Corps de l’article

Ces dernières années, les enjeux énergétiques sont réapparus à l’agenda politique de la plupart des États. Certains pays fortement dépendants des combustibles fossiles considèrent désormais cette situation comme une menace à leur sécurité, ces ressources provenant surtout de régions instables politiquement. Depuis 2006, les conflits gaziers entre Gazprom et l’Ukraine, qui ont chaque fois privé de gaz des États européens en période hivernale, sont venus leur rappeler leur vulnérabilité énergétique. La majorité des importations de gaz russe transitant par l’Ukraine, les pénuries ont touché des membres de l’Union européenne (ue), renforçant ainsi leur inquiétude à l’égard des approvisionnements de gaz de Russie, leur principal fournisseur. Devant les défis énergétiques qui se poseront à eux, les gouvernements européens devront trouver les moyens de résoudre les problèmes d’approvisionnement de l’ue. S’appuyant sur une ressource essentielle à la compétitivité économique et jouant un rôle considérable dans l’atteinte des cibles de réduction de gaz à effet de serre (ges) de l’ue, la demande de gaz devrait croître substantiellement en Europe au cours des prochaines décennies.

Soucieuse d’assurer sa sécurité d’approvisionnement énergétique, l’ue a annoncé, après le conflit de 2006, son intention d’élaborer une politique énergétique européenne, un objectif qu’elle poursuit encore cinq ans plus tard, puisque la politique annoncée reste incomplète. On constate aujourd’hui qu’elle peine à mettre en place une stratégie cohérente qui inclurait tous les objectifs énergétiques concurrents et qui irait au-delà des simples mesures de libéralisation des marchés. La création d’une telle politique nécessite la prise en compte de plusieurs variables qui, à l’instar de la volonté de développer les sources autochtones de gaz non conventionnels, très polluants, et l’objectif de réduction de 20 % des émissions de ges, sont souvent contradictoires. Surtout, comme elle doit tenir compte de la situation énergétique et des préférences de ses 27 États membres (ém) dans l’élaboration de sa politique, la difficulté de mettre en oeuvre une politique européenne tient en grande partie à la persistance des intérêts nationaux dans la prise de décision des États en matière d’intégration et d’un certain retour au nationalisme énergétique.

La future politique énergétique européenne devra intégrer plusieurs facettes, comprenant une partie d’action interne, mais aussi une stratégie diplomatique, notamment à l’égard de la Russie, l’acteur central des questions énergétiques du continent. Or, si l’aspect interne de la politique est en voie d’être complété, la principale pierre d’achoppement reste sa partie diplomatique. Dans cet article, nous nous intéressons à cette éventuelle stratégie énergétique externe, plus particulièrement envers la Russie et exclusivement dans le domaine du gaz, une ressource appelée à occuper une place croissante dans le mix énergétique européen au cours des prochaines années. Déjà seconde source d’énergie primaire de l’ue derrière le pétrole (24 % contre 36 % ; Eurogas 2010), sa consommation devrait augmenter, surtout depuis que le Conseil a décrété, dans son « troisième paquet énergie », qu’il représentait une solution alternative de choix au charbon en vue de la réduction planifiée des émissions de ges (Söderbergh et al. 2010 : 7828).

Il est particulièrement intéressant de considérer l’intérêt des ém à la coopération dans le domaine gazier, et nous posons la question de recherche suivante : Quels sont les facteurs qui influencent le soutien des ém de l’ue à l’égard d’une stratégie gazière commune vis-à-vis de la Russie ? Cet article adopte une approche intergouvernementaliste libérale (il), selon laquelle l’intégration est le fait de négociations entre les gouvernements chargés de représenter au niveau européen les intérêts d’acteurs sociaux en concurrence au niveau national. L’hypothèse que nous développons est que la position des ém à l’égard de cette stratégie est essentiellement déterminée par les intérêts des entreprises gazières nationales.

Notre démonstration, qui renvoie à des entretiens réalisés auprès de spécialistes des questions énergétiques européennes, repose sur la comparaison de trois ém (Allemagne, France et Pologne), sélectionnés pour leurs degrés différents de dépendance vis-à-vis du gaz russe, pour la qualité de leur relation historique avec Moscou ainsi que pour les niveaux d’investissement différents de leurs entreprises gazières en Russie. Pour chacun d’eux, nous avons pu confirmer que la participation de leurs entreprises gazières nationales à des projets en Russie était le facteur déterminant de leur position à l’égard d’une stratégie gazière commune. Si les facteurs identitaires et de dépendance énergétique ont une certaine influence, ils ne permettent en revanche que d’expliquer partiellement la position des ém. Enfin, cet article nous permet de remédier à un manque dans la littérature, puisque, parmi les auteurs traitant de la politique énergétique européenne, très peu ont abordé la question des déterminants du soutien des ém à son égard.

I – Les questions énergétiques dans l’Union européenne

Selon les scénarios de l’Agence internationale de l’énergie (aié), la situation énergétique dans l’ue est préoccupante, puisque la production autochtone de gaz est appelée à diminuer, tandis que sa consommation devrait augmenter d’ici à 2030. Malgré une diminution de la demande en 2009, l’Agence prévoit un retour aux niveaux de consommation des années précédant la crise économique d’ici à 2012, ce qui entraînera une croissance marquée de la dépendance vis-à-vis des importations en Europe (aié 2010). D’ici vingt ans, l’ue pourrait donc compter sur les importations pour satisfaire 80 % de sa consommation de gaz, une augmentation de 49 % par rapport à aujourd’hui (Heinrigs 2007).

Alors que le gaz consommé dans l’ue provient principalement de ses propres réserves, soit 36 % de ses approvisionnements, le déclin de sa production est déjà une réalité. Depuis 2008, la production gazière autochtone a chuté de 9 %, une diminution qu’Eurogas attribue en partie à la demande interne moindre, mais principalement à l’épuisement des champs gaziers européens. Outre son niveau de dépendance, la diversité des sources pose problème, puisque l’ue ne compte que trois fournisseurs externes principaux : la Russie, la Norvège et l’Algérie qui, en 2009, lui fournissaient respectivement 23 %, 20 % et 10 % du gaz qu’elle consomme (Eurogas 2010 : 8). Le nombre peu élevé de fournisseurs s’explique par les segmentations régionales des marchés du gaz, son transport nécessitant des infrastructures considérables. Comme seuls les territoires reliés par des gazoducs sont desservis, les pays producteurs ont un avantage certain sur les importateurs.

Devant la rigidité des marchés gaziers, des États ont cherché à diversifier leurs sources en se tournant vers le gaz liquéfié (gnl). Toutefois, celui-ci ne saurait nécessairement garantir leur sécurité d’approvisionnement, puisqu’il offre plus de flexibilité aux exportateurs qui peuvent livrer leur gaz où bon leur semble, sans les contraintes liées aux infrastructures (Jansen et Seebregts 2010 : 1656). Étant plus coûteux que le gaz acheminé par gazoduc, le gnl reste marginal en Europe et ne représentait, en 2009, que 19 % du volume total de gaz importé par l’ue. D’ailleurs, deux des cas que nous avons choisis dans notre comparaison, l’Allemagne et la Pologne, n’importent pas de gaz liquéfié, tandis que le gnl ne représente que le cinquième (21 %) des importations totales de gaz de la France (aié 2010). Malgré une augmentation des approvisionnements de gnl, donc, les importations de gaz devraient rester concentrées sur un nombre limité de fournisseurs pour de grandes parties de l’Union (van der Linde 2007 : 269-270).

Grâce à sa position géographique et à ses importantes réserves, la Russie demeurera un acteur incontournable de l’économie politique du gaz en Europe pour les années à venir[1]. Cela suscite évidemment des craintes chez certains, alors que pour d’autres l’ampleur de la dépendance à l’égard du gaz russe serait exagérée. Selon Noël, la part de la Russie dans les importations de gaz européennes aurait plutôt été réduite de moitié depuis 1980, passant de 80 % à un peu plus de 40 %. La dépendance accrue de l’ue envers la Russie ne devrait donc pas préoccuper autant les dirigeants européens (Noël 2008). Malgré cela, la perception à l’égard de la Russie s’est détériorée depuis quelques années chez certains de ses partenaires européens et elle reste la source de divisions politiques entre les ém.

