Corps de l’article

I – L’Arctique, ou comment attirer l’attention

On représente généralement l’Arctique comme l’objectif d’une course géopolitique vers les ressources naturelles, le pétrole et le gaz en particulier, avec la Russie en tête. La Russie est souvent décrite comme ayant pris une position expansionniste et militaire dans une folle ruée pour s’approprier le territoire et donc les ressources énergétiques de l’Arctique, que ce soit en rivalisant avec la Norvège dans la mer de Barents et le Svalbard, ou avec le Canada et le Danemark au pôle Nord.

L’un des exemples de cela est le drapeau planté au fond de la mer, sous le pôle Nord, par des scientifiques russes en 2007. En Occident, cet événement fut souvent décrit comme une appropriation territoriale sous-marine démontrant l’attitude impérialiste et expansionniste de la Russie en Arctique.

Dans la couverture médiatique de cet événement en Occident, on a rarement mentionné le fait qu’il est tout à fait commun que des explorateurs plantent leur drapeau national sur les lieux difficiles d’accès qu’ils viennent d’atteindre – le mont Everest, le pôle Sud, le pôle Nord, la lune, etc. L’essentiel de cette couverture médiatique a également passé sous silence le fait que la Russie (contrairement aux États-Unis et à plusieurs autres pays) a ratifié la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et qu’elle semble s’efforcer de poursuivre ses intérêts en Arctique au sein du cadre légal, y compris en soumettant la documentation relative au plateau continental aux Nations Unies pour argumenter ses revendications territoriales.

Les commentateurs occidentaux ont également tendance à ignorer les similitudes entre la manière dont la Russie approche l’Arctique et la manière dont leurs propres pays le font. Les cas suivants peuvent servir d’exemples. En janvier 2008, six mois seulement après que l’infâme drapeau eut été planté, le premier ministre de Norvège, Jens Stoltenberg, partit en expédition en Antarctique. Il s’arrêta en Terre de la Reine-Maud et souligna les revendications de la Norvège sur ce territoire, bien que cette revendication ne soit pas reconnue par beaucoup d’autres pays. Ce territoire est situé de l’autre côté de la planète et n’a jamais connu d’établissement norvégien permanent, à l’exception de scientifiques norvégiens spécialistes du pôle qui y effectuaient des recherches. Une équipe de télévision a également filmé Stoltenberg s’installant pour la nuit dans un sac de couchage polaire, dans une tente, par une température de -19°, faisant ainsi la démonstration de sa jeunesse d’esprit et de ses aptitudes physiques. Ce voyage reçut énormément d’attention dans les médias norvégiens, sans qu’aucune question critique soit posée au sujet de la politique du premier ministre ou de la politique de la Norvège en Antarctique. À son retour, Stoltenberg fut interviewé dans une émission de la principale chaîne de télévision norvégienne, dont l’État est intégralement propriétaire. Cette émission était le célèbre talk-show d’Anne Grossvold, dans lequel la présentatrice pose à ses invités des questions légèrement personnelles mais jamais ouvertement critiques, sur un ton amical et intime. Cette émission est devenue une excellente opportunité de promotion pour les célébrités. Dans l’ensemble, la couverture médiatique de ce voyage en Antarctique consista essentiellement à célébrer les prouesses de la Norvège en matière d’exploration et de recherche scientifique polaires, en plus de représenter pour Jens Stoltenberg une occasion unique de promotion politique et personnelle, ainsi que, peut-être, une célébration des traditions d’explorations norvégiennes, assez teintées de machisme. C’était également un moyen de revitaliser les revendications territoriales de la Norvège dans le lointain Antarctique.

Il ne s’agit pas ici de critiquer Stoltenberg en tant que politicien, ni son voyage en Antarctique et la couverture médiatique que celui-ci a reçue, mais plutôt de montrer que l’incident du drapeau planté en Arctique, au pôle Nord, par les Russes, n’a rien d’unique. Que ce soit dans le cas de Stoltenberg ou dans celui du drapeau planté par les Russes, la possibilité d’utiliser des moyens gouvernementaux (y compris des médias contrôlés par le gouvernement) pour faire la promotion d’intérêts individuels et sectoriels auprès de la population du pays représente une motivation au moins aussi importante que n’importe quel programme politique international.

