Corps de l’article

Depuis le début des années 2000, on assiste à une croissance fulgurante des relations sino-africaines (Alden et al. 2008 ; Wu 2006). Dans le sillage des analyses portant sur la montée en puissance de la Chine et ses enjeux, la relation de ce pays avec l’Afrique fait l’objet de diverses interprétations. Un pan dominant dans la littérature consiste à cantonner ces relations aux dix dernières années et, notamment, à les ramener à l’idée que la Chine est d’abord motivée par la volonté d’assurer la sécurité de ses approvisionnements en pétrole (Hugon 2007 : 41-44). L’Afrique est perçue, à cet égard, comme un continent passif qui risque d’être recolonisé (Gaye 2006) et la Chine, comme un dragon impitoyable (Rogers 2007).

Certes, l’approvisionnement en pétrole et en matières premières occupe une place cruciale dans la stratégie chinoise en Afrique et nous en tiendrons largement compte à côté d’autres aspects économiques comme le commerce, l’aide et les investissements. Mais, dans le sillage des travaux plus complexes sur la montée en puissance de la Chine, nous proposons ici une analyse de la politique africaine de la Chine mettant en avant les enjeux de construction de réputation et de soft power (Kurlantzick 2007) ainsi que de compétition entre ce pays et d’autres acteurs internationaux en Afrique, tout en les reliant aux questions économiques. Ainsi appréhendée, la présence chinoise en Afrique devient plus complexe et ne se comprend pas si on ne l’aborde pas avec une approche que nous qualifions de longitudinale pour montrer une attention au temps et au contexte, bref, à l’histoire (Chaponnière 2008). D’abord, il faut retourner dans l’histoire pour mettre au jour les permanences et les ruptures de la politique chinoise et, ainsi, mieux en comprendre les spécificités ainsi que l’accueil que celle-ci reçoit des gouvernements africains. Ensuite, il faut prendre en compte le contexte actuel de « nouvelle ruée vers l’Afrique », qui explique aussi bien certaines spécificités de la politique chinoise (souvent présentée comme plus accommodante) que ses limites eu égard aux stratégies des autres acteurs internationaux concurrents de la Chine sur le continent africain.

Le texte est organisé en quatre parties. D’abord, bien que le propos se focalise surtout sur la période actuelle, nous proposons un bref retour dans l’histoire de la présence chinoise en Afrique en guise de mise en contexte. La Chine a eu recours souvent à des stratégies d’instrumentalisation du continent pour faire face à ses objectifs de politique internationale (Taylor 2006). Elle a su garder une permanence dans le discours en mettant en avant des principes (égalité, respect de la souveraineté, recherche de bénéfices mutuels, identité tiers-mondiste) qui, quoique relevant souvent d’une stratégie de camouflage servant largement les intérêts nationaux chinois (Snow 1995), ont posé, malgré les moments de rupture (passage de l’aide sous Mao au commerce actuellement), les bases de l’influence chinoise actuelle en Afrique. La seconde partie revient sur la période de réforme et le début de la montée en puissance de la Chine pour montrer comment, en capitalisant sur les principes ci-dessus, elle a su allier recherche d’intérêts économiques et recherche d’influence politique en Afrique pour consolider son statut dans l’arène internationale et isoler Taïwan, offrant en retour aux pays africains, sinon une solution alternative à la relation traditionnelle avec l’Occident, du moins une ressource monnayable dans leurs rapports avec ce dernier. Dans la troisième partie, plus axée sur les dix dernières années, nous montrons, d’une part, les différentes facettes (domaines, pays) de la présence économique chinoise en Afrique ainsi que la conversion de l’influence économique en influence politique à travers l’institutionnalisation de la relation (forum sino-africain, visites régulières) et sa sophistication (recherche d’influence culturelle). Enfin, dans la quatrième partie, nous relativisons la thèse de la toute-puissance de la Chine en Afrique en rappelant que, dans le contexte actuel caractérisé par une nouvelle ruée vers l’Afrique mettant en concurrence des acteurs anciens (France, États-Unis) comme des nouveaux (Brésil, Inde), la Chine n’est pas seule. Elle doit s’adapter et courtiser des Africains qui ne regardent pas que vers Pékin.

I – Aux origines des relations sino-africaines

Certaines recherches semblent constater l’existence d’un échange culturel entre la Chine et l’Égypte depuis la dynastie Han, entre 206 av. J.-C. et 220 apr. J.-C. (Li 2005 : 60). Cependant, la naissance de ce qu’on peut qualifier de « politique africaine de la Chine » remonte au début des années 1950 au moment où, fait sans précédent depuis la chute du dernier empereur en 1912, la Chine renoue avec la paix, puisque l’autorité du parti communiste victorieux se consolide progressivement sur l’ensemble du pays à l’exception de Taïwan. Du côté africain, les seuls pays indépendants (Égypte, Éthiopie, Liberia et Libye) ne reconnaissent pas encore la Chine. Plusieurs événements vont permettre à la Chine d’avancer ses pions sur le continent africain : la conférence afro-asiatique de Bandung, organisée du 18 au 24 avril 1955 en Indonésie, qui permet de nouer le contact avec les six pays africains représentés ; la nationalisation du canal de Suez décidée le 26 juillet 1956, une semaine seulement après l’arrivée du nouvel ambassadeur chinois au Caire ; enfin, les luttes d’indépendance (dont la lutte armée algérienne) que Pékin soutient clairement (Larkin 1971). À cette époque, l’approche diplomatique chinoise est articulée autour d’une vision binaire : d’une part, sceller une amitié solide avec le plus grand nombre de pays africains pour asseoir son aura internationale ; et, d’autre part, combattre les hégémonies américaine et soviétique.

C’est à cette époque qu’apparaissent certains des traits actuels de la politique africaine de la Chine. En effet, le premier ministre Zhou Enlai entreprit avec le ministre des Affaires étrangères, Chen Yi, une tournée de dix pays africains entre décembre 1963 et février 1964. L’objectif était de rappeler que la Chine et l’Afrique partageaient la même expérience et pouvaient construire de ce fait un nouveau modèle de coopération, aujourd’hui connu par l’expression « coopération Sud-Sud ». L’approche était articulée autour du caractère désintéressé de l’aide octroyée par la Chine, du respect de la souveraineté des pays africains, de la volonté de non-ingérence dans les problèmes africains et de l’appel à la résolution pacifique des différends. Mais, en pleine guerre froide et en pleine Révolution culturelle en Chine, la recherche d’influence de ce pays en Afrique ne fut pas toujours bien perçue. Plusieurs pays, comme la République centrafricaine, le Ghana, la Tunisie et le Dahomey (actuel Bénin), suspendirent leurs relations avec Pékin (He 2003)

Les années 1970 virent un réchauffement des relations sino-africaines à la faveur, d’une part, du vote massif des pays africains qui permit à la Chine continentale de ravir le siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’onu à Taïwan et, d’autre part, du rapprochement sino-occidental. Mais à cette époque apparurent déjà des appréhensions similaires à celles que l’on entend aujourd’hui. En effet, avec l’intensification de la rivalité sino-soviétique, les Africains réalisèrent, comme ce fut déjà le cas dans la deuxième moitié des années 1960, que la Chine n’était pas exclusivement altruiste. Comme les autres puissances, la Chine était en Afrique dans le but d’atteindre ses objectifs stratégiques. En Afrique australe, par exemple, grande fut la stupéfaction des leaders quand ils virent la Chine accueillir le président Nixon en dépit du soutien américain aux régimes ségrégationnistes blancs d’Afrique du Sud et de la Rhodésie (actuel Zimbabwe) (Snow 1988 : 133). Même la construction du chemin de fer Tazara reliant la Tanzanie à la Zambie sur plus de 1 800 km, symbole suprême de l’engagement chinois en Afrique (Hall et Peyman 1976) et de l’époque où « les pauvres aident les pauvres » (Snow 1988 : 144), visait un objectif idéologique : combattre le communisme soviétique en rivalisant avec le barrage d’Assouan qu’ils ont construit en Égypte et se démarquer des Occidentaux qui avaient refusé d’entreprendre ces travaux.

Toutefois, avec un nouveau leadership à Pékin, les choses changeront davantage. En effet, l’année 1976 a vu la disparition du tandem dirigeant Mao-Zhou en l’espace de huit mois. La nouvelle équipe avait une nouvelle vision des choses : moins de dogmes et plus de pragmatisme. Elle envisageait de procéder à une réorientation des priorités chinoises.

