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Depuis les années 2000, les migrations en provenance d’Afrique subsaharienne tiennent une place prépondérante dans la politique externe de l’Union européenne. Cela se concrétise avec l’adoption en 2005 par le Conseil européen de l’Approche globale sur la question des migrations : priorités d’action centrées sur l’Afrique et la Méditerranée (Conseil européen 2005 : 9). À partir de ce moment, les initiatives multilatérales visant à renforcer la coopération entre l’Europe et l’Afrique en matière de gestion des migrations internationales se multiplient et se traduisent par des déclarations et plans d’action communs divers. L’implication croissante de l’Union européenne autant dans la formulation que dans la mise en place de différentes mesures visant une gestion commune et de plus en plus restrictive des migrations entre l’Afrique et l’Europe a eu des répercussions importantes sur l’agenda politique migratoire en Afrique de l’Ouest.

Cette région se démarque sur le continent africain par ses réalisations liées à la création d’un espace de libre circulation des personnes principalement sous l’égide de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (cedeao). Or, jusqu’à présent, très peu d’études se sont intéressées aux dynamiques récentes de la gestion régionale des migrations en Afrique de l’Ouest. Cet article a donc pour objectif de combler cette lacune en analysant ces dynamiques dans le contexte des changements intervenus dans les relations Europe-Afrique en ce qui concerne la question migratoire. À cette fin, nous présentons dans un premier temps les différentes approches théoriques ayant abordé le lien entre la gestion des migrations et l’intégration régionale. Cela nous servira de base pour analyser le cas ouest-africain.

I – Gestion des migrations et intégration régionale

Les différentes théories qui ont abordé le lien entre la gestion des migrations internationales et l’intégration régionale se sont, pour la plupart, surtout inspirées du modèle d’intégration européen et, secondairement, américain. Les analyses divergent quant à la nature de ce lien, quant aux acteurs concernés et quant aux facteurs explicatifs de l’émergence d’une régionalisation de la gestion des migrations. Ainsi, la gestion régionale des migrations est appréhendée par certains auteurs, s’inspirant des travaux de Haas (1958), en tant que résultante de l’intégration préalable du marché, les principaux acteurs étant les groupes d’intérêt et les partis politiques ainsi que les institutions supranationales. D’autres relativisent le rôle des facteurs économiques en tant que déterminant unique de la gestion des migrations (Hollifield 1998-1999). Ainsi, la présence d’un pays leader qui coordonne et joue le rôle de médiateur est importante pour assurer la réussite du processus d’intégration (Mattli 1999). Pour analyser le cas ouest-africain, ces deux approches présentent des limites, car elles s’avèrent difficilement généralisables. En effet, un cadre juridique visant à réguler la libre circulation des personnes en Afrique de l’Ouest a été élaboré (et mis en place, en partie du moins) avant la création de l’union douanière, et ce, malgré une faible complémentarité des économies et l’absence d’un pays leader. De plus, la reconfiguration ces dernières années des modalités de gestion régionale ne peut être expliquée que dans le contexte des transformations plus globales ayant eu pour conséquence l’émergence de nouveaux acteurs (comme l’ue) et la formulation d’un nouvel agenda migratoire mondial.

Comme le rappellent certains auteurs, les évolutions actuelles de la migration internationale et de sa gestion doivent être analysées en tant que partie intégrante d’« un processus mondial de transformations économiques, culturelles et politiques », celui de la globalisation (Simmons 2002). Ce processus de globalisation a pour effet la formation de blocs régionaux et la fragilisation de la capacité de l’État à gérer unilatéralement les migrations internationales (Castles 2002). Cette tendance à la régionalisation, élargissant et redéfinissant la fonction économique des frontières, crée et renforce la consolidation et l’intensification de réseaux migratoires régionaux ainsi que la convergence des intérêts économiques et sécuritaires dans la gestion migratoire parmi les pays industrialisés (Overbeek et Pellerin 2001). Dans le cas des processus engagés en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest, la coopération régionale en matière de gestion des migrations a revêtu souvent deux aspects, soit la coopération technique en matière de contrôle et restriction des migrations et la promotion de mécanismes facilitant la mobilité de catégories spécifiques de migrants (Pellerin 2004). De plus, cette gestion migratoire régionale est conçue comme une série de mécanismes par lesquels des restructurations économiques et des formes particulières de gouvernement sont imposées aux pays de provenance des migrants.

Pour analyser ces mécanismes ainsi que leurs conséquences sur les pays africains, les récents travaux sur l’« européanisation » des politiques migratoires peuvent être mobilisés. Les bases de la politique migratoire de l’ue relativement aux ressortissants de pays tiers ont d’abord été discutées au Conseil européen de Tampere en 1999, puis développées dans le programme de La Haye sur le renforcement de la liberté, de la sécurité et de la justice dans l’ue de décembre 2004 (Nielsen 2007). La nécessité de coopérer avec les pays tiers en matière de migration est également soulignée par le Conseil de l’Union européenne en décembre 2005. Le lien de plus en plus affirmé entre migration et sécurité, la création d’un espace de libre circulation en Europe ainsi que les limites de l’option unilatérale jusque-là privilégiée par les États membres ont été autant de facteurs qui ont incité l’ue à privilégier la coopération avec les pays tiers dans ce domaine (Lahlou 2009 ; Boswell 2003).

La « dimension externe » des politiques européennes d’immigration et d’asile est sous-tendue depuis le début, comme l’explique Boswell (2003), par deux approches : l’externalisation du contrôle des flux migratoires (qui s’inscrit dans le court/moyen terme) et la prévention de ces flux (à plus long terme). La première approche est sécuritaire et basée, d’un côté, sur l’exportation vers les pays d’émigration et de transit des instruments classiques de contrôle migratoire par différents moyens : le contrôle des frontières, le combat contre l’immigration illégale, le trafic et la traite des migrants ainsi que le renforcement des capacités de gestion des migrations. Elle se fonde, d’un autre côté, sur la promotion de mesures visant à faciliter le retour des demandeurs d’asile et des immigrants illégaux dans les pays tiers. La seconde approche, plutôt préventive et marginalisée jusqu’à la fin des années 1990, table d’abord sur des mesures visant à « s’attaquer » aux causes profondes des migrations (root causes approach) à travers l’aide au développement, le commerce et les investissements directs étrangers ainsi que la protection des réfugiés près de leur pays d’origine.