II – Stratégie de la Russie en Arctique, programme jusqu’en 2020

Bien entendu, la politique polaire ne se limite pas uniquement, ni même principalement, à planter des drapeaux ou à relater dans des émissions de télévision les expéditions des premiers ministres en Antarctique. Laissons ces moyens d’attirer l’attention pour examiner les politiques plus formelles vis-à-vis de l’Arctique : en quoi l’approche de l’Arctique et de ses ressources énergétiques par la Russie consiste-t-elle réellement ? Pour répondre à cette question, il nous faut examiner le principal document politique officiel russe sur l’Arctique, Les Principes de la politique d’État de la Fédération de Russie dans l’Arctique jusqu’en 2020 et au-delà (Medvedev 2009). Ce document a été signé par le président Dimitri Medvedev en septembre 2008 et a été publié par le Conseil de sécurité de la Russie en mars 2009.

Il est frappant de constater à quel point la formulation et le contenu de ce document sont similaires aux proclamations politiques occidentales correspondantes au sujet de l’Arctique. Les ressources naturelles sont mentionnées dès le début du texte pour être les principaux « intérêts nationaux » de la Russie en Arctique (Medvedev 2009 : par. 4.a). Le second intérêt national à être mentionné est « le maintien de l’Arctique en tant que zone de paix et de coopération » (Ibid. : par. 4.b), et le troisième est « la protection des systèmes écologiques uniques de l’Arctique » (Ibid. : par. 4.c). Le quatrième est la promotion de la voie maritime du nord en tant que voie navigable internationale sous juridiction russe (Ibid. : par. 4.d) – semblable en cela au point de vue canadien sur le passage du Nord-Ouest.

La stratégie de la Russie en Arctique met l’accent sur la coopération internationale et d’autres points politiquement corrects : la création d’un système régional de recherche et de sauvetage (Medvedev 2009 : par. 7.b) ; l’accroissement des activités des organes gouvernementaux et des organisations non gouvernementales russes dans les forums internationaux (Ibid. : par. 7.e) ; la présence bénéfique de la Russie dans l’archipel norvégien du Svalbard-Spitzberg (Ibid. : par. 7.f) ; l’amélioration de la qualité de la vie des peuples autochtones (Ibid. : par. 7.h) ; la modernisation des infrastructures sociales, y compris des établissements d’enseignement et de santé ; le développement d’un tourisme soucieux de l’environnement (Ibid. : par. 8.i) ; le nettoyage de la pollution anthropogénique en Arctique (Ibid. : par. 8.e) ; et la recherche en histoire, culture et économie de la région (Ibid. : par. 8.e). Ce document emploie une terminologie occidentale moderne, des mots tels que « agrégats », « partenariats public-privé », ainsi que l’anglicisme imidzh (image) (Ibid. : par. 11.b, 11.a et 10.g) ; il introduit le concept de « sécurité environnementale » [ekologicheskaya bezopasnost] et mentionne brièvement l’importance de tenir compte du changement climatique (Ibid. : par. 8.c).

En somme, non seulement le contenu de la stratégie russe en Arctique est-il similaire à celui des discours occidentaux sur l’Arctique, mais il utilise en grande partie le même langage. La plupart des mêmes préoccupations pour les valeurs consensuelles, la coopération et l’environnement y sont exprimées et se voient accorder une haute priorité. Bien entendu, ce document comprend également des références à la sécurité militaire, mais celles-ci ne sont en aucune manière prépondérantes : elles ne représentent qu’une petite partie des nombreux signaux politiques exposés dans ce document. Le plus important de ces points se trouve dans le paragraphe 8.b, qui déclare qu’il est nécessaire de créer de nouvelles unités militaires pour défendre la partie arctique de la Fédération de Russie. Rien ne précise la taille de ces unités.

La couverture médiatique de ce document en Occident l’a cependant présenté sous un éclairage différent, en mettant lourdement l’accent sur ces quelques éléments militaires. De nombreux articles publiés dans les médias occidentaux dans la foulée de la publication du document stratégique de la Russie en Arctique figuraient sous des titres tels que « La Russie s’apprête à déployer ses troupes pour défendre les ressources de l’Arctique » (Sovolyov et Falconbridge 2009) ; « La Russie met l’accent sur la force en Arctique » (bbc 2009) ; ou « La Russie envoie ses troupes dans les glaces du nord pour revendiquer les ressources de l’Arctique » (Halpin 2009). Le ministre canadien des Affaires étrangères, par exemple, a réagi à ce document en déclarant publiquement que le Canada « ne se laisserait pas intimider » par la Russie pour ce qui était de la souveraineté en Arctique (Cohen 2009). Une commentatrice écrivit :

À première vue, le document souligne la nécessité de conserver à l’Arctique son caractère de « zone de paix et de coopération »… Le document russe évoque également le développement durable et la préservation de l’environnement… Cependant, le fait que ce soit le Conseil de sécurité russe – corps chargé de définir et de mettre en oeuvre la politique nationale de sécurité de la Russie – qui a publié ce document est révélateur, car cela démontre que la principale priorité de la Russie en Arctique est le développement militaire plutôt que le développement socioéconomique.

