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Le terme crise est devenu, pendant ces dernières années, une composante du système financier[1]. Faut-il rappeler que depuis la seconde moitié des années 1990 les crises financières frappent non seulement les pays émergents, mais aussi les places financières des pays industrialisés[2]. La « cyclicité » fréquente des crises, qui s’apparente à un épiphénomène de turbulence (Cartapanis 2001 ; Chesnais 1994), soulève aujourd’hui des questions évidentes sur les origines et les causes du renouvellement périodique de la débâcle financière. Les analyses se succèdent et tentent d’examiner le phénomène dans ses manifestations économiques, gestionnaires et comptables (Marini 1999-2000 ; Giovanoli 2000). Sur le plan politique, les sommets des chefs d’État et de gouvernement[3] tenus dans le cadre du G20 [4] ont été entérinés par des déclarations dont l’objet principal est la « refonte du système financier » sur des bases saines et « la relance mondiale ». Autrement dit, la réponse apportée à la crise réside substantiellement dans un savant dosage entre la relance (rétablir la croissance, résister au protectionnisme en matière de commerce et d’investissement…) et la réglementation (renforcer la supervision et la régulation financières, réformer les institutions financières internationales). Au lendemain de ces réunions, les réactions des participants sont unanimes sur le succès des engagements et des plans d’action[5] adoptés au sein du G20. Il en ressort une détermination politique et une implication sans faille des États les plus riches dans l’effort d’assainissement financier. Certains médias ont osé parler de « la renationalisation du secteur bancaire » grâce aux injections considérables des fonds publics dans les établissements privés défaillants. Ce retour forcé de l’action publique aux affaires économiques rend, ne serait-ce que provisoirement, anachronique l’approche de la mondialisation qui, elle, met l’accent sur la réduction des compétences étatiques dans la sphère économique. Plus encore, le discours sur « l’État coupable » de gaspillage, de mauvaise gestion et d’allocation de ressources de manière irrationnelle perd de sa crédibilité et de sa consistance au regard de la faillite des principales places financières privées.

Derrière ces considérations d’ordre économique et politique se profile la problématique de la place du droit[6] dans le contexte de la crise et des mesures envisagées pour en sortir.

De manière générale, les performances du droit, notamment le droit international économique[7], en termes d’adaptation aux variations et aux transformations économiques, n’ont nullement besoin d’être démontrées. Les principales mutations économiques, à savoir les passages de l’économie du national à l’international, au transnational, voire au mondial (Verhoeven 2000), ont été accompagnées par un redéploiement juridique témoignant de l’aptitude du droit à s’accommoder à ce que réclame la prudence de ces différents passages. Les relations économiques internationales ont toujours été présentées comme le domaine où le droit a développé des normes et des modes de régulation qui allient souplesse – « droit flexible » (Abi-Saab 1987 : 205 ; Dupuy 1974 : 132) – et autonomie de la volonté des différents opérateurs – « contrat et arbitrage » (Frison-Roche 2001 : 318). Bref, un droit international économique disposant d’atouts indéniables qui contrastent avec les mécanismes et les instruments d’usage constant en droit international public (Carreau 1984). Néanmoins, en dépit de ces atouts, on ne peut que relever sa défaillance ou son inefficacité dans le secteur financier qui semble fonctionner dans une zone de non-droit. Ce constat paraît plausible depuis que le processus de mondialisation a rétréci le champ d’intervention de l’auteur principal du droit : l’État[8]. Lors des différents sommets du G20, le débat fut focalisé sur le retour ou du moins la revalorisation de l’État en tant qu’autorité de régulation et de contrôle des marchés par l’intermédiaire d’organismes nationaux ou internationaux. L’une des mesures phares, qui a fait l’objet d’un consensus au sein de cette instance, est celle du renforcement de la régulation (Autin 1995 : 51) et de la supervision de l’architecture financière. À cet égard, il paraît judicieux de s’interroger, à la suite des déclarations et résolutions prises lors des différents sommets, sur le fait de savoir si une nouvelle ère normative et institutionnelle va s’amorcer et marquer une rupture avec la réglementation préexistante. En somme, la problématique de l’émergence d’un « nouveau droit », censé mettre de l’ordre dans la « jungle financière », est au centre des interrogations.

À la lumière de ces repérages et pour éclairer les termes de l’interrogation, il semble utile dans un premier temps de dresser l’état des lieux de la réglementation et de mesurer sa défaillance et son incapacité à prévenir les crises financières, puis dans un deuxième temps d’évaluer l’action du dispositif du G20 et son devenir juridique possible.

I – La crise financière et le constat d’un cadre juridique défaillant

La crise, au sens littéral, est une situation de trouble, due à une rupture d’équilibre et dont l’issue est déterminante pour l’individu ou la société (cnrlt 2009). Plus spécifiquement, il s’agit de la situation où les principes et les règles sur lesquels repose un ordre établi sont remis en cause : dysfonctionnement du système. Le contexte financier cadre parfaitement avec cette définition dans la mesure où la crise des subprimes[9] a engendré le dysfonctionnement des marchés de valeurs mobilières qui a entraîné dans son sillage la faillite des grands groupes financiers[10]. Sur le plan juridique, l’effondrement de la finance internationale pose bien évidemment le problème de la part du droit dans la « cyclicité » de la crise. Tenter d’élucider cette part nous conduit à supposer que, s’il y a débâcle, c’est parce que le modèle normatif n’a pu accomplir sa mission d’encadrement des opérations financières dans un contexte globalisé et que le système institutionnel, pluriel et confus, s’est trouvé en difficulté pour relever les défis de la mondialisation financière.

A — Échec des modèles normatifs d’encadrement

Globalement, les hypothèses envisageables par le juriste pour expliquer une crise peuvent se réduire aux cas suivants : soit le droit est tout simplement inexistant en la matière ; dès lors, il faudrait provoquer son développement progressif (cdi 1947[11]). Soit le droit existe, mais il est inadapté à la réalité qu’il est censé régir. Soit, encore, le droit existe mais ses règles sont frappées de cachexie (Sorel 2000). Au-delà de ces considérations d’ordre général, le constat d’échec du modèle normatif d’encadrement peut être, en l’espèce, éclairé à travers deux éléments : d’une part, la dilution du droit international économique dans une pluralité de modes d’encadrement et, d’autre part, le glissement de la réglementation à la régulation.