Or, jusqu’à présent, la coopération avec les pays tiers a concerné deux aspects en particulier : la gestion des frontières (Guiraudon 2010) et la réadmission des migrants en situation irrégulière (Cassarino 2009). De fait, cette européanisation des politiques migratoires est un alignement sur les positions les plus restrictives des États membres (Rodier et Terray 2008). Gabrielli parle d’une « internationalisation progressive des politiques européennes d’immigration[1] » qui « a produit une dynamique d’externalisation du contrôle vers le continent africain » (Gabrielli 2007 : 149). Guiraudon (2010 : 7) souligne à cet égard l’importance d’étudier les effets de l’européanisation des politiques migratoires en partant du « point de vue de ceux qui doivent s’adapter aux nouveaux cadres et cadrages de l’action publique “européanisée” », notamment « les pays tiers négociant avec l’ue ». C’est le parti pris que nous adoptons dans cet article qui s’intéresse à une région particulièrement ciblée par les politiques migratoires européennes.

Nos analyses permettront également d’illustrer les implications du « transfert organisé d’un modèle particulier de coopération » (Channac 2006 : 394), celui promu par l’Union européenne, en termes de définition d’une politique migratoire en Afrique de l’Ouest. Nous n’abordons qu’indirectement les modalités par lesquelles « s’opère cette convergence » (Channac 2006 : 394) pour plutôt nous concentrer sur les conséquences. Enfin, l’analyse est axée sur les dynamiques interrégionales plutôt que bilatérales, bien que celles-ci continuent d’être un mode privilégié de coopération entre les pays européens et africains.

La gestion des migrations fait ici référence à l’ensemble des documents politiques (déclarations, plans d’action), des dispositions légales et pratiques administratives élaborés en vue de contrôler la migration. Telle que nous la définissons (figure 1), la gestion migratoire se décompose premièrement en deux volets : 1) la gestion des flux, incluant les mesures visant à réguler l’entrée, la circulation et la sortie des migrants du territoire national ou régional ; 2) la gestion du stock, incluant les mesures visant à réguler les conditions de résidence et d’établissement des migrants sur le territoire national ou régional. La gestion des flux et du stock de migrants peut être ensuite distinguée, lorsqu’il y a lieu, selon qu’elle concerne les pays/régions d’émigration, d’immigration ou les deux. La figure 1 présente quelques exemples du type de mesures concernées. Ces distinctions, basées sur la terminologie proposée par Baldi et Cagiano de Azevedo (2006), sont propices à une analyse à la fois de la gestion des migrations intrarégionales (dans le cadre de cet article, les migrations entre pays d’Afrique de l’Ouest) et des migrations interrégionales (les migrations liant l’Afrique de l’Ouest à d’autres régions du monde). Ces distinctions nous permettront ainsi d’identifier les changements intervenus ces dernières années en Afrique de l’Ouest, notamment en fonction de l’importance accordée à la gestion des migrations interrégionales (c’est-à-dire entre l’Afrique de l’Ouest et l’Europe) ainsi qu’au regard des instruments privilégiés pour gérer ces migrations. Pour comprendre ces changements, nous présentons dans un premier temps, dans la section qui suit, le contexte dans lequel ils s’insèrent, caractérisé par une multiplication des initiatives multilatérales visant à instituer une coopération entre l’Afrique et l’Europe sur les questions migratoires.

Figure 1

La gestion régionale des migrations

La gestion régionale des migrations

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II – Institutionnalisation du rôle des migrations dans le cadre de la coopération entre l’Europe et l’Afrique

La signature, le 23 juin 2000 à Cotonou, de l’Accord de partenariat entre les membres du groupe des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (acp), d’une part, et la Communauté européenne et ses États membres, d’autre part, communément appelé l’accord de Cotonou, institutionnalise le rôle des migrations dans le cadre du partenariat entre l’Europe et l’Afrique[2]. Selon Nunn et Price, l’accord de Cotonou reconfigure le cadre institutionnel liant les pays acp à l’Union européenne et introduit un modèle de développement non plus axé sur un État interventionniste, mais plutôt sur le rôle du marché, l’État devenant le promoteur du développement du secteur privé (Nunn et Price 2004)[3]. Cette réorientation du partenariat pour le développement met l’accent sur l’intégration croissante des pays acp à l’économie globale, par la libéralisation du marché et du capital et l’attraction des investissements, à travers un État facilitateur et apte à assurer une main-d’oeuvre attractive, flexible et qualifiée, répondant aux besoins de la production transnationale intégrée.

La migration en provenance des pays acp devra ainsi être modulée selon les nouveaux impératifs de l’économie globalisée et de ses besoins en main-d’oeuvre qualifiée mobile et flexible. Cela est concrétisé par les articles 13, 79 et 80 de cet accord qui précisent le rôle des migrations dans le partenariat pour le développement. Une clause sur la réadmission est introduite dans l’article 13 visant à obliger tout État acp à réadmettre « ses propres ressortissants illégalement présents sur le territoire » d’un des États parties ainsi que des migrants d’autres pays ayant transité par son territoire. Cette clause prévoit également la négociation d’accords bilatéraux en vue de régir « les obligations spécifiques de réadmission et de retour » incombant aux États concernés (art. 13, par. 5). Largement contestée par les États acp, cette clause a été imposée à la dernière minute à ces pays durant les négociations de l’accord (Statewatch 2000). Cela illustre bien, comme le rappellent certains auteurs, le déséquilibre dans les négociations entre l’ue et des partenaires dépendants économiquement et où « la signature d’accords commerciaux et des concessions d’aide économique » sont subordonnées à « l’application de “bonnes pratiques” dans le champ migratoire » (Gabrielli 2007 : 163).

