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L’Inde puis le Pakistan affirmaient leur puissance nucléaire, alors que l’environnement international avait été profondément modifié par la chute – au tout début des années 1990 – de l’Union des républiques socialistes soviétiques. Au mois de mai 1998, le premier ministre nationaliste hindou, Atal Behari Vajpayee, traversaitle Rubicon (une expression dont les observateurs indiens usaient volontiers). L’État dont il dirigeait les destinées a décidé d’essais nucléaires qui – en dépit des pressions américaines – ont provoqué une réplique pakistanaise similaire. L’Union indienne et la République islamique du Pakistan, répondant à des objectifs nationaux, régionaux, voire internationaux qui leur étaient propres, n’en remettaient pas moins en cause ce que l’on considérait – à demi-mot – comme un ordre nucléaire international dont le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (tnp) était le fondement. Les deux pays n’avaient jamais adhéré à ce texte ; néanmoins, leur soudaine décision le privait – comme le relève Mario Esteban Carranza – du caractère universel qu’il revendiquait jusqu’alors.

Certes, le sous-continent indo-pakistanais a été rythmé par une succession de conflits qui ont le plus souvent conduit à un retour au statu quo ante. Néanmoins, Carranza, usant d’outils d’analyse qui procèdent de la science politique, appelle observateurs et spécialistes à renoncer à tout optimisme hâtif lorsqu’ils traitent des dangers des dérives armées de l’inimitié indo-pakistanaise. L’auteur souligne que l’équilibre de la terreur vers lequel New Delhi et Islamabad tendent et celui qui autorisa la stabilisation – au demeurant délicate – des relations américano-soviétiques durant la guerre froide ne sont guère comparables. Une immense étendue séparait les territoires étasunien et soviétique, tandis qu’aucun conflit territorial n’opposait directement les deux pays. De surcroît, l’Inde et le Pakistan n’hésitèrent pas à s’affronter – au cours de l’année 1999 – dans la région du Ladakh indien de Kargil ; ils en vinrent vraisemblablement à envisager le recours au nucléaire.

Il s’agit pour Islamabad et New Delhi, tout en définissant une doctrine nucléaire rationnelle, d’examiner l’enjeu de la sécurité de leurs arsenaux et les modalités de leur utilisation. Carranza insiste sur la mise en place d’un système de commandement qui revêtirait trois caractéristiques : la fiabilité, la capacité de contrôle et la présence d’un système de communication sans faille, ce que l’anglais nomme un reliable command, control and communications (C3) system. Les deux adversaires souhaiteraient-ils inaugurer une ère de paix ? L’Inde devrait songer à se montrer généreuse, donnant au Pakistan des gages de sa bonne foi. C’est là une gageure : New Delhi n’entend pas céder sur l’enjeu du Jammu et Cachemire, alors que les puissances mondiales continuent prudemment de s’abstenir d’une médiation dont la seule évocation suscite l’ire indienne. Islamabad paraît poussé dans ses retranchements. Il estime que son territoire, déjà privé de ce qu’il nomme une profondeur stratégique, est désormais encerclé, puisque le régime qui, à Kaboul, a succédé aux talibans est – selon cette lecture – favorable à l’Inde. L’heure est grave à considérer la constante dégradation de la situation intérieure du Pakistan ; nombre d’analystes s’alarment de ce que des groupes soucieux d’actes spectaculaires ne s’emparent de l’arme nucléaire.

Il y a donc lieu de se pencher, avec Carranza, sur d’importantes problématiques qui sont, de toute évidence, liées à des événements clés. L’auteur, ne parvenant pas à éviter des redites peu utiles à sa démonstration, propose toutefois une intéressante analyse de l’enjeu sécuritaire du lendemain des essais nucléaires à nos jours, tandis qu’il s’interroge sur les motivations indiennes et pakistanaises et sur les dividendes du choix des deux pays. Il déplore que l’administration Bush – revenant sur l’orientation choisie par son prédécesseur – ait reconnu d’une manière tacite « l’exception indienne », proposant à New Delhi la signature d’un accord nucléaire dont les dangereuses implications étaient ignorées. Outre l’alliance pakistanaise dont il bénéficiait dans la guerre qu’il menait en Afghanistan, Washington visait à s’attirer les faveurs d’une puissance indienne dont l’affirmation était incontestable. De plus, il estimait qu’il lui fallait tout particulièrement songer au danger chinois. Il n’hésitait pas à souscrire à cette remise en cause déguisée du tnp, plutôt que de tenter de pousser le gouvernement indien à adhérer au Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (ticen). Pourtant, le Pakistan aurait immédiatement imité son voisin. Carranza souligne les dangers de la doctrine indienne de la cold start qui tend à gommer la capacité nucléaire du Pakistan et sa volonté d’y avoir recours s’il l’estime nécessaire.

À la suite des attentats qui ont frappé la ville indienne de Mumbai à la fin de novembre 2008, le dialogue composite indo-pakistanais a été suspendu. Autre dimension qui suscite l’inquiétude : l’éventuel double jeu des autorités politico-militaires pakistanaises ; celles-ci ne souhaiteraient guère éradiquer la militance afghane d’obédience talibane qui a trouvé refuge sur le territoire national. Reconnaissant que l’Asie du Sud est l’une des régions les plus dangereuses au monde, les puissances mondiales dominantes se doivent de reprendre le flambeau de la non-prolifération nucléaire, incitant New Delhi à renouer avec Islamabad un dialogue qui mènerait cette fois à des résultats tangibles. Il en va ainsi de la recommandation que Carranza formule, oubliant cependant que l’Inde n’a guère coutume de se soumettre aux pressions internationales. Au demeurant, elle feignit d’adhérer au discours de ses premiers dirigeants qui, tout en prônant un désarmement mondial, s’attachaient à acquérir les prérogatives jugées essentielles à la construction de la nation. Et il ne faut guère escompter, comme tend à le penser le politologue, qu’elle retournera aisément aux idéaux néhruviens.