Bennet 2009

Selon ce commentaire, en toute logique, ce que dit ce document importe peu. S’il a été publié par le Conseil de sécurité de la Russie, cela signifie seulement que le programme russe ne peut qu’être militaire et agressif.

Comme le montrait plus haut le bref survol du contenu de ce document stratégique, ces interprétations occidentales butées en disent probablement plus long sur leurs auteurs que sur la politique russe en Arctique. Il nous faut donc réévaluer notre compréhension de l’approche de l’Arctique par les Russes avant de nous lancer dans une discussion sur les ressources énergétiques de l’Arctique. La question la plus pertinente au sujet des ressources énergétiques de l’Arctique et de la Russie ne doit pas tant porter sur le rôle de la Russie en tant que moteur d’une course géopolitique pour l’Arctique, mais consiste à savoir dans quelle mesure les sociétés pétrolières internationales auront la possibilité de participer à ce développement. J’envisagerai cette question plus loin, après une brève introduction sur les ressources énergétiques de l’Arctique.

III – La « nordicité » des hydrocarbures russes

Au cours de la dernière décennie, c’était un lieu commun de rappeler le fait qu’en 2000 l’us Geological Survey estimait que 25 % des réserves encore non découvertes de gaz et de pétrole devaient être localisées dans l’Arctique. De nouvelles estimations, publiées en 2009, indiquaient que seulement 13 % du pétrole non encore découvert, mais jusqu’à 30 % du gaz naturel non découvert devaient être localisés dans l’Arctique (Gautier et al. 2009). Cela signifie que les ressources énergétiques de l’Arctique consisteront essentiellement en gaz naturel. En outre, on s’attend à ce que la plus grande partie des gisements de gaz se trouvent dans la partie russe des eaux arctiques. Les deux tiers des gisements de gaz naturel non découvert devraient, pense-t-on, se situer dans quatre zones, dont trois se trouvent à proximité des rivages russes : le sud de la mer de Kara, le sud des bassins de Barents, le nord des bassins de Barents et le plateau de l’Alaska. Le sud de la mer de Kara, qui est en fait située au large du bassin de la Sibérie occidentale, dans la région des fleuves Nadym, Pur et Taz, pourrait receler jusqu’à 39 % du gaz naturel non découvert en Arctique, et il s’agit de la province la plus prometteuse également pour ce qui est du pétrole (Gautier et al. 2009 : 1178).

La grande majorité des opérations d’extraction de pétrole et de gaz en Russie se déroulent dans les régions du nord, en Sibérie et dans les parties extrême-orientales du pays. Il existe d’autres régions pétrolières ailleurs en Russie, comme dans le nord-est de la mer Caspienne, mais elles sont d’importance moindre. Plus de 80 % des réserves de gaz naturel et plus de 70 % des réserves de pétrole se trouvent dans la partie arctique du pays (Kefferputz 2010 ; Saval’eva et Shiyan 2010). Et comme si ces estimations n’étaient pas encore suffisantes, certains scientifiques russes pensent qu’elles sont en réalité bien trop prudentes ; ils considèrent que ces estimations basses relèvent d’une conspiration américaine visant à détourner l’attention de l’Arctique russe. Kontorovich et al. ont ainsi commenté ces chiffres : « Une telle estimation devrait grandement amoindrir l’intérêt pour toutes les activités d’exploration futures dans l’océan Arctique. Elle est contre-productive, car elle induit les non-spécialistes en erreur et décourage les investissements dans l’exploration océanique offshore alors que, concrètement, cela n’a rien à voir avec la réalité géologique » (Kontorovich et al. 2009).

Le gaz naturel est de loin l’exportation la plus lucrative de la Russie. Et, de loin également, la plus grande proportion de ce gaz naturel est produite dans la partie nord de la Sibérie occidentale, dans la région des fleuves Nadym, Pur et Taz. Les gisements démesurés de Medvezhe, Urengoy, Yamburg et Zapolyarnoye produisent plus de la moitié du gaz naturel russe. Plus de la moitié des gisements de la région Nadym/Pur/Taz ont été exploités depuis les années 1970 et sont à présent en déclin (Stern 2005). On s’attend à ce que les gisements en voie d’épuisement soient compensés par ceux situés plus loin au nord. Le secteur pétrolier, en Russie, est depuis longtemps une question nordique et sibérienne, mais qui va progressivement se transformer en une entreprise plus réellement arctique, et partiellement offshore.