La Russie constitue la clé du succès de la politique énergétique externe de l’Union et les ém devront, plus qu’avec tout autre pays tiers, s’entendre pour traiter avec leur principal pourvoyeur énergétique. Bien que l’ue y travaille déjà depuis plusieurs années, les Russes se montrent réticents à adhérer à ses démarches, liées par exemple à la Charte énergétique, qu’ils refusent obstinément de ratifier par crainte de nuire à Gazprom, leur entreprise nationale. Aujourd’hui, le cadre principal au sein duquel ont lieu les relations énergétiques ue-Russie est le dialogue sur l’énergie, instauré en 2000, mais qui n’a toujours pas donné les résultats escomptés (McGowan 2008 : 98-99). Non seulement le nationalisme énergétique renouvelé de la Russie se pose-t-il en obstacle à une coopération entre l’ue et elle, mais les ém eux-mêmes peinent à s’entendre sur l’attitude à adopter devant la Russie, alors que certains, moins craintifs, sont prêts à s’associer avec elle au détriment d’une stratégie européenne.

Il est essentiel de chercher à comprendre comment les ém réagiront pour sécuriser leurs approvisionnements, puisque ces questions stratégiques revêtent une importance fondamentale dans nos sociétés occidentales. L’ue a affirmé son souhait de passer à l’action lorsqu’elle a publié, deux mois après le premier conflit russo-ukrainien, son livre vert sur l’énergie, contenant des pistes de solutions visant l’adoption d’une stratégie énergétique commune. Étant donné le caractère fondamental de l’accès à l’énergie dans la vie quotidienne, la Commission y soulignait que les « citoyens sont touchés par la hausse des prix, les menaces pour la sécurité d’approvisionnement en énergie et les changements du climat de l’Europe. Une énergie durable, compétitive et sûre est une des pierres angulaires de notre vie quotidienne » (Commission européenne 2006 : 4). Elle y faisait le constat de sa dépendance croissante envers des fournisseurs peu nombreux, de la diminution de sa production, de la nécessité d’investir dans l’entretien et le remplacement de ses infrastructures et de la fragmentation du marché interne de l’énergie.

Cette volonté allait être réaffirmée quelques mois plus tard, quand elle fit paraître sa Communication pour une politique de l’énergie pour l’Europe (Commission européenne 2007), tandis que le Conseil de mars 2007 proposait son Plan d’action énergétique 2007-2009, qui annonçait des mesures pour la création d’un marché interne libéralisé du gaz et de l’électricité – la mise en place de mesures améliorées visant à garantir la sécurité d’approvisionnement de l’ue –, définissait une approche commune pour une politique énergétique extérieure et soulignait l’importance centrale de la conservation et de l’efficacité énergétique (Conseil européen 2007). Les principaux objectifs de la politique énergétique commune, qui doit garantir l’accès à une énergie durable, compétitive et sûre, sont apparus pour la première fois dans le livre vert de 2006, mais ils sont poursuivis encore à ce jour et ont été réaffirmés en 2010 dans la communication de la Commission intitulée Énergie 2020 : Stratégie pour une énergie compétitive, durable et sûre (Commission européenne 2010). Depuis 2006, la détermination de l’ue à se doter d’une véritable politique énergétique est indéniable mais, des six priorités qu’elle identifie dans le livre vert, toutes relèvent de l’action interne et sont de nature économique, sauf une, qui relève de la politique étrangère (Commission européenne 2006 : 6-20). Quant à la communication de 2007, elle allait reprendre en grande partie les propositions du livre vert et ainsi confirmer la préférence de l’ue pour les mesures internes et la libéralisation des marchés énergétiques (Commission européenne 2007 : 7-20).

En 2009, l’adoption du « troisième paquet législatif » sur l’énergie marquait encore une fois la volonté de l’Union de poursuivre sur la voie de la libéralisation du secteur énergétique. Selon le président de la Commission, ce troisième paquet avait comme but principal de renforcer le cadre réglementaire nécessaire à l’ouverture complète des marchés énergétiques afin de garantir les prix les plus bas possible et la sécurité énergétique de l’Union (Durão Barroso 2009 : 3). Pourtant, cinq ans après la parution du livre vert, la politique tant souhaitée se heurte à la volonté manifeste de certains États de conserver leurs prérogatives énergétiques.

La variété de priorités et de politiques nationales au sein des ÉM complique l’adoption d’une stratégie énergétique cohérente, et ce, tant que Bruxelles ne se verra pas accorder l’autorité nécessaire dans ce domaine (Umbach 2007). En effet, il n’existe pas, au niveau européen, d’organe chargé de formuler et de conduire la politique énergétique commune, « ce qui renvoie au statut de la libéralisation, menée en Europe sur les bases juridiques relatives à l’établissement du marché unique, à la libre concurrence et à la liberté d’établissement, et non pas au nom d’une compétence de l’Union en matière énergétique » (Veyrenc 2010 : 24).

L’inclusion d’un nouvel article sur l’énergie dans le traité de Lisbonne (ue 2010) visait à remédier à cette lacune en faisant de l’énergie une compétence partagée et en octroyant à l’ue la légitimité d’action dans ce domaine. Pourtant, un alinéa du second paragraphe de cet article 194 limite la portée de l’action communautaire en stipulant que ces mesures « n’affectent pas le droit d’un État membre de déterminer les conditions d’exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique » (ue 2010). Malgré les appels répétés de l’ue à mettre en place une politique extérieure commune de l’énergie[2] et à parler d’une seule voix, les ém ont toujours le dernier mot.

Dans sa Stratégie énergétique pour 2020, la Commission avouait que, malgré quelques efforts pour développer une diplomatie énergétique, l’ue ne possédait toujours pas de politique énergétique externe unique (Belin 2010). Pour Umbach, la difficulté de parvenir à une stratégie externe refléterait l’incapacité de l’UE à s’entendre sur la stratégie à adopter vis-à-vis de la Russie, ce qui lui permet de poursuivre sa stratégie de « bilatéralisation » de ses partenariats énergétiques avec les ém (Umbach 2010 : 1237). Les nouveaux acteurs institutionnels introduits par le traité de Lisbonne, comme le Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et le président du Conseil européen, pourraient faciliter la collaboration et la mise en commun de la politique externe. Il faudra toutefois s’assurer que ces nouvelles fonctions ne complexifient pas davantage la coordination et la représentation internationale d’une Union qui peinait déjà à fournir à ses interlocuteurs un « numéro de téléphone unique » (Braun 2011 : 8). Pour l’instant, seul l’objectif de la libéralisation du marché interne semble être en voie de réalisation puisque, comme le rappelait le commissaire Oettinger (2011 : 4), les ém se sont entendus, au Conseil de février 2011, pour que celui-ci soit atteint d’ici à 2014.

La réticence des ém à abdiquer leurs prérogatives n’est pas inédite dans l’histoire de l’intégration européenne. Depuis ses débuts, les intérêts nationaux jouent un rôle dans la prise de décision des États en matière d’intégration. Étant donné l’importance des enjeux que représentent pour eux les questions de dépendance énergétique et de contrôle de ressources, ils ont toujours refusé de se départir de leur souveraineté en matière d’énergie (Finon et Locatelli 2008). Surtout, les compétences incomplètes de l’ue, qui relèvent principalement des domaines du marché et de la concurrence, sont une des raisons du refus des ém d’abandonner leurs prérogatives énergétiques (van der Linde 2007).

L’intérêt national et la participation des États dans le secteur énergétique sont des éléments centraux de leur position à l’égard d’une stratégie commune et il leur revient de déterminer si la puissance économique et politique internationale de l’Union se verrait renforcée par l’adoption d’une position unique en matière de sécurité d’approvisionnement énergétique ou si ces questions devraient plutôt relever de leurs champs de compétences (van der Linde 2007). Dans cet article, nous cherchons les causes expliquant les préférences des ém en matière de stratégie gazière. En cela, nous apportons une contribution importante à la littérature sur la politique énergétique de l’ue, alors qu’il existe peu d’articles traitant des facteurs déterminant l’intérêt des ém à la coopération dans le domaine gazier.

