sud du Soudan, l’ordre a pris le pas sur la justice. Aujourd’hui, la situation a empiré – désordre et injustice sont plus que jamais intriqués, des violations des droits de la personne sont commises par les deux parties, la violence endémique est plus anarchique que jamais, atteignant des niveaux prémodernes, et la généralisation des agressions contre les réfugiés déstabilise les pays voisins.

Dans des situations de ce type, les opérations humanitaires sont bien sûr délicates : elles doivent être vigoureuses pour créer des zones tampons où la population peut obtenir du secours ; la défense de ces zones et la punition des contrevenants supposent la mobilisation d’un grand nombre de soldats ; ces opérations doivent s’étaler sur une longue période pour permettre la reconstruction et la réconciliation. Elles peuvent provoquer des insurrections, porter l’intensité des conflits à des sommets et entraîner des victimes parmi la population locale. En bref, elles sont risquées et dangereuses. Dans le contexte actuel, les dirigeants et l’opinion publique européenne ne sont pas prêts à endosser de tels risques. À quelques exceptions près, l’Europe a peu ou prou développé une culture très frileuse à cet égard. Si l’on en croit les sondages, une majorité importante de citoyens considèrent que le recours à la force est contreproductif et refuse d’envisager des situations pouvant justifier la prise de risque et les accidents qui en découlent[11]. Cette opinion se retrouve jusqu’aux échelons les plus hauts. Lorsqu’on demande à des hauts fonctionnaires européens quand et où les troupes européennes doivent être déployées, la réponse la plus fréquente se résume souvent en quelques mots : « Là où elles réussiront[12]. » Les missions sont ainsi conçues de manière à préserver leur force de frappe et non dans le but de changer le cours des choses. La protection des instruments devient l’objectif de la mission, tandis que la sécurité de la population et l’aide humanitaire deviennent secondaires. Une doctrine de guerre sans victime similaire à celle qui prévalait sous l’administration Clinton oriente désormais la plus grande part des règles implicites de la pesd. Pourtant, une telle doctrine vient à l’encontre de l’esprit même d’une véritable intervention humanitaire. Par ailleurs, cette réticence à l’égard du risque est confortée par des oppositions nationales qui rendent hasardeuse, sinon impossible, l’action collective. Comme le montre le débat entourant l’Afghanistan, un partage inégal et injuste des tâches pourrait finir par miner la solidarité et entacher la crédibilité même de l’Union européenne. Ce qui est vrai pour l’otan l’est également pour la pesd : s’arroger des passe-droits constitue une tendance dangereuse en matière de défense collective ; c’est encore plus vrai quand il s’agit de sécurité collective.

Le coeur du problème de l’Europe consiste donc à évaluer les enjeux dans les pays où se produisent des assassinats de masse ou des crimes contre l’humanité. Dans de telles situations, l’Europe s’avère incapable de se doter d’un cadre stratégique efficace et de prévoir les répercussions possibles de ses choix. Toujours réticente à utiliser la coercition, elle entretient parallèlement une confiance démesurée dans le pouvoir de la négociation. Nous ne prétendons pas que le recours à la force soit une panacée, tant s’en faut. Dans la troisième catégorie de régimes décrite plus haut, chaque cas empirique est unique, mais tous ces régimes partagent certaines caractéristiques communes, à savoir la complexité, l’ambiguïté, l’incertitude et l’instabilité[13]. Le recours à la force lors d’opérations humanitaires complexes n’est qu’un aspect d’une stratégie plus vaste qui doit commencer par un processus politique. La force militaire ne peut assurer que des fonctions limitées – amélioration, restriction, dissuasion, contrainte et destruction. Son « utilité » en tant que force a peut-être changé, mais dans les cas de nettoyage ethnique comme en Bosnie ou au Rwanda, ou dans une situation chaotique où l’on assiste à la déliquescence de l’État, comme c’est le cas au Congo ou en Somalie, il est parfois indispensable de recourir à la force pour mettre un terme à la souffrance[14]. En somme, le problème de l’Union européenne réside dans la mentalité, l’éthos et, ultimement, la responsabilité qu’elle se donne. Comme l’affirme Michael Ignatieff, l’un des principaux maîtres d’oeuvre de la notion de devoir de protection, « une stratégie d’intervention qui prend parti, utilise la force et veille au grain lors de la reconstruction est très différente d’une stratégie qui s’appuierait sur la neutralité, la protection des personnes et les mesures de retrait » (Ignatieff 2002 : 121)[15]. La stratégie de sécurité de l’Europe suppose le développement d’une culture stratégique qui permette « une intervention précoce, rapide et musclée, si nécessaire ». Pourtant, à quelques exceptions près, la culture stratégique qui prédomine actuellement en Europe favorise les opérations minimales à faible risque, autrement dit une forme d’intervention humanitaire dépassée.