Il n’est en rien étonnant qu’une partie considérable des ressources arctiques se trouvent en Russie, puisqu’une grande partie des eaux arctiques lui appartiennent. Quel que soit le résultat des controverses territoriales, existantes ou prévisibles, au sujet des eaux arctiques, la Russie étant le plus grand pays du monde et le pays ayant le plus long rivage arctique, elle sera forcément le principal pouvoir en Arctique sur le plan territorial.

IV – Un marin d’eau douce part en mer

L’Union soviétique exploitait ses gisements de pétrole et de gaz naturel à terre essentiellement. L’essentiel des ressources énergétiques étant consommé au sein du Bloc communiste et, depuis les années 1970, exporté vers les pays frontaliers de l’Europe de l’Ouest, le pétrole et le gaz étaient acheminés par des oléoducs et des gazoducs également terrestres. L’urss était le plus grand pays du monde sur le plan physique (ce qu’est encore la Russie aujourd’hui) et avait le plus long réseau mondial de gazoducs. L’industrie pétrolière soviétique et, par la suite, l’industrie pétrolière russe se sont spécialisées dans l’exploitation et le transport terrestres du gaz et du pétrole. Le savoir-faire de sa main-d’oeuvre, son infrastructure et sa machinerie, ainsi que sa science et sa technologie, ont tous été orientés vers des activités pétrolières basées à terre.

Se déplacer vers le nord implique qu’on travaille sur la côte ou en mer, ce qui, en retour, occasionnera une série de difficultés pour lesquelles le secteur pétrolier russe a peu d’expérience. Cela signifie entre autres poser des oléoducs ou des gazoducs sous-marins, faire fonctionner des foreuses en mer et refroidir le gaz pour pouvoir le transporter par bateau sous forme de gaz liquide.

Pour aborder ces difficultés, les sociétés pétrolières russes devront dépendre, ou du moins tenter de bénéficier, de l’implication de sociétés pétrolières étrangères pour développer la technologie nécessaire. Cette question est souvent signalée dans les écrits sur le sujet. Par exemple, selon Saval’eva et Shiyan, environ soixante « macro-technologies essentielles » sont indispensables pour faire d’un pays une véritable puissance maritime. Les États-Unis sont les plus avancés pour vingt-deux d’entre elles, le Canada pour huit, l’Allemagne pour sept, le Royaume-Uni pour cinq, la France pour trois, et la Russie et l’Italie pour deux (Savel’eva et Shiyan 2010 : 118).

Cependant, les limitations de la Russie dans l’expansion de son industrie pétrolière vers le Nord ne tiennent pas seulement à la technologie, mais aussi à sa capacité organisationnelle et à son capital. D’après une estimation très ambitieuse, le développement du plateau continental russe exigera, vers 2030, la construction d’infrastructures pour exploiter et transporter 110 millions de tonnes de pétrole et 160 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an. Ne serait-ce que pour réaliser les projets en cours, il sera nécessaire, vers 2020, de construire environ 60 nouvelles foreuses et encore davantage d’installations sous-marines, pour un coût total d’environ deux trillions de roubles (Savel’eva et Shiyan 2010 : 118).

Bien que la nécessité d’acquérir une technologie de pointe, du capital et des capacités organisationnelles fasse pencher la balance en faveur de l’implication de plus de compagnies étrangères dans l’exploitation du gaz et du pétrole nordiques, deux facteurs font pencher la balance de l’autre côté : le nationalisme énergétique et la transition postcommuniste toujours en cours. Le nationalisme énergétique est souvent perçu comme fluctuant en fonction des variations du prix du pétrole. Lorsque le prix du pétrole monte, pense-t-on, le nationalisme énergétique tend à s’épanouir dans les pays exportateurs de pétrole en développement ou à revenu moyen. De récents exemples de cette tendance ont pu se voir entre autres dans les vagues de nationalisations au Venezuela, en Bolivie et en Russie au cours de la dernière décennie, alors que les prix du pétrole s’élançaient vers de nouveaux sommets. Selon cette théorie, lorsque les prix du pétrole retombent, on peut s’attendre à ce que le nationalisme énergétique fasse de même. Cela crée un mouvement ondulatoire qui affecte également l’approche par la Russie de sa frontière pétrolière arctique : lorsque les prix du pétrole montent, les compagnies russes veulent « garder la main » et ne sont pas pressées d’accorder un grand rôle aux sociétés étrangères. Puis, lorsque les prix descendent, elles se font plus modestes et ouvertes à la coopération. Ce schéma a été observé dans les deux cas de Chtokman et de Yamal.