II – La politique énergétique européenne dans la littérature

La littérature traitant des enjeux énergétiques européens aborde surtout les questions du domaine d’action et de la forme d’une éventuelle politique commune. Elle est normative et divisée en deux camps, appelés Markets and Institutions et Regions and Empires, privilégiant chacun un domaine d’action différent (Finon et Locatelli 2008). Les premiers ont une vision libérale et soutiennent que la sécurité énergétique de l’ue passe par les marchés et l’action interne. Ils favorisent « la réalisation d’un marché intérieur de l’énergie pour développer une économie plus compétitive, la promotion de l’efficacité énergétique pour pouvoir consommer moins, le développement des énergies renouvelables, pour diminuer la dépendance envers les combustibles fossiles » (Biava 2007 : 111). Pour les seconds, la sécurité énergétique relève plutôt de la géopolitique. Ils proposent de ce fait que la politique commune soit intégrée à la politique extérieure de l’ue. Or, la vision de chacun des camps est avant tout déterminée par leur perception de la menace que représente la Russie pour l’Europe.

Les tenants de l’approche libérale ne perçoivent pas cette dépendance comme une menace a priori. Ils considèrent plutôt que la quête d’indépendance énergétique est illusoire et qu’elle ignore des aspects essentiels de la sécurité énergétique, inatteignables par la multiplication des sources d’approvisionnement. Selon eux, l’argument de l’indépendance énergétique se concentre sur les enjeux de sécurité d’approvisionnement sans tenir compte des enjeux de logistique, des questions commerciales et des considérations économiques et environnementales (Verrastro et Ladislaw 2007). Les mesures économiques seraient les plus appropriées, puisque les marchés facilitent la mobilisation des capitaux pour l’accroissement de la production, du transport, ainsi que des capacités de distribution du gaz, en plus d’assurer les risques en matière de prix. La politique énergétique devrait donc se concentrer sur le maintien de conditions de marché acceptables et garantir le service aux usagers (Correljé et van der Linde 2006).

En fait, l’interdépendance entre l’ue et la Russie est souvent négligée et les craintes relatives à la sécurité d’approvisionnement de l’ue sont surestimées (Spanjer 2007). Dans les années à venir, la Russie aurait un intérêt certain à préserver sa relation privilégiée avec l’ue, qui constitue son principal marché d’exportation énergétique et qui soutient sa forte croissance économique (Monaghan 2007). Pour réduire sa dépendance envers son principal fournisseur, toutefois, l’approche libérale propose de mettre en place une politique de voisinage avec d’autres pays producteurs pour former une communauté paneuropéenne de l’énergie (Bahgat 2006). L’ue pourrait ainsi offrir une voie alternative à la domination russe chez ses voisins, en y étendant les règles de marché et la logique de coopération qui caractérise son fonctionnement interne. Cette volonté a été exprimée lors du Conseil de février dernier, qui concluait que l’ue devrait encourager ses voisins à adopter les règles qui régissent son marché interne (Conseil européen 2011 : 5). Or, cette politique économique régionale cache les ambitions géostratégiques qui sous-tendent les actions économiques, et les Européens embrassent cette approche market-governance, alors que leurs problèmes énergétiques requièrent plutôt une approche géopolitique (Youngs 2007).

Pour les tenants de l’approche géopolitique, l’ue devrait assumer ses ambitions, sans quoi elle risque de perdre de vue les défis que lui pose la géopolitique internationale en lui donnant l’illusion que les investissements dans des sources d’énergies renouvelables lui permettront d’éviter de prendre des décisions difficiles en matière de politique étrangère (Youngs 2007). L’approche économique veut consolider l’accès aux ressources des pays exportateurs, alors que leur instabilité politique rend incertain le respect des contrats. L’idée que le marché puisse procurer aux États un niveau de sécurité d’approvisionnent suffisant soulève des doutes devant le renouveau de l’intérêt national chez certains producteurs (van der Linde 2007). Donc, la dépendance envers la Russie constituerait une menace à la sécurité énergétique que les mesures économiques ne pourront résoudre.

Si les approvisionnements de gaz russe vers l’Europe ont été traditionnellement assurés, les divers épisodes de crise depuis 2006 auront suscité des doutes quant à la fiabilité de leur fournisseur dans les pays qui ont dû subir des interruptions et surtout parmi leurs dirigeants qui y ont vu des tentatives de chantage (Bahgat 2006). Pour Baran (2007), la puissance russe se mesurerait désormais selon ses capacités énergétiques, qu’elle utiliserait comme arme politique. La dépendance énergétique européenne constituerait donc une menace à sa sécurité au même titre qu’une menace militaire, d’où la nécessité d’intégrer sa politique énergétique à sa politique étrangère, plutôt que de se contenter d’actions internes et de mesures économiques.

Les tenants de l’approche géopolitique déplorent que l’ue ne s’attaque pas à la dimension politique de ses problèmes énergétiques. Baran (2007) soutient que les Occidentaux ne sont pas habitués à faire face à ces méthodes musclées et ne parviendraient à y voir rien d’autre que des différends économiques. À défaut d’adopter une politique extérieure de l’énergie comptant aussi des instruments de politique étrangère et de sécurité, l’Europe pourrait sombrer dans une dépendance profonde envers la Russie (Correljé et van der Linde 2006). Cette approche propose que l’ue s’engage à promouvoir la démocratie, l’État de droit et les droits de l’homme dans le Caucase et la Caspienne afin d’offrir une voie alternative à la domination russe et établir un contexte favorable à la coopération énergétique, notamment en reliant directement ces régions à l’Europe par gazoducs.

Malgré des visions opposées de la politique commune, un consensus se dégage quant à sa nécessité. Pour la Commission, une approche fondée sur vingt-sept politiques nationales est insuffisante et il est impératif d’adopter une action collective qui conférerait à l’ue le poids nécessaire pour faire valoir ses intérêts. Quant aux auteurs, ils reconnaissent que les récents élargissements compliquent la coordination des politiques nationales, mais soutiennent la nécessité de cette démarche étant donné le degré de dépendance des nouveaux membres envers la Russie (Finon et Locatelli 2008).

L’ue devrait inciter ses membres à agir de concert en leur faisant réaliser l’opportunité qu’elle représente en tant qu’institution commune, sans quoi son marché énergétique interne risque de se fragmenter, ce qui nuirait à la compétitivité globale de son industrie, tout en augmentant le coût des ajustements de politique environnementale (Röller et al. 2007). L’interdépendance des enjeux énergétiques nationaux constitue une incitation importante à l’action concertée et les États devraient dépasser leurs intérêts égoïstes pour se joindre à une politique commune et déjouer la stratégie de la Russie, qui compte sur leurs divisions pour arracher des ententes bilatérales et conserver sa domination sur les marchés européens (Baran 2007). Or, la situation énergétique européenne est diversifiée et les États ne font pas face aux mêmes défis. Leurs priorités et leurs besoins sont variés et les coûts et les bénéfices potentiels d’une politique énergétique commune ne sont pas distribués de manière homogène entre eux (Röller et al. 2007).

Les encouragements à la coopération pourraient surpasser les désavantages qui y sont associés, puisque la nécessité d’atteindre les objectifs de la Commission impose des coûts d’option aux États. La mise en commun des politiques énergétiques pourrait être le moyen de surmonter cet obstacle en permettant à chaque État de profiter des avantages comparatifs de ses pairs pour réduire ses coûts d’option (Röller et al. 2007). Pourtant, les obstacles persistent et plusieurs hésitent à transférer leurs prérogatives étant donné l’importance stratégique de ces enjeux sur les plans économique et politique (Closson 2008). Malgré la volonté de l’ue de se doter d’une politique énergétique, le dernier mot en matière d’intégration revient plutôt aux États, mais ces questions ont été largement délaissées par la littérature traitant des enjeux énergétiques en Europe.

III – Approches théoriques

La question des intérêts des ém à la coopération a été abondamment couverte par les débats théoriques de l’intégration européenne. Deux approches concurrentes sont habituellement évoquées pour expliquer la volonté d’intégration des ém : la première, qui relève du courant réaliste, est la théorie intergouvernementaliste ; tandis que la seconde se situe dans le courant constructiviste et s’attarde aux facteurs d’identité et de mémoire collective comme déterminants de la volonté d’intégration. Toutefois, dans le cas présent, ces approches comportent des problèmes de validité interne et externe et n’expliquent que partiellement la volonté des États d’adopter une stratégie gazière commune vis-à-vis de la Russie.