II – Le pragmatisme de la politique africaine de la Chine à l’ère des réformes

En 1978, à la veille des réformes lancées par Deng Xiaoping, la relation économique entre la Chine et l’Afrique était négligeable et était conforme au schéma des échanges de l’époque qui faisait peu de place aux rapports Sud-Sud (Broadman 2006 : 2). Par ailleurs, l’aide chinoise allouée à l’Afrique avait considérablement diminué en dépit des déclarations officielles chinoises. Le continent africain, toujours morose économiquement, attirait de moins en moins une Chine pour laquelle l’objectif majeur était une ouverture rapide et efficiente à l’économie de marché. Toutefois, lors du périple du premier ministre chinois Zhao Ziyang dans plusieurs pays d’Afrique en 1982, les jalons de la nouvelle tournure que les relations sino-africaines connaîtront à partir des années 1990 sont posés. L’accent est mis dorénavant sur l’économie.

La nouvelle politique de la Chine à l’égard de l’Afrique a été impulsée par plusieurs facteurs. Sur le plan structurel, l’impératif de diversification des sources d’approvisionnement énergétique pour soutenir sa croissance économique en est un des principaux vecteurs. Le plus immédiat des facteurs est politico-diplomatique. Il résulte, d’une part, de la crise de la place Tian’anmen au printemps 1989, qui a contraint le pays à chercher de nouveaux alliés pour éviter l’isolement diplomatique. Il s’explique, d’autre part, par la nécessité d’isoler Taïwan et ses prétentions au statut de grande puissance, qui conduisent Pékin à courtiser continuellement l’Afrique (et le tiers-monde) pour se poser comme leur représentant au Conseil de sécurité de l’onu et s’assurer leur soutien dans les organisations internationales.

A — Les « amis africains » dans l’agenda diplomatique chinois après-Tian’anmen

Au lendemain du printemps 1989, on assiste à une transformation cruciale dans les relations entre la Chine et l’Afrique dans la mesure où les dirigeants politiques chinois opérèrent, à partir de ce moment, une réévaluation progressive de l’importance du continent (Taylor 1998). Après le soulèvement des étudiants et la violente répression du gouvernement au printemps 1989, la Chine allait essuyer les critiques virulentes de l’opinion internationale. Les médias occidentaux, qui avaient jusque-là loué les efforts de modernisation économique du pays, portaient à présent leur attention sur le système des laogai (travail forcé), les exécutions publiques et l’absence de démocratie (Tull 2006). Contrairement à l’attitude critique de l’Occident, plusieurs dirigeants africains apportèrent leur soutien à Pékin. L’attitude de la rpc envers les pays du tiers-monde, en général, et ceux de l’Afrique, en particulier, passa d’une négligence voilée à un intérêt renouvelé. La rhétorique sur l’indéfectible et ancienne amitié sino-africaine est alors réaffirmée sans retenue.

La théorie du complot selon laquelle les critiques occidentales avaient pour objectif de freiner la rapide modernisation chinoise eut un accueil particulier en Afrique. Cela s’est traduit chez les dirigeants africains et chinois par une méfiance vis-à-vis des critiques faites à leur régime en regard des normes qualifiées d’occidentalo-centrées des droits de l’homme et de la démocratie. Pour les leaders africains, de vives condamnations de la Chine auraient été en outre synonymes de la fin de l’aide chinoise à une période où l’Afrique était de son côté sous les feux des conditionnalités démocratiques imposées par les pays occidentaux et les institutions financières internationales. La Chine s’appliqua à intensifier ses contacts dans les pays en voie de développement afin de désamorcer ces critiques (Yu 1991 : 34).

La pratique diplomatique chinoise, désormais devenue coutumière, de consacrer à l’Afrique la première sortie officielle de l’année d’un dirigeant de haut rang, remonte au début des années 1990 (Qichen 2006). Ainsi, entre le mois de juin 1989 et celui de juin 1992, le ministre chinois des Affaires étrangères, Qian Qichen, a visité une dizaine de pays africains, tandis qu’une kyrielle de dirigeants africains se sont eux aussi rendus en Chine. À l’évolution de la politique de la Chine à l’égard de l’Afrique correspond une intensification sans précédent des visites d’État des autorités chinoises. Les tableaux ci-dessous permettent de se rendre compte de l’ampleur de cette pratique symbolique au courant des années 1990 comparativement aux décennies antérieures.

Tableau 1

Principales visites d’État des dirigeants chinois en Afrique, 1949-1989

Année

Personnalité et titre officiel

Pays visités

1963‑1964

Zhou Enlai, premier ministre

Égypte, Algérie, Maroc, Tunisie, Ghana, Mali, Guinée, Soudan, Éthiopie, Somalie

1982‑1983

Zhao Ziyang, ministre des Affaires étrangères

Égypte, Algérie, Maroc, Guinée, Gabon, Zaïre, Congo, Zambie, Zimbabwe, Tanzanie

1986

Li Xiannian, président de la République

Somalie, Madagascar, Égypte

1987

Wu Xueqian, ministre des Affaires étrangères

Kenya, Zambie, Zimbabwe, Mozambique, Tanzanie, Algérie, Côte d’Ivoire

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 2

Principales visites d’État des dirigeants chinois en Afrique, 1989-1999

Année

Personnalité et titre officiel

Pays visités

1989

Qian Qichen, ministre des Affaires étrangères

Botswana, Lesotho, Zimbabwe, Angola, Zambie, Mozambique

1991

Qian Qichen, ministre des Affaires étrangères

Éthiopie, Ouganda, Kenya, Tanzanie

1992

Qian Qichen, ministre des Affaires étrangères

Mali, Guinée, Sénégal, Côte d’Ivoire, Ghana, Namibie, Afrique du Sud

1992

Yang Shangkun, président de la République

Tunisie, Maroc, Côte d’Ivoire

1991 et 1995

Li Peng, premier ministre

Égypte et Maroc

1996

Jiang Zemin, président de la République

Kenya, Égypte, Éthiopie, Mali, Namibie, Zimbabwe

1997

Li Peng, premier ministre

Zambie, Mozambique, Gabon, Cameroun, Nigeria, Tanzanie, Seychelles

1997

Qian Qichen, ministre des Affaires étrangères

Afrique du Sud

1999

Jiang Zemin, président de la République

Maroc et Algérie

1999

Hu Jintao, vice-président de la République

Afrique du Sud

1999

Tang Jiaxuan, ministre des Affaires étrangères

Nigeria, Namibie, Zimbabwe, Mozambique, Seychelles, Zambie

-> Voir la liste des tableaux

Certes, les réformes et l’ouverture à l’économie de marché sont allées de pair avec une désidéologisation du régime chinois. Néanmoins, l’action diplomatique de la Chine en Afrique s’appuie sur la construction d’une affinité idéologique en vue de s’identifier au camp des pays en voie de développement. À cet effet, les conceptions de non-ingérence, de coexistence pacifique et de souveraineté esquissées par Zhou Enlai, agréable musique à l’oreille des dirigeants africains, étaient réaffirmées comme les fondements majeurs de la politique extérieure chinoise. Les dirigeants chinois insistent ainsi régulièrement sur le soutien de la Chine aux Africains en matière de maintien de leur souveraineté, de leur indépendance nationale de lutte contre les ingérences extérieures ainsi que de respect du choix de leur système politique et de leur voie de développement.

La période après-Tian’anmen marque un tournant intéressant dans l’approche chinoise du continent dans ce sens qu’elle scelle le retour d’une dimension politique partagée, qui est couplée à l’impulsion économique observée dès la fin des années 1970.

B — La fidélisation du soutien africain au sein des instances internationales et l’isolement de Taïwan

En maintenant des relations avec un nombre substantiel de pays amis, les dirigeants chinois s’efforcent de développer un réseau d’alliés et des majorités capables de leur apporter un soutien moral et politique au sein des organisations multilatérales internationales. Cette tendance est rendue explicite par une expression imagée : « Le vaste nombre des pays du tiers-monde s’unira certainement et soutiendra la Chine comme de nombreuses “fourmis” protégeant l’“éléphant” du danger » (Taylor 2004). Pour cela, Pékin se positionne comme le défenseur d’un relativisme culturel en matière de droits de l’homme. S’appuyant sur les exemples des pays islamiques et africains, Deng Xiaoping s’est opposé farouchement à l’imposition du système démocratique de « type américain », affirmant que la Chine n’adopterait pas ce système (Deng 1990). Cette attitude s’avérait très alléchante pour les régimes autoritaires. Le fait que nombre de ces régimes se trouvaient en Afrique signifiait que Pékin avait sur le continent une élite politique potentiellement favorable. Selon le ministre chinois des Affaires étrangères, pour réussir à contrecarrer les manoeuvres occidentales, la Chine et l’Afrique devaient travailler main dans la main (Taylor 2004). Cette stratégie porta ses fruits, en l’occurrence lorsqu’en avril 1996, à Genève, des votes africains empêchèrent la condamnation de la violation des droits de l’homme en Chine.