Le tableau se complique encore du fait que la Russie n’est pas seulement un exportateur de pétrole à revenu moyen, mais aussi un pays postcommuniste qui est toujours en transition. L’un des principaux aspects de cette transition consistant à se détacher du communisme est l’ouverture de la Russie aux capitaux privés, qui permettent autant aux investisseurs nationaux qu’étrangers de jouer un rôle dans l’économie. La privatisation, en Russie, a progressé par à-coups, la dé-privatisation de la compagnie pétrolière de Mikhaïl Khodorkovsky, Yukos, représentant à coup sûr un recul. En ce moment, la privatisation fait l’objet de nombreux débats et l’on s’attend à ce que davantage de sociétés d’État soient privatisées dans les années qui viennent. En parallèle, de nombreuses voix se font entendre pour que davantage de compagnies étrangères s’impliquent dans les projets gaziers et pétroliers de la Russie en Arctique.

Les schémas entremêlés des oscillations du nationalisme énergétique et de celles des divergences d’opinions vis-à-vis du capital privé brouillent le tableau de l’odyssée énergétique de la Russie vers le Nord, et ce tableau se complique encore davantage du fait des variations dans la demande. Jusqu’à la crise financière de 2008-2009, un consensus naissant voulait que le marché du gaz naturel eurasien dût connaître un effondrement imminent. On pensait que l’échec des compagnies russes à investir dans l’entretien des infrastructures existantes ainsi que dans la prospection et l’exploitation de nouveaux gisements allait provoquer un déséquilibre violent entre l’offre et la demande. La crise financière a bouleversé tout cela, car la demande pour le gaz naturel russe s’est effondrée, autant en Russie que dans les principaux pays de son marché européen.

V – Chtokman contre Yamal

En Arctique, deux grands projets de développement sont inscrits à l’agenda pour les années qui viennent – le projet Chtokman en mer de Barents et le projet Bovanenko sur la péninsule de Yamal. Cependant, la durée, les coûts et les sources de financement de ces deux projets n’ont pas encore été évalués de manière réaliste. On ne sait pas non plus si ces deux projets seront réalisés en parallèle ou l’un après l’autre.

Le gisement de Chtokman se situe en mer de Barents, au large de la côte nord-ouest de la Russie, relativement près des pays scandinaves. Au contraire, la péninsule de Yamal se situe plus loin à l’est, dans le district autonome de Yamal-Nenets, dans les montagnes du nord de l’Oural. Choisir l’un ou l’autre de ses projets aura des conséquences non seulement sur la géographie économique intérieure de la Russie, mais aussi sur les relations qui se développeront avec d’autres pays arctiques et les marchés étrangers par le biais des exportations de gaz naturel liquide.

Dans un article publié en 2006, Arild Moe a qualifié le choix entre Yamal et Chtokman de bataille entre différents groupes au sein du secteur pétrolier russe et au sein de Gazprom (Moe 2006 : 389-403). Il semblait, à ce moment, que le lobby ouest-sibérien fût parvenu à ce que Yamal l’emporte, et qu’il était peu probable que des compagnies occidentales soient invitées à participer à ce projet. Mais, depuis l’annonce de la décision d’inclure à la fois la compagnie norvégienne Statoil (qui s’appelait alors Statoil-Hydro) et la société française Total au projet Chtokman en 2007, il semble que ce soit Chtokman qui l’ait emporté sur Yamal. Cela ne signifie pas, cependant, que le lobby ouest-sibérien ait été irrémédiablement vaincu. Après de multiples reports de la décision finale des investissements dans le projet Chtokman, à présent prévue pour 2011, il semble que Yamal ait repris la main.

VI – Yamal

La péninsule de Yamal renferme 16 milliards de milliards de mètres cubes de gaz dans des gisements avérés, et encore 22 milliards de milliards de mètres cubes dans d’autres gisements potentiels (Gazprom). De plus, la mer de Kara renferme de nombreux autres gisements au large. Toutefois, les divers gisements de gaz de Yamal occasionneront des difficultés aussi décourageantes que celles de Chtokman. Le chemin de fer et les routes convenables sont inexistants. Le gel et le dégel du sol de la péninsule représentent un défi encore plus grand, car ces changements sont susceptibles d’affecter les infrastructures de transport, l’extraction du gaz et les usines de raffinage, ainsi que les logements construits pour les ouvriers. Toute forme d’exploitation du gaz à terre empiètera également sur les opérations à grande échelle d’élevage de rennes des peuples autochtones de la région. Enfin, le plein développement des gisements de Yamal coûterait quelques centaines de milliards de dollars et prendrait jusqu’à 50 ans.