A — L’approche réaliste

Pour les réalistes, l’intérêt national est non négligeable. Les États sont aux prises avec les différences héritées de leur histoire et ils sont incapables de passer outre leur nationalisme. Pour Hoffmann (1966), l’unification politique de l’Europe n’aurait pu fonctionner que si les États n’étaient pas pris dans le tourbillon de leurs intérêts et préoccupations. Il y aurait donc une conscience nationale déterminant leur action, ce qui ne signifie pas qu’ils refuseront invariablement de coopérer, mais qu’ils le feront quand les enjeux ne compromettront pas leurs intérêts vitaux. Dans les domaines de low politics, l’intégration est possible par l’harmonisation technique des politiques, alors que dans les domaines de high politics les enjeux de souveraineté nationale n’autorisent que la coopération et non l’intégration (Øhrgaard 1997).

À mesure qu’on leur retire leurs prérogatives, les gouvernements ressentent la nécessité de préserver le « coeur de l’artichaut », les fonctions vitales de l’État (Hoffmann 1966). L’approche géopolitique, qui accorde aux questions énergétiques une importance équivalente aux questions militaires, explique ainsi le caractère intergouvernemental des discussions sur l’énergie. Le débat sur la sécurité d’approvisionnement et la stratégie commune ferait donc avant tout appel aux intérêts vitaux des ém (van der Linde 2007). Pour les réalistes, la sécurité d’approvisionnement s’articule autour du concept de dépendance énergétique, et le principal problème résiderait dans la dépendance envers un fournisseur menaçant d’utiliser ses ressources pour arriver à ses fins politiques. Or, le concept de dépendance pose problème et ne permet d’expliquer que partiellement la position des États à l’égard d’une stratégie énergétique commune, puisque rien ne laisse supposer qu’il y ait une relation entre le niveau de dépendance au gaz russe et la volonté de s’allier avec les autres ém.

Si l’on postule que la sécurité d’approvisionnement a un caractère vital, la menace que représente une dépendance accrue envers le gaz russe pourrait inciter un État à préserver ses intérêts et conserver ses compétences énergétiques. Celui-ci pourrait même chercher à s’allier à long terme avec son fournisseur plutôt que d’adhérer à une stratégie européenne. D’ailleurs, en s’attardant à leur position envers cette stratégie, il est difficile d’établir un lien avec le niveau de dépendance des ém. Ainsi, la Pologne, dont le gaz vient principalement de Russie, est reconnue pour être partisane d’une politique de solidarité énergétique européenne afin de diminuer l’influence de son fournisseur (Möller-Holtkampf 2007).

Or, la Hongrie, qui importe plus de 70 % de son gaz de Russie, milite moins pour une stratégie européenne et adopte une position plus conciliante envers son fournisseur. Elle a d’ailleurs donné son appui, en 2008, au projet South Stream, le concurrent de Nabucco, en lui octroyant le droit de transiter sur son territoire (Wagstyl et al. 2008). Le Royaume-Uni constitue un autre cas intéressant, puisque, malgré sa dépendance nulle, il soulignait en 2007 la nécessité de parler d’une seule voix dans le cadre d’une politique énergétique étrangère cohérente et crédible étant donné que la vulnérabilité de l’ue a été révélée par les intentions démontrées par la Russie d’utiliser ses ressources comme instrument politique envers ses voisins (Winstone et al. 2007). Le critère de dépendance ne suffit donc pas pour expliquer la position à l’égard d’une stratégie gazière commune.

B — L’approche constructiviste

La Russie est la source de multiples divisions, souvent expliquées par des facteurs identitaires et de mémoire collective. L’approche constructiviste considère que ces facteurs sont déterminants dans la formation de l’intérêt national et qu’ils seraient susceptibles d’influencer la volonté de poursuivre l’intégration dans le contexte européen. Dans son article sur la pesc, Tonra (2003) a utilisé cette approche afin de démontrer qu’une approche cognitive, s’inscrivant dans une position constructiviste, pouvait surmonter les lacunes des modèles traditionnels d’analyse de cette politique de sécurité. Dans cette optique, la qualité des relations entre deux États sera influencée par leur histoire commune et leurs relations antérieures. L’histoire et la mémoire collective, souvent invoquées par les gouvernements pour justifier leurs politiques, seraient donc des facteurs déterminants de la politique étrangère (Rupnik 1996). Dans le cas présent, la relation d’un ém avec la Russie serait déterminée par son histoire et son identité. Donc, plus cette relation a été historiquement conflictuelle, plus la Russie devrait être perçue comme une menace à la sécurité de cet État, l’incitant à favoriser une stratégie européenne.

Les tenants de cette approche dans le cas de la politique énergétique avancent que les ém ont des attitudes politiques très diversifiées vis-à-vis de la Russie qui, pour des raisons historiques et politiques, ne concordent pas toujours avec leur niveau de dépendance. Cette approche devrait s’appliquer particulièrement aux États d’Europe centrale et de l’Est, qui ont eu avec la Russie des relations complexes, marquées par l’influence, la domination et l’occupation. Même si ces États peuvent difficilement s’éloigner de leur principal fournisseur gazier, les rancunes remontant à l’ère soviétique, les pressions géopolitiques de la part de Moscou et leur inclinaison envers les États-Unis ont forgé un fort sentiment antirusse au sein de leurs populations (Jian 2008).

Depuis l’adhésion de nouveaux ém, des officiels du Kremlin se sont d’ailleurs plaints de difficultés dans leur dialogue avec une Union plus complexe et dans laquelle le ressentiment envers la Russie complique les ententes mutuelles (Dujisin 2007). Or, cette approche n’explique que partiellement la position des États à l’égard de la stratégie énergétique commune, puisque la nature conflictuelle des rapports entre un ém et la Russie ne constitue pas une garantie d’adhésion au projet européen. Les nouveaux membres de l’Union sont jaloux d’une souveraineté nouvellement acquise, alors que certains d’entre eux n’avaient jamais même été indépendants. D’un point de vue nationaliste, l’adhésion à l’ue représente donc la fin définitive de projets nationaux mis en oeuvre au 19e siècle et il leur est souvent difficile d’accepter que leurs États ne se départissent de leur souveraineté au profit d’une entité politique partiellement définie (Dragoman 2008).

Sur le plan empirique aussi, l’approche permet difficilement d’expliquer la position des ém. L’histoire de la Pologne au 20e siècle a contribué à faire en sorte que l’image de la Russie dans son discours identitaire soit peu flatteuse et dépeinte comme une menace à ses intérêts (Dujisin 2007 ; Zaricky 2004). Conséquemment, elle est l’un des plus grands défenseurs de la stratégie gazière commune, vu la menace que représente la Russie pour sa sécurité énergétique. Ce modèle permet aussi d’expliquer le cas des Pays baltes, où l’image de la Russie n’est guère plus positive qu’en Pologne et qui sont aussi tous trois partisans de la stratégie européenne (Deutsche Welle 2008). Le passé avec la Russie et sa proximité géographique sont autant de raisons pour craindre ce voisin, soupçonné d’entretenir des visées impérialistes à leur égard. Les menaces que la Russie fait peser sur les Pays baltes s’exercent sous forme de pressions dans les domaines économique, politique et même culturel. En conséquence, ces pays perçoivent la puissance de la Russie comme un facteur de désordre dans leurs relations mutuelles (Sleivyte 2008).

L’approche constructiviste ne permet toutefois pas d’expliquer les positions de la Bulgarie et de la Hongrie qui, malgré un passé similaire à celui de la Pologne et des trois Baltes, sont mieux disposées envers Moscou. Le projet South Stream a recueilli le soutien politique de plusieurs pays des Balkans et d’Europe centrale, dont certains avaient même déjà donné leur appui à Nabucco, le gazoduc concurrent. South Stream a donc recueilli, en 2008, les signatures de la Bulgarie, de la Hongrie et de la Serbie, trois États ayant eu à subir la domination soviétique pendant le 20e siècle (Łoskot-Strachota 2008).

C — L’approche intergouvernementaliste libérale

Étant donné l’incapacité des approches précédentes d’expliquer clairement la position des ém à l’égard de la stratégie gazière, nous testerons la théorie IL, qui permet de mieux comprendre les causes de la coopération en considérant le niveau national de prise de décision en plus de l’environnement stratégique dans lequel évoluent les États. Cette théorie ajoute à la négociation stratégique interétatique de l’approche réaliste une théorie libérale de formation des préférences nationales, basée sur les théories libérales de l’interdépendance nationale. L’ue est donc perçue comme un régime international de coordination des politiques, dont le développement institutionnel s’explique par l’analyse successive de la formation des préférences nationales et des interactions stratégiques entre les gouvernements nationaux (Moravcsik 1993). Les intérêts nationaux ne sont donc pas prédéterminés par des facteurs comme le niveau de dépendance énergétique, mais émergent de la compétition entre les groupes qui rivalisent au niveau national.