Dilution du droit

Celle-ci peut être perçue, dans ce contexte, comme une crise de l’identité du droit dont l’auteur historique est l’État en tant que producteur de normes au niveau national et coproducteur de règles à l’échelle internationale. Depuis l’avènement du phénomène de la mondialisation[12], l’État s’est non seulement retiré de quelques secteurs économiques, mais il a aussi renoncé à son droit au profit d’autres normes issues des opérateurs et des professionnels économiques. Concrètement, les marchés financiers sont au confluent de différents mécanismes ou modes d’encadrement juridiques : le mode de la réglementation (Cohen 2000), issu des autorités étatiques, définit les statuts des opérateurs ; celui de la régulation (Calandri 2009) est l’oeuvre de certaines « autorités indépendantes » ; alors que le mode de l’autorégulation s’opère à travers des professionnels de la finance. Tout laisse à penser qu’il existe une répartition méthodique et rigoureuse entre les différentes modalités d’encadrement de la finance internationale. Mais il n’en est rien. La pluralité a généré des zones d’ombre et des différences dans l’application des règles à certains secteurs financiers (Dam Kenneth 2010).

Les réglementations nationales sont l’activité par excellence du pouvoir souverain de l’exécutif lui permettant d’énoncer dans des textes formels toutes les règles contraignantes incluant les textes législatifs. En vertu de ce pouvoir, chaque pays dispose de sa législation, souvent différente de celle des autres, en matière d’émission de la monnaie, d’organisation des marchés, d’information, de transparence, de protection des épargnants… En France, par exemple, le droit impose aux organisations de placement collectif en valeurs mobilières (opcvm) (Braudo 2010[13]) une obligation de restitution des actifs qui leur sont confiés, alors que dans la législation luxembourgeoise, lorsque le dépositaire a confié des actifs à des sous-conservateurs, sa responsabilité est limitée à une « obligation de moyen et non de résultat[14] ». Avec l’ouverture des marchés et la levée des barrières nationales, un épargnant qui confie les titres qu’il possède à une banque ou plus généralement à des organismes de placement n’est plus assuré de les retrouver[15], de les localiser ou encore d’identifier les détenteurs. Ainsi, lorsque l’ouverture des marchés et la levée des barrières nationales ne s’accompagnent pas d’une harmonisation des réglementations entre États, cela ne peut conduire qu’à l’incertitude de certaines places financières, au manque de protection efficace des déposants et à la mise en évidence des limites de la supervision des groupes financiers sur une base nationale (Les Échos 2008) en raison de la variété des régimes juridiques de protection des investisseurs et épargnants[16].

Au niveau international, parler d’une réglementation universelle des finances (Bézard 2001 : 161 et s.) serait un abus de langage dans la mesure où il n’existe pas de textes de portée multilatérale qui édictent des règlements et des prescriptions pour l’ensemble des acteurs de la sphère financière. La seule réglementation en la matière est celle de l’omc. Il s’agit de deux annexes intégrées à l’Accord général sur le commerce des services (agcs). Ces annexes tentent de définir la notion de service financier et mettent l’accent sur la libéralisation du secteur des services financiers des États membres. Le dispositif émanant des autres institutions financières internationales, notamment le Fonds monétaire international (fmi) et la Banque mondiale (bm)[17], concerne indirectement le marché financier. Leurs réglementations telles qu’elles ressortent des statuts et des droits dérivés se rapportent à la stabilisation du taux de change[18], à la convertibilité des monnaies, à la libéralisation des investissements… Il s’agit d’un droit qui s’impose sous forme de décision ou d’accord conclu avec l’État qui connaît un problème de déséquilibre de sa balance des paiements[19] ou une crise d’insolvabilité. L’arsenal juridique de l’ocde gravite autour de deux codes concernant à la fois la libération des mouvements de capitaux internationaux et la libération des opérations invisibles courantes sur les paiements relatifs aux services financiers et bancaires[20]. Ces codes sont des instruments juridiques définissant les règles de comportement pour les gouvernements des États membres. Selon l’article 1 commun aux deux codes, les États doivent supprimer entre eux les restrictions aux mouvements de capitaux et aux transactions invisibles. Les autres dispositions décrivent le cadre dans lequel les pays membres doivent travailler pour atteindre cet objectif[21].

Entre les modèles de réglementation nationale et internationale s’intercale celui de la régulation pour encadrer la nébuleuse des marchés financiers. La régulation s’effectue par l’entremise de certaines autorités autonomes des pouvoirs publics et des institutions. L’apport de la régulation financière réside dans la conception des normes prudentielles. Celles-ci, encadrant les risques de crédit bancaire, sont issues des accords Bâle I et II adoptés au sein du Comité de Bâle[22]. Ce dispositif s’inscrit dans une démarche de prévention de faillite par une meilleure adéquation entre les fonds propres et les risques encourus par les banques. L’accord de Bâle I (Comité de Bâle 2004 : 11) a adopté en 1988 la norme appelée « ratio Cooke » qui entraîne l’obligation pour les banques de disposer, à partir de 1992, d’un montant de fonds propres au moins égal à 8 % de l’ensemble des engagements de crédits. Cette norme a manifesté ses limites dans la mesure où elle ne prenait en considération que le montant de crédit en négligeant la qualité de l’emprunteur et donc le risque de crédit qu’il représente. Bâle II, adopté en Europe en 2007, est venu remédier aux failles du premier accord. La régulation bancaire gravite autour de trois piliers : l’exigence de fonds propres (pilier 1) est affinée par le nouvel accord, puisque celui-ci donne un sens large à la notion de risque encouru par les établissements financiers, notamment les risques opérationnels[23] et ceux du marché[24] ; la procédure de surveillance de la gestion des fonds propres (pilier 2) (Thoraval 2006 : 126 et s.) implique un dialogue entre les établissements financiers et leurs banques centrales qui s’érigent en tant qu’autorité de supervision avec tous les attributs afférents (surveillance prudentielle, gestion des risques…) ; la discipline du marché (pilier 3) repose sur la transparence financière des actifs, des risques, des modes de gestion… Ce pilier est le plus innovant du fait que les banques doivent publier les informations nécessaires à l’appréciation des risques qu’elles prennent. En dépit des améliorations, l’accord de Bâle II s’est trouvé très vite dépassé. La rapidité avec laquelle la crise des subprimes s’est propagée est une preuve de l’échec du dispositif mis en place. On a reproché à Bâle II d’être resté peu soucieux quant aux risques issus des intermédiaires (assurances, fonds de pension, fonds d’investissement). Rien ou presque n’a été fait pour améliorer la compréhension des risques courus par les banques au regard des développements des marchés dérivés[25]. Cela aurait exigé la définition d’autres normes bancaires (Sénat 2008).

