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La mer de Chine du Sud est le théâtre d’un jeu complexe de revendications territoriales et frontalières enchevêtrées. Les pays riverains, Chine, Vietnam, Malaisie, Brunéi, Philippines et Taïwan, ont formulé des revendications sur une partie de l’espace maritime et sur tout ou partie des archipels et îlots qui parsèment la mer, essentiellement les archipels des Paracels et des Spratleys.

Cette dispute oppose les protagonistes depuis le début du 20e siècle, alors qu’à l’époque des acteurs éloignés ou coloniaux, France, Grande-Bretagne et Japon, avaient eux aussi exprimé des revendications sur ces archipels. Mais la course à l’occupation des îles et à la revendication des espaces maritimes a commencé à prendre un tour plus belliqueux à partir de 1956, lorsque Taïwan installa une garnison sur l’île d’Itu Aba, au coeur de l’archipel des Spratleys. C’est cet enjeu territorial des archipels qui conduisit à la bataille navale de 1974 entre marines chinoise et sud-vietnamienne, puis à celle de 1988 entre marines chinoise et vietnamienne.

De nombreux ouvrages ont abordé cette question des tensions régionales en mer de Chine du Sud. Certains ouvrages ont insisté sur des aspects particuliers du litige ou, encore, sur la possibilité de coopérer pour l’exploitation des ressources naturelles. Un autre, Maritime Security in Southeast Asia (Guan et Skogan 2007), s’est davantage penché sur la question de la sécurité maritime dans un contexte de piraterie, de terrorisme, et bien sûr de contentieux régionaux portant sur la définition des espaces maritimes : c’est qu’en cas de désaccord sur la nature de tel ou tel espace, un navire peut être perçu comme respectant ou non les principes du droit de la mer. En mer de Chine méridionale, vu l’enchevêtrement des revendications, vu aussi l’opacité de la nature juridique des revendications sur les espaces maritimes, opacité entretenue notamment par la Chine comme par le Vietnam et dans une moindre mesure par les Philippines, il est vrai qu’une certaine incertitude demeure quant à la sécurité de la navigation en cas de regain de tension entre les protagonistes.

C’est dans cette optique de discuter de la sécurité maritime en mer de Chine du Sud que s’est organisé l’ouvrage présenté ici, avec une approche similaire, abordant la sécurité de la navigation sous plusieurs angles – sécurité militaire, piraterie, terrorisme, protection environnementale, recherche et sauvetage… Une surprise de taille attend le lecteur : alors même que les deux auteurs reconnaissent qu’un aspect fondamental de la sécurité réside dans « la coopération régionale dans les zones disputées », les tensions régionales, accentuées par des revendications complexes aux statuts ambigus, ne sont guère abordées dans cet ouvrage, alors qu’elles sont précisément une cause majeure d’hostilité et d’insécurité potentielles.

Autre élément qui pose question : un des deux auteurs, Sichun Wu, est directeur du National Institute for the South China Sea Studies en Chine. On peut se demander dans quelle mesure les travaux de M. Wu sont libres de toute pression gouvernementale sur un sujet éminemment politique. Indice de la pertinence de cette réserve : en introduction, les auteurs évoquent les gestes des protagonistes qui ont récemment rehaussé la tension régionale, la promulgation de la loi sur la ligne de base par les Philippines en mars 2009, et la loi incluant les îles revendiquées par Manille dans l’archipel ; ou la visite, le même mois, du premier ministre malaisien sur un des îlots des Spratleys occupés par la Malaisie; mais ils « oublient » d’évoquer la visite, en février 2008, du président taïwanais sur l’île que Taïwan occupe dans les Spratleys – Taïwan et la Chine affichent une remarquable convergence de vues sur cette question – ou encore la création d’institutions administratives dans les Paracels par la Chine en novembre 2009, gestes également contraires à la déclaration de 2002 sur la conduite des parties.

L’ouvrage est articulé en trois parties. La première présente les dimensions de la sécurité de la navigation. De quelle navigation parle-t-on ? Au vu de la croissance du trafic, en tonnage comme en valeur et en importance stratégique, la nécessité d’assurer la circulation sécuritaire des navires dans les détroits donnant accès à la mer demeure cruciale en effet. La question de la piraterie est abordée : où se concentre-t-elle ?

La seconde partie aborde en cinq chapitres la question des mécanismes de coopération pour tenter de contrôler ou de résoudre les problèmes évoqués en première partie. Les États de la région ont déjà collaboré pour bâtir des outils de coopération en matière de gestion du trafic, outils surtout bilatéraux dans les détroits de Malacca et de Singapour notamment. Quant à la piraterie et au possible terrorisme maritime, quels mécanismes de coopération peut-on envisager pour les contrôler ?

La dernière partie se penche sur les questions de la sécurité environnementale et de la recherche et sauvetage. Deux chapitres traitent du premier aspect, deux du second.

Le principe de cet ouvrage est intéressant : dans un monde où les questions de sécurité ont pris une importance considérable – certains diront exagérée – après les événements du 11 septembre 2001, comment les pays riverains et les puissances comme le Japon ou les États-Unis envisagent-ils la définition de ces problématiques en mer de Chine du Sud, et comment la coopération, malgré les tensions frontalières et territoriales récurrentes, peut-elle se développer ? Ces questions sont tout à la fois pertinentes – au vu de l’importance du trafic, du risque environnemental dans des détroits très passants comme Malacca, de la croissance importante de la piraterie dans les années 1990 –, mais présentent aussi un intérêt théorique : comment des États méfiants les uns envers les autres du fait de leurs revendications croisées peuvent-ils accepter de négocier des mécanismes de coopération, sachant que ceux-ci ont précisément des conséquences, dans leur mise en oeuvre, sur l’interprétation de la nature et de la géométrie des revendications par les divers protagonistes ? Les conséquences perçues par les États riverains, à tort ou raison, des mécanismes qui pourraient être mis en place sur la solidité de leurs revendications sont aussi un frein à la mise en place d’une réelle coopération. À défaut d’étudier en profondeur cet aspect du lien très fort entre coopération et disputes en mer de Chine du Sud, l’ouvrage aurait pu au moins l’évoquer. C’est le principal reproche qu’on peut adresser à un ouvrage qui, pour se cantonner dans des aspects techniques et juridiques, traite ces questions techniques et juridiques de façon satisfaisante.