La seconde tare de l’Europe est hélas très bien connue et remonte à plus de dix ans. Il s’agit de l’insuffisance et des lacunes de son corps d’armée. L’écart entre les ressources que nécessite un internationalisme libéral efficace et les moyens réels dont l’Union européenne dispose force l’inquiétude. Conséquence de la désaffection et de la timidité européennes à l’égard du pouvoir de contraindre, les ressources, les dépenses et les investissements en matière de sécurité restent globalement insuffisants. Bien entendu, au plan national, le tableau est contrasté. Certains pays membres ont hérité d’une longue tradition d’opérations militaires à l’étranger, notamment la France et le Royaume-Uni, acteurs fondateurs et déterminants de la pesd. Mais les conditions se sont détériorées pour ces deux pays par rapport à 1999. Le Royaume-Uni a été lourdement impliqué en Irak et dispose encore du plus important contingent militaire en Afghanistan après les États-Unis. Ces années de guerre intense – la province d’Helmand a été le théâtre des combats les plus meurtriers depuis la guerre de Corée – ont laissé l’armée britannique dans une situation difficile. Le niveau actuel des dépenses – bien qu’il soit, en termes relatifs, le plus élevé des pays européens – ne suffit pas à améliorer ni même à maintenir le parc d’équipement requis dans des opérations complexes. La France doit faire face à un problème différent : une partie considérable de son budget militaire est consacrée à la dissuasion dont elle fait sa carte maîtresse et aux instruments militaires parmi les plus perfectionnés, notamment aux technologies de guerre en réseau. N’ayant pas investi suffisamment dans l’équipement de base, Paris n’est guère outillé pour les opérations expéditionnaires. Malgré cela, ces deux nations représentent la majeure partie de la force de réserve dont pourrait disposer l’Union européenne. Mais les engagements nationaux, dans le cadre de l’otan pour l’Afghanistan ou de l’Union européenne pour le Liban, ont sensiblement hypothéqué ces ressources potentielles. D’autres pays d’importance intermédiaire ont investi massivement pour améliorer leur capacité militaire, en particulier les Pays-Bas, l’Allemagne et la Suède. Hélas, d’autres encore cherchent à éviter tout investissement. Les inconvénients d’une telle situation sont bien connus : un nombre excessif de conscrits non déployables, des ressources cruciales insuffisantes – surtout en matière de transport stratégique, de commandement, de contrôle, de communication et de systèmes de renseignement ; et la multiplication onéreuse d’hôpitaux de campagne qui ne compense pas le sous-investissement dans la recherche et le développement. Malgré les sommes substantielles que l’Europe a consacrées à la défense, les résultats demeurent maigres en regard des montants investis. Le tableau global qui en résulte est plutôt sombre : seule une fraction – entre cinq et dix pour cent – des quelque deux millions d’hommes en uniforme des États membres de l’Union européenne est réellement opérationnelle[16]. Comme le reconnaît Solana, « il ne fait aucun doute que nous sommes en voie de nous heurter au manque de ressources militaires annoncé dans l’Objectif global 2010 ou dans l’Objectif global civil 2008 ». Bref, une chose est sûre : l’Union européenne a encore beaucoup à faire pour s’affirmer comme une puissance militaire[17] (Solana 2007).