Le modèle de l’autorégulation prend sa place de manière incontestable dans le domaine comptable. Les normes comptables sont indispensables en raison de la mondialisation des marchés financiers. Les comparaisons internationales des comptes des groupes financiers et de leurs filiales, sises sur plusieurs territoires nationaux, exigent que ces comptes soient établis selon des règles identiques et applicables à toutes les sociétés quel que soit le pays d’installation. Il va sans dire qu’une telle situation permet à l’investisseur de comparer avec certitude les résultats des entreprises dont il souhaite acquérir des titres (actions ou obligations). Atteindre cet objectif revient à ce que les États et leurs entreprises acceptent de fournir des informations sur leurs actifs, passifs, capitaux propres, profits et pertes, flux de trésorerie… (Journal officiel de l’ue 2008). Or, tous les États n’adhèrent pas à ces normes, notamment les États-Unis qui disposent de leurs propres règles en la matière. Ce n’est qu’après la crise des subprimes que les autorités américaines ont exprimé leur volonté d’adopter le système de comptabilité de l’International Accounting Standard Board (iasb) d’ici à 2016.

Ce tour rapide des différents encadrements juridiques permet tout au moins de dresser le constat de la difficile cohabitation entre les différentes strates juridiques (nationales internationales et infranationales). Ce qui est en cause est le manque de concertation entre les différents modes juridiques : les règles internationales ne concernent que de loin les marchés financiers privés et les normes issues des opérateurs privés ne reçoivent pas l’adhésion de tous les États. De surcroît, les réglementations nationales divergent sur les questions fiscales et comptables.

Glissement de la réglementation à la régulation

Les normes étatiques ou interétatiques ne sont plus les seules à avoir le monopole de la gestion et de la supervision du domaine financier transcendant les frontières. La présence de normes émanant d’autres acteurs et intermédiaires financiers est incontournable, voire inéluctable. La preuve en est qu’aujourd’hui les normes des autorités financières privées (Banque des règlements internationaux [bri], Organisation internationale des commissions de valeurs [oicv], agences de notation) se trouvent à tous les échelons de la régulation de la finance internationale. Plus encore, l’idée de complémentarité entre la réglementation, la régulation et l’autorégulation est communément admise par les principaux acteurs. Ce qui semble émerger de cette crise est que le rapport, en matière de dosage, entre ces différents modes est marqué par la forte présence de la régulation et de l’autorégulation au détriment de la réglementation symbolisée par les pouvoirs publics (Grote et Marauhn 2006). Ce qui n’est pas sans conséquence sur les variations de degré d’application et d’effets juridiques de ces différentes normes. Comme le soulignait Chemillier-Gendreau (1995), on n’est plus face à des normes mélanges de formes et de valeurs censées réaliser le fonctionnement social dans la stabilité ou le changement. On est plutôt dans le contexte d’une régulation empruntant des formes juridiques et parajuridiques le plus souvent dénuées de caractère obligatoire. C’est le cas, en l’espèce, de la normativité de la bri qui se traduit souvent sous forme de propositions qui demeurent à l’appréciation discrétionnaire des destinataires. Cela concorde parfaitement avec son statut qui fait d’elle un « forum » où les gouverneurs et les hauts responsables des banques centrales membres se réunissent pour échanger leurs points de vue et leurs expériences sur l’évolution de l’économie mondiale et des marchés financiers. Lors des réunions annuelles (bri 2009 : 165), les participants se contentent de clamer haut et fort « la promotion de la coopération au sein de la communauté des banques centrales » sans se donner les moyens de diffuser et d’appliquer les normes et les bonnes pratiques auprès des superviseurs financiers du monde[26]. Le même constat est dressé dans le cadre de l’Organisation internationale des commissions de valeurs mobilières (oicv[27]). Celle-ci est dénuée de pouvoir normatif. Pour renforcer la transparence des marchés, la protection des investisseurs et la lutte contre les crimes financiers, l’Organisation recourt à des recommandations et à des principes directeurs[28]. L’absence d’un « gardien en dernier ressort » rend aléatoire le travail normatif d’encadrement et d’application. Il en va de même pour les normes prudentielles ; l’essentiel de ce dispositif est composé de résolutions et de codes de conduite dont les États conservent la pleine liberté de les intégrer ou non dans leurs systèmes juridiques internes (Bertezzolo 2007). Néanmoins, la crise financière a montré l’importance du respect de ces recommandations prudentielles. Le Comité de Bâle a annoncé en janvier 2009 l’élargissement du mandat de son « groupe pour l’application des normes » au dispositif de Bâle II. Désormais, ce groupe a vocation de mettre en oeuvre les recommandations et normes édictées par le Comité de Bâle selon une approche coordonnée et harmonisée à l’échelle internationale (bri 2009 : 176).

Il résulte de cet état des lieux l’incapacité du droit, avec ses différentes variantes, d’accomplir sa mission d’encadrement. L’État en tant qu’utilisateur de produits financiers est devenu dépendant et dépassé par la globalisation financière, dont les traits saillants sont la désintermédiation, le décloisonnement et la déréglementation (Chesnais 1994 : 224 et s. ; Delmas-Marty 1998 : 78 et s.). La défaillance du droit étatique a laissé proliférer de nouvelles normes[29] (codes de bonne conduite, recommandations, déclarations…) qui ne sont que la conséquence logique du passage de la réglementation (hard law) à la régulation et à l’autorégulation, dont les traits dominants sont la flexibilité et la mollesse des normes (soft law) (Abi-Saab 1987 : 205 ; Weil 1992 : 215 ; Virally 1965 ; Castenada 1970 ; Charvin 2002  Giovanoli 2002). Les acteurs et les institutions de veille fonctionnent plus dans un cadre appréciatif que dissuasif.