L’isolement de Taïwan est au coeur de cette stratégie. Les années 1990 vont donner lieu à une confrontation diplomatique aiguë entre la République populaire de Chine et Taïwan dans un contexte de bouleversement international et d’arrivée au pouvoir à Taïwan de leaders pro-indépendantistes. Ces derniers ont entrepris de mobiliser leurs alliés (une dizaine en Afrique au début de la décennie) pour soutenir la campagne de réintégration de Taïwan aux Nations Unies et échapper à l’isolement diplomatique dans lequel Pékin cherche à reléguer l’île rebelle. Comme par le passé, Taïwan a recours à la « diplomatie du chéquier » dans le but d’attirer le plus de reconnaissance possible. Cette stratégie eut un franc succès. Plusieurs pays africains ré-établissent des relations avec la République de Chine : le Liberia en octobre 1989, le Lesotho en avril 1990, la Guinée-Bissau en mai 1990, la République centrafricaine en juillet 1991, le Niger en juin 1992, le Burkina Faso en février 1994, la Gambie en juillet 1995, le Sénégal en janvier 1996, Sao Tomé-et-Principe en mai 1997 et le Tchad en août 1997.

De ces pays, certains (Lesotho, Niger, Centrafrique et Guinée-Bissau) repasseront cependant dans le giron de Pékin au cours des années suivantes et d’autres (Sénégal, Tchad) la décennie suivante, en raison de la vigoureuse offensive menée par la Chine pour contrer cette érosion diplomatique. Le plus important basculement de cette bataille diplomatique survint le 1er janvier 1998 lorsque l’Afrique du Sud, qui n’avait jamais reconnu la Chine, établit des relations diplomatiques avec Pékin. Les autorités sud-africaines après-apartheid qui avaient, en vain, essayé de convaincre Pékin de l’idée d’une double reconnaissance devaient finalement concéder que « le gouvernement de la République d’Afrique du Sud reconnaît qu’il n’existe qu’une seule Chine dans le monde. Le gouvernement de la République populaire de Chine est le seul gouvernement légal représentant l’ensemble de la Chine » (Jiang 2003). Cette reconnaissance fut l’un des principaux basculements politiques mais aussi économiques en ce sens que l’Afrique du Sud, qui représente 25 % de la richesse africaine et jouit d’un produit national brut élevé ainsi que d’excellentes infrastructures, avait attiré bon nombre d’investisseurs étrangers depuis la fin de l’apartheid en 1990 et devenait un des leaders influents sur la scène africaine avec l’arrivée de l’anc et de Nelson Mandela au pouvoir à partir de 1994.

La consolidation dans la progression des relations sino-africaines arriva avec la tournée africaine du président Jiang Zemin en mai 1996. C’est autour de cette date qu’il faudrait faire remonter la conceptualisation de la « nouvelle » politique de la Chine en Afrique. Jiang Zemin visita six pays africains (Kenya, Égypte, Éthiopie, Mali, Namibie et Zimbabwe). Lors de son passage au siège de l’Organisation de l’unité africaine (oua), à Addis-Abeba, il déclara solennellement : « Nous avons partagé un passé mémorable… Nous vivons un présent splendide. L’amitié sino-africaine s’épanouit grâce à la diligence des peuples chinois et africain. L’avenir s’annonce radieux… La Chine, le plus grand pays en développement au monde, est prête à s’unir à l’Afrique, le plus grand continent en développement au monde, pour affronter le 21e siècle en toute confiance » (Zeng 1996).

Exaltant la coopération sino-africaine sur plusieurs questions internationales (démocratie, droits de l’homme, souveraineté), le président chinois semble promettre non seulement un siècle prospère à ses amis africains, mais aussi un intérêt croissant de la Chine sur l’échiquier continental. Pendant sa visite, Jiang Zemin esquissa une proposition en cinq points en vue de développer une relation sino-africaine stable et durable : « encourager une amitié sincère ; interagir dans l’égalité, le respect de la souveraineté et la non-ingérence dans les affaires internes ; engager des actions pour un développement mutuellement bénéfique ; maintenir la consultation et la coopération sur les questions internationales ; travailler à la construction durable d’un monde meilleur » (Jin 2007). Jiang Zemin posait ainsi de nouveau les piliers de la présence chinoise en Afrique où ces principes sont perçus par les dirigeants astreints aux conditionnalités démocratiques occidentales comme de profonds signes de respect. La Chine est bien consciente des avantages à tirer de cette perception et c’est dans cette perspective que s’est inscrite la visite de sept pays par le premier ministre Li Peng dès septembre 1997. Taïwan circonscrite, les passerelles politiques jetées, la rpc est résolument de retour en Afrique. Elle peut déployer toute son offensive économique et institutionnaliser sa relation pour faire face à la ruée vers l’Afrique d’autres acteurs.

III – L’agenda économique de la Chine en Afrique et l’institutionnalisation de sa politique africaine et de son influence

Trente ans après le début des réformes, la présence de la Chine en Afrique est devenue dynamique, sophistiquée et multidimensionnelle. Elle soulève, par la même occasion, des défis complexes. Des rapports politico-diplomatiques aux échanges commerciaux en passant par l’aide publique au développement, le tourisme, les télécommunications, la construction d’infrastructures, l’agriculture, les mines ; aucun domaine ne semble plus pouvoir échapper à la Chine en Afrique. Un nouveau partenariat stratégique et économique a ainsi été établi et institutionnalisé à travers la création à Pékin, en octobre 2000, du Forum sur la coopération sino-africaine (focac), qui confère à la présence de la Chine en Afrique une dimension continentale. Tout cela participe de la volonté de la Chine de s’appuyer sur sa nouvelle puissance pour faire avancer ses intérêts et augmenter sa réputation et son attrait aux yeux des partenaires africains conquis en général par le soft power chinois.

A — Les différentes facettes de la présence économique chinoise en Afrique

Des relations « idéologiques » à l’époque de Mao, on est passé aujourd’hui à une relation dans laquelle les préoccupations économiques sont centrales. Cette présence économique a plusieurs facettes : le commerce, les mines et hydrocarbures, les joint ventures, l’investissement et l’aide au développement en sont les principales composantes.

Les relations commerciales et le secteur minier et pétrolier

S’il est indéniable que la Chine et l’Afrique entretiennent des liens commerciaux depuis longtemps, c’est au milieu des années 1990 qu’un nouvel élan sera insufflé à la coopération économique sino-africaine. Ce rapprochement amène la rpc à créer, dès 1996, des centres pour l’investissement et le commerce ayant pour mission de fournir une assistance matérielle et technique aux entreprises chinoises désireuses de s’établir sur des marchés africains ou d’établir des partenariats avec des entreprises locales. Dix pays sont alors concernés : le Cameroun, la Côte d’Ivoire, l’Égypte, le Gabon, la Guinée, le Mali, le Mozambique, le Nigeria, la Tanzanie et la Zambie.

Le début du millénaire marque une accélération faramineuse du commerce sino-africain. Alors qu’il était d’environ 900 millions de dollars en 1990, le volume des échanges atteint 10,5 milliards en 2000. Ce chiffre croît rapidement, passant à 29,5 milliards en 2004, puis à 40 milliards en 2005 et à près de 55 milliards en 2006 (Alden et al. 2008 : 11). Depuis le début de la décennie, le commerce sino-africain a maintenu une croissance de plus de 30 ? pendant sept ans consécutifs pour atteindre 73,3 milliards de dollars en 2007. Il a crû de 45,1 % en 2008 par rapport à l’année précédente, atteignant le chiffre de 106,8 milliards de dollars (50,8 milliards d’exportations vers l’Afrique et 56 milliards d’importations en provenance de l’Afrique) (Xinhua 2009). Toutefois, sous l’effet de la récession économique mondiale, le volume commercial qui avait substantiellement augmenté durant huit années consécutives a connu un recul et s’est chiffré à 91,06 milliards de dollars en 2009, soit une baisse de 15,1 % (focac 2010).

Pourtant, d’un point de vue comptable, l’Afrique demeure un partenaire commercial modeste pour la Chine. Cette dernière comptait pour 16 % des exportations africaines à l’étranger en 2006, un pourcentage bien en deçà de celui des États-Unis et de l’Union européenne. Même s’il est prévu que les échanges commerciaux sino-africains augmenteront dans les années à venir, il demeure qu’ils sont encore minimes par rapport au commerce entre la Chine et le Moyen-Orient ou entre la Chine et l’Amérique latine. Cependant, la balance commerciale a évolué en faveur de l’Afrique, surtout parce que la robustesse de la demande mondiale, menée par la Chine, a contribué à l’augmentation des prix du pétrole et d’autres minerais, principales exportations africaines. On estime qu’en 2004-2006 l’Afrique enregistrait avec la Chine un excédent commercial de 2 milliards de dollars par an (Wang et Bio-Tchané 2008).