À l’échelle européenne, quelques progrès ont été enregistrés, notamment la mise sur pied des groupements tactiques qui ont tant fait parler d’eux, mais qui n’ont encore jamais été mis à contribution. Ce concept de groupements tactiques découle directement de l’opération Artémis, qui s’est déroulée en juillet et en août 2003. Cette opération a constitué une étape importante du processus de la pesd. Elle a montré que les Européens étaient capables d’agir de concert, moyennant un court préavis, et ce, de manière efficace. À la suite d’une demande du secrétaire général de l’Union européenne Kofi Annan à l’effet d’établir une coalition pour restaurer l’ordre dans la région d’Ituri, au Congo, afin de permettre le retour d’un contingent européen, Artemis a constitué une mission relais de l’Union européenne, mission fondée sur l’intervention et le retrait éclair d’un corps expéditionnaire. Cette mesure ponctuelle d’urgence s’inscrivait dans un objectif plus large, à savoir le renforcement du processus de paix dans un pays ravagé par près de vingt ans de guerre. Elle s’est déroulée dans un contexte relativement risqué où les hauts responsables de l’armée estimaient très probables les pertes de vies humaines. Dans l’ensemble, cette mission a été un succès, même si à maints égards le manque de ressources y était déjà flagrant, notamment l’absence d’une réserve stratégique (onu 2004 ; Ulriksen et al. 2004). De cette victoire est née l’idée des groupements tactiques, corps d’armée plus modestes mais plus souples composés de 1 500 à 2 000 soldats, qui permettraient d’accélérer la vitesse d’intervention européenne en cas de nécessité. Cette nouvelle approche a plus tard été intégrée dans le nouvel Objectif global 2010 : disposer de deux groupements tactiques de réserve, avec un système de mise en alerte par rotation tous les six mois. Cette dernière caractéristique – une force de réserve – est un progrès considérable si l’on compare à l’objectif principal d’Helsinki, qui consistait uniquement en un catalogue de forces non identifiées. En même temps, néanmoins, l’effectif militaire d’ensemble a diminué de façon significative, passant de 60 000 soldats à environ 25 000 en comptant tous les groupements tactiques. Ce que l’Europe a gagné en qualité, elle l’a perdu en quantité. Un groupement tactique est l’unité militaire la plus petite apte à mener des opérations autonomes[18]. En général, il est constitué d’un régiment renforcé par des éléments d’appui tactique et de soutien logistique. Il comprend donc de 1 500 à 2 000 soldats, ce qui fait monter le nombre de soldats de réserve (auxquels l’Union européenne peut faire appel pourvu que les pays contributeurs y consentent) à moins de 5 000. Comme la plupart de ces groupements tactiques sont multinationaux, il est en réalité difficile d’obtenir le feu vert nécessaire à leur mise en branle[19]. Sans remédier aux faiblesses récurrentes du catalogue actuel de l’ue, l’objectif principal de 2010 a fait de nécessité vertu, mais seul un petit nombre d’unités militaires ont un impact stratégique important.