B — Imbroglio des institutions internationales d’encadrement

Le système institutionnel issu de l’après-guerre fonctionnait sur le modèle de la « société westphalienne » où l’État, sujet originaire du droit international, est le centre au sein duquel s’harmonise et se décide l’organisation politique, sociale et économique des sociétés interne et internationale. Or, les bouleversements politiques (chute du mur de Berlin et disparition du bloc de l’Est) et surtout les mutations économiques issues du « consensus de Washington[30] » ont engendré la reconfiguration des compétences étatiques à la baisse, le renforcement des pouvoirs de certaines institutions de l’ordre libéral[31] et l’émergence d’autres formes institutionnelles de statut hybride à la suite de la « cyclicité » des crises financières. Le foisonnement de ces institutions financières requiert d’abord la clarification des modèles institutionnels servant de cadre à la gestion des marchés financiers pour mener ensuite une réflexion sur la problématique de la cohérence institutionnelle.

Pluralité des modèles institutionnels

Sans verser dans le recensement exhaustif des différentes typologies des institutions financières, nous nous contenterons ici d’évoquer trois modèles représentatifs du système institutionnel : le modèle dominant est celui de « l’intergouvernementalisme » représenté par les institutions de l’ordre libéral[32]. Au sommet de cet ordre figurent les institutions de Bretton Woods. Celles-ci, même si elles ne gèrent pas directement le marché financier, participent néanmoins à sa régulation. Le fmi dispose du Comité monétaire et financier international (cmfi[33]) qui est chargé de rédiger des rapports sur la situation financière et sur l’état des transactions des capitaux. Bien qu’il n’ait juridiquement aucun pouvoir de décision, le cmfi constitue le forum où sont élaborées la plupart des grandes décisions concernant le système monétaire international. Par ailleurs, à travers le mécanisme de consultation prévu à la section iv de ses statuts, le fmi exerce un contrôle prudentiel sur la gestion macro-économique des finances étatiques et vient en aide aux États qui connaissent des crises de solvabilité. Il en va de même pour la « soeur jumelle », la Banque mondiale, et ses différentes filiales, notamment la Société financière internationale. Celle-ci participe à l’investissement des capitaux dans le secteur privé ou dans les marchés financiers[34]. L’ocde, pour sa part, se charge de fixer les règles et les principes qui doivent guider la libéralisation des capitaux et leur circulation sans entrave et sans discrimination[35]. Bien que l’intergouvernementalisme demeure le modèle qui répond le mieux à la conception de l’interdépendance dont s’inspire la société internationale depuis la moitié du 20e siècle, il n’en présente pas moins des défauts qui rendent son action aléatoire : d’abord, les institutions susmentionnées, en dépit de leurs compétences incontestables en matière financière, restent confinées à la gestion des finances publiques. Des pans entiers des marchés financiers privés échappent à leur contrôle. Ensuite, l’intergouvernementalisme tel qu’il fonctionne reste asservi aux pays industrialisés qui, en raison du vote censitaire, disposent de l’essentiel du pouvoir de décision et relèguent le reste des États aux derniers rangs.

Au modèle de l’intergouvernementalisme se juxtapose celui qu’on peut qualifier d’« autorités internationales indépendantes[36] ». Désormais, il existe, sur le plan international, des institutions qui, par leurs fonctions de supervision et leurs statuts visant à assurer l’indépendance et l’impartialité, s’apparentent aux autorités administratives indépendantes à l’échelon national (Calandri 2009). En l’espèce, on peut citer le Forum de stabilité financière, devenu après le G20 de Londres le Conseil de stabilité financière. Sa composition est plurielle : représentants des ministres des finances du G8[37] et des pays émergents, des banques centrales, des institutions internationales… Ce forum élabore des règles prudentielles adressées aux États. Dans le même registre, on peut citer le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire qui se réunit généralement à la Banque des règlements internationaux, à Bâle, où est situé son secrétariat permanent.

La dernière configuration est celle des « institutions privées d’autorégulation ». Il s’agit des autorités privées qui prennent elles-mêmes en charge l’encadrement et la régulation d’un secteur. Ce modèle fut justifié par certains pays notamment anglo-saxons du fait que l’État, par sa démarche lente, n’est pas apte à réguler les activités financières[38]. Il s’agit, en l’espèce, des agences de notation qui sont des entreprises indépendantes appréciant le risque de solvabilité financière d’une société, d’un État ou d’une collectivité territoriale. Leur mission consiste à mesurer le risque de non-remboursement des dettes. À cette fin, elles utilisent un système de notation déterminant pour les conditions d’emprunt du demandeur[39]. Ces agences (Moody’s ou Standard and Poor’s) sont devenues incontournables pour les émetteurs et les investisseurs. Leurs parts de responsabilité dans la crise financière résidaient dans les largesses de notation des opérations financières développées sur les crédits hypothécaires. L’autre autorité est l’International Accounting Standard Board (iasb) créé en 2001 en substitution à l’International Accounting Standards Committee (iasc) mis en place depuis 1973. Il s’agit d’un organisme privé composé des cabinets d’audits des pays membres[40] pour édicter les normes comptables.

En somme, il revient à ces opérateurs privés de mettre en place des règles et de provoquer des jurisprudences. Il ne reste aux autorités publiques, comme le mentionne J.-M. Sorel, que la possibilité de s’adapter à ces normes venues d’ailleurs, en espérant qu’elles rempliront leur rôle dans le champ qui préoccupe la sphère publique (Sorel 2000 : 539).

Telle est l’architecture institutionnelle chargée d’encadrer les marchés financiers. Nul doute quant à l’utilité de ces organismes, mais encore faudrait-il que l’ensemble institutionnel fonctionne en harmonie. Ce qui souvent ne fut pas le cas.