D’un autre côté, Yamal se situe assez commodément en relation avec le réseau de gazoducs existant de Nadym/Pur/Taz en direction des marchés intérieurs et étrangers. La fonte des glaces, dont l’accélération est à présent évidente dans l’océan Arctique, ouvre également des opportunités au transport du gaz par voie maritime à partir de la péninsule de Yamal et pour les gisements offshore.

On a estimé que le développement de Yamal exigerait la présence de 50 000 employés, dont beaucoup seraient étrangers. Plus de 19 900 travailleurs non russes se trouvent déjà à Yamal, la plupart recrutés dans le secteur de la construction (Neftyane Novosti Murmana). L’une des possibilités suggérées par Gazprom pour réaliser le projet Yamal serait de le faire parallèlement à celui de Chtokman, en y intégrant un petit nombre de compagnies étrangères en concurrence pour obtenir des parts minoritaires dans le projet (Ria Novosti).

Gazprom a officiellement planifié pour 2011 l’ouverture de l’exploitation du plus grand gisement de Yamal, Bovanenko (Gazprom). Un gazoduc sous-marin traversant la baie de Baidarat est actuellement en construction pour acheminer le gaz du gisement jusqu’à l’artère principale du gazoduc situé plus au sud. Au cours du développement des gisements de gaz de Yamal, Gazprom devra choisir entre les gazoducs et le gaz naturel liquide. Si le choix s’arrête sur les gazoducs, il sera nécessaire d’étendre le réseau existant des gazoducs russes, et cela nécessitera probablement une nouvelle coopération internationale, plus importante. Si le choix porte sur le gaz naturel liquide, il est probable que cela exigera une implication à grande échelle des compagnies étrangères, ce qui fera de Yamal un moteur de la coopération internationale. Il se peut aussi bien que les solutions du gazoduc et du gaz naturel liquide soient adoptées simultanément.

VII – Chtokman

Le gisement de gaz et de condensats de gaz naturel de Chtokman a été découvert en 1988 et on estime qu’il renferme 3,8 milliards de milliards de mètres cubes de gaz et 31 millions de tonnes de condensats. Il se situe à plus de 500 kilomètres au nord de la péninsule de Kola, dans la partie russe de la mer de Barents. Bien qu’on le qualifie communément de plus grand gisement offshore mondial de gaz naturel, il représente en réalité moins d’un dixième de la taille du gisement de South Pars-North Dome, que se partagent l’Iran et le Qatar. Mais, bien que le gisement de Chtokman ne soit pas le plus grand gisement offshore de gaz naturel au monde, et qu’il soit même plus petit que celui de Bovanenko, il renferme plus du double des quantités de gaz naturel que recèlent toutes les réserves connues du Canada, et il est destiné à jouer un rôle majeur dans l’approvisionnement énergétique de l’Atlantique Nord (Kramer 2007).

Durant plusieurs années, les compagnies américaines Chevron et Conoco-Phillips, les compagnies norvégiennes (séparées à l’époque) Hydro et Statoil et la compagnie française Total, toutes présélectionnées par Gazprom, se faisaient concurrence pour obtenir des parts dans le gisement de Chtokman. En Norvège, ce projet avait reçu une attention considérable, suscitant des montagnes russes d’espoirs et de déceptions au fur et à mesure que des déclarations contradictoires et des signaux involontaires en provenance du côté russe alimentaient des rumeurs et des spéculations médiatiques du côté norvégien, à savoir qu’une décision était imminente ou que l’une des compagnies norvégiennes, voire les deux, se verrait attribuer une part significative, ou que la partie était terminée et qu’aucune compagnie étrangère n’en ferait partie. Dans leur tentative de se joindre au projet, les deux compagnies norvégiennes reçurent un fort soutien de la part de leur gouvernement et de leur appareil diplomatique.