Les importations chinoises reflètent une volonté de répondre à une demande croissante des ressources naturelles à l’intérieur de la Chine. Il en découle que les principaux partenaires commerciaux africains de la Chine sont en majorité les pays producteurs de matières premières, tels que l’Angola, l’Afrique du Sud, le Soudan et le Congo. La stratégie chinoise en matière d’hydrocarbures a récemment permis aux investisseurs et dirigeants chinois de signer une multitude de contrats, propulsant ainsi les activités des firmes pétrolières chinoises en Afrique, en l’occurrence China National Petroleum Corporation (cnpc), China Petrochimical Corporation (sinopec) et China National Offshore Oil Company (cnooc) et leurs filiales. Toutefois, sur ce plan également, les firmes chinoises sont des acteurs de second ordre par rapport à leurs homologues occidentales et les importations chinoises sont nettement inférieures : en 2006, la Chine a absorbé 8,7 % des exportations africaines de pétrole, alors que 36 % sont allées à l’Europe et 33 % aux États-Unis (Reuters 2007). Cette même année, la production des compagnies chinoises représentait environ 267 000 barils de pétrole par jour, c’est-à-dire un tiers de la production de la major américaine ExxonMobil qui pompe 780 000 de barils de pétrole par jour (Downs 2007).

Outre cette question des hydrocarbures, le Plan d’action de Pékin (2007-2009) adopté à l’issue de la 3e conférence du Forum sino-africain de novembre 2006 avait annoncé la mise sur pied de trois projets économiques qui peuvent être considérés comme d’autres instruments de l’engagement économique de Pékin en Afrique. Il s’agit d’abord du Fonds de développement sino-africain, doté de 5 milliards de dollars et ouvert aux entreprises chinoises et à leurs partenaires pour l’investissement dans les domaines agricole, manufacturier, industriel, minier et infrastructurel (télécommunications, eau, transport). Il y a ensuite les produits exemptés de droits de douanes à l’exportation vers la Chine : de 190 au départ, ces produits sont passés à 440 depuis 2007. Il y a, enfin, les zones de libre-échange et de coopération économique (zes) : sur le modèle de Shenzhen et d’autres zones similaires créées en Chine, le gouvernement chinois a décidé d’établir plusieurs zones économiques spéciales dans le cadre de sa politique d’ouverture sur le monde. Les pays désignés pour les accueillir reflètent les priorités économiques chinoises sur le continent, ainsi que la fidélité politique traditionnelle de certains dirigeants vis-à-vis de Pékin (Davies 2007). Les pays africains concernés (Zambie, Maurice, Tanzanie, Nigeria, Égypte) jouissent d’une position stratégique, d’une tradition manufacturière ou d’un potentiel logistique particulièrement intéressant.

L’investissement et l’aide

Les investissements directs étrangers (ide) chinois à destination de l’Afrique, qui ont été d’environ 1,2 milliard de dollars annuellement entre 2002 et 2004, sont comparativement faibles par rapport à ceux de Singapour, de l’Inde et la Malaisie. Principales sources asiatiques d’ide en Afrique, ces pays ont respectivement eu des stocks d’investissement de 3,5 milliards, 1,9 milliard et 1,9 milliard en 2004 (pnud 2007). À leur tour, les investissements asiatiques sont nettement inférieurs à ceux des grands pays européens et des États-Unis. Toutefois, avec le renforcement de la présence chinoise en Afrique, les investissements de ce pays ont beaucoup augmenté. En 2007 par exemple, l’Industrial & Commercial Bank of China a acquis 20 % de la Standard Group of South Africa, la plus grande banque d’Afrique, au coût de 5,6 milliards de dollars. Selon le premier ministre Wen Jiabao, en novembre 2009, les investissements directs en Afrique ont totalisé 7,8 milliards de dollars.

Pour ce qui est de la valeur de l’aide accordée à l’Afrique, He Wenping relève que « la Chine a dépensé 44,4 milliards de yuans (soit 648 millions de dollars) dans l’assistance à l’Afrique avec plus de 800 projets comprenant des usines de textiles, des stations hydroélectriques, des stades, des hôpitaux et des écoles » (He 2006). Doubler cette aide (comme promis au sommet de Pékin) porterait le montant de celle-ci à plus de 1 milliard annuellement (Brautigam 2008). Un autre auteur, qui se base sur des données africaines, évalue l’aide chinoise à 2,4 milliards de dollars en 2004 et juge qu’une partie considérable de cette aide correspond aux paramètres de l’aide tels qu’énoncés par le Comité d’aide au développement (cad) (Kurlantzick 2007). Un analyste chinois estime, quant à lui, que l’aide chinoise au développement à destination de l’Afrique est passée de 300 millions de dollars par an en 1998 à près de 1 milliard de dollars en 2007 (Qi 2007). La difficulté de chiffrer clairement l’aide chinoise tient au fait que le gouvernement ne publie pas de données et que les programmes d’aide et autres projets sont généralement annoncés lors des discours ou conférences de presse.

L’influence politico-économique par l’intermédiaire de la diaspora chinoise en Afrique

Cette masse de données est accompagnée d’une présence humaine de plus en plus perceptible. Il suffit de se rendre dans les principales villes ou aéroports du continent africain pour s’en convaincre. Les communautés chinoises en Afrique ont émergé il y a plusieurs générations. Nés respectivement en 1942 et 1941, le docteur Jean Ping, fils d’un forestier chinois et actuel président de la Commission de l’Union africaine (ua), et la docteure Fay Chung, Zimbabwéenne de troisième génération d’origine cantonaise, ancienne ministre de l’Éducation, sont des preuves vivantes de la présence de communautés chinoises antérieure à la fondation de la République populaire de Chine. Historiquement, on peut distinguer trois grandes phases de la migration chinoise en Afrique. La première vague, allant de la seconde moitié du 19e siècle au milieu du 20e siècle, est majoritairement liée à la demande de main-d’oeuvre coloniale baptisée la « traite des coolies », notamment après l’abolition de l’esclavage ; la deuxième vague, des années 1960 aux années 1980, est liée à la réalisation des projets d’assistance technique ; la troisième vague, enfin, a pris son essor au début des années 1990 et se poursuit actuellement.

Ces deux dernières décennies, la migration s’est accentuée en raison des conséquences de la progression économique de la Chine en Afrique. Dans cette phase, on assiste au développement de deux phénomènes nouveaux : d’une part, la migration de la main-d’oeuvre suit le rythme de la pénétration des entreprises. Une partie de cette main-d’oeuvre ne retourne pas en Chine une fois son contrat achevé et va gonfler les rangs d’une immigration illégale. D’autre part, on observe des migrations individuelles de petits entrepreneurs privés, généralement des commerçants, restaurateurs et gérants de centres de médecine traditionnelle chinoise, etc. Cette migration ne vient pas uniquement de la Chine, mais aussi de certains pays d’Europe. Cette troisième vague est surtout celle d’une migration économique qui est encouragée par l’État dans certains cas. D’un point de vue quantitatif, aucun chiffre fiable n’est disponible quant au nombre exact de ressortissants chinois vivant actuellement sur le continent africain. On estime que la diaspora chinoise en Afrique, en y incluant les descendants, pourrait atteindre quelque 500 000 individus, dont 150 000 titulaires d’un passeport chinois (cedao-csao 2006). Plus récemment, l’agence de presse Xinhua a estimé à 750 000 le nombre de Chinois vivant et travaillant en Afrique (Mohan 2008). Pour l’hebdomadaire Jeune Afrique, le nombre de Chinois sur le continent oscille entre 500 000 et 700 000, dont la moitié sont des immigrants irréguliers (Jeune Afrique 2008).

La flexibilité et le pragmatisme des nouveaux migrants chinois en Afrique, qui se retrouvent dans toutes les strates de l’activité économique et commerciale, génèrent cependant des craintes, des fantasmes et l’hostilité des sociétés hôtes. Leur arrivée, ces dernières années, a parfois été signalée avec appréhension : « Ils [les Chinois] sont partout. Bientôt on va les voir en train de vendre les beignets », écrit un quotidien camerounais. Si la majorité des tensions sont liées aux facteurs économiques, elles sont surtout exprimées en termes de différence culturelle. Il importe par ailleurs de noter que les sentiments d’hostilité découlent parfois d’une série d’incompréhensions et de stéréotypes qui masquent des inquiétudes politiques et économiques. On soutient grosso modo que les produits chinois sont du « toc », que les commerçants et entrepreneurs chinois sont les champions de la concurrence déloyale et seraient exemptés de certaines réglementations et taxes, sans oublier la rigueur des conditions de travail imposées aux employés locaux. À cet égard, des grèves et autres manifestations ont eu lieu dans plusieurs pays, par exemple en Zambie, au Sénégal, à l’île Maurice, en Afrique du Sud ou au Cameroun. On dénonce aussi le développement de la criminalité à travers le dépouillage des haliotides sur plusieurs côtes africaines, le trafic d’êtres humains (Gastrow 2001), de même que la contrebande d’ivoire et de cornes de rhinocéros noirs. Tout cela ne semble pas freiner les relations sino-africaines, qui ne cessent de prendre de l’ampleur.