Hétérogénéité institutionnelle

L’ossature institutionnelle, optant pour un mélange d’organismes multilatéraux, de comités et de structures privées, révèle des distorsions notoires entre les différentes instances. La diversité du style et du mode de fonctionnement des acteurs manque de cohérence et d’efficacité pour encadrer les marchés financiers. S’il est vrai que les institutions financières internationales, notamment le fmi et la bri, ont démontré leurs capacités de réponse immédiate aux besoins de liquidités pour s’attaquer aux problèmes financiers des États, il n’en demeure pas moins que leurs actions à l’égard de la sphère financière privée sont défaillantes par manque de concertation et d’engagement pour contrôler ladite sphère. En dépit du fait qu’aucune de ces deux institutions ne peut remplir ou prétendre accomplir la tâche d’une banque centrale à l’échelle planétaire[41], elles pourraient contribuer à la stabilité financière par une meilleure définition et un réel ajustement de leurs actions. En effet, la bri est l’endroit où doit se décider la maîtrise des risques pris par les banquiers. Elle peut offrir aux banques centrales et aux superviseurs les informations et les recommandations susceptibles d’assurer la prudence au sein de la communauté financière (Chavagneux 2008). Quant au fmi, il peut corroborer cette prudence par l’exercice de son pouvoir de surveillance des politiques macroéconomiques et d’équilibre de la balance des paiements des États[42]. Selon Nsouli (Chavagneux 2008), le fmi pourrait sinon devenir une pièce maîtresse dans le monde financier, du moins mettre en évidence les mécanismes de transmission internationaux des crises, ce que les autorités monétaires nationales ont plus de mal à voir. Par ailleurs, plusieurs institutions internationales disposent, aujourd’hui, d’organes de contrôle et de mise en oeuvre des réglementations concernées sauf en matière financière. Il n’existe aucune autorité arbitrale de la finance mondiale ou d’instances de contentieux à l’instar de l’omc au sein de laquelle existent l’organe de règlement des différends (ord) (Canal-Forques 2009) et l’organe d’appel qui rendent effectifs les différents accords et le droit dérivé de l’institution. À l’évidence, l’absence de pareilles structures de contrôle et de sanction implique que les opérateurs financiers continuent à jouir de toute latitude pour observer ou non la mise en oeuvre des normes prudentielles et comptables.

Au-delà du constat d’échec, il reste à s’interroger sur les possibilités d’ajustement du cadre juridique défaillant et de correction des erreurs du droit. Toute initiative, en la matière, est intimement liée à la volonté et aux choix des autorités étatiques. Celles-ci se sont réunies à trois reprises à Washington, à Londres et à Pittsburgh pour concevoir une nouvelle architecture et un nouveau dispositif de mesures qui visent, entre autres, la réforme du modèle d’encadrement juridique de l’espace financier. Même s’il est peu probable que ces mesures annoncées prennent immédiatement effet sous forme de conclusion de textes internationaux, on peut d’ores et déjà explorer leur valeur ajoutée.

II – Le dispositif du G20 et la quête d’un cadre juridique rénové

Il faudrait, d’emblée, préciser que le G20 n’a pas le statut d’une organisation dotée de la personnalité juridique internationale. Il s’agit d’un groupe informel qui n’a été consacré par aucune convention multilatérale définissant sa composition, son rôle et ses règles de fonctionnement[43]. Il est évident que cette enceinte ne peut donner lieu à des textes dont la valeur juridique est obligatoire. Les déclarations adoptées à Washington, à Londres et à Pittsburgh ne sont que des proclamations et des engagements de principes décidés par les États présents. Néanmoins, la périodicité des réunions du G20[44] et leur qualification, par le sommet de Pittsburgh, d’enceinte par excellence de coopération économique internationale[45] traduisent, semble-t-il, une certaine détermination des États à donner non seulement des réponses pragmatiques à la crise, mais aussi d’instituer un nouveau cadre normatif et institutionnel relatif aux modes de gouvernance financière et économique à l’échelle internationale.

La philosophie générale qui sous-tend ces déclarations est celle d’une économie mondiale ouverte et fondée sur les principes du marché, d’une régulation efficace et d’institutions mondiales fortes[46]. De là, on peut, d’une part, se demander si ce dispositif, même sous forme d’orientations, laisse réellement augurer des avancées en matière d’encadrement et, d’autre part, s’interroger sur la finalité dudit dispositif en termes de continuité ou de rupture avec « l’ancien régime institutionnel ».

A — Avancées et portée du dispositif de G20

Le rôle de cette instance informelle est celui d’entériner une position commune et consensuelle des États membres du club. Il revient aux institutions multilatérales, notamment le fmi, l’ocde, la Banque mondiale, l’omc, de procéder à la transformation du compromis en règles juridiques. Dès lors, nous ne pouvons ici mesurer les avancées et la portée de ce dispositif qu’au travers des engagements et principes souscrits par les États. L’objectif, évidemment affiché, est de doter les institutions concernées de véritables pouvoirs et moyens de prévention et de gestion des crises lorsque celles-ci apparaissent et risquent de se propager à l’échelle planétaire. Il va sans dire que si le G20 a enregistré des avancées notoires en engagements et déclarations, la timidité et la prudence demeurent les traits saillants quant au devenir juridique des proclamations étatiques.

Avancées déclaratoires

De prime abord, les différents sommets furent un succès médiatico- diplomatique, les chefs d’État se servant des médias pour exprimer librement et fermement leur unité et leur volonté de résoudre la crise et surtout de lancer les bases d’un ordre économique international solide[47].

La première avancée de ces sommets est l’acceptation, même si elle est de façade, de la caducité du « consensus de Washington ». Ce modèle, qui fut appuyé en Europe par M. Thatcher, a perduré jusqu’aux années 2000. La crise financière a eu l’avantage de faire comprendre que la recherche d’un nouveau paradigme, autre que celui fondé sur la primauté de l’autorégulation et l’attitude « d’oligopole de décision », est devenue inéluctable. À cet égard, s’il y a une dynamique, à elle seule, qui doit résumer la tendance qui se dégage des trois réunions, c’est sans doute la réhabilitation du multilatéralisme. L’une des mesures phares du G20 est celle visant à réformer le fmi et à transformer le Forum de stabilité financière au Conseil de stabilité financière. La mission de ce dernier consisterait à évaluer et à suivre l’évolution des marchés et leurs incidences sur la politique réglementaire (ministère français des Affaires étrangères et européennes 2009). Il est prévu, dans un souci d’efficacité et de rationalité, que le Conseil coopérerait avec le fmi dont la mission est la surveillance et l’alerte précoce.

La deuxième avancée a trait aux nouvelles orientations relatives à la réglementation prudentielle qui vise à protéger les dépôts des clients et à garantir la stabilité du système financier. Les banques sont désormais appelées, en plus de respecter les exigences minimales en fonds propres, à constituer en période de croissance des réserves supplémentaires dans lesquelles elles pourront puiser lorsque la situation se détériorera. L’effet bénéfique de telles mesures est d’éviter la « pro-cyclicité » de la crise[48]. Plus encore, les États ont accepté d’élargir le champ réglementaire à d’autres acteurs et produits financiers qui jusqu’alors échappaient à la régulation des institutions nationales et internationales.