Tout d’abord, la transformation radicale des affaires militaires qu’a occasionnée le fractionnement par Rumsfeld de l’armée étasunienne en des unités plus petites et plus manoeuvrables a montré ses limites. La guerre en Irak a révélé l’efficacité tactique d’une telle structure, mais aussi son inutilité dans les tâches de stabilisation et de reconstruction. Même s’il est toujours hasardeux de tirer des leçons à partir d’un seul cas, il semble qu’émerge dans le domaine militaire une « contre-révolution » qui souligne les limites de la technologie et préconise plutôt l’accroissement des compétences et du nombre de soldats[20]. En second lieu, étant donné l’éventail très large qu’entend couvrir la pesd de Petersberg et les dimensions de son territoire de prédilection – l’Afrique –, la stratégie qui consiste à faire intervenir les troupes de façon rapide et ponctuelle et à les retirer tout aussi vite, puis à transférer les responsabilités aux Nations Unies ou à l’Union africaine, présente de nombreux points faibles : l’envoi et la pénétration des troupes pourraient n’être pas si rapides, en particulier avec les leviers tactiques actuels ; le retrait des troupes pourrait s’étirer sur plusieurs mois ; et l’Union africaine pourrait ne pas être en mesure de fournir suffisamment de soldats de maintien de la paix par la suite. Cette situation conduit au troisième problème. L’Europe dispose d’un ensemble de forces censées remplir une grande diversité de fonctions, dont certaines sont implicitement spécialisées, comme les opérations très pointues dévolues aux groupements tactiques ou les mesures de stabilisation assurées par la gendarmerie. En pratique, toutefois, en raison de leur effectif restreint, les forces déployées se voient souvent demander d’échanger leurs casques contre des bérets. En quatrième lieu, le petit nombre de troupes disponibles a des répercussions très lourdes sur la planification en contexte de pénurie, et la levée de troupes supplémentaires s’avère ardue et lente. Il aura fallu six mois pour mettre sur pied les forces relativement modestes chargées de la surveillance des élections au Congo en 2006, et la mission en cours au Tchad en a nécessité plus de huit. Dans ces circonstances, la rapidité de réaction qui constitue l’un des objectifs clés de la stratégie européenne de sécurité et de l’Objectif global 2010 semble de plus en plus hors d’ordre. En cinquième lieu, la modestie des troupes a des conséquences sur le terrain. En effet, une fois que ces troupes sont déployées, la priorité du commandement est d’assurer leur protection. Dans un contexte relativement paisible, cette tâche peut ne pas être exigeante, mais en zone dangereuse elle peut absorber une portion importante du contingent, réduisant ainsi les ressources disponibles pour remplir les objectifs de la mission. De plus, certaines fonctions essentielles sont difficiles à remplir et à maintenir avec seulement quelques centaines de soldats. La dissuasion est bien sûr encore plus délicate, en particulier en face d’un adversaire résolu. À tout le moins, elle suppose que l’Union européenne puisse concentrer ses forces et soit déterminée à les utiliser[21]. La menace est plus susceptible de réussir, mais son efficacité dépend du degré de détermination de l’ennemi, qui peut juger non négociable l’enjeu du conflit[22]. Le recours à des petits contingents en signe d’avertissement peut conduire à une escalade qui exigerait de nouveaux engagements et le recours à des troupes de réserve. Tout comme c’est le cas avec les représailles et la coercition, tout dépend de la nature et des dimensions du territoire, ainsi que du type d’armée de l’adversaire et de sa propre stratégie. Dans ce territoire de prédilection que constitue l’Afrique – si l’on en juge par les récentes opérations militaires de l’Union européenne –, le moins que l’on puisse dire, c’est que des troupes peu nombreuses ne peuvent assurer qu’une fraction de leur mission pendant une courte période. L’aversion actuelle de l’Europe pour la prise de risques et le manque de troupes déployables conduisent à une contradiction stratégique et humanitaire : les missions sont calibrées en fonction des moyens disponibles et non en fonction des objectifs déclarés.

Conclusion : des forces « pour le meilleur » ?

Sur le terrain, les missions entreprises en vertu de la pesd reflètent ces lacunes. L’opération actuelle au Tchad illustre à merveille la tendance de l’Europe à éviter ses responsabilités, ses réticences à recourir à la force et sa myopie tactique. Au printemps dernier, Bernard Kouchner, ministre français des Affaires étrangères, déclarait qu’il fallait faire quelque chose pour régler la situation humanitaire au Darfour. Dans un premier temps, on entendait créer des corridors humanitaires où les forces européennes de maintien de la paix et des travailleurs humanitaires pourraient protéger les réfugiés au Darfour et leur porter assistance. Bien entendu, le gouvernement soudanais d’Al-Bashir, craignant une ingérence occidentale subreptice, s’y est opposé. Un plan B a donc été mis en place : aide et protection seraient assurées à la frontière du Soudan et du Tchad, où les conditions de vie et la sécurité de 460 000 personnes déplacées au Darfour se détérioraient. On cherchait alors plus à gérer le conflit qu’à le résoudre. Malgré les limites de cet objectif, l’initiative était louable même si, en vertu du devoir de protection, il aurait fallu l’entreprendre quatre années plus tôt. Dans un sens, la décision de remédier au problème tchadien est une conséquence de l’inaction de 2004. Depuis, la situation a empiré et les zones perturbées se sont étendues, déstabilisant les voisins, en particulier le Tchad.