B — L’institutionnalisation de la coopération et la promotion du soft power chinois à travers le Forum sur la coopération sino-africaine

L’outil majeur dont la Chine s’est dotée pour promouvoir et consolider son retour sur le continent africain est le Forum sur la coopération sino-africaine (focac). Le retour de Pékin en Afrique se caractérise par sa volonté de compenser la faiblesse de son influence politique sur le continent par une série de mesures permettant de concurrencer les partenaires dits traditionnels de l’Afrique qui, eux, disposent déjà de structures semblables à l’image du sommet France-Afrique (Gazibo 2009 : 150-151).

Le Forum sur la coopération sino-africaine est une plate-forme de consultation et de dialogue entre la Chine et les pays africains amis. Il est présenté, du moins officiellement, comme une structure de « collaboration égalitaire » entre des pays ayant subi les affres du colonialisme et veut s’inscrire dans la continuité de l’esprit de Bandung. Inaugurée à Pékin, la première conférence ministérielle proposée par le gouvernement chinois, qui s’est tenue du 10 au 12 octobre 2000, a réuni 44 pays africains, de nombreuses organisations internationales et régionales ainsi que les représentants du secteur privé. Sur cette base, trois ans plus tard, la deuxième conférence ministérielle s’est tenue en terre africaine, plus précisément à Addis-Abeba, les 15 et 16 décembre 2003. La troisième conférence ministérielle du focac, qui est devenu alors un grand sommet réunissant surtout les chefs d’État de la Chine et de l’Afrique, a eu lieu à Pékin du 3 au 5 novembre 2006. Cette année fut déclarée « année de l’Afrique en Chine » et a vu la publication d’un livre blanc intitulé La politique de la Chine à l’égard de l’Afrique. Les mesures adoptées au sortir des quatre conférences qui se sont tenues portent notamment sur l’annulation partielle de la dette de certains pays, l’augmentation de l’aide chinoise, le renforcement de la coopération dans différents secteurs, la formation universitaire et professionnelle et la diminution des tarifs douaniers pour les produits importés en provenance d’Afrique.

Toutefois, c’est à partir de 2006 que les annonces dans le cadre de cette coopération prennent toute leur ampleur. La Chine décide, entre 2006 et 2009, de doubler son assistance à l’Afrique, de fournir 5 milliards de dollars de crédits préférentiels, d’établir un fonds de développement de 5 milliards de dollars pour encourager les investissements chinois en Afrique, d’annuler les dettes des pays lourdement endettés et moins développés, de supprimer les droits de douane de 440 produits provenant des pays africains moins développés, de créer trois à cinq zones de libre-échange et de coopération économique. La Chine décide aussi d’autres mesures spécifiques sur la même période : former 15 000 professionnels africains, doubler le nombre de bourses d’études universitaires octroyées aux étudiants africains pour les porter à un total de 4 000 en 2009, envoyer 100 agronomes et ouvrir 10 centres pilotes de techniques agricoles en Afrique, construire 300 hôpitaux, octroyer 30 millions de dollars pour la lutte contre le paludisme, envoyer 300 jeunes volontaires, construire 300 écoles.

Lors de la quatrième conférence ministérielle sino-africaine organisée à Charm el-Cheikh en Égypte en novembre 2009, le bilan dressé du focac 2006 a fait état de la mise en oeuvre de l’ensemble des mesures annoncées en 2006. Ce bilan semble corroborer les propos du président sénégalais Abdoulaye Wade selon lequel « l’approche chinoise est tout simplement mieux adaptée à nos besoins que l’approche postcoloniale, lente et parfois condescendante, des investisseurs européens, des donateurs et des organisations non gouvernementales » (Wade 2008). Cette quatrième conférence a confirmé la tendance engagée trois ans plus tôt. De nouvelles mesures y ont été annoncées : établir un partenariat sino-africain de lutte contre le changement climatique en réalisant 100 projets d’énergie propre (solaire, biogaz, petites centrales hydroélectriques) ; établir 100 projets pilotes de recherche scientifique conjointe ; accueillir 100 postdoctorants en Chine ; accorder 10 milliards de dollars de crédits préférentiels et 1 milliard pour aider les pme africaines ; supprimer les droits de douane à 95 % des produits en provenance des pays les moins avancés (pma), dont 60 % avant la fin de 2010 ; porter à 20 le nombre de centres pilotes agricoles, envoyer 50 missions techniques agricoles et former 2 000 techniciens agricoles africains ; fournir du matériel pour les centres anti-paludisme et former 3 000 infirmiers et médecins pour l’Afrique ; construire 50 écoles, former 1 500 directeurs d’école et enseignants et porter à 5 500 le nombre de bourses chinoises (Plan d’action de Charm el-Cheikh 2010-2012, focac 2009).

C — La sophistication de la politique africaine de la Chine

À la faveur de l’effervescence politique, diplomatique et économique de ces dernières années, la politique de la Chine en Afrique s’est sophistiquée et diversifiée en incluant plusieurs axes dont la portée pratique et symbolique est évidente. Leur but, en effet, est de créer une influence politique et culturelle qui puisse compléter et consolider l’influence économique en plein essor.

En premier lieu, à mesure que la relation sino-africaine s’institutionnalise par le biais du focac, la coutume des visites officielles instaurée au début des années 1990 et qui symbolise le renouveau diplomatique s’accentue considérablement. Comme l’illustre le tableau ci-dessous, la fréquence à laquelle les hommes d’État chinois se sont rendus en Afrique ces dix dernières années est impressionnante. En retour, pratiquement tous les dirigeants des pays africains ayant des relations diplomatiques avec la Chine y ont fait le déplacement lors du focac de 2006 ou à d’autres occasions. Peu de chefs d’État étrangers, à l’exception du président Lula du Brésil, peuvent se targuer d’avoir autant visité l’Afrique que le président chinois Hu Jintao, qui s’est rendu dans 18 des 53 États du continent au cours de ses quatre voyages (3 États en 2004, 3 en 2006, 8 en 2007 et 4 en 2009).

Tableau 3

Principales visites d’État de dirigeants chinois en Afrique, 2000-2010

Année

Personnalité et titre officiel

Pays visités

2000

Jiang Zemin, président de la République

Égypte, Afrique du Sud

2001

Tang Jiaxuan, ministre des Affaires étrangères

Cameroun, Gabon

2002

Zhu Rongji, premier ministre

Égypte, Kenya

2002

Zhu Rongji, premier ministre

Algérie, Maroc, Cameroun, Afrique du Sud

2002

Jiang Zemin, président de la République

Lybie, Nigeria, Tunisie

2003

Wen Jiabao, premier ministre

Éthiopie

2004

Hu Jintao, président de la République

Égypte, Gabon, Algérie

2006

Li Zhaoxing, ministre des Affaires étrangères

Cap-Vert, Sénégal, Mali, Liberia, Nigeria, Libye

2006

Wen Jiabao, premier ministre

Égypte, Ghana, République du Congo, Angola, Afrique du Sud, Tanzanie, Ouganda

2006

Hu Jintao, président de la République

Nigeria, Maroc, Kenya

2007

Li Zhaoxing, ministre des Affaires étrangères

Bénin, Guinée équatoriale, Guinée-Bissau, Tchad, République centrafricaine, Érythrée, Botswana

2007

Hu Jintao, président de la République

Cameroun, Liberia, Zambie, Afrique du Sud, Namibie, Mozambique, Seychelles, Soudan