Les déclarations mettent l’accent sur le rôle que doivent jouer les autorités étatiques en matière de collecte des informations sur l’ensemble des institutions, des marchés et des produits financiers, notamment les fonds spéculatifs (hedge funds[49]). Ces fonds qui ne sont régulés par aucune autorité de contrôle vont être dorénavant soumis à un régime de surveillance défini par les textes. Ils seront enregistrés et tenus de communiquer aux superviseurs les informations nécessaires pour évaluer les risques systémiques[50] qu’ils font courir à titre individuel ou collectif. Dans le même esprit, les activités des agences de notation, acteur essentiel du marché, seront assujetties à un régime réglementaire de surveillance qui impose l’enregistrement de ces agences et la transparence de leurs procédures de notation. À cet égard, l’oicv coordonnera l’échange d’informations entre États sur les agences de notation situées dans leurs juridictions respectives (amf 2006).

La troisième avancée concerne la lutte contre les paradis fiscaux et les juridictions non coopératives[51]. La détermination des États paraît très sérieuse dans la mesure où les déclarations traduisent un consensus entre les États qui sont prêts à agir contre les juridictions qui ne se conforment pas aux normes internationales en matière de transparence fiscale.

Les États sont décidés à mettre au point une panoplie de mesures pour exiger des contribuables et des institutions financières[52] qu’ils fournissent davantage d’informations sur les transactions qui impliquent des juridictions non coopératives et de sanctionner les paradis fiscaux qui ne partagent pas leurs informations fiscales.

La quatrième avancée résulte du compromis trouvé sur la question des primes ou des bonus. Le G20 renvoie aux recommandations émises par le Conseil de stabilité financière (fsb 2009), l’organe de coordination entre régulateurs financiers et banques centrales. Celui-ci propose que la rémunération des banquiers et acteurs de marché soit liée aux performances et à la réussite à long terme et non à la prise excessive de risque. Sont retenues les propositions visant à l’instauration de malus et d’échelonnement des bonus (csf 2009) dans le temps.

Au bilan, ces mesures annoncées brassent l’essentiel des mécanismes de fonctionnement des marchés. Leur mise en oeuvre demeure intimement liée à la mobilisation des États en vue de leur donner une assise juridique.

Le devenir juridique des proclamations

Toute approche critique sur l’éventuelle transformation du dispositif du G20 en règles juridiques pour encadrer les activités financières renvoie aux fondamentaux incontournables à la formulation du droit. Comment, peut-on, par exemple, réglementer les pratiques des bonus, les paradis fiscaux, les fonds propres, les hedge funds si l’on fait l’impasse sur des notions telles que la volonté, la liberté et le consensus. C’est ce cheminement qui sera emprunté pour s’interroger sur le devenir, en termes de droit, des mesures et principes proclamés. Ces derniers n’ont de chance d’acquérir les attributs juridiques que s’il y a « un vouloir », au-delà d’un « pouvoir commun » et « des règles obligatoires » (Rouvillois 1999 : 22 et s.).

Le vouloir ou la volonté de réglementer ne peut prendre corps que s’il y a un consensus qui ne peut, à son tour, être effectif que grâce à une convergence de vues sur l’objet à régler. Nul doute ne peut être émis sur la volonté d’agir des États pour surmonter la crise, mais des divergences demeurent marquantes quant à la manière d’encadrer. Certains États (États-Unis…) considèrent que la crise est passagère et qu’il suffit de revoir et d’ajuster le mode de régulation qui a abusivement fait confiance aux opérateurs privés. La solution ne passe pas par des textes obligatoires, mais à travers des recommandations visant à relancer l’économie mondiale, à venir en aide aux pays les plus touchés par la crise et à généraliser la transparence et l’approche prudentielle[53]. D’autres (Chine, Russie) adoptent une autre grille d’analyse : la crise est avant tout une crise du « mode de production capitaliste » et de ses acteurs institutionnels. Les dysfonctionnements successifs de ce modèle sonnent la fin de règne de l’économie capitaliste et de son idéologie libérale. Il ne s’agit pas, en conséquence, de « remettre en selle » mais surtout de « remettre en cause » le mode de production et le droit qui le sous-tend[54].

  • Le pouvoir commun suppose l’existence d’une autorité susceptible de prescrire à la fois des règles de fonctionnement assignant à chacun sa tâche et son dû et des règles d’organisation déterminant les instances chargées de définir les objectifs. Il n’existe à ce jour aucune autorité financière internationale digne de ce pouvoir commun et dévouée à la prescription des règles afférentes au secteur. Les réglementations existantes, quand elles ne sont pas étatiques, émanent d’instances diverses et variées et aucune d’elles ne peut prétendre à s’ériger en autorité mondiale. Les membres du G20 sont d’ailleurs restés très partagés sur l’orientation à donner au système institutionnel international pour relever les défis de la déréglementation, de la désintermédiation et du décloisonnement.

    Les pays occidentaux ne veulent pas d’un « super-gendarme » ou d’une refonte globale du système. L’approche de la refonte, en termes de création d’autorités de prescription au-dessus des États, n’a pas la faveur des pays occidentaux. L’exemple de l’Union européenne, en tant qu’ensemble géographique relativement intégré, est révélateur. L’idée non pas de la refonte mais seulement du renforcement du système institutionnel semble avancer difficilement. En effet, le Conseil européen a recommandé lors de sa réunion à Bruxelles en juin 2009 qu’un système européen de surveillance financière soit mis en place afin d’élaborer un « règlement uniforme » applicable à tous les établissements financiers exerçant des activités sur le marché unique[55]. Ce système (Bertezzolo 2009), pour être effectif, doit être accompagné d’un renforcement des pouvoirs de la Banque centrale européenne (bce)[56]. Cette recommandation a été mal perçue par le gouvernement du Royaume-Uni qui est réticent à la proposition d’accorder la direction de ce système au président de la Banque centrale européenne qui risque de se mêler de ses instances financières. La position britannique n’a pas fléchi lors de la réunion de l’« Éconfin » du 20 octobre 2009. Londres a menacé lors de cette réunion de bloquer toute nouvelle avancée du paquet législatif si ses partenaires cherchaient à s’éloigner des conclusions du sommet européen du mois de juin, à savoir que les recommandations du Comité européen du risque systémique ne pouvaient pas avoir de conséquences budgétaires contraignantes pour les États membres. Autrement dit, la régulation relève, par excellence, de la responsabilité étatique.