En juillet 2007, il fut annoncé que la compagnie française Total s’était vu accorder 25 % des parts de la société par actions chargée de la première phase de développement de Chtokman. Les Russes n’avaient pas clairement expliqué les raisons pour lesquelles ils avaient choisi Total en premier lieu. Il se peut que l’expérience avérée de Total dans la technologie offshore dans les climats froids ait joué un rôle important. En outre, cette décision pouvait être interprétée comme une tentative de la Russie d’approfondir ses relations déjà relativement bonnes avec la France. L’Allemagne avait obtenu le gazoduc Nord Stream (dont le projet de construction devait relier la ville russe de Vyborg au port allemand de Greifswald, à travers la mer Baltique), tandis que la compagnie française Total obtenait un rôle à jouer à Chtokman.

Il avait toujours été entendu que Gazprom conserverait 51 % des parts ; aussi la lutte pour l’obtention des 24 % restants devait-elle se dérouler entre Statoil-Hydro et Conoco-Phillips. Dans une certaine mesure, il s’agissait d’une compétition entre la technologie norvégienne et les relations de bon voisinage en Arctique d’un côté, et les marchés américains et les partenariats pour l’obtention du pouvoir de l’autre. Finalement, le 24 octobre 2007, Statoil-Hydro se vit attribuer les derniers 25 % des parts du gisement.

On pense généralement que la fusion entre les deux rivales de naguère, Statoil et Hydro, en octobre 2007, explique le succès relativement facile de la Norvège dans la compétition pour Chtokman. Les acteurs russes ont mentionné à plusieurs reprises qu’il était difficile de choisir non seulement entre les compagnies norvégiennes, française et américaines, mais également d’avoir affaire à deux entreprises norvégiennes distinctes, mais fondamentalement similaires. Et la principale raison invoquée pour la fusion était précisément de renforcer la position du secteur pétrolier norvégien à l’étranger et, en particulier, dans l’Arctique russe. Dans le cas de Chtokman, il semble que cela ait porté ses fruits.

Il est important de bien comprendre la nature de la solution légale qui a été choisie pour inclure des entreprises étrangères dans le projet Chtokman. Total et Statoil-Hydro ne se sont pas vu octroyer la propriété du gisement lui-même, mais seulement des actions dans la compagnie chargée de son développement. Cela occasionna des discussions pour savoir si les deux compagnies pouvaient faire figurer Chtokman dans la liste de l’ensemble de leurs réserves. C’est la difficulté de renouveler les réserves qui incite principalement les entreprises occidentales à s’impliquer dans les pétroles de l’Arctique russe – malgré les difficultés déjà éprouvées par les compagnies étrangères dans d’autres parties du secteur pétrolier russe, comme dans le projet de Sakhaline II en Extrême-Orient, de Kovykta en Sibérie et de Kharyaga dans le district autonome de Yamal-Nenets. C’est aussi la raison pour laquelle Total et Statoil se sont battues pour que Chtokman soit pleinement reconnu pour faire partie de leurs réserves par les marchés financiers internationaux et sur le marché boursier international.

Un autre aspect important des ententes conclues jusqu’ici est qu’elles portent plus sur des actions que sur des droits de propriété. Depuis la première entente conclue en 2007, Gazprom et les deux compagnies étrangères se sont efforcés de démêler les détails techniques et financiers du projet. Rien ne garantit que Total et Statoil-Hydro se satisferont de ces termes lors de la décision finale qui sera prise en 2011. Mais, actuellement les préoccupations sont autres, car de gros nuages noirs ont fait leur apparition au-dessus du projet. Avec l’avènement de la production de gaz de schiste et autres gaz non conventionnels aux États-Unis et au Canada, certains signaux indiquent qu’il y aura surproduction de gaz en Amérique du Nord. Cela commence également déjà à affecter l’Europe, car le gaz naturel liquide qui aurait pu être destiné aux États-Unis y est envoyé à la place. Reste à présent la grande question de savoir s’il y aura une demande suffisante pour le gaz de Chtokman.

VIII – L’importance du gisement de Chtokman

Le gisement de Chtokman contient à lui seul assez de gaz pour satisfaire la consommation totale des États-Unis pendant sept ans (Kramer 2007). Cela montre toute l’importance des projets énergétiques de l’Arctique russe pour les marchés internationaux de l’énergie. Chtokman est exemplaire de la manière dont les projets énergétiques de l’Arctique peuvent lier des pays au sein de l’Arctique et au-delà dans une coopération constructive – tout à fait opposée à l’image d’une course géopolitique pour les ressources énergétiques, dont une Russie agressive aurait pris la tête.