D’un point de vue politique, cette mission a suivi un schéma postmoderne européen. En vertu d’un mandat des Nations Unies, entériné le 25 septembre 2007, l’opération militaire de l’Union européenne eufor devait protéger les réfugiés, les personnes déplacées et les civils en danger ; faciliter l’aide humanitaire ; et appuyer le travail des Nations Unies dans cette région, notamment celui de la force hybride Nations Unies-Union africaine au Darfour, qui avait déjà fait l’objet d’attaques[23]. Tous les instruments de l’Union européenne – diplomatiques, politiques et financiers – ont été mobilisés, y compris d’importants programmes de la Commission européenne pour l’établissement d’une force policière onusienne chargée de former et d’équiper des policiers tchadiens. L’Union européenne a alloué près de 300 millions d’euros au Tchad et 137 millions d’euros à la République centrafricaine sur cinq ans. De plus, elle s’est engagée dans le processus de paix entre le Tchad et le Soudan en facilitant la signature, en mars 2008, d’un accord entre ces deux pays et en établissant un groupe de contact entre la Lybie, le Sénégal, la République du Congo, l’Érythrée, le Gabon, le Tchad et le Soudan. Ces opérations diplomatiques régionales visaient à faciliter une mission de protection entre N’Djamena et Khartoum. Depuis mars 2008, toutefois, les tensions entre le Soudan et le Tchad se sont considérablement aggravées[24].

D’un point de vue opérationnel, divers problèmes ont miné cette mission dès le départ. Tout d’abord, il a été extrêmement difficile de réunir les ressources logistiques requises du fait qu’une bonne partie de ces ressources étaient déjà affectées à la mission de la Force internationale d’assistance à la sécurité en Afghanistan. Les hélicoptères, en particulier, étaient particulièrement nécessaires, alors qu’une douzaine seulement était disponible pour ce type de terrain sablonneux. Le nombre de soldats requis a été d’abord estimé à 5 000, alors que les Nations Unies l’avaient évalué à 12 000. Après de nombreux retards et une mobilisation additionnelle de la part de la France, l’Union européenne est parvenue à grand-peine à un contingent de 3 700 personnes, dont une réserve stratégique de 600 soldats. L’état-major était situé à Paris sous le commandement du général irlandais Patrick Nash, tandis que le quartier général opérationnel était établi à Abéché, dans l’est du Tchad. En outre, le déploiement des troupes a été extrêmement lent. En raison de la distance – Paris est séparé de N’Djamena par plus de 4 250 km – et de difficultés logistiques – Abéché ne peut accueillir qu’un seul Hercules C-130 à la fois –, le transport aérien à lui seul a nécessité plus de deux mois.