Dans les sociétés pluralistes, l’activité des groupes d’intérêt en concurrence pour accéder aux dirigeants forme les préférences qu’ils vont défendre au niveau international. L’approche IL considère que les gouvernements y agissent délibérément, mais en fonction des intérêts définis nationalement (Moravcsik 1993). Le processus se déroule en deux étapes successives : les gouvernements identifient les intérêts au niveau national ; puis ils vont les défendre au niveau européen. Comme il est impossible de représenter tous les intérêts, il s’opère un jeu d’influence et une compétition qui font que seuls les groupes les plus influents et les mieux organisés voient leurs intérêts défendus au niveau européen. Les groupes industriels et économiques étant mieux organisés et mieux nantis, ils réussissent le plus souvent à influencer la politique extérieure de leur pays et ont une emprise considérable sur les décisions prises dans l’Union. À la différence de ce que soutenait l’approche constructiviste, les facteurs identitaires et de mémoire collective ont peu d’influence sur la politique étrangère des États. Ainsi, les influences fondamentales sur la politique étrangère émanent plutôt de l’identité des groupes, de la nature des intérêts qu’ils représentent et de leur influence sur la scène politique nationale (Moravcsik 1993).

Le fait que les compétences énergétiques de l’Union se situent principalement au niveau du marché interne et de la concurrence démontre l’influence prédominante des groupes énergétiques, qui préfèrent les mesures économiques et la libéralisation des marchés pour garantir la sécurité d’approvisionnement européenne. D’ailleurs, en réaction au livre vert, les compagnies gazières européennes se sont déclarées favorables à l’utilisation d’instruments de marché dans la politique énergétique, dont la réalisation du marché interne (Eurogas 2009).

IV – Méthodologie

La théorie IL devrait nous permettre d’identifier les déterminants du soutien des États à la stratégie gazière de l’ue. Selon cette théorie, les intérêts sont définis par la compétition politique entre divers groupes au niveau national. Les intérêts les plus susceptibles d’être représentés au niveau européen sont ceux des groupes économiques et industriels, qui constitueront la variable indépendante influençant la position des États à l’égard d’une stratégie gazière commune. Nous mesurons les intérêts économiques par le niveau de participation des entreprises à des projets gaziers conjoints avec la Russie. Si elles ont une influence sur la volonté d’intégration des ém, l’investissement des entreprises dans des projets gaziers russes devrait infléchir leur position vis-à-vis de la stratégie gazière commune. Nous pouvons supposer que l’association des entreprises gazières nationales à des projets gaziers russes, plutôt qu’à ceux soutenus par l’ue, devrait avoir une influence sur la position des ém. Nous émettons donc l’hypothèse suivante :

Plus un ém participe à de grands projets gaziers conjointement avec la Russie, moins il sera disposé à s’aligner contre celle-ci.

Afin de valider la pertinence de notre cadre théorique, nous testerons aussi les deux théories concurrentes présentées plus tôt. L’approche réaliste considère les intérêts vitaux des États comme un facteur déterminant de la volonté d’intégration. En postulant que la sécurité d’approvisionnement en fait partie, la position des ém à l’égard de la stratégie gazière vis-à-vis de la Russie devrait fluctuer en fonction de leur niveau de dépendance au gaz russe. Un taux de dépendance semblable pour deux États devrait donc entraîner une position similaire envers la stratégie européenne. Quant à l’approche constructiviste, elle fait appel à des facteurs historiques, identitaires et de mémoire collective pour expliquer la politique étrangère des gouvernements. Dans ce cas, ce serait donc la qualité de la relation historique entre les ém et la Russie qui déterminerait leur position à l’égard de la stratégie gazière européenne. On devrait ainsi s’attendre à ce que deux États ayant des antécédents conflictuels avec la Russie adoptent la même position favorable à l’égard de la stratégie gazière.

Afin de tester notre hypothèse et nos théories concurrentes, nous procéderons à la comparaison de trois ém, qui diffèrent sur le plan des trois indicateurs que nous venons de présenter. La comparaison nous permettra de bien dégager leurs caractéristiques communes ainsi que leurs divergences. Nous serons ensuite en mesure de vérifier si, comme nous l’avons soutenu, le niveau d’investissement des entreprises gazières nationales en Russie constitue le facteur déterminant de la position des ém à l’égard de la stratégie gazière vis-à-vis de la Russie.

Nos trois cas, l’Allemagne, la France et la Pologne, ont été sélectionnés pour leurs niveaux de dépendance différents envers la Russie, pour leur histoire et leur identité plus ou moins conflictuelle avec elle et pour les différents niveaux d’investissement de leurs entreprises gazières en Russie. L’Allemagne et la Pologne, qui ont été, au moins en partie, occupées par l’urss, ont toutes deux un historique conflictuel avec la Russie même si, dans le premier cas, cela ne se traduit pas aujourd’hui par une animosité particulière dans leurs relations bilatérales. Dans le cas de la France, toutefois, ces questions ne sont pratiquement jamais évoquées. Elles jouent donc un rôle négligeable dans la qualité de la relation qu’entretiennent les deux pays. Quant au niveau de dépendance envers le gaz russe, il est élevé pour l’Allemagne et la Pologne, qui comptent sur la Russie pour 38 % et 82 % de leurs importations, alors qu’il n’est que d’environ 15 % en France (aié 2010). Enfin, en ce qui concerne le niveau d’investissement en Russie, seule la Pologne n’y participe à aucun projet gazier, alors que les entreprises françaises et allemandes ont des investissements dans des projets conjoints avec les entreprises russes.

Dans la section suivante, notre démonstration sera fondée sur des données concernant les niveaux d’investissement des compagnies gazières des trois ém dans des projets gaziers menés conjointement avec la Russie, ainsi que sur cinq entretiens réalisés à Bruxelles au mois de juin 2009 auprès de spécialistes des questions énergétiques européennes. Nous y avons rencontré des conseillers des sections économiques et énergétiques des représentations permanentes de nos trois ém auprès de l’ue, en plus d’un membre de la Direction générale de l’énergie et des transports ainsi qu’un directeur d’Eurogas, l’association des entreprises gazières européennes.

V – Les États membres de l’ue et la stratégie énergétique commune vis-à-vis de la Russie

Dans cette section, nous testons la théorie il en soumettant les trois cas à une comparaison de leur position à l’égard de la stratégie énergétique commune en fonction du niveau d’investissement des entreprises gazières de ces États membres dans des projets gaziers en Russie.

A — L’Allemagne et la stratégie énergétique commune

Le niveau de dépendance allemand à l’égard du gaz russe est relativement élevé en volume, l’Allemagne étant le plus grand consommateur d’Europe[3]. Pourtant, ni sa forte dépendance envers la Russie ni l’histoire entre les deux pays, marquée par l’influence soviétique sur l’Allemagne de l’Est, n’ont entamé leurs bonnes relations. En effet, la cicatrice laissée par près de cinquante ans de régime communiste inféodé à l’urss semble ne pas affecter aujourd’hui les relations entre l’Allemagne réunifiée et la Russie. D’ailleurs, l’Allemagne est le plus grand investisseur européen en Russie et les liens étroits entre les deux États se reflètent dans l’importance de leur commerce bilatéral, qui a engendré des recettes de près de 43 milliards d’euros en 2008 (Eurostat 2008 ; European Dialogue 2009). Ces données ont une signification importante dans le domaine énergétique, puisque ce secteur est le principal bénéficiaire des flux entrants d’IDE en Russie (France 2008).

L’effort de l’ue pour parvenir à une stratégie collective a jusqu’à maintenant été miné par la volonté de certains États membres de préserver leurs compétences nationales (Helm 2006). L’acteur le plus actif dans cette stratégie et défenseur ardent de sa prérogative est certainement l’Allemagne, dont la position à l’égard de la stratégie gazière semble être surtout influencée par ses intérêts économiques, puisqu’elle s’entête à préserver sa relation particulière avec la Russie au prix d’une dépendance croissante envers elle. En compromettant la stratégie européenne et en cherchant à préserver sa relation cordiale avec Moscou, l’Allemagne est dénoncée par un nombre croissant d’ém, qui ont émis des critiques et exprimé leur inquiétude envers cette politique qui pourrait compromettre leur propre sécurité énergétique et qui se fait au détriment du partenariat que Bruxelles tente d’établir avec Moscou (Umbach 2007).

