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L’Union européenne symbolise la promesse d’un espace caractérisé par la porosité des frontières nationales et la liberté de mouvement. Dans cet ouvrage peu conventionnel, Adrian Favell traite de la migration et de l’identité européennes sous une toute nouvelle lumière pour en arriver à des conclusions plutôt pessimistes. Alors que la migration européenne a atteint son niveau maximal, l’identité européenne, elle, se dirige vers un cul-de-sac.

Malgré le projet maintenant cinquantenaire d’union économique basée sur la liberté de circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes, les chiffres démontrent que seulement 2 % des Européens de l’Ouest choisissent de quitter leur pays d’origine pour s’installer de façon permanente ailleurs sur le continent. Dans Eurostars and Eurocities, Favell s’empare de cette anomalie statistique. Son ouvrage s’inscrit sous le thème de la migration, certes, mais celle d’un type d’acteurs bien précis, qu’il appelle, à l’instar du train à haute vitesse reliant Paris, Londres et Bruxelles, les Eurostars. Il s’agit d’une nouvelle génération de citoyens européens expatriés, de classe moyenne, caractérisés par leur grand éventail de compétences et leur niveau d’éducation, mais qui ont surtout su tirer profit de la libre circulation sur le continent européen.

Par le choix de son objet d’analyse, Favell suscite la curiosité. Quel intérêt y a-t-il à étudier une poignée de professionnels européens ? L’importance de cette élite, à défaut d’être numérique, est symbolique. Puisque leurs parcours se tracent au coeur de cette conception idéale d’une Europe sans frontières, ces individus portent en eux la promesse de la société européenne voulue par les pères fondateurs. Ces free movers ambitieux sont à la recherche d’une liberté dénationalisée, hors des normes nationales sclérosantes. C’est ainsi qu’ils plient bagages pour tenter leur chance dans une Eurocity : Amsterdam, Londres ou Bruxelles.

Les attraits de ces villes sont multiples et différents, à commencer par les possibilités d’emploi. Amsterdam, outre la tolérance morale à laquelle on l’associe d’emblée, se distingue par son organisation spatiale et son marché du travail ouvert et non discriminatoire. Londres, malgré la piètre qualité de vie qu’elle offre, continue de bénéficier de sa réputation de capitale culturelle et économique mondiale en attirant les plus jeunes et les high flying Eurostars, pour qui l’arrivée est facilitée par la flexibilité de la bureaucratie résidentielle. Bruxelles, destination de choix selon Favell, offre une société multinationale, multiculturelle et multilingue où il fait bon vivre.

En traçant le parcours de ces expatriés, Favell montre que cette ultramobilité connaît bien vite des limites humaines. Le sociologue fait le constat des obstacles informels qui empêchent les expatriés de s’intégrer aux villes-hôtes, et ce, en dépit de leur caractère mondialisé et multiculturel. Les Euro-stars se butent à un processus subtil de renationalisation, aux mécanismes d’exclusion des réseaux sociaux, à l’horloge biologique pressant la reproduction sociale et aux questions de bien-être et de sécurité. Ces embûches mises au grand jour, un deuxième constat s’impose. Ces Eurostars, qui, en théorie, sont des plus « européens », demeurent en fait fortement liés à leur port d’attache et à leur identité nationale, synonymes de confort et de sécurité. La formation d’une nouvelle société européenne serait ainsi vouée à l’échec.

On appréciera le souci de l’auteur de ne pas fournir qu’un cliché figé de cette migration, mais d’arriver à tisser une trame qui dévoile l’articulation de préférences avec le temps. Le parcours habituel de l’Eurostar est déclenché par le désenchantement du pays d’attache, lui-même provoqué par une structure du marché du travail peu compatible avec les ambitions professionnelles des individus en question. L’arrivée dans une Eurocity offre au sujet tout un éventail de nouvelles opportunités. Favell poursuit l’enquête et démontre comment, avec le temps, les préférences et les besoins changent. Ces Eurostars vieillissent, et, pour plusieurs, finissent par vouloir s’installer pour de bon et fonder une famille, un dénouement difficilement imaginable étant donné l’impermanence de leur situation. Peu importe leurs diplômes, leur portefeuille ou leurs capacités d’adaptation, l’ultramobilité n’est pas une option viable à long terme.

Soulignons la singularité de la démarche employée. Il s’agit ici d’une étude ethnographique au niveau micro de ce qui s’avère être une anomalie statistique. L’auteur cherche à confronter son sujet directement, par l’entremise d’une soixantaine de longues entrevues menées autour d’un questionnaire semi-structuré. Toutefois, il importe de soulever les limites que suppose cette méthode. En choisissant un échantillon aussi petit que soixante individus, dont le tiers vient d’une élite globale, on s’approche dangereusement de l’insignifiance statistique. Bien que les entrevues aient été menées en profondeur sur une période de cinq années, on ne peut que constater que l’hypothèse de l’auteur devient vulnérable considérant l’échantillon. En choisissant de baser la collecte de données sur des expériences personnelles, l’auteur court un autre danger. Bien qu’on ne puisse qu’admirer la richesse que recèlent les entretiens menés par Favell, il demeure qu’en choisissant d’analyser les propos de ses sujets, qui tiennent de la perception, il risque d’en arriver à un portrait biaisé de la réalité.

En définitive, l’intérêt d’étudier ces expatriés réside dans le fait qu’ils constituent l’essence de l’idéal dénationalisé européen. Une fois interrogés, on constate que ces sujets se perçoivent rarement comme des Européens. Euro-stars and Eurocities, bien qu’il s’éloigne de la littérature scientifique conventionnelle, relance ainsi le débat sur la redéfinition de l’État-nation et de l’identité européenne. Celle-ci, sous laquelle les migrants tentent de se réfugier, n’est qu’une solution éphémère aux problèmes de départ, et ce, peu importe le degré d’intégration européenne.