En second lieu, Bruxelles était peu enthousiaste à l’idée de lancer une mission européenne dans une ancienne colonie française, où la France a conservé une force militaire importante et une influence politique considérable. La pesd n’a pas été conçue pour se substituer au rôle colonial traditionnel consistant à protéger ou à démettre les régimes africains perturbés. Pour éviter toute confusion avec l’héritage français au Tchad, le mandat de la mission soulignait que l’eufor devait agir de manière neutre, impartiale et indépendante. Le plan opérationnel lui-même était conçu pour mettre en avant l’« européanité » de cette mission, prenant bien soin de distinguer les soldats français opérant en vertu d’un accord bilatéral français (intitulé « Épervier ») des soldats européens oeuvrant en vertu d’un mandat de l’Union européenne. Les troupes irlandaises ont même dû changer leur uniforme, considéré comme trop semblable à l’uniforme français (Roughneen 2008). Bien que ces mesures aient pu sembler répondre au bon sens politique à Bruxelles, elles se sont avérées tactiquement inadéquates sur le terrain. D’abord, l’« européanité » est moins réelle qu’elle ne semble : 14 pays différents peuvent participer à la mission, mais la France a occupé le rôle principal et fourni la majorité du contingent – 2 100 soldats sur 3 700 – auquel s’ajoutent les 1 000 soldats français déjà présents dans le pays. Distinguer les drapeaux européens et français constitue une subtilité qui a échappé à presque tout le monde sur le terrain. Comme le soulignait un haut responsable des Nations Unies : « il sera très compliqué pour la population locale et pour les travailleurs humanitaires de faire la différence » (irin 2008b).

Troisièmement, la neutralité a été menacée dès le départ. Les troupes rebelles tchadiennes, un ensemble de factions rivales et disparates appuyées par le Soudan, ont affirmé sans ambages que la force européenne n’était là que pour couvrir l’intervention française et qu’elle n’était par conséquent pas bienvenue. Pour être bien comprises, elles se sont associées le temps de monter une attaque éclair, quittant la frontière soudanaise le 28 janvier 2008, le jour même où le mandat de l’eufor était entériné par Bruxelles, pour atteindre la capitale N’Djamena quatre jours plus tard, après une traversée de 700 km dans le désert. La France avait repéré la manoeuvre depuis son satellite, mais n’a pas arrêté la colonne comme elle l’avait fait dans des circonstances similaires, en novembre 2006, en envoyant des Mirages français survoler un convoi. Mais, parallèlement, une résolution non contraignante du Conseil de sécurité de l’Union européenne, proposée par la France, a condamné l’attaque, et Sarkozy a averti les rebelles que la France était prête à « faire son devoir » au Tchad (Bernard 2008). Bien que certaines sources françaises aient soutenu que la France appuyait le régime de Déby, Kouchner (2008) insiste sur le fait que, pour la première fois dans l’histoire française, la France n’avait pas pris position dans un conflit africain. Toutefois, le coût de cette non-intervention a été élevé. À Bruxelles, les discussions ont été âpres sur l’annulation possible de la mission européenne et le retrait des contingents déjà en place. Le déploiement a été retardé pendant un bref laps de temps, au moment où il était le plus nécessaire. Ce retard a donné des arguments à la pléthore d’opposants potentiels déterminés à empêcher cette mission : le gouvernement Al-Bashir ne pouvait avoir été qu’encouragé à soutenir les rebelles tchadiens. Il faut donc s’attendre à l’aggravation du harcèlement de l’eufor tout comme se détériorent les relations entre le Tchad et le Soudan. L’eufor pourrait bien se trouver engagée dans des opérations de combat plutôt que dans l’aide humanitaire, auquel cas l’appui de la France s’avérerait crucial.