L’accord de Cotonou développe essentiellement une approche visant à institutionnaliser le partage de responsabilité entre les pays acp et l’ue en matière de lutte contre la migration illégale vers l’Europe ainsi qu’à impliquer les États acp dans le développement de leurs zones d’origine en vue de réduire les incitations au départ. Par la suite, ces différents thèmes sont développés dans les différentes initiatives multilatérales sur les questions migratoires impliquant l’ue et ses partenaires africains.

A — L’approche globale de l’ue

Les événements de Ceuta et Melilla survenus en septembre-octobre 2005 (migreurop 2009) vont propulser à l’ordre du jour les migrations africaines dans le cadre de la politique extérieure européenne (Commission européenne 2010). L’année 2005 se termine d’ailleurs par l’adoption par le Conseil européen de l’Approche globale sur la question des migrations : priorités d’action centrées sur l’Afrique et la Méditerranée, dont l’un des objectifs est de mettre en place des mesures « pour réduire les flux de migration clandestine et les pertes en vies humaines, assurer le retour des immigrants illégaux dans de bonnes conditions de sécurité » (Conseil européen 2005 : 9).

Cette approche précise que le partenariat entre pays d’origine, de transit et de destination doit porter sur trois volets : la gestion des migrations légales, la lutte contre les migrations illégales et, enfin, la promotion du lien entre migration et développement. Elle reflète bien l’interaction entre les deux logiques, sécuritaire et préventive, sous-tendant la politique migratoire externe européenne identifiées par Boswell (2003). L’approche globale est ainsi décrite par des représentants d’institutions européennes interviewés comme le résultat d’un changement de discours au niveau européen. Une responsable de la Direction générale développement (dg dev)[4] va jusqu’à dire qu’il s’agit là « d’une prise de conscience » de l’importance de passer d’un discours sécuritaire, jusque-là promu, à un discours reconnaissant les besoins migratoires de l’Europe en termes économiques et démographiques (Commission européenne 2009).

L’intégration du lien entre migration et développement dans l’approche européenne de gestion des migrations en provenance des pays tiers aurait également facilité la coopération avec les pays africains sur les questions sécuritaires. Selon un responsable de la Direction générale justice, liberté, sécurité (dg jls)[5], c’était :

la seule manière de pouvoir discuter avec nos partenaires de ces questions-là. Quand on les approche uniquement sur le thème de l’immigration illégale, nos partenaires en particulier africains euh, parce que c’est ça en fait l’approche globale de l’immigration elle met en référence l’Afrique et nos partenaires africains, eux leurs principales préoccupations c’est le développement, c’est l’accès à la mobilité vers nos pays, c’est ce genre de préoccupations […] la principale demande de ces pays-là a toujours eu trait à leur développement, plus d’argent, plus de renforcements de capacités, l’assistance financière publique ou à la mobilité, des facilités en terme de visas, des possibilités pour leurs travailleurs migrants de venir chez nous, etc..

Commission européenne 2009

L’Approche globale se focalise sur deux volets en particulier de la coopération à mettre en place avec les pays africains. Le premier, celui qui est le plus étoffé, est le contrôle et la restriction des migrations africaines par deux séries de mesures : 1) l’externalisation du contrôle des frontières, à travers le partage des responsabilités dans la lutte contre l’immigration illégale avec les pays africains (à court et à moyen terme) ; 2) le codéveloppement, entendu comme le partenariat avec les pays africains dans le développement des zones de départ pour restreindre les incitations à l’émigration non désirée (à long terme). Le deuxième volet est la régulation et la libéralisation de la circulation d’une certaine catégorie de migrants recherchés dans les pays européens, soit les plus qualifiés ou les détenteurs de capitaux. Les mesures proposées comprennent la reconnaissance de droits à la mobilité pour cette catégorie de migrants, la facilitation de l’accès à l’enseignement pour les étudiants des cycles supérieurs, etc. Ces objectifs sont intégrés par la suite dans les différentes initiatives multilatérales touchant le continent africain et qui suivent la signature de l’accord de Cotonou.

B — De la Conférence de Rabat à la Conférence de Paris : élaboration d’une stratégie euro-africaine de gestion des migrations

L’année 2006 est consacrée à l’établissement d’un programme de travail entre l’Union européenne et l’Afrique sur les questions migratoires. Tout d’abord, et en écho aux événements de Ceuta et Melilla, une première conférence intergouvernementale euro-africaine se tient à Rabat en juillet 2006, à l’initiative de l’Espagne et en étroite collaboration avec le Maroc et la France. La Conférence de Rabat débouche sur une déclaration qui stipule notamment que

la gestion des flux migratoires ne peut se faire à travers des mesures de contrôle seulement, mais nécessite également une action concertée sur les causes profondes de la migration, notamment à travers la mise en place de projets de développement en Afrique.

Conférence ministérielle 2006a : 2

À la suite de cette conférence qui ne donne pas complètement satisfaction aux pays organisateurs en raison du nombre limité de participants et du manque de décisions concrètes (Pastore 2007), l’ue et l’Union africaine (ua) chapeautent une conférence ministérielle euro-africaine sur la migration et le développement, tenue à Tripoli les 22 et 23 novembre 2006. Une déclaration commune est adoptée qui détaille plus précisément les mesures à entreprendre dans le cadre « du partenariat entre pays d’origine, de transit et de destination » et « dans un esprit de responsabilité partagée et de coopération » (Conférence ministérielle 2006b : 5). En bref, les mesures proposées inscrivent la migration comme enjeu clé « des stratégies de réduction de la pauvreté » et « de codéveloppement des pays africains » en vue de réduire les flux de migrants et de réfugiés (Conférence ministérielle 2006b : 5).

Les solutions préconisées sont notamment la promotion des investissements directs étrangers, des processus de coopération et d’intégration économique régionaux en Afrique et la signature des accords de partenariat économique entre les deux régions. Le codéveloppement comporte également des mesures visant à encourager et faciliter le rôle des diasporas dans le développement de leur pays d’origine ainsi que dans leurs transferts monétaires. Encore une fois, les mesures relatives à la lutte contre la migration illégale ou irrégulière, dont l’impact sur la stabilité et la sécurité nationale et internationale est souligné, sont nombreuses (signer des accords de réadmission avec les pays d’origine, développer des mesures de contrôles frontaliers). Les seules mesures relatives à la libéralisation de la circulation entre les deux régions concernent les migrations circulaires et saisonnières, ainsi que celles des travailleurs africains qualifiés vers l’Europe et les retours temporaires de certains membres de la diaspora.