L’accès au marché russe est d’une importance capitale pour l’économie allemande. En tant qu’exportateur net, sa dépendance à l’égard de ce marché s’est développée en même temps que celle vis-à-vis des approvisionnements énergétiques russes (Socor 2009). À terme, leur interdépendance pourrait s’avérer néfaste pour la sécurité énergétique allemande et pourrait également avoir des conséquences malheureuses pour l’ue. Selon un secrétaire de la section économique à la représentation permanente de l’Allemagne, pourtant, la dépendance envers la Russie ne constitue pas une menace et serait même la source de sa sécurité énergétique, Moscou ayant tellement besoin des revenus tirés de ses exportations vers l’ue (Bruxelles, 22 juin 2009). Si certains parlent d’une relation spéciale ou stratégique, d’autres considèrent que cette relation ne prend pas en compte les intérêts à long terme de l’Allemagne, puisqu’elle est le fait de l’interaction d’un nombre réduit d’acteurs économiques et politiques et ne serait motivée principalement que par des intérêts privés plutôt que politiques (Sander 2007).

L’influence des intérêts économiques sur la politique étrangère allemande dans le domaine énergétique se manifeste par les liens entre les entreprises allemandes et les sociétés russes. En 2009, 32 % des approvisionnements de E.ON Ruhrgas, un des grands gaziers allemands, provenaient de Russie et majoritairement de Gazprom (E.ON Ruhrgas 2011). Aussi, la présence de son chef de direction au conseil d’administration de Gazprom, seul représentant étranger au sein de ses structures de direction, illustre bien l’étroite relation entre les deux entreprises. D’ailleurs, avec ses 6,5 % de parts dans Gazprom, E.ON en est aussi le principal actionnaire étranger (Sander 2007). Quant à Wingas, elle est encore plus liée à Gazprom, qui possède 35 % des parts de l’entreprise (Sander 2007). Fruit d’une joint venture entre Wintershall et Gazprom, Wingas a un accès privilégié aux réserves russes, desquelles elle s’approvisionne presque exclusivement. Ses activités en Russie comprennent des parts dans les champs gaziers de Yuzhno-Russkoye, en Sibérie, et son implication dans le projet Nord Stream avec E.ON et Gazprom (EurActiv 2009).

Autre signe de la relation étroite qui lie les secteurs industriel et énergétique de ces deux pays, leurs entreprises ont pris l’habitude de se rencontrer dans le cadre d’un sommet semestriel au cours duquel elles ont formulé le souhait que le gouvernement allemand soutienne d’ambitieux projets menés avec la Russie. Elles ont de plus exprimé leur désir de voir se créer une agence de l’énergie germano-russe, qui pourrait compromettre les efforts de l’ue pour élaborer une stratégie commune (Socor 2009). Plus récemment, les Allemands ont été les plus ardents défenseurs du retrait de la « clause Gazprom » du « troisième paquet énergie » et sont à l’origine de son assouplissement, qui permet aux ém de parapher des ententes bilatérales en vertu desquelles Gazprom peut acquérir des réseaux nationaux de distribution de gaz et d’électricité. En cela, le gouvernement d’Angela Merkel n’aura fait que s’aligner directement sur la position de ses deux plus grands importateurs de gaz (Ipek et Williams 2010 : 17).

La relation qui unit Berlin et Moscou comprend des aspects personnels aussi bien que formels (Helm 2006). Certains politiciens sont engagés personnellement dans les relations germano-russes, à l’instar de l’ancien chancelier Schröder, qui a été nommé président du consortium Nord Stream ag, chargé de la construction du gazoduc nord-européen, un projet qu’il avait lui-même autorisé peu avant son départ de la chancellerie. Défenseur de ce projet et acteur central de la bonne relation germano-russe, Schröder avait qualifié Nabucco, le projet soutenu par Bruxelles, et la stratégie européenne de diversification des approvisionnements vers la Caspienne de « non-sens » devant les critiques de la stratégie allemande qui craignaient de la voir tomber dans le piège russe (Norling 2007).

L’importance des facteurs économiques dans les politiques étrangères et de sécurité énergétique allemandes se reflète dans l’organisation institutionnelle de la dimension externe de sa politique énergétique, dont les principales responsabilités se retrouvent entre les mains du ministère des Affaires économiques (bmwi). Le gouvernement allemand est donc un partisan de l’implantation des acteurs économiques privés nationaux dans le marché russe, même si cela implique d’aller contre la stratégie européenne (Sander 2007). Si la position officielle à Berlin est de souscrire à la politique énergétique de l’ue, elle demeure sceptique devant son manque d’efficacité et de cohérence.

Une stratégie européenne serait contraire à la libéralisation des marchés, qui constitue l’un des principes fondateurs de l’Union, selon le secrétaire allemand, qui soutient que la perception de la Russie varie d’un ém à l’autre. En effet, ceux dont les entreprises gazières n’ont pas d’activités en Russie auraient un intérêt « passif » à obtenir du gaz, mais aussi à empêcher Gazprom de pénétrer leur marché national, tandis que d’autres États dont les entreprises y mènent des activités, comme l’Allemagne, la France ou l’Italie, ont plutôt un intérêt « actif » et sont soucieux d’assurer le principe de réciprocité. Les États dont les entreprises énergétiques n’ont pas d’activités en Russie ne sont donc pas conscients de ces enjeux, puisque ce ne sont pas des questions dont ils doivent tenir compte lorsqu’ils négocient avec elle (Bruxelles, 22 juin 2009).

Toujours selon le secrétaire, la relation particulière entre Berlin et Moscou est d’une importance capitale dans la position plutôt défavorable de son pays à l’égard de la stratégie commune et, avant que l’Allemagne ne consente à se départir de ses prérogatives, elle devra s’assurer que les Européens comprennent la « bonne manière » de faire des affaires avec les Russes. Cette stratégie a favorisé E.ON Ruhrgas et Wingas bien plus que toute autre entreprise européenne sur le plan de leur implication dans des projets gaziers en Russie, ce qui semble être le meilleur indicateur de la position de Berlin à l’égard d’une stratégie gazière européenne. Plutôt que de chercher à s’allier contre la Russie, à cause d’antécédents conflictuels ou d’une trop grande dépendance envers les importations de gaz russe, l’Allemagne semble désireuse de préserver les intérêts de ses entreprises en Russie et de poursuivre sa propre stratégie bilatérale. Ainsi, Berlin semble beaucoup plus encline à maintenir de bonnes relations avec Moscou, fût-ce au détriment de la sécurité énergétique de l’Union.

B — La France et la stratégie énergétique commune

La France est le troisième consommateur de gaz russe en Europe en termes de volume[4]. Cependant, sur le plan de la dépendance, elle jouit d’une situation enviable puisque la part de la Russie dans ses importations de gaz ne représente que 15 % du total (Stoffaës 2010 : 65). Alors qu’elle importe tout de même 95 % de sa consommation, ses sources sont plus diversifiées que la moyenne des ém (Chevalier et Percebois 2008). Le critère de dépendance envers la Russie en tant que facteur déterminant de la position des ém à l’égard de la stratégie commune est pourtant mis à mal puisque, malgré un niveau de dépendance différent de celui de son voisin, la France adopte une position semblable vis-à-vis de la stratégie européenne. Quant à l’approche constructiviste, elle est absente dans ce cas, puisque les relations de la France avec la Russie n’ont pas été marquées par des conflits et que les questions d’identité nationale sont peu évoquées dans leurs relations.

La position française à l’égard de la stratégie commune est complexe et plus nuancée que celle de Berlin. Une conseillère à la section Énergie de la représentation permanente de la France à Bruxelles nous a confié que son pays y était favorable, la France étant l’un des premiers ém à alimenter le débat pour construire une politique européenne de l’énergie (Bruxelles, 15 juin 2009). En effet, les recommandations de son Mémorandum (France 2006) ont été si bien reçues que la Commission en a fait la base de sa réflexion pour son livre vert. Pourtant, dans les faits, la position française est moins claire et les intérêts de ses entreprises engagées en Russie sont aussi un facteur déterminant de sa position au regard de la stratégie gazière vis-à-vis de Moscou.