2008

Yang Jiechi, ministre des Affaires étrangères

Afrique du Sud, République démocratique du Congo, Burundi, Éthiopie

2009

Yang Jiechi, ministre des Affaires étrangères

Ouganda, Rwanda, Malawi, Afrique du Sud

2009

Hu Jintao, président de la République

Mali, Sénégal, Tanzanie, île Maurice

2010

Yang Jiechi, ministre des Affaires étrangères

Kenya, Nigeria, Sierra Leone, Algérie, Maroc

-> Voir la liste des tableaux

En second lieu, la Chine a entrepris d’asseoir une influence culturelle en Afrique, domaine dans lequel l’avance des pays occidentaux comme la France et les États-Unis est inégalée pour l’instant. Celle-ci passe par des stratégies de low ou highsoft power selon qu’elles visent les citoyens en général ou l’élite politique, militaire et diplomatique (Kurlantzick 2007 : 6). La promotion des instituts Confucius, équivalents des centres culturels français ou américains, participe du low soft power et constitue un des instruments à travers lesquels les autorités chinoises entendent créer un cadre d’interactions entre Chinois et Africains. Au début de l’année 2010, il y avait vingt-et-un de ces instituts en Afrique (Afrique du Sud, Bénin, Botswana, Cameroun, Égypte, Kenya, Liberia, Madagascar, Mali, Maroc, Nigeria, Rwanda, Soudan, Togo, Tunisie, Zimbabwe). Rattachés aux universités des villes où ils sont implantés, et en partenariat avec des universités chinoises, ces instituts, dont l’objectif est la promotion de la langue et de la culture chinoises, visent à encourager le rayonnement et le pouvoir de séduction de la Chine (Kurlantzick 2007). En outre, une centaine de jeunes volontaires ont été envoyés dans des pays africains et le nombre des touristes chinois qui choisissent des destinations africaines ne cesse d’augmenter. Dans le domaine des médias, la China Central Television (cctv) a inauguré, en septembre 2007, une chaîne en langue française destinée prioritairement aux auditeurs francophones. En février 2006, Radio Chine internationale (cri) a ouvert une station en modulation de fréquence à Nairobi, au Kenya. Cette première station de la cri à l’étranger diffuse dix-neuf heures par jour en anglais, chinois et swahili. Depuis, de nombreuses stations ont été ouvertes ailleurs en Afrique. Les bourses de formation données aux étudiants, les programmes de perfectionnement pour diplomates et militaires, de leur côté, participent du high soft power, car ils visent à avoir en Afrique une élite sinophile sensible aux intérêts de Pékin, comme il existe une élite francophile ou américanophile. Ces initiatives démontrent une vision d’ensemble, la Chine étant consciente que son éventuel statut de grande puissance tiendra pour une bonne part à son rayonnement culturel (Vermander 2007 : 33).

En troisième lieu, la diversification et la sophistication de la présence de la Chine en Afrique se voient à travers la nouvelle politique d’implication chinoise en matière de maintien de la paix dans le monde en général et en Afrique en particulier. En effet, Pékin milite pour l’amélioration du maintien de la paix au sein de l’onu et augmente graduellement sa participation aux missions et opérations onusiennes. Dans la pratique, on a enregistré un réel accroissement des contributions matérielles, de même qu’un renforcement du personnel chinois mis à la disposition de l’onu en Afrique, mais aussi au Liban, en Haïti et au Timor oriental. Au 30 juin 2010, la Chine participait à dix des seize opérations onusiennes en cours, déployant un total de 2012 casques bleus. À cette date, la rpc occupait le quinzième rang des États contributeurs et le premier parmi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité. L’Afrique est d’emblée un bénéficiaire privilégié de cet engagement chinois sous l’égide de l’onu, puisque plus de 1 600 casques bleus chinois, c’est-à-dire près des trois quarts, sont présents dans six des sept missions en cours sur le continent. En juin 2006, la Chine a pris, pour la première fois au sein du Conseil de sécurité, l’initiative de soutenir le plaidoyer africain pour le déploiement d’une mission de paix en Somalie. De plus, deux flottes chinoises – qui montrent aussi les ambitions de projection militaire de Pékin – ont été récemment affectées à la mission anti-piraterie dans le golfe d’Aden, au large des côtes somaliennes, la première à la fin de 2008 et la deuxième au mois d’avril 2009.

Enfin, ces dernières années, on note une réelle adaptation dans l’approche chinoise dans le sens du pragmatisme (pour apparaître il est vrai comme un pays responsable), car le pays concilie son principe traditionnel de non-ingérence dans des affaires intérieures avec les exigences de la communauté internationale, comme le montre le cas du Soudan. Naguère alliée inconditionnelle du gouvernement soudanais auquel elle a épargné plusieurs condamnations du Conseil de sécurité de l’onu, la Chine a nuancé maintenant son appui, cautionnant même le déploiement de la force hybride des Nations Unies et de l’Union africaine au Darfour. Pékin a nommé en 2007 un envoyé spécial au Soudan, estimant le contact bilatéral permanent « plus efficace » que la contrainte et l’imposition de sanctions préconisées par les pays occidentaux, épousant ainsi la position largement répandue chez les gouvernants africains.

IV – La stratégie chinoise entre la persistance des partenaires traditionnels et l’offensive des autres nations émergentes[1]

On a tendance à oublier que la politique chinoise en Afrique n’opère pas dans le vide et que ses objectifs et aspirations et la mise en oeuvre de ceux-ci interagissent avec les ambitions politiques des États africains et avec les calculs stratégiques aussi bien des partenaires dits traditionnels que des nouveaux venus. Cette présence plurielle amène tout observateur attentif de l’échiquier africain à relativiser l’omniprésence chinoise, qui a souvent été exagérée. En effet, l’emprise des partenaires traditionnels est telle qu’à y regarder de près l’offensive chinoise (pour les matières premières notamment) a lieu souvent (pas seulement bien entendu) dans certaines catégories de pays africains : soit des États parias où les Occidentaux sont peu présents, comme le Soudan ; soit des États où l’exploitation de certaines matières premières était considérée peu rentable comme le cas du pétrole au Niger ; soit encore des pays où l’investissement est trop risqué en raison de l’instabilité, comme la République démocratique du Congo. Mais la Chine n’est pas absente des autres pays où elle poursuit une stratégie de conquête, comme en Angola, au Nigeria, en Afrique du Sud… Plusieurs initiatives de concertation entre la Chine, l’ue et les États-Unis, incluant ou non des partenaires africains, ont été entreprises ; de même que d’autres lancées par des pays africains, notamment l’Afrique du Sud. Mais, pour l’heure, on assiste plus à une stratégie du winner takes all qu’à une stratégie coordonnée, la Chine estimant généralement que ces initiatives visent à la brider au profit de ceux qui occupent déjà le terrain. Cette situation n’a pas que des inconvénients pour les pays africains qui, parfois, mettent les partenaires en concurrence pour essayer de tirer le meilleur parti de cette ruée vers l’Afrique (Michel et Beuret 2008).

Pour comprendre cette situation de concurrence, il serait fécond de rappeler ici, ne serait-ce que succinctement, le positionnement de quelques acteurs cruciaux de la géopolitique continentale.

L’influence de la France en Afrique constitue l’un des éléments de son rayonnement international. Sur le plan culturel, le continent représente le centre vivant de la francophonie, contribuant ainsi à légitimer l’usage de la langue française dans les institutions internationales. Sur le plan diplomatique, le soutien des pays d’Afrique confère à la France un poids important dans les organisations multilatérales. Sue le plan stratégique, le dispositif militaire français en Afrique (Djibouti, Centrafrique, Gabon, Sénégal et Tchad notamment) demeure, cinquante ans après les indépendances, le principal point d’appui de l’armée nationale hors des frontières de la France. Le réseau des bases militaires françaises actuelles reste unique en son genre.

Après le Sommet de Pékin, certains observateurs ont décrié l’expansion des intérêts chinois au détriment des intérêts de l’Hexagone. Faisant allusion à ce sommet, on écrit : « Fini la Françafrique, bonjour la Chinafrique ! » (Lacoste 2007). Il est peut-être vrai que le désinvestissement des entreprises françaises a effectivement eu lieu dans certains pays africains. Mais on a aussi assisté à une diversification des relations entre la France et le continent au-delà du « pré carré » francophone avec la création de la nouvelle zone de solidarité prioritaire et l’établissement de partenariats privilégiés avec des pays comme le Nigeria, l’Afrique du Sud, l’Angola et le Mozambique, quatre États stratégiques qui ouvrent de nouveaux horizons à la diplomatie française. À titre d’illustration, le groupe français Bolloré, qui est solidement implanté dans des secteurs stratégiques en Afrique francophone, a renforcé son maillage en Afrique australe et prévoit l’élargir à l’Afrique de l’Est via l’Éthiopie. On constate aussi une progression de son chiffre d’affaires africain, qui est passé de 1 milliard d’euros en 2004 à 1,6 milliard en 2008. En Afrique australe, Bolloré a réalisé 400 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2008. Ajoutons que les « grandes banques françaises (Banque nationale de Paris, Société générale et Crédit lyonnais) représentent 70 % des activités du secteur bancaire dans la zone franc. Les compagnies comme Bouygues, Dumez, Électricité de France, Lyonnaise, Vivendi sont très présentes dans les infrastructures, la fourniture d’eau et les travaux d’électricité » (Marchal 2008).

En réalité, la nature des investissements français n’est pas menacée (pour le moment ?) par les Chinois dans la mesure où tant le positionnement continental de l’Hexagone que la spécialisation dans des investissements à haute technologie sont différents des investissements chinois. S’il existe effectivement une compétition, elle concerne des secteurs tels que la construction des infrastructures et l’énergie. Dans des pays comme le Nigeria et l’Angola, d’où proviennent les approvisionnements en pétrole de la France, différentes concessions ont été faites aux sociétés chinoises, mais aussi en Côte d’Ivoire, où Sinopec a récemment fait son apparition. La concurrence chinoise est également perceptible pour l’uranium du Niger, pays du Sahel où Areva a été en situation de monopole pendant quarante ans, mais où l’arrivée de la Chine a donné des moyens de « chantage » au gouvernement nigérien pour renégocier les termes du contrat le liant à Areva (Michel et Beuret 2008 : 178-199).