Une deuxième conférence ministérielle euro-africaine sur la migration et le développement est organisée à Paris le 25 novembre 2008, qui aboutit à l’adoption d’un programme de coopération triennal. Celui-ci a pour objectif de « préciser les axes d’intervention et de définir des mesures concrètes ayant vocation à être mises en oeuvre dans les trois ans à venir, soit de 2009 à 2011 » (Conférence ministérielle 2008 : 4). Ce programme « décline sur un plan opérationnel les axes du Plan d’action de Rabat en intégrant les dimensions migratoires inter et intrarégionales » (Conférence ministérielle 2008 : 4). Durant cette période, plusieurs instruments (politiques et financiers), multilatéraux et bilatéraux, sont également mis en place pour promouvoir la coopération avec l’Afrique sur les questions de migration : signature d’accords bilatéraux de gestion des migrations[6], signature d’accords bilatéraux de réadmission[7], signature de conventions de codéveloppement avec attribution de budgets spécifiques[8]

L’ue, dans le cadre de son programme de coopération avec les pays tiers dans le domaine des migrations et de l’asile, débloque des budgets spécifiques à partir de 2001 pour financer des projets ayant pour principal objectif le contrôle des migrations africaines et la lutte contre la migration illégale (Commission européenne 2010[9]). La question migratoire est également intégrée dans l’aide au développement européenne, comme en témoigne l’attribution de 40 millions d’euros à un volet « migration » dans le cadre du 9e Fonds européen de développement (fed). Dans ce cadre est financée, à hauteur de 10 millions d’euros, la création d’un centre d’information et de gestion des migrations (cigem) au Mali. Ce centre a été créé en 2008 à la suite de la signature, le 8 février 2007, d’une déclaration commune sur « Migration et développement » entre le Mali, la cedeao, la France, l’Espagne et la Commission européenne (République du Mali 2008). Ce centre est un exemple parfait de l’application pratique de l’Approche globale de l’ue et illustre bien l’inclusion des questions sécuritaires dans le cadre de l’aide au développement. En effet, sa mission consiste à la fois à :

1) Informer sur le cadre juridique de la migration et prévenir la migration clandestine ; 2) Accueillir, orienter, accompagner les candidats à la migration/ demandeurs d’emploi et les migrants de retour ; 3) Valoriser le capital humain, financier et technique de la diaspora ; 4) Améliorer la connaissance des phénomènes migratoires.

République du Mali 2008 : 21

Il est d’ailleurs prévu de créer d’autres centres du même type ailleurs en Afrique de l’Ouest. Toujours dans le cadre du 9e fed, 5,5 millions d’euros sont aussi accordés à la Mauritanie (3 millions) et au Sénégal (2,5 millions) au titre du « mécanisme de réaction rapide » qui a consisté au Sénégal en un appui accordé par la Commission européenne au pays « dans sa lutte contre l’émigration illégale vers l’Union européenne  » (ce et République du Sénégal 2009 : 11).

Les années 2000 se caractérisent ainsi par une multiplication des initiatives multilatérales en matière de gestion des migrations visant à développer un cadre de coopération entre l’Afrique et l’Europe axé sur les différents thèmes identifiés dans l’accord de Cotonou. On y retrouve ainsi les priorités de la politique migratoire externe européenne, à savoir, principalement : 1) l’externalisation du contrôle des frontières européennes, à travers le partage des responsabilités dans la lutte contre l’immigration illégale ; 2) l’implication des pays et des migrants africains dans le développement des zones d’émigration. Les enjeux prioritaires pour les pays africains ne sont par contre que très peu présents (l’augmentation de l’aide au développement, le rééquilibrage des relations économiques, les possibilités de migration pour leurs ressortissants…) et toujours soumis à la conditionnalité de la coopération sur les enjeux sécuritaires[10].

Nous analysons dans la section qui suit les conséquences sur le processus de régionalisation de la gestion des migrations en Afrique de l’Ouest à travers l’étude de cas de la cedeao. La démarche consiste principalement à effectuer une analyse de contenu comparative des principaux documents relatifs aux migrations élaborés par la cedeao depuis sa création. Deux périodes sont distinguées pour analyser les changements intervenus ces dernières années. La première, qui correspond à la mise en place d’un cadre institutionnel régional de gestion des migrations en Afrique de l’Ouest, s’étend de 1975 à 1993. La seconde débute avec la signature de l’accord de Cotonou en 2000 et se termine en 2008 avec l’adoption de l’Approche commune sur la migration de la cedeao. Les principales caractéristiques des migrations internationales et de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest sont dans un premier temps présentées.

III – Migrations internationales et intégration régionale en Afrique de l’Ouest

Les migrations internationales en Afrique subsaharienne, et en Afrique de l’Ouest, sont encore insuffisamment documentées, les données disponibles n’assurant pas toujours la comparabilité entre pays (Tabutin et Schoumaker 2004). La principale source existante est la base de données des Nations Unies sur les migrations (Nations Unies 2009). Selon ces données, en 2010, environ 19,2 millions de migrants internationaux étaient répertoriés sur le continent africain[11], soit 1,9 % de sa population totale. En volume, c’est l’Afrique de l’Ouest qui en accueillait le plus grand nombre : environ 8 millions de personnes. L’Afrique de l’Ouest se retrouve en deuxième position en termes relatifs après l’Afrique du Sud, avec 2,8 % de migrants internationaux proportionnellement à sa population totale. Les migrations internationales affectent différemment les pays de l’Afrique de l’Ouest, comme le montre la figure 2. La Gambie et la Côte d’Ivoire se démarquent par la proportion importante de migrants internationaux par rapport à leur population totale, respectivement de 16,6 % et 11,2 %. Le Bénin, le Cap-Vert, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Nigeria, le Sénégal et la Sierra Leone ont en commun une proportion de migrants internationaux inférieure à 2 %.

Figure 2

Proportion de migrants internationaux parmi la population totale (%)

Proportion de migrants internationaux parmi la population totale (%)

Graphique basé sur les données des Nations Unies (2009).