  • Les règles obligatoires ne sont que la conséquence logique des deux premières conditions. Il s’agit non seulement de confectionner des normes mais aussi de veiller à leur stricte application et de les assortir de sanctions en cas de violation. Cela étant, toutes les règles ne sont pas sanctionnables et il appartient aux autorités de prescriptions de décider si l’irrespect d’une règle est punissable ou pas. L’acceptation d’une telle approche signifie qu’à côté du « droit de coopérer », généralement facultatif, doit exister un « droit de protéger[57] » obligatoire contre les dérapages, l’insouciance et l’irresponsabilité des acteurs financiers. Le besoin d’un tel droit n’est nullement incompatible avec la présence d’une normativité souple. La question est de savoir où mettre les curseurs du facultatif et de l’impératif. Sans entrer dans les détails, certaines pratiques financières ne peuvent être complètement abandonnées aux opérateurs privés sans aucune surveillance et sans les soumettre à des règles obligatoires. Ces dernières doivent être respectées pour préserver la société humaine des effets de l’« économie casino ». Certes, la finance relève d’une communauté restreinte par ses membres et spécifique par la nature des produits qu’elle échange. Mais la sphère financière ne fonctionne pas dans un vase clos et sans interférence avec l’activité économique et sociale. La dernière crise s’est traduite par la récession économique, les licenciements, la baisse de pouvoir d’achat, etc.

    En l’état actuel, le dispositif en place n’a que la force et la vertu d’une incantation. Les participants se sont contentés d’annoncer des mesures et principes à prendre sans précision du mode juridique de leur formulation. L’essentiel est proclamé en termes incitatifs. Les déclarations de principes ne présagent rien de contraignant sur le plan normatif. À aucun moment les membres du G20 n’ont indiqué que ces réunions seront entérinées par la conclusion d’accords sur les problématiques abordées (encadrement des bonus, renforcement des fonds propres des banques, contrôle des fonds spéculatifs…). On est loin de la pratique des États développés dans le domaine de la libéralisation des échanges des biens et services où les cycles de négociation, bien que longs, finissaient par la « fabrication du droit »[58]. Les différents sommets n’ont offert que la solution de s’en remettre au Conseil de stabilité pour faire des propositions « douces » sur la rémunération des opérateurs, le phénomène de la « cyclicité », etc.

B — Finalité institutionnelle du dispositif : rupture ou continuité ?

La finalité est par définition le caractère de ce qui tend à un but précis (Petit Robert) ; le fait d’avoir un objectif assigné par la volonté humaine. Cette définition renvoie à la célèbre formule de J. Monnet : « Rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions. » Formule qui garde toute son acuité et son actualité au regard des débats engagés lors des sommets du G20 sur la forme et la finalité des réformes des institutions financières internationales. En reprenant à notre compte la distinction largement admise par les auteurs entre la finalité courte et la finalité longue[59], nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle la finalité courte du G20 est de marquer une rupture partielle avec le modèle de la représentativité au sein des institutions de Bretton Woods (fmi, Banque mondiale). La finalité longue, quant à elle, serait la continuité et le maintien du paradigme de l’État garant et non pas gérant des activités économiques.

La rupture

S’il y a un mot qui à lui seul doit résumer ce que fut le débat principal sur les institutions, c’est bien celui de la réforme pour re-légitimer le système institutionnel. L’idée de la réforme des institutions internationales n’est pas native des sommets du G20. En effet, depuis la chute du mur de Berlin, marquant la fin du monde bipolaire, des voix s’élevaient pour réviser de manière profonde les institutions d’après-guerre (onu, fmi, Banque mondiale), mais, faute d’un consensus entre États, la crise de légitimité tant sur le plan de la représentativité qu’au niveau de la prise de décision continue à préoccuper non seulement les États marginalisés, pour ne pas dire exclus de ce processus, mais aussi les entités non étatiques (ong, associations…). Il a fallu attendre la déclaration de Londres pour voir émerger la décision de « renforcer la pertinence et la légitimité à long terme » (Déclaration de Londres 2009) des institutions de Bretton Woods. Cette formule a été traduite dans le texte de Pittsburgh par une modification des quotes-parts de certains États du fmi. L’engagement pris consiste à transférer aux États émergents et en développement au moins 5 % des quotes-parts des pays surreprésentés. En l’état actuel des choses, l’Europe domine largement le processus de décision au sein de cette institution. À titre d’exemple, la Belgique (2,1 %) pèse plus que le Brésil (1,4 %), et la France (4,9 %) plus que la Chine (3,7 %) (fmi 2008). Concernant la Banque mondiale, la déclaration met l’accent sur la progression à terme vers des droits de vote équitables reposant sur la participation des pays en développement à l’essor de l’économie mondiale[60].

L’autre domaine où la rupture doit prendre effet est celui de la désignation de la direction des institutions de Bretton Woods. Jusqu’à maintenant, l’arrangement entre les puissances financières veut que le directeur de la Banque mondiale soit toujours de nationalité américaine (États-Unis) et que son homologue du fmi soit issu d’un pays européen. Désormais, les directeurs et hauts responsables des institutions financières vont être désignés dans le cadre d’un processus de sélection transparent, ouvert et reposant sur le mérite[61]. Passer aux actes signifie que l’organe plénier de ces institutions se réunisse pour valider les mesures et les principes arrêtés.