Le souci de neutralité dans un conflit apparemment intérieur a fait dévier la mission tchadienne de son objectif stratégique essentiel, la détermination du Soudan à empêcher la présence internationale à ses frontières constituant désormais le principal obstacle à cette mission. Cette neutralité alléguée a compliqué la mission d’autant plus. L’action collective devrait viser l’union des forces, pas leur contrôle. L’influence française au Tchad constituait pour la mission un facteur déterminant et non un obstacle. Qui plus est, si la France était intervenue plus tôt, des centaines de personnes n’auraient pas succombé aux attaques rebelles à N’Djamena et des milliers d’entre elles n’auraient pas été contraintes de fuir au Cameroun. S’accrocher à une position de neutralité alors même que l’adversaire la nie constitue une stratégie à courte vue. En dépit des déclarations de Sarkozy voulant que le rôle traditionnel de la France en Afrique ait pris fin, les relations de longue date entre Paris et N’Djamena et l’appui français à Déby étaient bien réels. Que la France se passe de puissants moyens d’influence pour faire plaisir à Bruxelles révèle l’ambiguïté stratégique de la mission. Envoyer des troupes au Tchad ne pouvait qu’accroître les tensions avec le Soudan. À Bruxelles, on espérait que le gouvernement soudanais et les troupes rebelles ne tiendraient pas tête à l’eufor ; cet espoir a néanmoins été balayé et le sera peut-être à nouveau dans un avenir rapproché[25]. L’action européenne dans cette partie de l’Afrique est méritoire, mais le fossé est dangereusement large entre les conditions politiques qui rendent cette opération possible et les conditions stratégiques qui lui permettraient la victoire. Lorsqu’on fait le choix d’une intervention, celle-ci devrait avoir pour but de faire bouger les choses et non de préserver l’« innocence » de l’Europe.

Il est trop tôt pour savoir comment évoluera la mission la plus difficile et la plus longue de l’Union européenne (l’opération de transition des Nations Unies est censée durer 12 mois). Néanmoins, les problèmes conceptuels qu’elle soulève et les difficultés pratiques auxquelles elle s’est heurtée mettent au jour les impasses stratégiques et humanitaires de l’Union européenne. La façon dont Bruxelles a mis sur pied la mission tenait, hélas, de la morgue européenne qui confond les effectifs militaires avec du personnel de la Croix-Rouge. Cette confusion s’est en partie traduite dans le concept d’opération, mais la réalité sur le terrain pourrait rapidement forcer l’Union à s’attaquer à la source du problème humanitaire plutôt qu’à son symptôme. La réticence de certains États membres à prendre position, jointe à l’hésitation à punir les contrevenants, a déjà fait ses preuves dans les Balkans. Elle a mené à Srebrenica.

Sur un plan plus général, cette opération révèle le fossé qui sépare les discours de l’Union européenne de la pratique ou, en d’autres termes, illustre le contraste entre l’Europe postmoderne et un monde très moderne. En substance, elle soulève à nouveau la question de l’influence et du rôle réels d’une puissance « civile » qui fait encore la fierté de l’Europe depuis que François Duchêne en a consacré l’appellation en 1973. À cette époque tout comme aujourd’hui, on croyait dur comme fer que la politique de la force était chose du passé – son usage était inopérant ; les États-Unis avaient échoué au Vietnam – et que le pouvoir économique exerçait une réelle influence – le Japon était alors l’exemple par excellence de la réussite économique. Moins de dix ans plus tard, Hedley Bull apportait une réponse claire à cette question. En 1982, il plaidait pour que les grandes puissances de l’Union européenne « acquièrent une plus grande part d’autonomie en ce qui a trait à leur propre défense » non seulement du fait d’intérêts de plus en plus divergents avec les États-Unis et de la persistance de la menace soviétique, mais aussi parce qu’il fallait élaborer une position stratégique « non pas en renonçant à la force et en adoptant une politique de retrait, mais plutôt en cherchant collectivement à doter l’Europe d’une capacité militaire qui seule pouvait rendre possible une telle position » (Bull 1982 : 157). Plus d’un quart de siècle plus tard, Bruxelles semble tout aussi hésitant à envisager et à exercer son pouvoir. Pourtant, comme je l’ai déjà dit, ce qui était vrai en matière de défense collective durant la guerre froide semble encore plus pertinent aujourd’hui, dans le cadre de la sécurité collective et de la défense des droits de la personne.

Ce constat constitue pour l’essentiel la principale découverte qui émerge du document Solana. Mais sa mise en oeuvre a été plus rhétorique que réelle. Faire naître des attentes – sans y répondre – a entamé la réputation et la crédibilité de l’Union européenne en tant qu’acteur libéral. Au bout du compte, il s’agit moins de l’identité de l’Europe que de sa responsabilité. Un internationalisme libéral efficace doit faire le bien plutôt que se contenter de le vouloir.