Source : Nations Unies (2009).

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A — Des migrations principalement intrarégionales

Si les premiers mouvements migratoires en Afrique de l’Ouest étaient d’ordre pastoral ou agricole, les migrations contemporaines de travailleurs masculins ont été instaurées par les puissances coloniales, puis encouragées par les États indépendants, et ils s’orientaient surtout vers les régions côtières (Ouédraogo 2002). Selon Lalou (1996), jusque dans les années 1980 trois grands systèmes migratoires ont pu être identifiés en Afrique de l’Ouest, axés autour des principaux pays importateurs de migrants que sont, par ordre d’importance, la Côte d’Ivoire, le Sénégal et le Nigeria. Aujourd’hui, en termes de volume, la Côte d’Ivoire, le Nigeria et le Sénégal continuent de polariser la majorité des migrations dans la sous-région (Adepoju 2006 ; Gnisci et Trémolières 2006). Les principaux pays de départ, surtout de travailleurs, sont à l’heure actuelle le Burkina Faso, la Guinée, le Mali et le Togo.

Les migrations liant l’Afrique de l’Ouest au reste du continent africain et au reste du monde sont, en proportion, beaucoup moins importantes que les migrations intrarégionales. Ces migrations se feraient essentiellement en direction de l’Europe, de l’Amérique du Nord ainsi que des États du Golfe et de la Libye. Ces migrations sont cependant difficiles à estimer étant donné l’absence de données statistiques fiables (Tabutin et Schoumaker 2004). Selon les estimations de l’ocde, le nombre enregistré de ressortissants ouest-africains dans les pays membres de l’organisation, au début des années 2000, est de 1,2 million, soit un chiffre sept fois moindre que celui du nombre de migrants ouest-africains en Afrique de l’Ouest, avec comme principales destinations l’Europe et l’Amérique du Nord (csao-ocde 2006).

À la suite des indépendances et jusqu’aux années 1970, les principaux flux migratoires interrégionaux liaient presque exclusivement les pays d’Afrique de l’Ouest, et plus généralement africains, aux anciennes puissances coloniales, par exemple les migrations en provenance du Sénégal, du Mali et de la Côte d’Ivoire vers la France, du Nigeria et du Ghana vers le Royaume-Uni et du Cap-Vert vers le Portugal (ocde 2007). À partir des années 1980 mais surtout 1990, et malgré des politiques de plus en plus restrictives, les données de l’ocde indiquent une augmentation des migrations ouest-africaines vers les pays membres de l’organisation avec une plus grande diversification des destinations concernées (ocde 2007). Les flux en direction des États-Unis, du Canada et de l’Australie s’amplifient, en particulier dans le cas des migrants originaires de pays anglophones comme le Nigeria et le Ghana. De plus, si le lien entre les ex-colonies et leurs métropoles persiste, il n’est plus le seul à l’oeuvre. En effet, les pays de l’Europe du Sud sont devenus des destinations attrayantes du fait de leur situation géographique et des possibilités d’emploi. C’est ainsi que les flux en provenance du Sénégal et du Nigeria vers l’Espagne ont augmenté respectivement d’environ 25 % et 15 % par an, en moyenne, au cours des cinq dernières années, et qu’en 2005 les effectifs d’immigrés de ces deux pays en Espagne auraient atteint respectivement 5 700 et 5 300 individus. Quoique de moindre ampleur, les migrations du Sénégal vers l’Italie ont, elles aussi, augmenté. En France, le nombre annuel de migrants venant d’Afrique subsaharienne a plus que doublé entre 1994 et 2001, avec le Sénégal, le Cameroun, la Côte d’Ivoire et le Mali en tête (Tabutin et Schoumaker 2004). Le nombre estimé d’Africains de l’Ouest qui vivaient au Royaume-Uni en 1999 était de 77 000, tandis qu’environ 80 000 Ivoiriens et 60 000 Sénégalais résidaient en France en 2001 (Black et Tiemoko 2003).

B — L’intégration régionale en Afrique de l’Ouest

Le rôle primordial joué par les migrations intrarégionales en Afrique de l’Ouest dans la promotion du processus d’intégration régionale est souligné par quelques auteurs (Sawadogo 1999 ; Ouédraogo 2002 ; Konseiga 2005). Ouédraogo (2002) et Sawadogo (1999) soulignent que la tendance séculaire des populations à migrer en Afrique de l’Ouest est renforcée par les dispositions régionales en matière de migrations. En effet, de nombreux accords et conventions signés dans le cadre des principales organisations d’intégration régionale en Afrique de l’Ouest ont porté sur la mise en place de la liberté de circulation dans la région (Sawadogo 1999). Ouédraogo (2002 : 17) ajoute, en relevant les dispositions prévues par la cedeao et l’uemoa, que l’intégration régionale est une « légitimation par le haut des migrations circulaires et du pluralisme identitaire ». La cedeao est ainsi citée comme exemple pour les groupements économiques de la région, particulièrement en raison de l’abolition du visa d’entrée pour les ressortissants des pays membres dont le séjour ne dépasse pas les 90 jours (Oucho 2006).

Cependant, des travaux récents relèvent toujours des problèmes au regard de la mise en application des législations des pays de la cedeao, plus particulièrement eu égard au droit de résidence et d’établissement. L’un des principaux obstacles relevés par plusieurs auteurs est sans doute celui de l’absence d’harmonisation entre législations communautaires et nationales (Ammassari 2004 ; Adepoju 2006 ; Ba 2006). Ensuite, les mécanismes de suivi restreints dont disposent les organisations, et notamment la cedeao, limiteraient également la mise en application des réglementations communautaires (Sawadogo 1999 ; Adepoju 2006). L’hétérogénéité des intérêts des États ainsi que leur situation économique et politique sont aussi avancées comme explication aux problèmes de mise en application (Ammassari 2004 ; Adepoju 2006). Plusieurs auteurs constatent que les accords régionaux sur les migrations ont généralement été subordonnés à l’objectif primaire de l’intégration économique (Channac 2006), sans tenir compte des aspects tout aussi fondamentaux, politiques, démographiques, sociaux et culturels de l’intégration (Oucho 2006 ; Ouédraogo 2002).

