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Parmi tous les conflits qui agitent le monde, un certain nombre semblent insensibles aux efforts de résolution dont ils font l’objet. L’impuissance des chercheurs et des praticiens à comprendre et à agir sur ces conflits a donné lieu à la création d’un nouveau concept, celui de « conflits intraitables » (ci). Si ce concept présente l’avantage certain pour les chercheurs de justifier a posteriori les éventuels échecs auxquels ils font face à l’heure d’expliquer l’apparente insolubilité de certains conflits, il présente également le défaut, pour les praticiens, d’inciter au fatalisme et au découragement : puisqu’un conflit est intraitable, et donc insoluble, pourquoi donc perdre son temps et son énergie à tenter de le résoudre ?

L’ouvrage Transforming Violent Conflict se consacre à l’étude des désaccords radicaux (dr), que l’auteur définit comme étant la principale manifestation verbale de ces conflits dits intraitables. Ce faisant, il explore les possibilités d’action, au niveau communicationnel, quand les efforts visant à résoudre un conflit échouent inexorablement. Les deux questions autour desquelles l’auteur ancre sa réflexion sont les suivantes : comment les dr sont-ils traités dans les trois disciplines que sont l’analyse des discours, l’analyse des conflits et la résolution des conflits ? Comment l’étude de la phénoménologie, de l’épistémologie et de la pratique de ces dr peut-elle aider à surmonter les défis posés par les ci ?

Le sujet analysé par Ramsbotham est résolument novateur, puisqu’il s’agit d’un effort de conceptualisation d’un phénomène – le dr – qui n’a jamais été étudié de manière sérieuse et compréhensive, puisqu’une écrasante majorité des chercheurs et des praticiens en résolution des conflits le considèrent comme une voie sans issue et contre-productive. La thèse de l’auteur est que le dr constitue au contraire un noeud auquel il convient de s’attaquer si l’on veut venir à bout des ci : l’exploration de ce type de désaccords pourrait générer de nouvelles avenues de stabilisation, de résolution, de transformation et de prévention de ces conflits.

Un désaccord radical (dr) étant défini par l’auteur comme une lutte pour la définition de l’objet même de la dispute et pour l’occupation exclusive et totale de l’espace discursif, celui-ci argue que la pratique de la résolution des conflits, avec sa recherche constante de compromis entre les parties et sa vision idéaliste d’un dialogue basé sur l’empathie et la compréhension mutuelle, n’est pas armée pour comprendre et surmonter les problèmes inhérents aux ci. Dans le cadre d’un ci, les méthodes utilisées par les médiateurs et négociateurs semblent vouées à l’échec, car aucun compromis n’est acceptable entre les vérités de chaque partie. Même les techniques, basées sur l’intersubjectivité, qui visent à faire accepter aux parties que leur « vérité » ne serait qu’un simple point de vue semblent vouées à se casser les dents sur ces conflits. De plus, médiateurs et négociateurs semblent inexorablement, et bien malgré eux, happés ou poussés dans le conflit, alors qu’ils affirment n’en être que des observateurs extérieurs et impartiaux.

Ramsbotham propose une méthodologie permettant de comprendre et possiblement de dépasser ces écueils. Dans un premier temps, il est nécessaire, selon l’auteur, que les parties à un conflit aillent au fond de leurs désaccords, cette guerre des mots devant leur permettre à la fois de résoudre de possibles malentendus, de mesurer l’ampleur des désaccords les séparant et de réduire les risques de violence. Puis, une fois les désaccords mis à nu, Ramsbotham prône la mise en place d’un dialogue pour une participation stratégique (dialogue for strategic engagement ou dse). Ce dse est un dialogue, à la fois entre les parties et au sein de celles-ci, devant permettre à chaque partie de se projeter dans le futur et de générer un consensus pour mettre au point une stratégie commune et pragmatique afin d’atteindre son objectif ultime (indépendance, sécurité, etc.), tout en prenant en compte les obstacles présents et à venir. Selon l’auteur, l’exploration des dr à la lumière des dse permettrait aux acteurs de passer en revue toutes les options à leur disposition, de manière à convenir clairement d’une stratégie à suivre et à profiter d’éventuelles fenêtres d’opportunités, ce genre de fenêtres se refermant rapidement dans un contexte de ci.

Ce dialogue concernerait également les tierces parties engagées dans le conflit ou dans ses efforts de résolution. L’idée derrière l’application du dse aux médiateurs et négociateurs est que, pour arriver à un accord dans le cadre d’un ci, chaque partie doit être convaincue que celui-ci lui est favorable et lui permettra d’atteindre son objectif ultime. Selon l’auteur, dans un ci, il serait plus facile pour un médiateur de garantir un accord de paix en promouvant cet accord comme un passage obligé vers la réalisation de ce but ultime plutôt qu’en adoptant un discours de compromis et de sacrifices.

Ramsbotham conclut son exposé en affirmant qu’une fois les parties au conflit convaincues du fait que leur objectif ultime a plus de chances d’être atteint par des moyens pacifiques, alors un espace se crée, ouvrant la porte à un accord de paix. Un tel accord ne met pas fin au dr, mais il rend possible la transformation d’un conflit violent en un conflit non violent. L’auteur avance même l’idée que l’exploration continue des dr émergents constituerait une technique de prévention des conflits.

Transforming Violent Conflict est un ouvrage dont le sujet et la thèse centrale susciteront un grand intérêt chez les personnes étudiant ou travaillant dans le domaine de la résolution des conflits. Ramsbotham témoigne d’une capacité remarquable à jongler avec les différentes théories de résolution des conflits, de polémologie et d’analyse des discours. La thèse énoncée est présentée de manière convaincante par un argumentaire solide que viennent étayer des exemples pertinents. Si les résultats découlant de son application aux ci s’avéraient intéressants, le dialogue pour une participation stratégique (des) pourrait bien bouleverser le domaine de la résolution des conflits.