D’après Eurostat (2008), la France est le second investisseur européen en Russie et les deux grandes entreprises gazières du pays, gdf Suez et Total, sont présentes dans le secteur énergétique russe. Actuellement opérateur du champ pétrolier de Khariga, Total pourrait aussi devenir un acteur majeur du secteur en Russie avec le lancement du projet Chtokman dans les prochaines années (France 2008). Lors d’une annonce de Vladimir Poutine, en 2009, selon laquelle Total allait s’associer à Novatek pour développer le champ de Termokarstovoye, celui-ci avait laissé sous-entendre qu’elle pourrait être sélectionnée pour la seconde phase du projet Chtokman, un des plus importants projets gaziers au monde (Hollinger et Gorst 2009). De plus, Total serait en négociation avec Gazprom pour investir dans la construction d’une usine de gnl dans la péninsule de Yamal (Russia Today 2009). Ces faveurs envers Total illustrent à quel point elle est devenue l’un des partenaires étrangers favoris de la Russie.

Quant à gdf Suez, elle figure désormais, à l’instar de Wingas et E.ON, au capital de Nord Stream AG, dont elle détient 9 % des parts[5]. En plus de renforcer la légitimité du projet germano-russe, l’adhésion de gdf marque la volonté française de rejoindre Berlin sur le terrain des partenariats stratégiques avec la Russie dans le domaine énergétique (Nougayrède 2009). Les liens entre gdf et Gazprom, dont elle importe environ le quart du gaz consommé en France, ont d’ailleurs été consolidés sur le long terme en 2006, alors que l’entreprise russe a obtenu en retour le droit de vendre son gaz directement aux ménages français (Ipek et Williams 2010 : 21).

La relation énergétique entre Paris et Moscou comporte aussi un caractère politique grâce, notamment, à la tradition interventionniste française dans sa politique énergétique. Ainsi, les sociétés publiques ont favorisé le développement du secteur énergétique français et joué un rôle considérable dans sa modernisation, la promotion de l’indépendance énergétique, ainsi que dans la sécurité d’approvisionnement de la France (Méritet 2007). Cela souligne la volonté manifeste des politiques français de s’impliquer dans les dossiers énergétiques et de défendre les intérêts de leurs entreprises à l’étranger.

La manière dont s’était conclue l’entente autorisant Total à se joindre au consortium responsable du champ de Chtokman est évocatrice du caractère politique que revêtent ces partenariats : en visite à Paris à la veille du 14 Juillet, Vladimir Poutine avait offert au président nouvellement élu un cadeau inestimable en ouvrant la porte de son secteur énergétique au raffineur français. Au-delà de la dimension économique de cette annonce, le caractère politique a primé, puisqu’elle visait à préserver la relation privilégiée entre l’Élysée et le Kremlin de l’époque du président Chirac, alors que les observateurs croyaient que son successeur serait plus critique à l’égard de la Russie. L’octroi du contrat s’apparente donc à une manoeuvre politique destinée à s’attirer les bonnes grâces du nouveau président français (Economist 2007).

Ces liens permettent de croire que la participation à des projets conjoints avec les entreprises russes est le facteur déterminant de la position française à l’égard de la stratégie gazière européenne. Bien qu’elle s’avoue en faveur de cette politique, la conseillère française reconnaît que beaucoup de chemin reste à parcourir. Les gouvernements sont soucieux de veiller aux intérêts de leurs entreprises nationales à l’étranger, même si cela n’est pas exclusivement leur rôle (Bruxelles, 15 juin 2009). Ainsi, la tradition interventionniste dans le domaine énergétique et l’importance capitale de ce secteur ont souvent incité les politiques français à s’opposer aux directives de la Commission visant à réglementer ce secteur, de peur de perdre leur modèle national (Méritet 2007). Les dirigeants français ont donc à coeur les intérêts de leurs entreprises à l’étranger et, devant les lucratifs contrats qui ont été accordés à ses entreprises nationales, Paris semble vouloir privilégier la bonne relation avec Moscou à une stratégie énergétique européenne.

C — La Pologne et la stratégie énergétique commune

Petit consommateur de gaz en termes de volume, la Pologne se caractérise surtout par la non-participation de ses entreprises énergétiques dans des projets gaziers russes et par une importante dépendance envers Moscou[6]. Elle est aussi un défenseur notoire d’une stratégie gazière commune, mais les raisons invoquées pour expliquer sa méfiance envers la Russie rappellent souvent leur histoire tumultueuse ou l’identité nationale polonaise. Le poids de l’histoire et la méfiance envers leurs puissants voisins sont d’ailleurs perceptibles dans la réaction des politiques polonais au projet de gazoduc germano-russe qui doit court-circuiter leur territoire et qui a été comparé au pacte Molotov-Ribbentrop (Baran 2006). Quelques années après son accession à l’ue, les dilemmes de sécurité de la Pologne demeurent sans solution et certains avancent que son désenchantement à l’égard du bilan de son accession à l’ue aurait renforcé la tendance isolationniste historique de la politique étrangère polonaise inspirée des secteurs catholiques et nationalistes (Dujisin 2007).

Or, cette méfiance tient plus à des facteurs économiques qu’à des querelles historiques ou des questions identitaires. Loin d’être isolationniste, elle est plutôt partisane d’une stratégie gazière européenne qui garantirait la sécurité énergétique de l’ensemble de l’ue. Une conseillère à la section Énergie de la représentation permanente polonaise a bien mis en évidence les facteurs économiques en cause dans les relations entre Moscou et son pays. Si elle a concédé que les facteurs historiques avaient un rôle à jouer dans les différences d’approches entre les ém et la Russie, elle soutenait que les facteurs économiques primaient les questions d’identité et de mémoire collective (Bruxelles, 15 juin 2009).

Sa position à l’égard de la stratégie commune est, en partie, le produit de sa dépendance envers la Russie, qui assure 82 % de ses importations de gaz, une situation qui suscite un sentiment de vulnérabilité qui l’incite à militer pour la solidarité énergétique plutôt que l’individualisme (Wyciszkiewicz 2007). Or, le critère de dépendance ne peut être le seul déterminant de la position des États et les seules relations qu’entretiennent PKN Orlen et PGNiG avec les entreprises russes sont des relations de clients. En conséquence, s’il n’était pas aggravé par l’absence d’investissements en Russie des entreprises polonaises, ce niveau de dépendance n’entraînerait pas nécessairement une position favorable vis-à-vis de la stratégie commune.

La Pologne n’a aucune marge de manoeuvre face à ses fournisseurs et s’en trouve réduite à espérer qu’ils honorent leurs contrats. Varsovie milite donc pour une stratégie européenne et elle est à l’origine de plusieurs initiatives et coalitions (Wyciszkiewicz 2007 : 37-38). Par son activisme, elle est parvenue à susciter un débat européen sur la solidarité énergétique. Toutefois, à chaque tentative d’élaborer des projets alternatifs de diversification des approvisionnements européens, elle a trouvé Gazprom sur son chemin, une attitude qui est certainement à l’origine de sa crainte envers lui, qu’elle perçoit comme un instrument de la politique étrangère russe plutôt que comme une simple entité commerciale (Dujisin 2007). En cherchant des solutions européennes qui contraindraient Gazprom à se soumettre à un corpus de règles établies et s’appliquant à tous, la Pologne veut s’assurer que les projets d’infrastructures énergétiques ne profiteront pas qu’à quelques ém.

Si la négociation des contrats relève des entreprises, la conseillère polonaise considère que les gouvernements doivent assurer des cadres légaux et des conditions de négociation favorables respectées par toutes les parties. Cette tâche serait facilitée par une stratégie gazière commune, nécessaire pour servir les intérêts des entreprises européennes, mais nécessitant l’action concertée de tous les ém. Il s’agit donc principalement d’assurer le principe de réciprocité entre les entreprises européennes et russes, qui pourraient alors jouir des règles claires et prévisibles qui font actuellement défaut (Bruxelles, 15 juin 2009).