Les travaux énumérés ont surtout porté sur l’évaluation des réalisations des organisations d’intégration régionale, se contentant d’effectuer un bilan de la mise en application des dispositions relatives à la liberté de circulation, ainsi qu’au droit de résidence et d’établissement prévues par ces organisations (Nations Unies 2004 ; Adepoju 2009). Les obstacles en la matière ont ainsi été soulevés. Cependant, la plupart des écrits n’ont relevé que des facteurs limitatifs d’ordre exogène, sans effectuer une analyse détaillée du contenu et des thématiques couvertes et, surtout, sans les mettre en parallèle avec le contexte dans le reste du monde, notamment l’Union européenne. Aussi, la littérature sur le sujet n’a pas assez intégré les théories existantes relatives à l’émergence d’une gestion régionalisée des migrations, ce qui en limite le pouvoir analytique. À notre avis, pour comprendre les orientations récentes de la gestion régionalisée des migrations en Afrique de l’Ouest, il est nécessaire de tenir compte des initiatives de l’Union européenne et de ses États membres en la matière sur le continent africain.

IV – La gestion régionale des migrations en Afrique de l’Ouest

À partir des années 1960, des instruments multilatéraux de gestion des migrations internationales sont élaborés en Afrique de l’Ouest dans le cadre du processus d’intégration régionale engagé par les États nouvellement indépendants. Cependant, il faudra attendre la fin des années 1970 pour que se mette en place un cadre institutionnel de gestion des migrations sous l’égide de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (cedeao). Celle-ci est, à l’origine, un regroupement régional de seize pays créé par la signature à Lagos du traité du 28 mai 1975, révisé en janvier 1993[12]. La cedeao est le principal acteur institutionnel en Afrique de l’Ouest en matière de gestion régionale des migrations. Elle a également vu, ces dernières années, son rôle se renforcer, puisqu’elle a été désignée l’institution responsable de la mise en oeuvre du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (nepad) et des Accords de partenariat économique (ape) avec l’Union européenne en Afrique de l’Ouest. Ces accords devraient, lorsqu’ils seront entérinés, conduire à la création d’une zone de libre-échange euro-africaine.

Selon son traité constitutif signé le 28 mai 1975, la cedeao a pour mission « de promouvoir l’intégration économique... » (cedeao 1975 : art. 2.1) par « la suppression, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des personnes, des services et des capitaux » (cedeao 1975 : art. 2.2 d). Pour assurer la mise en application de la libre circulation des personnes, six protocoles ont été signés entre 1979 et 1990 et annexés au traité constitutif de la cedeao. Ils visent à instaurer au niveau des États membres, dans un délai de 15 ans, les étapes devant aboutir d’abord au droit d’entrée et à l’abolition du visa d’entrée lors d’un séjour inférieur à 90 jours, ensuite au droit de résidence et finalement au droit d’établissement (cedeao 1979 : art. 2). Ces protocoles devraient, selon les termes du traité constitutif, être incorporés à la législation nationale de tous les États membres et constituer de ce fait le seul cadre réglementant les migrations internationales au sein de ces pays.

Si les visas d’entrée pour les ressortissants des pays de la cedeao désirant séjourner dans un autre pays durant moins de 90 jours ont été effectivement abolis dans tous les États, plusieurs éléments entravent cependant encore la circulation dans l’espace cedeao (2007c). Les rapports annuels du secrétaire exécutif de la cedeao relèvent tous le faible niveau d’application du droit de résidence et d’établissement. Ainsi, l’accès des ressortissants des pays membres à plusieurs professions demeure limité, notamment en ce qui a trait aux professions libérales (Ammassari 2004). De plus, la carte de résident instituée en 1990 n’a pas été mise en circulation par tous les États et certains n’en reconnaissent pas la validité. La cedeao n’a pas instauré la régularisation du statut des personnes installées dans les pays de la région avant l’entrée en vigueur des différents protocoles.

À l’aube du 21e siècle, si un dispositif institutionnel régional de gestion des migrations érigé principalement sous l’égide de la cedeao existe bel et bien, de nombreux efforts doivent encore être déployés pour en assurer la mise en application effective au niveau des différents États membres. Or, à partir des années 2000 et ainsi qu’on le verra dans la section qui suit, un nouvel agenda politique migratoire va émerger dans la région, introduisant de nombreux changements aussi bien dans la forme que dans le contenu de la gestion régionale des migrations internationales en Afrique de l’Ouest, fragilisant encore plus la création d’un espace de libre circulation.

A — Vers une reconfiguration restrictive de l’agenda politique migratoire en Afrique de l’Ouest

Durant les années 2000, la cedeao s’engage dans un processus de formulation et de mise en place de nouvelles orientations stratégiques relativement au dossier migratoire. En juin 2006, lors du 30e sommet ordinaire des chefs d’État et de gouvernement de la cedeao, la Commission est mandatée pour définir une approche commune régionale sur la migration, en raison de préoccupations relatives à l’émigration « illégale » des jeunes Ouest-Africains vers l’Europe (ecowas 2006a : 1). Dans un communiqué de presse paru le 26 octobre 2006, le secrétaire exécutif de la cedeao écrit qu’une approche commune permettrait de mieux comprendre les causes profondes du désir de migrer en Europe et de développer des « solutions appropriées au problème contemporain de la migration illégale » (ecowas 2006b : 1). Puis, lors du Sommet des chefs d’État et de gouvernement de la cedeao tenu le 19 janvier 2007 à Ouagadougou, la migration est reconnue comme un sujet de « préoccupation majeure » pour la sous-région, « en particulier parce qu’elle concerne les forces les plus vives de nos nations que constituent les jeunes… » (cedeao 2007a : 1).

