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L’ouvrage Sixteen Million One: Understanding Civil War de Patrick M. Regan passe en revue les mécanismes faisant qu’un individu décide de se joindre à un groupe armé afin de lutter contre son propre gouvernement. L’intérêt de cette monographie, en matière de contribution au champ de la polémologie, réside dans le remarquable travail de synthèse et surtout de vulgarisation auquel se livre l’auteur : un grand nombre de théories et de concepts de polémologie et d’irénologie sont abordés, expliqués et illustrés, avec plus ou moins de profondeur, en toute simplicité, sans jargon savant. Le vocabulaire choisi et les nombreux exemples jalonnant l’ouvrage font de Sixteen Million One un livre accessible à toute personne intéressée par les guerres civiles.

Dans cette monographie, dont le titre évoque le nombre estimé de victimes des guerres civiles au cours des cinquante dernières années, la question de recherche posée par Patrick M. Regan apparaît clairement dès les premières pages : « À quelles conditions laisserais-je derrière moi ma famille, mon travail et toute ma vie telle que je la connais, pour mener la vie d’un soldat rebelle ? »

Partant des prémisses selon lesquelles 1) toute décision de tout individu serait le fruit d’un calcul rationnel coûts/bénéfices et 2) prendre les armes contre son propre gouvernement comporte a priori beaucoup plus de chances d’échouer que de réussir, Patrick M. Regan s’efforce d’analyser les causes et les mécanismes faisant qu’une personne puisse en venir à joindre un groupe insurgé. Il se penche principalement sur les conflits intérieurs répertoriés pour l’année 2002 par le Uppsala Conflict Data Program et International Peace Research InstituteOslo (prio) et tente d’isoler certaines variables afin d’observer leur impact conflictogène sur les pays déchirés par ces guerres civiles, en utilisant de manière récurrente des données compilées par le Programme des Nations Unies pour le développement (pnud), notamment l’indice de développement humain (idh).

Quatre variables sont analysées par l’auteur avec une attention toute particulière. La première de ces variables est la pauvreté. Regan argue que, s’il n’existe pas de lien de causalité direct entre pauvreté et guerres civiles, la probabilité qu’un pays connaisse une guerre civile semble plus élevée si sa population vit dans la pauvreté. En effet, moins une personne a à perdre, moins elle aurait de craintes à prendre les armes.

Le deuxième facteur conflictogène évoqué par Regan est l’inégalité dans la répartition des richesses. Selon l’auteur, si la pauvreté absolue peut pousser les personnes à se rebeller, la pauvreté relative est au moins aussi dangereuse, puisqu’elle viendrait exacerber le sentiment d’injustice et rendrait la pauvreté encore plus intolérable.

Regan s’intéresse ensuite aux discriminations empêchant un groupe donné de défendre ses revendications par des moyens que l’on pourrait, dans les pays du Nord, qualifier de « normaux », c’est-à-dire les voies politiques, démocratiques et légales. L’auteur insiste sur le fait que la discrimination d’une minorité au profit d’une majorité, ou tout simplement d’un groupe social au profit d’un autre, est un choix politique. Cette politisation de certains attributs d’un groupe, comme l’ethnicité, la langue ou la religion, en vue de le discriminer, serait un raccourci vers la guerre civile.

Enfin, le dernier facteur sur lequel se penche l’auteur est la répression comme réponse de l’État aux revendications qui lui sont faites par ces groupes discriminés. Plus cette répression est extrême, plus les personnes visées auraient de motivation à soutenir un groupe armé ou à se joindre à un.

Après avoir brièvement passé en revue les mécanismes permettant de mettre fin aux guerres civiles, l’auteur conclut son ouvrage en pointant du doigt la pauvreté structurelle comme point de départ de la plupart des guerres civiles et en mentionnant divers gestes à poser afin de s’y attaquer de manière non violente.

Bien que plusieurs théories soient abordées par l’auteur au fil des pages, il est évident que l’approche qui soustend l’étude de Regan relève du rationalisme, l’unité de base et le point de départ de son analyse étant l’individu. Il faut également noter l’influence de la théorie des besoins fondamentaux de John Burton sur la manière dont Patrick Regan conçoit les motivations menant aux prises de décision des individus. De ce syncrétisme théorique se dégage une vision intéressante des guerres civiles comme de véritables confrontations entre des individus, capables de choix rationnels, mus par des besoins fondamentaux, et des structures érigées en obstacles dans la satisfaction de ces besoins fondamentaux.

Le livre Sixteen Million One. Understanding Civil War représente un bon ouvrage d’introduction et de vulgarisation sur les causes des guerres civiles. La simplicité de la prose, les nombreuses anecdotes partagées et l’absence totale de références et de notes en bas de page en font une monographie singulière, à mi-chemin entre un ouvrage universitaire et un livre « normal ».

Toutefois, si l’auteur réalise un bon travail de survol des causes des conflits internes, les derniers chapitres du livre sont décevants, car ils traitent trop rapidement et trop succinctement des principaux mécanismes pouvant mener à la conclusion d’une guerre civile (interventions extérieures, médiation, opérations de paix et efforts de réconciliation nationale). Ainsi, aucune mention n’est faite de certains concepts comme l’instrumentalisation de la médiation, et d’importants débats sont passés sous silence, comme celui sur la légitimité démocratique d’un accord de partage de pouvoir. Enfin, d’aucuns pourront reprocher à l’auteur sa vision peu critique de l’onu, des médiateurs et de la démocratie.