Chtokman a été largement considéré comme un moteur de la coopération russo-norvégienne et comme un boom industriel russo-norvégien dans le Grand Nord, à un niveau régional qui inclut également la Suède et la Finlande. Les attentes ont atteint un niveau particulièrement élevé au nord de la Norvège, où l’espoir d’un boom pétrolier généré par Chtokman a insufflé dynamisme et optimisme à cette région qui avait subi les décennies de confrontations de la guerre froide et le chômage dans le secteur de la pêche. L’une des visions les plus optimistes pour le développement de la région est celle de la « zone Pomor », une coopération industrielle et économique russo-norvégienne à cheval sur la frontière au niveau de Kirkenes (Johnsen 2006 : 19).

Le développement du gisement de Chtokman contraint également à faire des choix difficiles entre les solutions de transport et de mise en marché pour le gaz. Les trois options principales sont de construire une usine de liquéfaction sur la côte de la péninsule de Kola (selon toute probabilité dans le village de pêcheurs de Teriberka, qui périclite) et d’exporter le gaz par bateaux-citernes sous forme de gaz naturel liquide ; de construire un gazoduc depuis Mourmansk jusqu’à la région de Saint-Pétersbourg et de le relier au gazoduc Nord Stream en direction de l’Allemagne ; ou de construire un gazoduc en direction du sud dans les eaux territoriales norvégiennes de la mer de Barents et à mi-chemin de la côte norvégienne, pour le relier au réseau de gazoducs norvégiens (Barlindhaug 2005 : 14, 19, 20). Dans une certaine mesure, les prises de décision au sujet de Chtokman sont également des prises de décision au sujet des partenaires avec lesquels la Russie commercera et coopérera au niveau international. La première option – exporter le gaz de Chtokman sous forme de gaz naturel liquide – est souvent considérée comme synonyme de l’exporter aux États-Unis, mais le gaz liquide pourrait tout aussi bien être convoyé en Europe par bateau. L’un des avantages que présente cette solution est qu’elle permettrait une certaine flexibilité sur le marché des exportations, bien qu’il semble évident que les acheteurs devront disposer de terminaux appropriés pour recevoir le gaz liquide naturel. Actuellement, de tels dispositifs sont assez rares en Europe. Jusqu’ici, la solution privilégiée semble être la première option, le gaz naturel liquide, pouvant être plus tard combinée à la seconde option, un gazoduc relié à Nord Stream. La troisième option, relier Chtokman au réseau de gazoducs norvégien, paraît être plutôt ce que souhaiterait la Norvège. Cela répondrait à certaines questions pratiques, mais paraîtrait assez peu attractif, sur le plan politique ou économique, pour la Russie.

Conclusion

La manière dont la Russie approche l’Arctique ne diffère pas fondamentalement de celle d’autres États arctiques, comme le Canada ou la Norvège. Peu importe de savoir en faveur de qui se résoudront les divers conflits territoriaux en cours ou à venir, reste le fait que la plupart des ressources énergétiques du bassin arctique sont situées dans les eaux territoriales russes et que, de même, la plupart des hydrocarbures russes sont localisés dans l’Arctique – à terre ou sur le plateau continental : le problème de la territorialité et des ressources énergétiques de l’Arctique russe n’est donc pas anodin.

Un autre problème est de savoir quelles formes de coopération internationale choisiront les Russes pour l’exploitation de leurs ressources énergétiques, surtout sur le plan des partenariats avec des compagnies internationales. Les Russes se sont montrés hésitants sur cette question. Parmi les facteurs importants qui contribuent à leur humeur changeante, on trouve la demande en gaz naturel au sein de la Russie et dans sa clientèle de pays étrangers ; les flux et reflux du nationalisme énergétique, sous l’influence des prix du pétrole ; et l’attitude envers les sociétés privées, autant intérieures qu’étrangères.

L’entente actuelle portant sur le développement du gisement fournit un modèle de coopération future. Si l’exploitation de ce gisement devait être annulée, ce modèle serait nul et non avenu. Au lieu de cela, les compagnies pétrolières internationales devraient se contenter de leurs rôles de fournisseurs et de partenaires de second plan pour les différents projets de Yamal et d’ailleurs.

Mais le secteur pétrolier russe pourrait bien connaître également d’autres développements. La stagnation, l’échec des champions nationaux Gazprom et Rosnef à faire progresser de nouveaux projets et les luttes intestines entre les décideurs russes pourraient provoquer l’effondrement de ces compagnies. Une nouvelle vague de privatisations a été annoncée. Il se pourrait qu’elle soit gâchée par le népotisme et des achats internes, ou bien qu’elle inaugure une nouvelle vague d’activités commerciales privées en Russie. Les deux options sont possibles, et elles auraient des conséquences très différentes sur l’avenir du secteur pétrolier en Russie.