Durant ce même sommet, un rapport sur la situation sécuritaire de la région concluait que

le phénomène des migrations, dans toutes ses dimensions, exige une approche régionale concertée, d’autant qu’il est à l’origine des pertes énormes en ressources humaines subies par la région.

cedeao 2007b : 1

Le rapport invitait encore une fois « la Commission de la cedeao à s’attaquer à la question des migrations intrarégionales et poursuivre le dialogue avec les partenaires européens à ce sujet » (cedeao 2007b : 1). Les préoccupations relatives à une augmentation supposée des migrations « illégales » ou « clandestines » de l’Afrique vers l’Europe est ainsi au coeur de la formulation d’une nouvelle approche de gestion des migrations pour la cedeao.

L’Approche commune de la cedeao sur la migration sera de ce fait adoptée à la 33e session ordinaire de la conférence des chefs d’État et de gouvernement, tenue à Ouagadougou le 18 janvier 2008. Elle a pour objectif général « de trouver les voies et moyens pour optimiser les avantages de la migration pour le développement et d’en atténuer son impact négatif » (cedeao 2008 : 2). Six enjeux prioritaires sont identifiés : 1) l’optimisation des bénéfices de la mobilité intrarégionale et la garantie de la circulation à l’intérieur de l’espace cedeao ; 2) la promotion du développement local dans les zones de départ et dans d’autres zones d’accueil potentielles ; 3) l’optimisation de la migration légale vers des pays tiers, notamment en Europe, en Amérique du Nord, dans le reste de l’Afrique et du monde ; 4) la lutte contre les migrations illégales ; 5) la protection des droits des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile ainsi que 6) l’inclusion de la dimension genre dans les politiques migratoires. Cette approche commune introduit des changements de taille par rapport à ce qui prévalait jusqu’alors en matière de gestion migratoire en Afrique de l’Ouest, comme nous le verrons ci-dessous.

B — Nouvelle approche et multiplication des acteurs

Dès sa création, la cedeao a commencé par adopter une approche générale, visant à légiférer sur tous les aspects de la migration. Celle-ci s’est traduite, de 1975 à 1993, par l’élaboration d’un cadre juridique comportant plusieurs textes, traité constitutif, protocoles et décisions, visant à définir les étapes devant conduire à la mise en place de la liberté de circulation. Durant cette période, les seuls acteurs engagés dans l’élaboration et la mise en application de ce cadre juridique sont les pays membres ainsi que la Conférence des chefs d’États et de gouvernement, le Conseil des ministres et le Secrétariat exécutif.

Ces dernières années, l’approche de l’organisation a changé. Pour la première fois, un plan d’action est adopté qui vise la mise en oeuvre concrète d’une série de mesures relatives aux migrations. Les acteurs impliqués dans l’élaboration et la mise en oeuvre sont également plus nombreux, dépassant le cadre strict de l’Afrique de l’Ouest. En 2006, un groupe de travail cedeao-ue sur les migrations est ainsi créé, notamment dans le but de faciliter « le dialogue politique entre la cedeao et l’ue sur les questions de migrations » (Conseil de l’ue 2007 : 6).

[Ce groupe] mettra particulièrement l’accent sur la promotion de la dimension «développement» des migrations. Il facilitera aussi la coordination entre la cedeao et l’ue en ce qui concerne leur contribution aux initiatives parrainées par des gouvernements, d’autres organisations internationales et la société civile dans ce domaine.

Conseil européen 2007 : 6

Ensuite, un groupe d’experts est chargé d’appuyer la cedeao dans l’élaboration de son approche commune et comprend des représentants du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (csao), de l’Organisation de coopération et de développement économiques (ocde) et de l’Organisation internationale pour les migrations (oim). Le plan d’action proposé prévoit également d’associer les pays non membres de la cedeao, particulièrement dans la mise en oeuvre des actions relatives à la lutte contre les migrations clandestines et la traite des êtres humains ainsi qu’à la collecte de données sur les migrations. À cet égard, un fonds Espagne-cedeao sur la migration et le développement a été créé en 2009, disposant d’un montant initial de 10 millions d’euros, dont quatre millions « pour le soutien institutionnel autour de l’Approche commune sur la migration de la cedeao » (Co-développement.org 2009). Ce fonds est administré par un comité de pilotage composé de représentants de la coopération espagnole et de la cedeao.

C — Changement d’objectifs : la restriction des migrations interrégionales à l’ordre du jour

Ainsi qu’il apparaît dans le tableau 1, durant la période 1975 à 1993 la gestion des migrations relève d’abord de la mise en place des mécanismes devant permettre de libéraliser la migration intracommunautaire. En 2008, l’approche commune réoriente les objectifs poursuivis par l’organisation en matière de migration : il ne s’agit plus uniquement de mettre en place la libre circulation des personnes à l’intérieur de l’espace communautaire, mais également d’adopter des mesures relatives aux migrations interrégionales, particulièrement entre l’Afrique de l’Ouest et l’Europe. Les mesures de libéralisation, dans leur volet relatif aux flux migratoires, ne concernent que la suppression des tracasseries routières aux postes frontaliers des pays membres (tableau 1). Les autres mesures visent à libéraliser la résidence temporaire et l’établissement de catégories spécifiques de migrants. L’établissement n’est ainsi encouragé dans le cadre de l’approche commune que dans la zone cedeao, dans le cas des professions libérales et dans les zones sous-peuplées. Enfin, la protection des droits des migrants est abordée en termes généraux, sans que des actions concrètes soient proposées à cet égard.

Tableau 1

Les mécanismes de libéralisation

Les mécanismes de libéralisation

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Les mécanismes de contrôle et de restriction des migrations sont présentés dans le tableau 2. Durant la période 1975 à 1993, ils renvoient à trois dimensions des migrations intracommunautaires : le contrôle aux frontières (contrôle des documents de voyage), l’expulsion des migrants ainsi que la lutte contre la migration clandestine et le trafic illégal de main-d’oeuvre. Les mesures concernent en majorité les pays de destination membres de la cedeao.