Toutefois, devant la concurrence, Paris défend fermement ses intérêts nationaux. Le récent voyage du président français dans trois pays africains riches en ressources naturelles illustre clairement cette promotion et sauvegarde des intérêts français. Le résultat tangible de la visite éclair à Kinshasa, c’est un contrat pour Areva, la société nucléaire française, qui a obtenu le droit d’explorer les gisements d’uranium sur tout le territoire du Congo-Kinshasa. Au Niger, le groupe Areva a signé un contrat pour l’exploitation, à partir de 2012, de la mine géante d’uranium d’Imouraren, dans le nord du pays.

L’autre concurrent majeur de la Chine en Afrique est représenté par les États-Unis, qui ont triplé le volume de leurs échanges commerciaux avec le continent depuis le lancement en 2000 de l’African Growth and Opportunity Act (agoa). Celui-ci est passé de 29,3 milliards de dollars en 2000 à 104,6 milliards de dollars en 2008. Mais il est aussi vrai que cette progression se concentre dans le secteur pétrolier. Les livraisons de brut sont, en effet, passées de 16,2 milliards de dollars en 2000 à 71,2 milliards en 2008. Le pétrole étant l’enjeu majeur, il n’est pas étonnant de voir le Nigeria et l’Angola en tête des partenaires africains des États-Unis. Hormis l’Afrique du Sud qui a une économie plus diversifiée, il y a ensuite des pays dont le principal produit d’exportation est le pétrole brut, à savoir le Congo, la Guinée équatoriale, le Tchad et le Gabon. Depuis le début des années 2000, Washington vise à renforcer la présence de ses majors en Afrique. Walter Kansteiner, le vice-secrétaire d’État américain aux Affaires africaines, ne déclarait-il pas en 2002 que le pétrole africain « est devenu un intérêt national stratégique » ? Et le sénateur républicain Ed Royce observait que : « le pétrole africain devrait être traité comme une priorité pour la sécurité nationale des États-Unis de l’après-11 septembre » (Servant 2003). Les compagnies pétrolières américaines concentrent maintenant leurs efforts dans le golfe de Guinée. La Guinée équatoriale constitue la première zone dans la stratégie pétrolière de Washington. Troisième producteur de pétrole d’Afrique subsaharienne après le Nigeria et l’Angola, ce pays bénéficie d’importants investissements américains. ExxonMobil est largement en tête des multinationales présentes en Afrique et détient les deux tiers des concessions pétrolières en Guinée équatoriale. Ces situations démontrent bien les limites à l’offensive chinoise en Afrique et le fait que les intérêts occidentaux y sont encore largement dominants, notamment dans les pays les plus convoités.

Sur le plan militaire, trois grandes initiatives américaines sont en cours en Afrique. D’abord, le Trans-Sahara Counter-Terrorism Initiative (tscti), qui compte neuf pays : Algérie, Mali, Maroc, Mauritanie, Niger, Nigeria, Sénégal, Tchad et Tunisie. Ensuite, la présence d’une base de 1 800 soldats, au camp Lemonier, à Djibouti. Enfin, au début de 2007, les États-Unis ont décidé d’établir un commandement militaire pour l’Afrique (africom). Les autorités américaines mettent l’accent sur la relation entre la sécurité, le développement et la prospérité en Afrique. Elles ont adopté une structure dite intégrée qui inclut une représentation importante du Département d’État, de l’usaid et d’autres agences gouvernementales américaines qui opèrent en Afrique. En outre, dans le golfe de Guinée, des marines américains assurent des missions de formation en vue de renforcer la sécurité maritime, le long des côtes d’Afrique de l’Ouest.

Aux projets militaires de l’administration américaine, il faut ajouter un volet humanitaire avec la création du President’s Emergency Plan for aids Relief (pepfar). Le pepfar est un programme gouvernemental qui a pour but de prévenir et de traiter les malades du sida dans plus de 100 pays au monde, l’accent étant mis sur 15 pays, dont 12 africains (Afrique du Sud, Botswana, Côte d’Ivoire, Éthiopie, Kenya, Mozambique, Namibie, Nigeria, Ouganda, Rwanda, Tanzanie et Zambie). Les Américains partent du présupposé qu’en Afrique le sida est si répandu qu’il mérite d’être considéré comme une menace à la sécurité nationale et internationale.

Ces actions sont perçues à Pékin comme des réactions à son activisme. Pékin manifeste une double crainte. D’abord, on redoute que le maillage militaire soit un jour utilisé pour couper les voies d’approvisionnement en pétrole et autres matières premières en provenance d’Afrique, sachant que la marine chinoise est loin d’avoir la capacité de les protéger en cas de différend. D’autre part, les autres aspects comme l’humanitaire et l’agoa concurrencent la Chine précisément sur le terrain où celle-ci construit son soft power et veut montrer sa différence, à savoir la solidarité.

La « ruée vers l’Afrique » ne s’arrête cependant pas aux rivalités sino-occidentales. Sans faire autant de vagues que la Chine, d’autres pays, émergents ou non, avancent aussi leurs pions dans cette nouvelle ruée vers l’Afrique, du Brésil à l’Inde en passant par la Corée du Sud et Singapour. Le Brésil est l’un des concurrents les plus sérieux en raison du volontarisme et des innovations majeures introduites dans sa politique africaine depuis l’arrivée au pouvoir du président Luiz Inácio Lula da Silva (Ribeiro 2009 : 78). Ce dernier a organisé en septembre 2006, à Brasilia, un sommet Inde-Brésil-Afrique du Sud (ibsa) dont l’objectif était de doubler les échanges commerciaux entre ces trois pays, la promotion d’énergies alternatives, la défense des dossiers agricoles au sein de l’omc ou encore la production de médicaments génériques. L’ibsa entend ainsi promouvoir la coopération et les échanges Sud-Sud. Le président Lula (2002-2010), qui a fait de l’Afrique une partie importante de sa politique internationale et visité 20 pays en 7 déplacements en Afrique, a récemment annoncé l’installation d’un laboratoire de médicaments antirétroviraux au Mozambique et a assuré l’appui scientifique de spécialistes brésiliens. Le Brésil qui, en outre, vient d’ouvrir une dizaine de nouvelles ambassades en Afrique est particulièrement bien placé face à la Chine lorsqu’on sait que ce pays compte 76 millions d’Afro-descendants, soit près de 40 % de la population. Selon Antonio Carlos Lessa, historien à l’université de Brasilia,

il ne s’agit pas seulement de commerce, ni d’investissements, ni même de soutien aux prétentions du Brésil au Conseil de sécurité de l’onu. C’est vrai, c’est authentique : la dimension culturelle a une importance formidable dans les relations entre le Brésil et l’Afrique. Toute l’Afrique, et pas seulement l’Afrique portugaise… La façon dont les communautés traditionnelles africaines se sentent proches du Brésil est impressionnante.

Gayral 2010

Le Brésil est loin d’être le seul concurrent sérieux de la Chine en Afrique. Plus près en Asie, plusieurs pays sont dans la même position. Le Japon, dont les besoins en matières premières sont beaucoup plus grands que ceux du Brésil, s’engage à augmenter son aide à l’Afrique. En effet, le 28 mai 2008, à l’ouverture de la quatrième Conférence internationale de Tokyo sur le développement africain (ticad), le Japon a annoncé qu’il doublerait le montant consacré à l’aide au développement pour atteindre 4 milliards de dollars en 2012 (ticad 2008). Le gouvernement japonais s’est dit prêt à soutenir davantage le programme Nerica (New Rice for Africa), qui vise l’accroissement de la production rizicole africaine au moyen d’un riz génétiquement modifié, développé par des chercheurs japonais. À l’origine, le ticad avait pour objectif de promouvoir l’idée d’un siège japonais au Conseil de sécurité de l’onu, idée à laquelle la Chine, très présente en Afrique, est opposée. En attendant ce débat, cette structure constitue à l’heure actuelle un moyen pour le Japon de chercher la sécurité énergétique quand on sait qu’il dépend majoritairement du Moyen-Orient pour ses importations de pétrole.