La dépendance polonaise envers la Russie est probablement une des causes de son sentiment de vulnérabilité, mais l’absence d’intérêts économiques dans le domaine énergétique russe amplifie ce sentiment. La Pologne ne peut donc compter sur cette relation pour assurer sa sécurité d’approvisionnement et doit espérer une stratégie européenne. Les intérêts des industriels gaziers polonais ont donc plus de chance d’être respectés dans le cadre d’une stratégie commune qui contraindrait la Russie à agir envers les entreprises européennes avec réciprocité et assurerait le respect des contrats dans des conditions acceptables. Le niveau de dépendance polonais aurait pu accréditer la vision réaliste, mais ce critère n’influence que partiellement la position des ém. Nous avons aussi démontré que les enjeux économiques comptaient plus que les conflits historiques et l’identité nationale dans la position polonaise à l’égard de la stratégie européenne.

Discussion et conclusion

La Pologne est donc notre seul cas d’État membre favorable à la stratégie gazière européenne. Pourtant, les prédictions des approches réalistes et constructivistes auraient pu dresser un portrait différent. Pour les intergouvernementalistes, les intérêts vitaux des ém déterminent leur politique étrangère. Ils considèrent généralement la sécurité énergétique, qui s’articule autour du concept de dépendance énergétique, comme partie intégrante de leur intérêt vital. Deux ém ayant un taux de dépendance semblable au gaz russe auraient donc dû, dans cette logique, adopter une position semblable à l’égard de la stratégie commune. Or, comme le démontrent nos données, la Pologne et l’Allemagne, qui sont toutes deux fortement dépendantes du gaz russe, ont des positions diamétralement opposées à l’égard de la stratégie, alors que Berlin et Paris adoptent une position semblable, malgré des niveaux de dépendance différents envers Moscou.

Les divergences observées entre les positions des ém et leur sécurité énergétique tiennent peut-être à l’indicateur que nous avons retenu ; celui de la dépendance au gaz russe. Si elle inclut nécessairement le niveau de dépendance, la sécurité énergétique est un concept polysémique qui englobe plusieurs notions et dont la conceptualisation est assez complexe[7]. Il est aussi important de relativiser la dépendance au gaz avec les autres sources d’énergie dont disposent les ÉM dans leur mix énergétique. Ainsi, la dépendance polonaise est contrebalancée par la part négligeable qu’occupe le gaz dans son portefeuille, alors qu’elle compte beaucoup plus sur le charbon, dont elle possède d’importantes réserves.

Cela dit, même en considérant que la Pologne jouit d’une meilleure sécurité énergétique, on peut difficilement établir de lien avec sa position nettement favorable à la stratégie à l’égard de la Russie, puisque la France, dont le portefeuille diversifié et la prédominance du nucléaire lui garantissent aussi un niveau supérieur de sécurité énergétique, s’oppose à la stratégie. En contrepartie, l’Allemagne, du fait de sa grande dépendance envers la Russie et de l’importance relative du gaz dans son portefeuille, devrait craindre pour sa sécurité énergétique. Or, nous avons vu qu’elle est l’un des plus grands alliés européens de la Russie, où ses entreprises nationales ont de nombreux intérêts.

Quant à l’approche constructiviste, on y fait souvent appel pour interpréter les divisions que suscite la Russie au sein des ém. Ainsi, l’intérêt national serait le produit de facteurs cognitifs, tels que la mémoire collective et l’identité nationale. La relation entre deux États devrait donc être tributaire de leur histoire commune et de leurs relations passées. Ici, un passé tumultueux entre un ém et la Russie serait susceptible d’influencer sa position à l’égard de la stratégie gazière de l’ue et cet État devrait être plus enclin à s’aligner avec ses pairs contre son adversaire historique. Pourtant, cet indicateur n’a pas permis de prédire la position de nos trois cas.

En France, où les questions identitaires ne sont jamais évoquées par rapport à la Russie, il est peu surprenant de ne constater aucune hésitation à vouloir développer sa relation avec son fournisseur de gaz. Le cas polonais ne pose pas problème non plus, puisque la volonté de ce pays de s’associer à la stratégie européenne pourrait être l’expression de sa volonté de s’éloigner d’un partenaire qu’elle perçoit comme une menace. Toutefois, le cas de l’Allemagne, qui ne rechigne pas à entretenir une relation étroite avec la Russie au prix de sa dépendance énergétique et malgré l’occupation passée d’une partie de son territoire par l’urss, est plus difficilement explicable selon cette approche. D’autres pays européens, comme la Hongrie ou la Bulgarie, qui ont subi la domination soviétique ont, à l’instar de l’Allemagne, une approche plus conciliante envers leur principal fournisseur de gaz. Cela met à mal notre hypothèse constructiviste, qui ne permet pas de déterminer la position des cas choisis.

Enfin, seule l’hypothèse il démontre le lien entre la position des ém à l’égard de la stratégie gazière et un indicateur : le niveau d’investissement de leurs entreprises gazières nationales en Russie. La volonté de préservation des intérêts industriels français et allemands en Russie semble donc primer les intérêts collectifs au sein de l’Union. Leurs entreprises énergétiques étant parvenues à y parapher de lucratifs contrats, les gouvernements de ces pays sont plus enclins à défendre leur stratégie bilatérale, au détriment d’une stratégie européenne qui pourrait nuire à leur industrie nationale. Inversement, l’enthousiasme polonais à l’égard de la stratégie vis-à-vis de la Russie serait tributaire de l’absence d’investissements en Russie de ses entreprises gazières nationales, plutôt que le résultat de considérations historico-identitaires ou le simple reflet d’une importante dépendance au gaz naturel russe.

Disposant de ressources financières et humaines considérables, les entreprises gazières constituent des lobbies influents auprès de leurs gouvernements, qui pourraient payer un fort prix politique en agissant à l’encontre de leurs intérêts. Il n’est donc pas surprenant qu’aucun gouvernement allemand, français, ni même italien ne soit prêt à abandonner ses ententes bilatérales pour une stratégie collective qui risquerait de mettre en péril les activités de ses joyaux énergétiques nationaux (Wood 2010 : 314). N’ayant aucune activité en Russie, les entreprises polonaises peuvent quant à elles espérer qu’une stratégie européenne leur conférera plus de pouvoir pour assurer le respect de leurs contrats d’approvisionnement. Elles incitent donc leur gouvernement à soutenir la stratégie gazière envers la Russie.

Les multiples tentatives de l’ue de se doter d’une politique énergétique témoignent de sa véritable préoccupation à l’égard de sa sécurité énergétique, qui verra sa dépendance aux importations de gaz naturel croître au cours des prochaines décennies. Toutefois, la persistance des intérêts nationaux vient contrecarrer les plans de l’Union et pose obstacle à la mise en oeuvre d’une politique commune efficace et cohérente. Par conséquent, certaines capitales refusent de transférer leurs prérogatives à Bruxelles, de peur de nuire aux intérêts de leurs entreprises gazières nationales en Russie.

Par une comparaison de trois ém, l’objectif de cet article était d’identifier les déterminants de la position de ém au regard de la stratégie gazière de l’ue vis-à-vis de la Russie, une question peu abordée dans la littérature sur la politique énergétique de l’ue. Les facteurs d’influence sur la position des ém sont forcément multiples et nous reconnaissons que le niveau d’investissement des entreprises nationales en Russie ne saurait, à lui seul, influencer les politiciens sur des enjeux aussi complexes que la sécurité énergétique. D’ailleurs, les autres indicateurs que nous avons testés n’étaient pas toujours dénués de pertinence et parvenaient, partiellement, à expliquer la position de certains ém. Ainsi, le niveau de dépendance au gaz russe et les facteurs cognitifs ont probablement une certaine influence sur la position des ém. Toutefois, la comparaison de nos cas démontre un lien plus étroit entre les facteurs économiques et l’appui à la stratégie gazière européenne.

Puisque le niveau d’investissement des entreprises gazières en Russie s’avère être l’indicateur le plus significatif dans notre échantillon, il serait intéressant de l’élargir afin de soumettre d’autres États à ce test. Nous venons d’ailleurs de mentionner l’Italie, dont le gouvernement n’a pas hésité à plaider en faveur de la Russie dans les débats énergétiques européens et qui se présente comme un fervent défenseur de ENI, le fleuron de son industrie énergétique et qui est intimement liée à Gazprom. En élargissant notre étude des facteurs déterminant la position des ém à l’égard de la stratégie gazière européenne vis-à-vis de la Russie, nous serons en mesure de mieux comprendre ces enjeux importants et largement ignorés dans la littérature à ce jour.