Tableau 2

Les mécanismes de restriction

Les mécanismes de restriction

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Tableau 2 (suite)

Les mécanismes de restriction (suite)

Les mécanismes de restriction (suite)

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Tableau 2 (suite)

Les mécanismes de restriction (suite)

Les mécanismes de restriction (suite)

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Les mécanismes de contrôle et de restriction des migrations sont, en proportion, beaucoup plus nombreux en 2008 et ciblent en particulier la gestion des flux migratoires interrégionaux. Ils consistent d’abord en des mesures de renforcement du contrôle aux frontières internes de l’espace ouest-africain, notamment en matière de documents de voyage cedeao et de mise en place de systèmes d’observation des flux et des causes de la migration autant intrarégionale qu’interrégionale. Il s’agit également de promouvoir la coopération technique entre pays de la cedeao et pays non membres. Les différentes modalités de cette coopération tournent autour des points suivants : coopération transfrontalière et mise en place de postes frontaliers communs entre les pays membres de la cedeao ainsi que renforcement des capacités institutionnelles et opérationnelles de la cedeao et de ses pays membres en matière de lutte contre les migrations clandestines et la traite des êtres humains.

Les mesures restrictives relatives au stock de migrants, elles, prennent la forme principalement de mesures de rétention de la population. Il s’agit d’abord de développer les zones d’émigration les plus défavorisées, notamment à travers les investissements des diasporas, en leur facilitant le transfert des revenus. Il s’agit également de mettre en place des systèmes d’observation des indicateurs sociaux dans certaines zones de la cedeao afin : 1) d’instaurer des politiques d’investissement ; 2) de développer les capacités institutionnelles au sein de l’espace cedeao (universités, centres de formation…) ; et 3) d’aménager des espaces transfrontaliers (mise en place de marchés frontaliers, de postes de santé communs, d’écoles partagées ; actions de développement pour les populations transfrontalières). Cela afin de limiter les incitations au départ. Une série de mesures indirectes vise ensuite à promouvoir les migrations de retour, « illégales » aussi bien que légales, dans les pays d’origine. Cela justifie le développement de projets pilotes d’accueil, d’orientation et d’accompagnement des migrants de retour, la promotion des retours volontaires des migrants dans les pays de transit et la mise en place de programmes de réinsertion des migrants en situation irrégulière de retour.

Conclusion

Il apparaît que l’approche commune de la cedeao introduit les deux logiques sous-tendant la politique externe européenne en matière d’immigration identifiées par Boswell (2003) : d’un côté, on y trouve majoritairement des mesures sécuritaires axées sur la coopération transfrontalière en matière de lutte contre l’immigration illégale ; de l’autre, la promotion du lien entre migration et développement est mise en avant principalement pour limiter l’émigration. La cedeao cautionne ainsi une approche privilégiant le contrôle et la restriction des migrations interrégionales, et particulièrement vers l’Europe, au détriment de la consolidation de la liberté de circulation intrarégionale.

En effet, dans les initiatives récentes, les mécanismes de libéralisation de la migration cèdent la place de plus en plus aux mécanismes de restriction. Tout d’abord, seules les catégories de migrants les moins représentées en Afrique de l’Ouest sont autorisées à migrer : il s’agit des personnes exerçant des professions libérales, des étudiants des cycles supérieurs, des jeunes professionnels et des femmes entrepreneures, la grande majorité restante étant exclue du privilège de la migration « légale ». Aussi, la naturalisation et la régularisation du statut des migrants installés avant l’adoption du protocole de 1979 de la cedeao ne font plus partie des sujets d’intérêt des décideurs politiques[13]. Et ce, alors même que le migrant « clandestin » ou « irrégulier » est désormais criminalisé, comme le précise l’approche commune. En effet, au titre de la lutte contre ce type de migrations, les actions prévues sont nombreuses, associant l’immigration irrégulière à la criminalité transnationale organisée, aux organisations criminelles de passeurs, à la traite des êtres humains. La lutte contre la migration illégale implique désormais des acteurs extérieurs à la sous-région, particulièrement les pays européens, à travers les projets de coopération transfrontalière et technique. Plusieurs de ces mesures sont d’ores et déjà mises en pratique.

L’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne (frontex) effectue depuis 2006 des patrouilles dans les eaux territoriales mauritaniennes, sénégalaises et capverdiennes, appuyée en cela par un réseau d’officiers de liaison européen basé en Afrique (Gabrielli 2006). Des accords bilatéraux de coopération en matière de lutte contre les migrations illégales ont été signés entre plusieurs pays européens et africains. À titre d’exemple, l’Espagne a signé plusieurs accords bilatéraux avec le Maroc, l’Algérie, la Mauritanie, la Gambie, la Guinée-Conakry notamment, liant l’aide au développement à la coopération en matière de lutte contre les migrations « illégales » et de réadmission de leurs nationaux arrivés en Espagne de manière irrégulière. Dans le cas du Sénégal, l’aide accordée par l’Espagne est passée de 5 à 15 millions d’euros moyennant un plus grand contrôle de l’émigration et la mise en place d’un dispositif de surveillance des côtes (Rossi 2006). La France a également signé des accords de ce type avec plusieurs pays africains, dont le Bénin, la République du Congo, le Gabon et le Sénégal[14]. Le retour « volontaire » des ressortissants ouest-africains en situation irrégulière en Europe est également promu dans le cadre de certains programmes de « migration et développement », comme c’est le cas pour le Programme d’appui aux initiatives de solidarité pour le développement (paisd) découlant d’une convention de financement signée entre la France et le Sénégal[15].

La démarche adoptée dans cet article réaffirme l’importance de resituer le processus de régionalisation de la gestion des migrations en Afrique de l’Ouest (et ailleurs) dans le contexte de changements intervenant au niveau mondial, et particulièrement dans les relations Europe-Afrique. Il a ainsi été possible de dépasser les constats relevés jusqu’à présent dans la littérature portant sur la cedeao qui se limitait à souligner les facteurs d’ordre exogène entravant la mise en application de la liberté de circulation dans la sous-région. Il fallait en effet tenir compte de l’implication croissante de l’Union européenne, autant dans l’élaboration que dans la mise en oeuvre de nouvelles priorités migratoires, pour comprendre la reconfiguration en cours du cadre institutionnel de gestion des migrations en Afrique de l’Ouest. De plus, en focalisant l’analyse sur « les acteurs qui doivent s’adapter de diverses manières aux normes européennes », dans ce cas la cedeao, il a été possible d’identifier certains des « effets de l’européanisation des politiques migratoires » (Guiraudon 2010 : 26).