Outre le Japon, la Corée du Sud a convié à Séoul, en avril 2006, plusieurs dirigeants africains autour de la première conférence ministérielle sur la coopération économique entre la Corée du Sud et les pays africains (koafec), organisée conjointement par le gouvernement de la République de Corée du Sud et la Banque africaine de développement (bad). En dehors de cet espace de dialogue institutionnalisé, il est à noter que Séoul matérialise ses égards vis-à-vis du continent par une présence de plus en plus croissante dans l’exploitation des matières premières de même que la location des terres agricoles. En octobre 2008, à l’occasion de la deuxième conférence ministérielle de la koafec, la Corée a affirmé sa volonté de s’engager dans une « coopération gagnant-gagnant pour promouvoir le développement durable » et de « contribuer au développement de l’Afrique ». On croirait entendre un énoncé de la politique africaine de la Chine… Les multinationales sud-coréennes sont présentes dans divers domaines, tels que la construction d’une cimenterie au Cameroun ou d’habitations au Ghana, la location de terres agricoles à Madagascar, etc. Là également, on est pleinement dans le sillage de certains domaines d’intervention de la Chine en Afrique.

Enfin, l’Inde est sans doute le plus dynamique des partenaires émergents de l’Afrique derrière la Chine, avec laquelle elle est en concurrence directe (Broadman 2006). L’approche indienne, très proche de celle de la Chine, est résumée par Peter Pham en ces termes : « La stratégie africaine de l’Inde est basée sur la “quête de ressources, d’opportunités d’affaires, d’initiatives diplomatiques et de partenariats stratégiques” » (Pham 2007). On peut le remarquer à travers un essor commercial sans précédent et une assistance importante. En dehors du Soudan, où elle est bien enracinée, la firme pétrolière indienne ongc Videsh est aussi présente en Libye, en Côte d’Ivoire, au Gabon et en Égypte. Elle se tourne également vers des pays comme le Nigeria. En novembre 2005, le ministère indien de l’Énergie avait accordé des financements de près d’un milliard de dollars aux pays de l’Afrique de l’Ouest pour la réalisation d’infrastructures en contrepartie des droits d’exploration et d’exploitation de pétrole (bbc 2005). Cette implantation est en outre renforcée par la présence des compagnies comme Vedanta Resources en Zambie, au Liberia et au Nigeria, pays où Arcelor Mittal possède un projet d’exploitation du minerai de fer. Le groupe Tata, qui jouit d’une large présence sur le continent africain, construit, entre autres, une usine de montage de voitures à Ndola en Zambie et une chaîne de fabrication de café en Ouganda ; il a fourni 250 bus à la République démocratique du Congo et en a vendu 350 au Sénégal en 2005. Par ailleurs, par la présence de Rites Railway et kec International Ltd., des entreprises spécialisées dans la réalisation d’infrastructures, l’Inde entend asseoir sa compétitivité en Afrique (Corkin et Naidu 2008) en concurrençant la Chine sur son terrain.

Les opportunités de commerce et d’investissement y sont également attrayantes. En effet, les échanges commerciaux entre l’Inde et le continent sont passés de 967 millions de dollars en 1991 à 9,5 milliards de dollars en 2005. L’année suivante, les échanges ont totalisé 25 milliards de dollars (Corkin et Naidu 2008). De plus, afin de resserrer les liens économiques avec l’Afrique, l’Inde a mis sur pied, comme la Chine, un espace de dialogue intitulé le Forum Inde-Afrique, dont le premier sommet s’est tenu les 8 et 9 avril 2008 à New Delhi.

Conclusion

Le renouveau de la politique africaine de la Chine se fait dans un contexte international difficile pour Pékin. Au début des années 1990, la Chine est en effet en délicatesse avec le monde occidental à cause de la répression violente du mouvement d’ouverture démocratique (1989) et à cause de la « crise du détroit de Taïwan » qui avait exacerbé la tension sino-américaine autour de Taïwan (1995-1996). C’est à partir de ce moment que la Chine a commencé à mettre en place une stratégie internationale d’ensemble, une « grand strategy », destinée à créer un environnement favorable à son développement économique et à réduire les risques de réactions négatives à sa montée en puissance économique, diplomatique et militaire (Goldstein 2005). Au-delà des piliers, très rhétoriques, de la nouvelle approche chinoise vis-à-vis du continent évoqués par Jiang Zemin, il est question de fidéliser un vote favorable à la Commission des droits de l’homme à Genève et, surtout, de résoudre des problèmes internes cruciaux tels que la sécurisation des approvisionnements en ressources naturelles et des débouchés commerciaux. Le Forum sur la coopération sino-africaine est venu confirmer cette tendance et servir d’instrument de coordination des ressources de soft power économique, diplomatique et culturel chinois. Déclinée sous ces dimensions, la politique chinoise à l’égard de l’Afrique s’inscrit dans la stratégie internationale que poursuit Pékin. L’activisme diplomatique et économique chinois sur le continent suffit-il à conclure que l’Afrique sera chinoise, comme elle fut européenne une bonne partie du 20e siècle ?

Si le pouvoir d’attraction que la Chine exerce sur ses partenaires africains obtient de réels succès, sa stratégie africaine n’est pas exempte de faiblesses : elle demeure cantonnée à la sphère étatique ; elle sacralise le principe de souveraineté, ce qui n’exclut pas des risques de récupération pour justifier les dérives autoritaires de certains leaders africains ; elle est confrontée à la mauvaise image découlant de l’« aventurisme entrepreneurial » de certains hommes d’affaires chinois en Afrique. De surcroît, Pékin doit se consacrer à des préoccupations internes telles la modernisation et la résolution des tensions sociales de plus en plus diffuses. Ce qui précède relativise l’omnipuissance présumée de la Chine en Afrique et fait le deuil de la conception rigide qui montre la politique chinoise comme une stratégie unique et monolithique décidée depuis Pékin. Par ailleurs, on l’a vu, la Chine est loin d’être l’unique opérateur asiatique émergent à opérer sur les marchés africains, où l’Inde se montre très dynamique, et où les opérateurs traditionnels, européens et américains, ne se désengagent point, l’Afrique offrant encore de très bonnes opportunités dans certains domaines.

L’impact de l’implication d’autres acteurs rend encore plus complexe la constellation des forces et génère un enjeu de puissance qui certes crée des opportunités inédites, mais engendre également des défis considérables aussi bien pour l’Afrique que pour les partenaires extracontinentaux. Depuis le début du siècle, on assiste en effet à un « retour » de l’Afrique dans le jeu international. Le continent a été l’objet de tous les égards ces dernières années : en 2009 par exemple, se sont rendus en Afrique, entre autres, le ministre israélien des Affaires étrangères Avidgor Lieberman, le prince Albert de Monaco, le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, le président russe Dimitri Medvedev et même le président iranien Mahmoud Ahmadinejad, qui a visité le Kenya, Djibouti et les Comores. En plus du renforcement du pouvoir ou de la capacité de négociation de l’Afrique, cette nouvelle donne pourrait faciliter un afflux de nouveaux investissements et de débouchés inédits. Autrement dit, cette situation nouvelle donne aux pays africains de nouvelles marges de manoeuvre vis-à-vis de l’Occident et des institutions financières internationales. La concurrence exalte la compétitivité au détriment des affinités d’antan. Au Sénégal, la gestion du port de Dakar a été confiée, depuis le 1er janvier 2008, au groupe émirati Dubaï Ports World, tandis que l’offre du groupe français Bolloré n’a pas été retenue malgré son implantation historique dans ce pays.

Quid de la coopération entre la Chine et les autres partenaires, notamment ceux dits traditionnels, peut-on légitimement se demander. L’attitude internationale de la Chine est caractérisée par une certaine méfiance vis-à-vis des intentions de l’Occident face à son émergence en tant que puissance d’influence mondiale. On soupçonne à Pékin que les Européens entendent se positionner en tant qu’intermédiaires incontournables entre la Chine et l’Afrique. Néanmoins, la Chine fait davantage preuve de flexibilité et d’adaptation face aux critiques internationales relatives aux questions africaines. Convaincue que son statut international ne se limite pas à la protection des États parias, l’équipe dirigeante chinoise a, par exemple, incité le président soudanais à accepter le déploiement d’une force au Darfour et s’est relativement distanciée de Robert Mugabe, le président du Zimbabwe. Tout porte à croire qu’en cas de force majeure la coopération sera privilégiée par tous, en partie en raison des interdépendances économiques globales. D’autant que les intérêts chinois, européens et américains se côtoient dans plusieurs pays.

Ces constats expliquent une politique offensive et ambitieuse ambiguë car, si la Chine aspire à peser sur le continent africain, elle doit apporter des ajustements et des transformations à ses stratégies. D’où la politique des « quatre forces », présentée par l’équipe dirigeante chinoise au corps diplomatique réuni à Pékin en juillet 2009 à l’occasion de la 11e conférence des ambassadeurs chinois : « être plus actif sur le plan politique, plus compétitif au plan économique, améliorer l’image de la Chine et exercer un attrait moral ». Ces orientations sont mues par l’intérêt national et s’imposent dans un environnement où les partenaires traditionnels sont loin d’être déclassés alors que de nombreux autres pays émergents concurrencent la Chine.