Par-delà l’effet d’annonce de rupture, quels valeurs et crédits peut-on accorder au projet de réformes de certaines instances en termes de re-légitimité des institutions ? La légitimité est souvent considérée comme la somme de confiance ou le crédit que les membres d’une institution accordent à leurs dirigeants[62]. Plus encore, l’autorité légitime est celle qui émane de la collectivité par le mode électif (Burdeau 1952 : 259). Une telle approche de la légitimité ne peut correspondre, en dépit des réformes envisagées, au système institutionnel international. Les instances dirigeantes sont fréquemment contestées à cause de leur mode de désignation qui n’associe pas tous les membres. Si l’on égrène les différentes institutions de l’ordre économique et financier, aucune, sans exception, ne répond à cette définition. Outre les institutions de Bretton Woods, le G8[63], le Forum de Davos, le Conseil de stabilité financière, le Comité de Bâle… sont des clubs de direction des affaires mondiales qui ne représentent en réalité que l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord et le Japon[64]. La question de la légitimité se pose également au sujet du G20. On le sait, ce dernier est un club qui représente 85 % de la richesse mondiale. Comme pour tout club, l’adhésion est assujettie à des critères établis par les membres sans qu’il y ait un texte juridique qui réglemente les conditions d’accès et les modalités de participation et de prise de décision. De là, comment peut-on parler de légitimation des institutions de l’ordre libéral (fmi, Banque mondiale, fsf…) lorsque les mesures prises en la matière sont décidées au sein d’une institution qui elle-même n’est pas légitime ? Suivre la logique de la légitimité telle qu’elle est définie ci-dessus reviendrait à ce que les décisions relatives à la gestion des problèmes globaux soient prises non pas à des échelons restreints, G20, mais au sein des instances représentatives de l’ensemble des États, en l’occurrence le G192 ; instance qui est, aujourd’hui, incarnée par l’Assemblée générale des Nations Unies. Lorsque la question de la représentativité s’est posée au sommet de Londres, certains États firent une proposition allant dans le sens de la création d’une nouvelle génération d’institutions internationales avec de nouveaux critères de répartition de voix. Une telle proposition fut rejetée immédiatement. La solution retenue est celle qui se contente de réformer les institutions en place en cédant des miettes du pouvoir de décision ou des parts maigres à certains États.

La continuité

La crise financière a eu le mérite de rappeler, une fois de plus, la problématique de la fonction de l’État dans l’organisation et l’encadrement de l’activité économique (Goodhart 2009). À chaque crise, et cela depuis le début des années 1990 où le libéralisme économique est devenu la seule voie de la création et de la mobilité des richesses, la question de la validité ou du dépassement de ce modèle occupe une place capitale dans le débat. En l’espèce, le marché financier a-t-il besoin de l’État ? Ou, au contraire, l’essor du marché va-t-il déposséder l’État de son droit d’initiative, voire de ses attributs (Boyer 1998 : 1-24) ? En tout cas, ce qui ressort des expériences est que le « tout État » ou le « tout marché » est voué à l’échec[65]. En marge de ce constat, les orientations et les directives des sommets du G20 consacrent largement le maintien des économies fondées sur les principes du marché[66] et sur la condamnation d’un éventuel retour au protectionnisme. L’omc, à cet égard, devrait inciter les États à reprendre les discussions en son sein pour finaliser le cycle de Doha[67]. En somme, l’approche et le plan d’action du G20 militent en faveur de la continuité de l’ouverture des marchés, de la libéralisation des échanges et « du retour de l’État ». La célèbre formule de R. Reagan (1981), « L’État n’est pas la solution à notre problème, l’État est le problème », n’est plus d’actualité. En effet, ce qui s’est produit dès le début de la crise est tout à fait l’inverse ; la menace d’un effondrement total a ramené les États au premier rang. Les plans de sauvetage des banques furent conçus et exécutés par les pouvoirs publics en vue d’empêcher la faillite non seulement des banques mais aussi du système financier dans sa globalité. Ce retour a été interprété comme une revanche sur la suprématie des marchés et une réhabilitation du contrôle des milieux d’affaires par l’action publique. Mais cette interprétation demeure superficielle et de circonstance. L’immersion dans les textes des sommets permet de comprendre aisément qu’on est loin du modèle de l’État accumulateur du capital des années 1960 ou de l’État gérant l’économie. L’État construit la société comme un marché, le régule et en corrige les dysfonctionnements (Revault D’Allones 2008). Il en résulte que la mission des gouvernements consiste à jouer le rôle de « pompier » : sauver les banques, les industries défaillantes et s’effacer aussitôt que la situation est assainie. Ce ne sont pas les exemples qui font défaut pour illustrer la maxime : le gouvernement français est intervenu en 2004 pour redresser la situation financière d’Alstom ; le Japon, lors de la crise de 1998, a volé au secours des institutions bancaires pour leur éviter la déroute financière ; en septembre de la même année, la Réserve fédérale américaine a fait de même en organisant le sauvetage du fonds d’arbitrage Long Term Capital Management…

C’est ce même constat qui est en train de s’établir dans la situation actuelle. Aux États-Unis, après le scandale des bonus distribués par l’assureur American International Group (aig)[68], société ayant bénéficié du renflouement le plus important de l’État américain, la Chambre des représentants a voté une loi pour imposer à 90 % les primes distribuées dans les sociétés renflouées. Mais le Sénat a reporté la ratification de ce projet et, en juin 2009, l’administration américaine a renoncé à la voie législative[69]. Dans ce contexte, il est évident qu’aussi performants soient-ils, le droit et ses institutions ne peuvent anticiper les crises que si l’État, incarnation de l’intérêt général, retrouve sa fonction d’autorité de réglementation à la fois de l’ordre social et des espaces économiques sous sa dépendance. À défaut, les actions nationale et internationale resteront confinées à « changer les pansements » sans « penser le changement » (Boutaud 2005).

Au terme de ce survol des sommets du G20, l’ambition manifestée est de mettre en relief une des facettes complexes de cette débâcle financière, à savoir la part du droit et de ses auteurs, notamment l’État, dans l’émergence et la « cyclicité » de la crise[70]. Il en ressort que la discipline du marché et l’autorégulation ne peuvent à elles seules assurer une gestion saine des opérations financières (Eatwell et Taylor 2001). Ce modèle est complètement invalidé par la crise (cnuced 2008). L’impact des déclarations du G20 sur le devenir de l’État est loin d’augurer un véritable retour de la puissance publique avec sa faculté d’élaborer du droit national ou international pour réglementer les marchés financiers privés et empêcher la récidive. Faudrait-il encore que cette réglementation se débarrasse en amont d’un double paradoxe : le premier est que la finance est mondiale en raison de l’interconnexion des marchés ; alors que les opérateurs financiers qui sont des acteurs transnationaux sont souvent soumis soit à leurs propres règles, soit aux droits nationaux. Une réglementation ne peut être réputée en adéquation avec le milieu de la finance que si elle se conforme à un principe de bon sens : « À acteur transnational ou international, droit international. » Le deuxième paradoxe est que la position du G20 est claire quant à l’intervention financière des États pour soutenir le secteur des services financiers, puis aider certains secteurs industriels particulièrement touchés par la crise. Un tel soutien est-il compatible avec l’accord de l’omc relatif aux subventions ? Les opérations de sauvetage ne risquent-elles pas de devenir, pour demain, un terreau fertile des différends commerciaux ?